Une pluie de missiles sur Gaza ne sera jamais une solution


Traduction d’un article paru dans + 972 | Ballast

L’actualité israé­lo-pales­ti­nienne occupe, à rai­son, tout l’es­pace média­tique et poli­tique. Qu’ajouter ? Des paroles à même de nous aider à gar­der la tête hors de l’eau, peut-être. Yuval Abraham est un jour­na­liste israé­lien. Il vit à Jérusalem et milite en faveur d’une jus­tice durable. Revenant sur les der­niers drames, il exhorte son État à ne pas recou­rir à la ven­geance : la solu­tion ne peut être que poli­tique, autre­ment dit négo­ciée. Le der­nier bilan en date fait déjà état de 3 300 morts gazaouis et de plus de 13 000 bles­sés. Or une inva­sion ter­restre est en vue et l’on redoute un embra­se­ment régio­nal. Nous relayons sa voix.


Mon esto­mac est en vrac. J’ai, ces der­nières années, sévè­re­ment cri­ti­qué la poli­tique menée par Israël à Gaza : j’ai écrit abon­dam­ment sur le blo­cus qui étrangle le ter­ri­toire et des ami­tiés sont nées avec des Palestiniens de Gaza. De ce point de vue, il est impor­tant pour moi d’é­crire ici qu’il n’y a aucune jus­ti­fi­ca­tion au mas­sacre inima­gi­nable et bru­tal per­pé­tré par le Hamas, soit l’a­bat­tage de familles entières, de cen­taines de jeunes gens lors d’une fête et d’en­fants en bas âge. C’est un crime de guerre.

Je connais­sais per­son­nel­le­ment cer­taines per­sonnes par­mi les vic­times et par­mi ceux qui ont été enle­vés, dont des acti­vistes paci­fistes et anti-occu­pa­tion issus de cercles aux­quels j’é­tais inti­me­ment lié, ou des amis d’a­mis de mon enfance, dans le Sud. Certains étaient des connais­sances sur les réseaux sociaux. L’expérience atroce qu’ils ont endu­rée et qu’ils conti­nuent d’en­du­rer me tour­mente et je ne peux pas me défaire de toute cette hor­reur. De mon point de vue, la prio­ri­té abso­lue est de négo­cier avec le Hamas pour assu­rer le retour des otages en toute sécu­ri­té — les femmes et les enfants avant tout — en échange de la libé­ra­tion de pri­son­niers pales­ti­niens. Une attaque sus­ci­tée par ven­geance cau­se­rait la mort de nom­breux pri­son­niers israé­liens, de mil­liers de civils pales­ti­niens et aide­rait le Premier ministre Benjamin Netanyahu, qui est res­pon­sable de la défaillance en matière de sécu­ri­té, à s’en sor­tir poli­ti­que­ment. Mais ça n’ai­de­rait en rien les parents et les enfants dont les proches ont été enle­vés, ni les deux col­lec­ti­vi­tés natio­nales qui sou­haitent sur­vivre sur cette terre.

« La prio­ri­té abso­lue est de négo­cier avec le Hamas pour assu­rer le retour des otages en toute sécu­ri­té en échange de la libé­ra­tion de pri­son­niers palestiniens »

L’armée israé­lienne pro­cède actuel­le­ment à des bom­bar­de­ments sur les bâti­ments et les struc­tures civiles à Gaza qui sont d’une ampleur inédite. Les ministres du gou­ver­ne­ment expriment ouver­te­ment leur inten­tion de ven­geance, en tou­chant des civils inno­cents et rédui­sant à l’é­tat de ruine des quar­tiers entiers. Procéder ain­si ne per­met­tra pas d’at­teindre l’ob­jec­tif annon­cé, c’est-à-dire « res­tau­rer notre force de dis­sua­sion » ou bien miner le Hamas. Au contraire, c’est l’ef­fet inverse qui risque d’être pro­duit. Comme ça a déjà été le cas à l’oc­ca­sion de pré­cé­dents assauts israé­liens sur Gaza, c’est la popu­la­tion civile qui en sup­por­te­ra le poids, tan­dis que le Hamas sor­ti­ra ren­for­cé de ces actions et gagne­ra le sou­tien de la popu­la­tion touchée.

Un chemin qui nous fera tous souffrir

Lorsqu’une guerre est menée contre Gaza, Netanyahu adhère à trois prin­cipes fon­da­men­taux ; ils ne semblent, cette fois, pas chan­ger de manière signi­fi­ca­tive. Le pre­mier prin­cipe touche à la ges­tion du conflit. L’usage de la force mili­taire à Gaza fait l’im­passe sur un objec­tif poli­tique concret ou une vision à long terme pour le futur. C’est essen­tiel­le­ment une tac­tique menée à court terme pour affai­blir le Hamas, créer le chaos et offrir l’i­mage d’une « vic­toire » à l’é­lec­to­rat israé­lien. Le deuxième prin­cipe est la pré­ser­va­tion du Hamas en tant qu’or­ga­ni­sa­tion direc­trice à Gaza, car il empêche la créa­tion d’un État pales­ti­nien. Aussi long­temps que le Hamas res­te­ra au pou­voir, il n’y aura pas l’en­vi­ron­ne­ment pro­pice à l’é­mer­gence d’un mou­ve­ment pales­ti­nien uni­fié com­pre­nant à la fois Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem. C’est pour­quoi cer­taines per­son­na­li­tés, comme le ministre des Finances Bezalel Smotrich, consi­dèrent le Hamas comme un atout : le contrôle qu’exerce le Hamas sur Gaza — et la poli­tique israé­lienne de sépa­ra­tion — contri­bue à main­te­nir l’ex­pan­sion des colo­nies en Cisjordanie occupée.

[Yazan Abu Salameh]

Le troi­sième prin­cipe revient quant à faire des dégâts col­lec­tifs infli­gés à Gaza une stra­té­gie poli­tique. Cette approche, que j’ai apprise des dis­cus­sions que j’ai menées avec le per­son­nel des ren­sei­gne­ments lors des guerres pré­cé­dentes à Gaza, inclut des actions telles que l’im­po­si­tion d’un blo­cus, la des­truc­tion des immeubles rési­den­tiels, la cou­pure de l’ap­pro­vi­sion­ne­ment et de l’élec­tri­ci­té pour des mil­lions de gens et le ciblage de sites qui entraînent de nom­breuses vic­times civiles, dont des enfants et des familles. Bien qu’elle montre osten­si­ble­ment qu’une pres­sion est exer­cée sur le Hamas, cette tac­tique vise avant tout à satis­faire le public israé­lien en créant le sen­ti­ment d’une vic­toire. C’est là un des objec­tifs cen­traux des opé­ra­tions en cours à Gaza. Tout au long des années Netanyahu, ces trois prin­cipes ont détruit Gaza, mis en dan­ger toute per­sonne vivant dans l’en­clave et, éton­nam­ment, ont ren­for­cé le Hamas : plus la popu­la­tion à Gaza est affai­blie, plus les murs de la pri­son sont hauts et plus le sta­tut du Hamas est solide. Ces prin­cipes ont aus­si encou­ra­gé les élé­ments les plus radi­caux en Israël et pro­duit d’im­menses souf­frances chez un nombre incal­cu­lable d’individus.

Il semble mal­heu­reu­se­ment que nous sommes en train d’emprunter la même voie, gui­dés par les mêmes poli­ti­ciens res­pon­sables des défauts de sécu­ri­té dans le Sud. En cette occa­sion, l’o­pi­nion publique auto­ri­se­ra une ven­geance sans rete­nue et des tue­ries de masse à Gaza. Certains pré­tendent que, là, ce sera dif­fé­rent — avec des appels à « conqué­rir Gaza et ren­ver­ser le Hamas ». À mon avis, ça n’ar­ri­ve­ra pas. Une recon­quête com­plète de Gaza pren­drait cinq ans, comme l’a esti­mé l’ar­mée dans une pré­sen­ta­tion au gou­ver­ne­ment en 2014. Cette entre­prise impli­que­rait de tuer envi­ron 20 000 agents du Hamas et de pur­ger la bande de ses armes, ce qui se tra­dui­rait par des cen­taines de sol­dats israé­liens tom­bés au com­bat et des mil­liers de vic­times civiles à Gaza. Il en résul­te­rait pro­ba­ble­ment un iso­le­ment inter­na­tio­nal et une longue période de chaos. Au terme d’un conflit aus­si san­glant, même si une guerre régio­nale n’é­clate pas, on ne sait pas très bien qui gou­ver­ne­ra Gaza et il est presque cer­tain que la situa­tion en matière de sécu­ri­té conti­nue­ra à se dégrader.

« Il n’y a pas de solu­tion mili­taire à Gaza, parce que le pro­blème de Gaza est politique. »

Aucun diri­geant israé­lien ne dit la véri­té. Il n’y a pas de solu­tion mili­taire à Gaza, parce que le pro­blème de Gaza est poli­tique : il s’a­git de main­te­nir des mil­lions de per­sonnes en état de siège, dans une pri­son à ciel ouvert, sous un régime d’a­par­theid. Il est impos­sible de vaincre le Hamas parce que le Hamas est une force poli­tique qui dirige la socié­té pales­ti­nienne à Gaza, et que le prin­ci­pal car­bu­rant qui la sou­tient est l’op­pres­sion israé­lienne inces­sante. Il existe cepen­dant une solu­tion poli­tique : elle implique des négo­cia­tions directes avec le Hamas et l’Organisation de libé­ra­tion de la Palestine [OLP], la levée du blo­cus de Gaza, la sou­ve­rai­ne­té pales­ti­nienne et la connexion des habi­tants de la bande de Gaza avec le reste du pays. Il n’est pas pos­sible d’y par­ve­nir sans céder des terres en Cisjordanie et à Jérusalem, ce qui n’a donc pas été fait. Des négo­cia­tions res­pon­sables, sou­te­nues par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, sont sus­cep­tibles de réduire l’in­fluence des fac­tions les plus radi­cales du Hamas plus effi­ca­ce­ment que les assas­si­nats ciblés et la des­truc­tion des quar­tiers de Gaza ne pour­ront jamais le faire.

Israël et le Hamas ont déjà négo­cié par le pas­sé, et ils le feront encore à l’a­ve­nir. Mais ils doivent négo­cier d’ur­gence, main­te­nant, avant tout pour sau­ver les per­sonnes rete­nues en cap­ti­vi­té et pour écar­ter les menaces mili­taires tan­gibles. Il y a quelques jours, j’ai vu à la télé­vi­sion l’an­cien ministre de l’Éducation Shai Piron exhor­ter les com­men­ta­teurs des stu­dios à faire preuve de modes­tie, à uti­li­ser plus de points d’in­ter­ro­ga­tion et moins de points d’ex­cla­ma­tion. Je suis d’ac­cord avec lui. Même les choses que j’ai écrites ici me semblent peut-être trop déci­sives, comme si tout était tou­jours clair et qu’il suf­fi­sait de faire ceci ou cela pour que les choses soient dif­fé­rentes. Je ne sais même pas si et com­ment écrire quoi que ce soit face à la mort hor­rible de tant de per­sonnes autour de moi, et sur­tout avec l’in­quié­tude que j’é­prouve pour l’a­ve­nir. Nous mar­chons tou­jours dans l’ombre d’un che­min qui crée­ra de la souf­france pour nous tous. Et il me semble qu’il y a une autre voie.


Traduit de l’anglais par la rédac­tion de Ballast | Yuval Abraham, « Raining mis­siles on Gaza can never be a solu­tion », +972, 10 octobre 2023
Illustrations de ban­nière et de vignette : Yazan Abu Salameh

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