Traduction d’un article paru dans Electronic Intifada | Ballast
Le directeur du bureau new-yorkais du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme a remis il y a quelques jours sa démission afin de dénoncer les bombardements israéliens sur la bande de Gaza, qu’il qualifie de « cas d’école de génocide« . Il a également dénoncé la « complicité » des gouvernements occidentaux. Depuis le 9 octobre, le camp de Jabaliya, foyer de la première Intifada, est la cible d’attaques israéliennes répétées. Il est à ce jour fait état d’environ 200 morts. Ce camp abrite plus de 110 000 habitants sur une superficie d’1,4 kilomètre carré. Connu pour son marché, il est l’un des plus grands camps de la Palestine. Le secrétaire général de l’ONU s’est dit « atterré« , le chef de la diplomatie européenne « consterné » et les représentants de Médecins sans frontières « horrifiés« . C’est ici qu’a grandi Tamer Ajrami ; il étudie actuellement les sciences politiques en Belgique. Plusieurs dizaines de ses proches ont perdu la vie au cours des attaques. Dans le magazine Electronic Intifada, il publie une lettre ouverte à son lieu d’enfance. Nous la traduisons.
J’ai grandi dans le camp de réfugiés de Jabaliya, au nord de Gaza.
La première Intifada a émergé en plein cœur de notre camp en 1987. J’étais né trois ans plus tôt.
Mon propre frère, Hatem, portait le même prénom que Hatem al-Sisi, le premier Palestinien tué pendant l’Intifada.
Toute les joies et les réussites de ma vie ont été éclipsées par le chagrin.
Enfant, j’ai entendu les histoires racontées par les aînés de ma famille au sujet de la première Intifada. Des histoires racontant les agissements des soldats israéliens : campagnes d’arrestations, raids dans les maisons, couvre-feux et bouclages.
Tout ça a eu des effets considérables sur ma famille et nos voisins. J’ai été témoin de beaucoup d’événements tragiques dans le camp.
Avec le temps, mon amour pour les études est allé grandissant. J’ai décidé d’en faire une raison de voyager.
J’ai étudié dans plusieurs pays, dont la Malaisie, Singapour, les États-Unis et l’Islande. Aujourd’hui je suis en Belgique.
Mais je suis souvent retourné dans le camp. Déambuler dans les rues me rappelait alors des souvenirs d’enfance.
Je respirais le parfum de la terre sur laquelle j’avais grandi.
Massacre au marché
Parmi mes souvenirs d’enfance, il y a les moments que j’ai passés chez mon grand-père, dans le Bloc 5 du camp.
Petit garçon, ma mère comptait sur moi pour aider à subvenir aux besoins du foyer.
Durant la semaine, mon père travaillait dans l’industrie textile en Israël. Il n’était à Gaza que les vendredis et les samedis.
« Mais je suis souvent retourné dans le camp. Déambuler dans les rues me rappelait alors des souvenirs d’enfance. »
Comme les autres enfants dans le camp, j’allais faire les courses pour ma famille.
Le marché de Jabaliya se trouvait dans le Bloc 4 adjacent. Ce n’était pas n’importe quel marché, c’était le marché de toutes les villes et les villages du gouvernorat du nord de Gaza.
Le marché commençait à l’intersection de la rue al-Ajarma et de la rue Turk, qui menait à Beit Hanoun et Beit Lahiya, au nord. Il y avait d’abord la librairie d’al-Ajarma, suivie de la pharmacie al-Kholafa, à côté de laquelle se trouvait un restaurant de shawarmas.
Près de là se trouvait le magasin d’électronique al-Talouli, qui vendait du matériel informatique. C’était un endroit dans lequel mon père et ses amis des familles al-Talouli et ad-Madhoun se réunissaient depuis les années 1980.
Enfants, nous pouvions passer par-là en allant à l’école, en allant au dispensaire géré par l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA), ou encore par d’autres boutiques du marché.
Le magasin d’électronique al-Talouli est situé au centre du marché. En début de semaine, Israël a soumis ce quartier à des bombardements intensifs.
Des centaines de personnes ont été tuées dans le massacre. Beaucoup de morts étaient des membres de ma famille, des voisins, des amis.
Je ne comprends pas pourquoi ce marché a été soumis à une telle violence.
Moins de 24 heures plus tard, Israël a commis un autre massacre de l’autre côté du camp.
Le quartier des Six Martyrs, à al-Faluja — une zone située à l’intérieur du camp —, a été bombardé. Peut-être devrions-nous le renommer quartier des Cent Martyrs, ou même des Mille Martyrs.
Personne ne saura avec certitude combien de personnes ont été tuées tant que tous les décombres n’auront pas été déblayés et les martyrs comptés.
Y a-t-il une quelconque garantie qu’il n’y aura pas un nouveau massacre dans les heures à venir ?
En ce moment, rien ne peut empêcher mes larmes de couler.
La mort est partout à Gaza. La situation est bien pire que tous les massacres et tragédies que nous avons endurés jusqu’ici.
Il ne reste rien
Jabaliya est un camp avec de petites ruelles qui est encore la cible des frappes aériennes israéliennes.
Les bâtiments avec leurs murs de béton de trois ou quatre étages ont disparu. Un grand nombre de petites maisons en amiante et en tôle ont également été détruites.
Rien ne reste du marché de Jabaliya que de grands cratères.
J’ai vu des images de maisons dans lesquelles mes amis et voisins vivaient être détruites. Parmi elles, la maison de mon ami d’enfance Yunis al-Assi.
Il est très difficile d’obtenir des informations sur les personnes tuées lors de ces massacres.
Je ne peux pas contacter mes amis et ma famille dans le nord de Gaza parce qu’ils n’ont pas de connexion Internet. Je ne sais donc pas si mon ami Fayez a perdu sa famille ou non.
« Aujourd’hui, je ne peux me rendre au camp que virtuellement, en regardant l’écran de mon téléphone. »
Fayez lui-même n’était probablement pas chez lui car il travaille comme ambulancier pour le Croissant-Rouge palestinien. Mais je n’en suis pas certain.
En revanche, j’ai vu mon ami Ahmad Abu Nasser apparaître dans une vidéo et dire : « Trois de mes enfants ont été tués. J’en cherche un, ô mon Dieu, qui pourrait être encore en vie.«
Khalid, un autre de mes amis, a constaté avec stupéfaction qu’une petite ruelle a été transformée en une vaste place. Tous les bâtiments environnants ont été rasés.
Je n’ai pas pu joindre Khalid directement. Mais je l’ai entendu faire ce commentaire dans une vidéo Telegram.
Adeptes de la mode
Mon ami Tareq Hajjaj a été tué en octobre. Tareq et moi étions à l’école ensemble et nous sommes restés amis.
Nous étions amis même si nous étions rivaux. Nous faisions partie des meilleurs élèves de l’école, en particulier en anglais et en mathématiques, même si, adolescents, nous agissions parfois au lycée de façon idiote.
Nous suivions la mode et avions l’habitude de nous mêler aux filles de l’école voisine, dans le quartier d’al-Faluja du camp de Jabaliya, et de les taquiner.
Nous avions même créé ce que nous appelions un parti politique et distribué des tracts aux élèves de l’école.
Les massacres de cette semaine ont fait hurler les gens. D’autres ont essayé de soulever les décombres et de creuser de leurs propres mains à la recherche de leurs proches et voisins.
Mais le plus douloureux, ce sont les cris étouffés des personnes piégées sous les décombres. Des enfants, des femmes, des personnes âgées qui n’ont pas été entendus ou enregistrés par les caméras.
Aujourd’hui, je ne peux me rendre au camp que virtuellement, en regardant l’écran de mon téléphone. J’ai très peur pour ma famille, mes voisins et mes amis.
Depuis le 7 octobre, à Gaza, quel que soit l’endroit, les attaques sont impitoyables. Mais ce qui me fait le plus mal, c’est de savoir qu’un si grand nombre de bombes ont été larguées sur les civils du camp de Jabaliya.
La douleur et le chagrin que j’ai ressentis, en voyant comment des lieux que j’avais si bien appris à connaître durant mon enfance ont été rayés de la carte, sont indescriptibles.
Je ne suis, pour le moment, pas en mesure d’aider concrètement les habitants du camp. Mais ma détermination à sensibiliser le public sur le sort de la Palestine n’a fait que croître.
Je suis déterminé à partager les histoires des Palestiniens avec le monde entier.
Bien que je sois loin de ma patrie, mon cœur bat toujours d’amour pour le camp de réfugiés de Jabaliya et ses habitants. Je ferai tout mon possible pour changer les choses et soulager leurs souffrances.
Photographie de bannière : Camp de Jabaliya, 2012 | Loez
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