Coup d’État au Pérou : grève générale face à l’extrême droite


Texte inédit pour Ballast

Depuis le mois de décembre, le Pérou s’en­fonce dans une dic­ta­ture civile et mili­taire. L’extrême droite et l’ar­mée ont confis­qué le pou­voir au pré­sident socia­liste Pedro Castillo, démo­cra­ti­que­ment élu, après que ce der­nier a sou­hai­té dis­soudre le Parlement pour enga­ger un nou­veau pro­ces­sus consti­tuant. Sa vice-pré­si­dente Dina Boluarte a pris sa place le 7 décembre 2022. Depuis, la répres­sion à l’é­gard des par­ti­sans de Castillo, majo­ri­tai­re­ment issus des popu­la­tions indi­gènes et pay­sannes du pays, est san­glante : on compte une soixan­taine de morts. La mobi­li­sa­tion popu­laire exige la tenue immé­diate d’é­lec­tions, la démis­sion de Boluarte et la convo­ca­tion d’une Assemblée consti­tuante. Les élec­tions, déjà avan­cées de 2026 à 2024, pour­raient se dérou­ler à la fin de l’an­née : trop tard, estiment les mani­fes­tants, les insur­gés et la gauche de l’Assemblée. C’est main­te­nant qu’elles doivent se tenir. L’heure est donc à la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale. ☰ Par Caroline Weill


Il est 15 heures, ce dimanche 29 jan­vier 2023. Les gens arrivent petit à petit place Edmond Michelet, en face du centre Pompidou, avec les dra­peaux blanc et rouge du Pérou et celui, mul­ti­co­lore, de l’an­cien empire andin, le Tawantinsuyo. Les visages sont graves : cette nuit, à Lima, la capi­tale du pays, la Police natio­nale du Pérou (PNP) a assas­si­né Victor Santiesteban Yacsavilca, 54 ans, d’une balle dans la tête. Les images qui cir­culent sur les réseaux sociaux sont effroyables. La veille, des dizaines de per­sonnes ont été arrê­tées arbi­trai­re­ment. Il y a des cen­taines de blessé·es et la police har­cèle les familles aux portes des hôpi­taux. On n’a tou­jours pas de nou­velles de cer­taines per­sonnes por­tées dis­pa­rues. En face du centre Pompidou, la com­mu­nau­té péru­vienne se regroupe pour exi­ger la même chose que des mil­liers de com­pa­triotes : la démis­sion de la pré­si­dente Dina Boluarte, la dis­so­lu­tion du Parlement, des élec­tions anti­ci­pées et un réfé­ren­dum pour une Assemblée consti­tuante. C’est un appel à la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale avec ce pays qui s’enfonce dans une dic­ta­ture civi­lo-mili­taire, lar­ge­ment pas­sée sous silence hors de ses frontières.

Coup d’État de l’extrême droite

La situa­tion a explo­sé le 7 décembre der­nier, quand le pré­sident démo­cra­ti­que­ment élu, Pedro Castillo — ins­ti­tu­teur rural, syn­di­ca­liste, membre des orga­ni­sa­tions pay­sannes Rondas cam­pe­si­nas — est des­ti­tué par le Parlement péru­vien, où siège majo­ri­tai­re­ment l’extrême droite fuji­mo­riste (du nom de l’ex-dictateur des années 1990, Alberto Fujimori). L’élection de Castillo en juillet 2021 a été, au-delà de toute autre chose, très sym­bo­lique pour les popu­la­tions andines, que­chua­phones, his­to­ri­que­ment exploi­tées sur le plan éco­no­mique et mar­gi­na­li­sées sur le plan poli­tique. L’opposition viru­lente de la droite dure péru­vienne depuis un an et demi est éga­le­ment révé­la­trice : depuis le refus de recon­naître la vic­toire élec­to­rale de Pedro Castillo en criant à la fraude (à la manière du trum­pisme éta­su­nien) jusqu’à l’obstruction par­le­men­taire et aux ten­ta­tives répé­tées de des­ti­tu­tion, cette oppo­si­tion s’est tein­tée d’un racisme et d’un mépris de classe cin­glants. Ce qui n’a eu pour consé­quence que d’approfondir la brèche entre les classes popu­laires, raci­sées et pro­vin­ciales d’une part, et l’élite oli­gar­chique, cor­rom­pue et néo­li­bé­rale de la capi­tale, d’autre part. De ce fait, lorsque le 7 décembre Castillo annonce à la télé­vi­sion natio­nale son inten­tion de dis­soudre le Parlement et de convo­quer une Assemblée consti­tuante malgré l’anticonstitutionnalité (au sens où la Constitution ne pré­voit pas cette pos­si­bi­li­té) du pro­cé­dé, une par­tie non négli­geable de la popu­la­tion le sou­tient. Un cama­rade péru­vien le sou­ligne lors d’une action de soli­da­ri­té à Paris : « On peut consi­dé­rer que ce que le pré­sident a fait était anti­cons­ti­tu­tion­nel, mais il a obéi à l’exigence du peuple. » Cependant, une demi-heure après, le pré­sident Castillo est des­ti­tué par le Parlement ; deux heures plus tard, il est rem­pla­cé par Dina Boluarte, sa vice-pré­si­dente. La droite dure au Parlement fête alors ce qu’elle consi­dère être le « retour à la démo­cra­tie » — un affront pour toutes celles et tous ceux qui avaient voté pour Castillo.

« La Constitution actuelle, ouver­te­ment néo­li­bé­rale, a été impo­sée à la force du poi­gnet par l’auto-coup d’État du dic­ta­teur Alberto Fujimori. »

Immédiatement, le pays se mobi­lise et réclame la dis­so­lu­tion du Parlement avec des élec­tions géné­rales anti­ci­pées, et l’amorce d’un pro­ces­sus consti­tuant. En effet, la Constitution actuelle, ouver­te­ment néo­li­bé­rale, a été impo­sée à la force du poi­gnet par l’auto-coup d’État du dic­ta­teur Alberto Fujimori en 1993 : elle limite for­te­ment la pos­si­bi­li­té pour l’État d’in­ter­ve­nir dans des sec­teurs stra­té­giques (par exemple, l’énergie), de garan­tir les droits sociaux et éco­no­miques, et libé­ra­lise la pro­prié­té des terres autoch­tones. Cette consti­tu­tion est l’incarnation et le sym­bole de trente ans de néo­li­bé­ra­lisme sau­vage au Pérou, de la main­mise auto­ri­taire du fuji­mo­risme sur les prin­ci­pales ins­ti­tu­tions natio­nales (judi­ciaire, par­le­men­taire et média­tique). La majo­ri­té des orga­ni­sa­tions syn­di­cales, pay­sannes et uni­ver­si­taires se sont rapi­de­ment pro­non­cées contre la pré­si­dence de Dina Boluarte et pour des élec­tions anti­ci­pées. Dès le 9 décembre, les grandes routes du sud du pays sont blo­quées. Des uni­ver­si­tés, des usines et des aéro­ports sont occu­pés, des locaux de chaînes de télé­vi­sion et du Pouvoir judi­ciaire brûlent. Le 8 décembre, le Front uni de défense des inté­rêts de la pro­vince de Canchis, située dans la région de Cusco, pro­clame dans un com­mu­ni­qué : « Les Cusquéniens [de la pro­vince de Canchis, ndlr], nous décla­rons l’état d’insurrection en appli­ca­tion de l’article 46 de la Constitution poli­tique, ain­si que la mobi­li­sa­tion [per­ma­nente] jusqu’à ce que l’usurpatrice Dina Boluarte et les 130 par­le­men­taires démis­sionnent. Urgent : de nou­velles élec­tions et la res­tau­ra­tion de la Constitution poli­tique de 1979. »

Répression sanglante

Cependant, ces mobi­li­sa­tions se heurtent très rapi­de­ment à une répres­sion san­glante. Dès le début di mois de décembre, dans le cadre de l’état d’urgence décla­ré au niveau natio­nal, les mani­fes­ta­tions sont vio­lem­ment étouf­fées. Au moment de la « trêve de Noël », on comp­tait déjà une ving­taine de per­sonnes assas­si­nées par la police dans les dépar­te­ments d’Apurimac, puis d’Arequipa, d’Ayacucho et de Junin, tous situés au sud du pays. Dans la capi­tale, la per­sé­cu­tion poli­tique ne tarde pas à se faire sen­tir : le 17 décembre, la police réa­lise une des­cente dans les locaux de deux par­tis poli­tiques et de la Confédération des com­mu­nau­tés pay­sannes, où étaient hébergé·es quelques dizaines de lea­ders sociaux venu·es de dif­fé­rentes régions. La police « sème » des armes pour pou­voir accu­ser ces dernier·es. Des élu·es d’opposition font l’objet de per­qui­si­tions à leur domi­cile. Le Procureur de la Nation ouvre des pro­cès contre des dirigeant·es sociaux pour « appar­te­nance à des orga­ni­sa­tions cri­mi­nelles » — la Direction des affaires liées au ter­ro­risme (DIRCOTE) a la charge des dos­siers. Enfin, lorsque Dina Boluarte prend la parole pour s’adresser au pays, elle cède la place au com­man­dant des forces armées. L’intéressée main­tient qu’elle pren­dra toutes les mesures néces­saires pour faire reve­nir « l’ordre ». Pendant ce temps, les jour­naux télé­vi­sés ne parlent que de foires gas­tro­no­miques et de faits divers : le silence des médias domi­nants, tant au niveau natio­nal qu’international, est assourdissant.

[Luis Javier Maguiña]

À par­tir du 4 jan­vier 2023, avec la reprise de la grève natio­nale (paro nacio­nal), le pays s’enfonce dans une spi­rale de répres­sion mor­telle hal­lu­ci­nante. Le 9, en une nuit, 17 per­sonnes sont assas­si­nées par la police dans la seule ville de Juliaca. Les poli­ciers pour­suivent les blessé·es jusque dans les hôpi­taux, tirent sur le per­son­nel de san­té et inondent le ser­vice des urgences de gaz lacry­mo­gènes. Une infir­mière en larmes témoigne par mes­sage audio : « C’était vrai­ment hor­rible, il n’y a pas de mots assez forts. On s’occupait de bles­sés avec des plaies ouvertes et la police est arri­vée et a ouvert le feu, ils ont frap­pé tous les jeunes para­mé­di­caux et on a dû aban­don­ner les bles­sés. On les a lais­sés par terre, c’était tel­le­ment triste [san­glot], je n’arrive pas à croire la cruau­té de la police. » Le 12 jan­vier, au cours d’un évé­ne­ment cultu­rel en hom­mage aux vic­times du conflit, six représentant·es d’organisations sociales et étu­diantes d’Ayacucho sont arrêté·es par la police avant d’être emmené·es vers la base mili­taire Los Cabitos — connue pour avoir été le prin­ci­pal centre de déten­tion et de tor­ture au cours du conflit armé entre le mou­ve­ment ter­ro­riste Sentier lumi­neux1 et les mili­taires entre les années 1980 et 2000. Le 23 jan­vier, à Lima, la police et ses véhi­cules blin­dés entrent de force à l’université San Marcos, la prin­ci­pale uni­ver­si­té publique du Pérou, qui héberge de nom­breuses délé­ga­tions venues en bus et en camion des pro­vinces andines et rurales. Des dizaines de per­sonnes sont ali­gnées allon­gées sur le sol, mains atta­chées dans le dos, sous les insultes racistes de la police. Des cen­taines d’arrestations arbi­traires ont lieu. On dénonce des cas de mal­trai­tance, de tor­ture, d’abus sexuels et de viols dans les com­mis­sa­riats. Une fois libé­rées, les per­sonnes conti­nuent d’être har­ce­lées par la police. Au moment où j’écris ces lignes, on est encore sans nou­velles de plu­sieurs per­sonnes après leur arrestation.

Le Pérou glisse rapi­de­ment dans une véri­table dic­ta­ture civi­lo-mili­taire. À ce stade, fin jan­vier, on compte une soixan­taine de morts, soit déjà le double de ce que les révoltes au Chili en 2019 ou en Colombie en 2021 avaient cau­sé. Une cama­rade de mon col­lec­tif fémi­niste, Género Rebelde, me dit au télé­phone : « Aujourd’hui il n’y avait pas de mani­fes­ta­tion ici à Cusco mais, du coup, il faut orga­ni­ser, prendre des nou­velles des cama­rades à Lima… Ces jours-ci je vou­drais pou­voir m’arrêter… C’est inhu­main… » Les forces armées sont mas­si­ve­ment déployées dans les zones rurales andines et les gens dénoncent des cou­pures d’électricité et d’Internet. Dans les villes de pro­vince, les hôpi­taux sous-équi­pés ne sont pas en mesure de gérer le flot de blessé·es, d’autant que le type d’armement uti­li­sé est létal : les balles « dum-dum » sont conçues pour ne pas sor­tir du corps, y res­ter logées et y explo­ser afin de cau­ser le maxi­mum de dom­mages. Pendant ce temps, Dina Boluarte rend hom­mage à « l’impeccabilité » des effec­tifs de police et va jusqu’à leur accor­der une gra­ti­fi­ca­tion éco­no­mique. On entend les repor­ters des prin­ci­pales chaînes de télé­vi­sions com­men­ter : « Super, c’est bien, qu’ils les frappent comme ça, ouais ! » L’armée annonce qu’en défense de la « léga­li­té », elle déblo­que­ra « coûte que coûte » les routes occu­pées par les manifestant·es. En outre, cer­tains sec­teurs de la socié­té péru­vienne se réjouissent de cette répres­sion car ce serait la pro­messe pour eux d’« un Pérou avec moins de Quispe » : un patro­nyme typique des familles autoch­tones andines. 

Un continuum de la violence coloniale

« Ils nous tuent comme ça depuis l’arrivée de Colomb en 1492 et ils conti­nuent à nous tuer. »

Le racisme est peut être l’élément le plus struc­tu­rel en jeu. En pre­mière ligne des mani­fes­ta­tions, on trouve prin­ci­pa­le­ment des per­sonnes que­chua­phones, pay­sannes, pré­ca­ri­sées, vivant ou venant de zones rurales éloi­gnées de la capi­tale, et qui exigent paci­fi­que­ment que soit res­pec­tée leur voix expri­mée dans les urnes. Or ces per­sonnes sont sys­té­ma­ti­que­ment dési­gnées par le pou­voir poli­tique et média­tique comme des « ter­ro­ristes » (ce qui les asso­cie au Sentier lumi­neux), des « van­dales », une menace pour l’ordre public. Lorsque des mil­liers de manifestant·es andin·es sont arrivé·es à Lima pour la grève géné­rale annon­cée le 19 jan­vier, les prin­ci­paux jour­naux natio­naux titraient : « Les pro­vinces enva­hissent Lima » ou encore « Lima prise d’assaut ». Déjà, dans les années 1990, toute per­sonne autoch­tone était consi­dé­rée par l’État comme un·e « potentiel·le ter­ro­riste ». Au point que l’armée péru­vienne avait conçu, dans le cadre du pro­gramme contre-insur­rec­tion­nel Plan vert, les sté­ri­li­sa­tions for­cées comme une façon de « tuer le ter­ro­riste dans l’utérus ». Au cours des deux der­niers mois, on a régu­liè­re­ment enten­du des pro­pos ouver­te­ment racistes contre les manifestant·es (ain­si : « Sale Indien, retourne dans tes champs, je vais te don­ner de l’alcool et des feuilles de coca », en réfé­rence à une pra­tique cou­rante des Espagnols au cours de la période colo­niale). De fait, la prise de pou­voir uni­la­té­rale par l’extrême droite fuji­mo­riste et la répres­sion san­glante de la liber­té d’expression et de mani­fes­ter sont vécues par beau­coup, dans le sud des Andes, comme fai­sant par­tie d’un conti­nuum de la vio­lence colo­niale. Le 10 jan­vier, une amie que­chua­phone de la région de Cusco m’écrivait : « Nous sommes vrai­ment indigné·es. Ils ne sup­portent pas l’i­dée que nous autres, les Indiens, on soit encore dans ce pays. Mais c’est notre pays. Nous sommes nés ici : c’est là que sont nos racines et notre paqa­ri­na [lieu de nais­sance, ndla]. Tout ce qu’il y a dans ce ter­ri­toire, ils veulent nous le prendre gra­tis. Ils nous volent avec ces contrats à valeur de loi, avec ces conces­sions [minières] et nous, le peuple, pro­prié­taire de ces terres, on reste dans la même situa­tion [de pau­vre­té, ndla]. Ils nous tuent comme ça depuis l’arrivée de Colomb en 1492 et ils conti­nuent à nous tuer pour prendre l’or, l’argent, le cuivre, toutes les res­sources que pro­duisent ces terres. »

Pour les com­mu­nau­tés andines mobi­li­sées, la ques­tion de l’extractivisme, res­sen­tie comme la conti­nui­té de la vio­lence colo­niale par la dépos­ses­sion, est éga­le­ment cen­trale. Dans une région comme Cusco, les infra­struc­tures de pro­jets miniers et gaziers ont été les pre­mières à avoir été prises pour cible : le site de pro­duc­tion de gaz de Kepashiato a été occu­pé durant plu­sieurs jours en décembre avant d’être vio­lem­ment délo­gé ; les cam­pe­ments miniers de grandes com­pa­gnies trans­na­tio­nales (Glencore-Xstrata, Hudbay) sont enva­his par les mani­fes­tants. Allant plus loin, des com­mu­nau­tés ont incen­dié le cam­pe­ment d’une entre­prise minière, Anabi, qui s’est ren­due res­pon­sable de graves pol­lu­tions envi­ron­ne­men­tales et d’évasions fis­cales en toute impu­ni­té depuis une dizaine d’années. Ainsi, le racisme s’exprime autant dans des formes d’hu­mi­lia­tions ver­bales que dans l’organisation maté­rielle et éco­no­mique d’une socié­té qui conti­nue à livrer les terres riches en res­sources natu­relles au plus offrant, et condamne ses habitant·es à la pau­vre­té. Au cours des mobi­li­sa­tions ces der­niers jours à Lima, des cor­tèges ont pris la direc­tion de l’ambassade des États-Unis après la dif­fu­sion sur les réseaux sociaux de l’interview d’une haute gra­dée éta­su­nienne affir­mant que toute la région sud-amé­ri­caine est stra­té­gique pour son pays, du fait de la pré­sence d’importants gise­ments en lithium. Le racisme, indis­so­ciable du (néo)colonialisme, est donc encore et tou­jours au cœur du conflit poli­tique et de la ter­rible répres­sion que vivent les peuples autoch­tones que­chua, ayma­ra, chan­ka, etc.

[Miguel Gutierrez Chero | Ayacucho]

Organiser la rage et l’impuissance

Ce dimanche 29 jan­vier, entre le centre Pompidou et la place de la République, la com­mu­nau­té péru­vienne à Paris et ses sou­tiens scan­daient : « ¡La sangre der­ra­ma­da jamas sera olvi­dada» (« Le sang qui a cou­lé ne sera jamais oublié ! »), « ¡Dina ase­si­na el pue­blo te repudia! » (« Dina, meur­trière, le peuple te rejette ! ») ou encore « ¡Aqui, alla, nue­va consti­tu­cion! » (« Ici, là-bas, nou­velle Constitution ! »). Pendant la prise de parole, la Coordinadora pour la mémoire et contre l’impunité, une asso­cia­tion de Péruvien·nes rési­dant en France, s’est pro­non­cée contre la concen­tra­tion éco­no­mique des grands médias de com­mu­ni­ca­tion, contre la mafia et le nar­co­tra­fic qui ont séques­tré les prin­ci­paux par­tis poli­tiques et ins­ti­tu­tions éta­tiques, contre l’état d’urgence qui per­met la sus­pen­sion de droits fon­da­men­taux et une qua­si impu­ni­té pour les crimes poli­ciers, contre le racisme omni­pré­sent et l’imposition de « l’ordre » par la force, contre l’absence de condi­tions réelles pour le dia­logue auquel exhorte (de façon tout à fait hypo­crite) Dina Boluarte, contre l’autoritarisme de la classe poli­tique hégé­mo­nique majo­ri­taire au Parlement et son refus sys­té­ma­tique d’un pos­sible réfé­ren­dum pour une nou­velle Constitution, contre, enfin, la cri­mi­na­li­sa­tion des manifestant·es, la répres­sion et les assassinats. 

Combien de morts fau­dra-t-il pour que l’élite cor­rom­pue accepte de céder ? Combien de familles seront encore déchi­rées par la dis­pa­ri­tion de leurs êtres chers dans les semaines à venir ? Quel sera le prix à payer pour que soit rem­plie la pro­messe démo­cra­tique d’une éga­li­té de chacun·e devant la loi et le pro­ces­sus élec­to­ral ? Mais aus­si : un chan­ge­ment de Constitution sera-t-il suf­fi­sant pour effa­cer le racisme struc­tu­rel sur lequel se fonde le Pérou ? Comment arra­cher la mau­vaise herbe de la cor­rup­tion et de la mafia qui s’est infil­trée dans les ins­ti­tu­tions péru­viennes depuis la dic­ta­ture de Fujimori ? Comment impo­ser les chan­ge­ments socio-éco­no­miques pro­fonds, radi­caux, aux­quels aspirent les deux tiers de la popu­la­tion, dans un contexte éco­no­mique inter­na­tio­nal aus­si défa­vo­rable ? Un cama­rade de Lima par­tage son angoisse sur ses réseaux sociaux : « Je ne sais pas quoi faire de toutes ces morts, tel­le­ment proches, tel­le­ment à côté de moi. Je pense à mes cama­rades et au fait que ça aurait pu être nous. Je ne sais pas quoi faire, mais il fau­dra faire quelque chose. Organiser la rage et l’impuissance qu’on res­sent en ce moment. »

Pour com­men­cer, l’urgence est d’une part de créer de la pres­sion inter­na­tio­nale afin de limi­ter la sen­sa­tion d’impunité du gou­ver­ne­ment Boluarte ; et, d’autre part, de sou­te­nir finan­ciè­re­ment les cagnottes soli­daires qui s’organisent aux quatre coins du pays et dans les com­mu­nau­tés péru­viennes en Europe et ailleurs. Les besoins sont immenses : pour les frais d’hôpitaux des blessé·es, pour l’équipement des bri­gades de pre­miers secours dans les mani­fes­ta­tions, pour les soupes popu­laires et l’hébergement des délé­ga­tions arri­vées à Lima, pour leurs frais de trans­port… La soli­da­ri­té inter­na­tio­nale sera concrète ou ne sera pas.


Photographie de ban­nière : Lima, par Luis Javier Maguiña


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  1. Mouvement maoïste qui, dans les années 1980, avait ini­tié une « guerre popu­laire » contre l’État péru­vien, guerre qui s’est sol­dée par 70 000 morts et disparu·es (prin­ci­pa­le­ment des per­sonnes autoch­tones, pauvres, vivant dans les zones rurales).[]

REBONDS

☰ Lire les bonnes feuilles : « Retour sur le com­mu­na­lisme inca », Alfredo Gomez-Muller, octobre 2022
☰ Lire notre abé­cé­daire de José Carlos Mariátegui, avril 2022
☰ Lire notre tra­duc­tion d’un entre­tien : « Hugo Blanco, l’écosocialiste péru­vien », jan­vier 2021
☰ Lire notre repor­tage « 25 ans plus tard : le zapa­tisme pour­suit sa lutte », Julia Arnaud, mai 2019
☰ Lire notre port­fo­lio : « Bolivie : le retour du socia­lisme [port­fo­lio] », Rosa Moussaoui, octobre 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Franck Gaudichaud : « Amérique latine : les gauches dans l’impasse ? », octobre 2020

Caroline Weill

Milite dans un collectif féministe à Cusco (Pérou) et au syndicat Solidaires (en France). Française naturalisée péruvienne, elle fait sa thèse en anthropologie sur les rapports sociaux de sexe en contexte minier dans la région andine de Cusco. Elle coordonne par ailleurs la revue Passerelle dans le cadre de son activité salariée pour l'association Ritimo.

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