Les Palestiniens du Liban : « Nous allons rentrer chez nous ! » [portfolio]


Photoreportage inédit | Ballast

Le peuple pales­ti­nien est frac­tu­ré en cinq par­ties : les Palestiniens de la bande de Gaza, de Cisjordanie, d’Israël, de la dia­spo­ra et des camps de réfu­giés. En 2019, l’UNRWA dénom­brait 5,6 mil­lions de réfu­giés pales­ti­niens, dont plus d’1,5 mil­lion vivant dans des camps gérés par l’a­gence de l’ONU. Le Liban en abrite 480 000 : 40 % d’entre eux sont répar­tis dans douze camps. Les condi­tions de vie y sont pour le moins dif­fi­ciles : pau­vre­té, chô­mage, exclu­sion, insé­cu­ri­té… Et puis l’ou­bli qui les frappe. Les Palestiniens exi­lés au Liban ont la sen­sa­tion d’être condam­nés à demeu­rer à la marge. L’attaque menée par le Hamas il y a main­te­nant plus de six semaines semble avoir modi­fié leurs per­cep­tions : les divi­sions internes, par­fois mor­telles, ont ces­sé. L’espoir du retour, à inter­ro­ger la popu­la­tion, a même fait jour aux pre­miers temps. Un pho­to­re­por­tage de Laurent Perpigna Iban et Ann Sansaor.


Depuis le début de l’été 2023, le plus grand camp de réfugiés palestiniens du Liban (au premier plan) est au bord de l’implosion. Avec ses quelque 60 000 habitants, Ain el-Hilweh, situé en périphérie de ville côtière de Saida (sud), est souvent considéré comme la capitale des réfugiés palestiniens. Le camp, entouré par un mur de protection, voit son accès contrôlé par des checkpoints tenus par l’armée libanaise ; il vit presque en vase clos. Comme les autres camps que compte le pays, les forces de sécurité libanaises n’ont pas de mandat pour intervenir à l’intérieur : ce sont les factions palestiniennes qui ont la lourde tâche d’assurer la sécurité du lieu et de ses habitants.

Ces dernières semaines, le point de rupture était proche à Ain el-Hilweh : les affrontements entre une frange du Fatah, dominant dans le camp, et des groupes islamistes tels que Jund el-Cham et al-Chabab al-Moslem, ont fait une trentaine de morts, sans compter les centaines de déplacés et les destructions matérielles massives. En cause : des rivalités intergroupusculaires ont pris une envergure régionale, plongeant la ville de Saida dans la terreur et affolant les diplomaties. Youcef, un réfugié palestinien de 32 ans, s’insurge : « Ce qui nous a longtemps fait défaut, c’est l’absence d’unité du mouvement palestinien. Que de temps perdu pendant que ces groupes s’affrontent... Notre cause continue de s’enfoncer. » Il ne le sait pas encore mais l’offensive du Hamas, depuis la bande de Gaza assiégée, va rebattre les cartes et unifier le camp d'Ain el-Hilweh autour d’une cause commune. Depuis, les affrontements ont totalement cessé. « Les événements du 7 octobre sont la meilleure chose qui pouvait arriver au camp... », nous glisse un éminent spécialiste de la question palestinienne, au Liban, sous couvert d’anonymat.

Bien que les camps palestiniens soient majoritairement dominés par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), l’attaque menée par le Hamas semble mettre tout le monde d’accord — comme ici, dans le camp de Mar Élias, situé en plein cœur de Beyrouth. Une atmosphère presque insurrectionnelle s’est emparée des lieux.

Le 13 octobre, tandis que l’armée israélienne pilonne sans relâche la bande de Gaza, plusieurs centaines de Palestiniens se rassemblent dans le centre de Beyrouth avant d’entamer une longue marche. Si la gauche palestinienne constitue le gros des troupes, de nombreux Libanais et Libanaises se joignent au mouvement. C’est le cas d’Eliana, 16 ans, venue avec ses amis : « Le Liban est mon pays, et il aussi attaqué par Israël. Nous sommes concernées par ce qu’il se passe, nous pouvons pas rester silencieux ni passifs face au massacre à Gaza. »

Tout au long du parcours, les Beyrouthins réservent un accueil très chaleureux à la marche. Une femme d’une quarantaine d’années nous explique : « Je suis Palestinienne et même si j’ai la chance de ne pas vivre dans un camp, je suis évidemment concernée. Je suis atterrée par le massacre à Gaza mais également fière de la solidarité qui règne autour des Palestiniens, ici. Politiquement aussi, puisque tout le monde est uni, des sympathisants d’organisations politiques aux organisations féministes. Tout le Liban semble concerné ! Alors qu’historiquement, c’est un sujet très sensible ici... »

Dans le tristement célèbre camp de Sabra et Chatila, où, en 1982, des milices chrétiennes libanaises avaient perpétré un massacre indicible avec l’assentiment des forces israéliennes, les Palestiniens sont également vent debout. Les factions politiques du camp défilent de manière presque quotidienne.

Nasser, responsable local du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), socialiste et révolutionnaire, nous dit : « Ce n'est pas seulement un nouveau chapitre qui s’ouvre, c'est bien plus encore. La nouvelle génération au Liban est profondément émue et frustrée par ce qu’il se passe à Gaza. Ils sont prêts à tout pour pouvoir affronter un ennemi qui, pour nous, ici, est loin et invisible à l’œil nu. » « Bien sûr que j’ai de l’espoir ! Aller en Palestine, c’est la chose la plus importante pour moi, le seul sens à ma vie », déclare quant à lui Khalil, 18 ans, au détour d’une ruelle. Les 200 000 réfugiés palestiniens répartis dans les douze camps que compte le pays ont la vie dure : aux multiples restrictions qui les frappent — une soixantaine de métiers leur sont interdits —, s'ajoute le fait qu'ils sont frappés de plein fouet par la crise économique libanaise. Selon les derniers chiffres communiqués par l’ONU, plus de 90 % de la population se trouve en situation de pauvreté. « Vous pensez que nous sommes heureux ici ? Le Liban est un pays magnifique mais nous manquons d’eau, nous manquons d’électricité, nous sommes abandonnés dans ces lieux-poubelles. L’État libanais ne nous aide pas, il ne nous veut pas de nous », s’emporte Wafa, une femme d’une cinquantaine d’années, dans le camp de Sabra et Chatila.

Alors qu’une frappe israélienne vient de faire plusieurs centaines de morts dans un hôpital à Gaza, des dizaines de milliers de personnes prennent les rues. Aux côtés de sympathisants du Hamas, des partisans du Hezbollah libanais défilent dans les rues : ils exigent que leur organisation, dirigée par Hassan Nasrallah, entre en guerre contre Israël. Le Liban vacille dangereusement, d’autant que, depuis l'attaque sanglante du Hamas, les échanges de tirs entre le « parti de Dieu » et l’armée israélienne sont incessants. Le samedi 11 novembre, Nasrallah prend une seconde fois la parole en public : il refuse d'élargir le front. Au 19 novembre, on dénombre quelque 46 000 déplacés et plus de 110 morts au Liban.

Sans gouvernement, sans président de la République, le Liban s'est montré, plus que jamais, suspendu à la décision du Hezbollah et de son parrain iranien d’ouvrir ou non un nouveau front face à Israël. D’autant que la formation politique chiite, dotée d’un arsenal militaire considérable, a renoué depuis quelques années avec le Hamas palestinien. Alors que les deux organisations islamistes s’étaient quelque peu éloignées du fait de la guerre en Syrie — le Hezbollah ayant combattu aux côtés du régime d'Assad et le Hamas apporté son soutien à l’opposition —, le ralliement du parti palestinien à « l’Axe de la résistance » a changé la donne : les deux groupes font désormais front commun.

Plusieurs centaines de personnes manifestent devant l’ambassade de France à Beyrouth afin de protester contre le blanc-seing donné par Emmanuel Macron à Israël. Toute la soirée, le bâtiment subit les assauts répétés des protestataires. C'est que le ressentiment général contre la France et les pays occidentaux ne cesse de croître, à l’instar du bilan des victimes palestiniennes à Gaza. On compte, au 22 novembre, quelque 14 530 morts à Gaza, dont plus de 6 000 enfants : sept rapporteurs de l'ONU se sont inquiétés d'un « grave risque de génocide ».

Des milliers de personnes prennent la route de l’ambassade américaine, située à une dizaine de kilomètres de Beyrouth. Les partisans du Hamas font le chemin depuis les camps de réfugiés situés dans le sud du Liban, à bord de bus spécialement affrétés pour l’occasion.

L’heure de la manifestation n’a pas encore sonné que le quartier est déjà enveloppé dans un épais nuage de gaz lacrymogène. Il en faut plus pour arrêter les manifestants. Parmi eux : une majorité de Palestiniens, proches du Hamas et du Jihad islmique, mais également des Libanais des deux grands courants chiites Hezbollah et Amal, ainsi que le Parti social nationaliste syrien (PSNS). L’armée libanaise ne parviendra à ramener le calme qu’au bout de quelques heures. Les dégâts matériels, dans le quartier environnant, sont énormes.

Ici, à Burj el-Barajneh, camp palestinien situé en pleine banlieue-sud de Beyrouth, l’espoir est immense. Presque un mois après l’offensive du Hamas, les Palestiniens en sont persuadés : il n’y aura pas de retour en arrière. « Ça fait trop longtemps que nous attendons. Nous allons rentrer chez nous ! Nous allons nous battre pour ça. Nous prions tous les jours pour l’ouverture d’un front au Sud-Liban par le Hezbollah, pour aller combattre. Si Dieu veut, oui, nous allons enfin rentrer chez nous », conclut Abou Tareq, la soixantaine.


Photographie de ban­nière : Laurent Perpigna Iban


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Laurent Perpigna Iban

Journaliste indépendant. Il travaille essentiellement sur la question du Proche et du Moyen-Orient, ainsi que sur les « nations sans État ».

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Ann Sansaor

A suivi un cursus d'histoire de la guerre à l'Université autonome de Barcelone puis un Master en Relations internationales. Elle a collaboré avec différentes organisations et institutions dans la construction de la paix ; elle milite sur les questions liées au décolonialisme et au féminisme et travaille pour la presse de manière occasionnelle.

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