Nous sommes au début du XVIIe siècle. Depuis une centaine d’années, l’Espagne et le Portugal écrasent un continent entier qu’on appelle désormais Amérique latine. Les grands ensembles politiques préexistants se sont effondrés. Ainsi du Tawantinsuyo, l’Empire inca qui couvrait jusqu’alors un vaste territoire sur les Andes. C’est à cette époque que Gómez Suárez de Figueroa, mieux connu sous le nom d’Inca Garcilaso, s’est attaché à décrire ce qu’avait pu être le régime politique déchu. Sa constitution. Ses réalités sociales. Les Commentaires royaux sur le Pérou des Incas, élaborés comme un acte de résistance, fait de lui le premier auteur « indien » que connaît l’Europe et contribue à introduire des thèmes dont la postérité ne fera que croître de part et d’autre de l’Atlantique. Du « Buen vivir » andin aux principes du « Buen gobierno » zapatiste, la mémoire utopique de l’Inca Garcilaso a longtemps été vive. Le socialiste péruvien José Carlos Mariátegui écrivait ainsi en 1927 : « Le passé inca est entré dans notre histoire, revendiqué non par les traditionalistes, mais par les révolutionnaires. » Le philosophe Alfredo Gomez-Muller revient, dans un ouvrage paru aux éditions Libertalia, sur la trajectoire d’un texte parmi les plus commentés dans l’Histoire. Nous en publions un extrait.
Peu de livres ont connu, dans l’histoire des idées sociales et politiques, un impact aussi durable et profond que les Commentaires royaux sur le Pérou des Incas, de l’Inca Garcilaso de la Vega. Publiés pour la première fois en 1609, les Commentaires suscitent dès la fin de ce siècle l’intérêt de réformateurs engagés dans la recherche de solutions à l’extrême misère qui frappe une grande partie de la population du continent européen. Au XVIIIe siècle, ils deviennent en France une référence majeure du débat politique et culturel ; en Amérique, ils sont lus par Túpac Amaru, le leader de la plus grande insurrection indigène de l’époque coloniale, et sont interdits par le roi d’Espagne après l’échec du mouvement, en 1782, afin que les natifs ne puissent plus avoir un motif supplémentaire pour « vivifier leurs mauvaises coutumes avec de tels documents ». Au siècle suivant et dans le contexte de la tragédie sociale impliquée par la « révolution industrielle » européenne, le « Pérou des Incas » décrit par l’Inca Garcilaso est utilisé comme un important référent historique pour l’élaboration de nouvelles théories sociales et de l’idée moderne du « socialisme ». De même, les Commentaires royaux sont présents, de manière explicite ou implicite, dans la discussion bien connue à propos du « socialisme inca » (ou du « communisme inca ») qui se déroule en Europe et en Amérique latine pendant plus d’un demi-siècle — de la décennie 1880 aux années 1930. Indépendamment de leur pertinence ou non comme catégories historiques, ces notions vont contribuer à l’apparition d’idées et de pratiques politiques très diverses, qui annoncent des tâches contemporaines comme la critique (post)coloniale ou la construction de nouveaux modèles de justice sociale.
L’impact singulier des Commentaires royaux à travers les temps se rattache, surtout, à leur contenu éthico-politique et, en particulier, au thème du « bon gouvernement » (buen gobierno) qui est développé principalement dans le cinquième livre. La société andine décrite par l’Inca Garcilaso n’était sans doute pas un paradis terrestre, mais elle pouvait certainement offrir un modèle de « bon gouvernement » fondé sur une conception de la justice redistributive et de la justice sociale beaucoup plus avancée que celle qui existait alors dans les sociétés européennes. D’après les descriptions de l’Inca Garcilaso, le principe implicite qui sous-tend cette conception serait la reconnaissance de la responsabilité sociale, politique et éthique d’une prise en charge de la vulnérabilité constitutive de l’être humain, considéré comme un « être-nécessiteux ». Il s’agit d’un principe commun ou « universaliste », d’après lequel tous les membres de la société doivent pouvoir disposer du nécessaire pour vivre humainement. Concrètement, ce principe se traduit dans des « lois » qui régissent aussi bien la vie communale (la « loi de fraternité ») que la sphère « étatique » des rapports entre le pouvoir central et les divers niveaux de « communalité » (la « loi commune »). L’association de ces deux « lois » sous-tend la « loi en faveur des pauvres », qui est peut-être celle qui a le plus frappé l’imaginaire social européen, déjà marqué par les descriptions faites un siècle plus tôt par Thomas More à propos du « bon gouvernement » : un gouvernement qui vise avant tout à réguler l’activité productive en fonction des besoins du peuple, au moyen de « lois sur la distribution de toutes les choses ». La tâche économique centrale du « bon gouvernement » d’Utopie1 est d’assurer en permanence l’approvisionnement des entrepôts publics, de sorte que « rien ne manque à personne ». Sur ce point, les descriptions de l’Inca Garcilaso s’entrecroisent avec celles de More, établissant — peut-être délibérément — un pont entre les Européens du XVIe siècle et les Européens du XVIIIe siècle. La signification critique des Commentaires royaux et leur appel tacite — à la fois politique et culturel — à reconstruire l’ordre social sur la base d’une conception avancée de la justice (re)distributive, va susciter l’intérêt, l’enthousiasme et l’espoir chez un grand nombre de lecteurs, mais aussi la méfiance, l’hostilité et la détestation chez d’autres. Au XVIIIe siècle, des auteurs comme Raynal, Genty et Robertson considèrent par exemple que l’existence dans la société inca d’institutions assurant le bien-être public tout comme l’absence de la propriété privée que décrit l’Inca Garcilaso constituent la preuve de la barbarie des Incas ainsi que de leur incapacité de progresser de manière autonome. Ils prétendent par là légitimer l’entreprise coloniale et « civilisatrice » de l’Europe.
« La signification critique des Commentaires royaux va susciter l’intérêt, l’enthousiasme et l’espoir, mais aussi la méfiance, l’hostilité et la détestation. »
À partir de la fin du XIXe siècle, d’autres écrivains propagent un discours de disqualification pure et simple des Commentaires royaux et de leur auteur, qu’ils accusent de « tromperie ». De ce discours, l’Espagnol Menéndez y Pelayo offre peut-être l’exemple le plus caractéristique, en affirmant catégoriquement que les Commentaires royaux ne sont autre chose qu’un « roman utopique à l’instar de celui de Thomas More, à l’instar de La Cité du Soleil de Campanella ». Utilisant le terme utopie dans un sens vulgaire et idéologique qui l’oppose à la « réalité », identifiant l’utopique à la fiction arbitraire, le conservateur espagnol soutient que l’œuvre de l’Inca Garcilaso n’est que l’expression d’une « illusion philanthropique ». De leur côté, d’autres commentateurs prétendent que l’intérêt suscité par le livre chez de nombreux Européens se réduirait à un engouement soudain pour le « bon sauvage », l’« exotisme » ou le « primitivisme », d’après les étiquettes superficielles et paresseuses qu’une certaine histoire littéraire et des idées rabâche inlassablement depuis plus d’un siècle. Des étiquettes par ailleurs porteuses d’un fort contenu ethnocentriste et essentialiste, qui trace des « frontières » intemporelles et absolues entre les cultures et qui, en l’occurrence, présente les Incas comme des êtres « éloignés de la culture occidentale ». Enfin, à l’opposé extrême de la simplification, certains idéologues de l’Amérique dite « latine » ont pu soutenir, sur la base d’une lecture superficielle de sa vie et de son œuvre, que l’Inca Garcilaso aurait « justifié » l’invasion de l’Amérique, et qu’il se serait « hispanisé » du fait de sa migration à la métropole coloniale. Si tel était l’objet de l’auteur, pourquoi son œuvre eût-elle été interdite en Amérique par le roi des Espagnols ?
Le « récit historial » (relato historial) de l’Inca Garcilaso à propos du « bon gouvernement des Incas » recèle une signification politique profonde, qui n’est pas passée inaperçue du pouvoir colonial. La revendication d’une culture proprement inca qui y figure fut un geste politique en soi, en réponse à ce que l’historien David A. Brading a qualifié de « tradition impériale », soit la dévalorisation systématique du monde inca et du monde « indien » en général. La description, aussi, d’un « bon gouvernement » inca, qui assure à tous sans exception un certain niveau de bien-être, et la comparaison implicite du temps passé avec un présent colonial marqué par l’abandon et la violente appropriation privée et cumulative de la richesse sociale, avaient certainement un effet déstabilisateur pour le pouvoir colonial. Par ailleurs, la pensée politique et sociale s’ exprimant dans le récit historial du « bon gouvernement » inca possède une consistance historique que n’avait pas, par exemple, la pensée politique et sociale exprimée par More dans Utopie. La politique de l’Inca Garcilaso s’appuie sur l’expérience andine d’une politique autre, inventée dans un contexte culturel, social et économique assez différent de l’européen. Pourtant, dans sa description du caractère « autre » de cette politique s’entremêlent des éléments historiquement véridiques et des éléments purement imaginaires. À contre-courant d’un certain relativisme « postmoderne » ou « décolonial », nous sommes convaincu qu’il est possible de distinguer ce qui est historiquement véridique de ce qui est purement imaginaire. À la suite de Paul Ricœur, nous tenons pour historiquement véridique ce qui peut être établi comme un fait à partir d’un certain substrat « matériel » comprenant des données et des « archives », et constituant la base du travail d’interprétation. L’invasion européenne de l’« Amérique », par exemple, est un fait historiquement véridique, susceptible d’être interprété diversement. Il y a des éléments du récit historial de l’Inca Garcilaso qui sont purement imaginaires : ainsi, l’affirmation selon laquelle les sociétés pré-incas étaient dépourvues de tout savoir, ou encore celle qui prétend que les Incas, par l’intermédiaire de leur autorité politique et religieuse, ont été les seuls concepteurs des règles de justice (re)distributive pratiquées dans le Tawantinsuyo [nom de l’Empire inca, en kichwa, ndlr]. Mais il y a aussi des éléments du récit de l’Inca Garcilaso sur le « bon gouvernement » des Incas qui peuvent être considérés aujourd’hui, sur la base des données fournies par la recherche contemporaine en histoire et en anthropologie, comme des aspects constitutifs de l’expérience politique et sociale de l’ancien Tawantinsuyo.
[José Guerrero]
Contrairement à ce que des auteurs comme Cunow, au XIXe siècle, et Murra, au XXe siècle, affirmaient, nous savons aujourd’hui que l’« État » du Tawantinsuyo assumait bien des fonctions de « bien-être social ». Dépassant la dichotomie entre les domaines de l’« étatique » et du communal (ce que les Incas nomment l’ayllu), laquelle était à la base des interprétations de Cunow, de Murra et de leurs successeurs, la recherche contemporaine a pu établir que les structures communales de redistribution et de réciprocité sous-tendaient l’organisation des institutions « étatiques » du Tawantinsuyo. Fondées sur un système de dons et de contre-dons, les règles communales définissaient le cadre commun de valeurs et de significations, qui jalonnait ce qui était socialement et culturellement acceptable par les groupes « d’en bas » ; par là même, ce cadre fixait les limites de l’inégalité sociale. La reconnaissance sociale des droits et des devoirs de tous à l’égard de tous, déterminés par la vulnérabilité des humains et leurs besoins de nourriture, d’abri, de vêtements définissait ces limites. Certes, l’élite gouvernante s’appropriait une partie de l’excédent produit par les groupes « d’en bas », mais, comme l’a noté Nathan Wachtel, elle était obligée de « rendre » à ceux-ci une partie de leur « don » de travail au moyen de « contre-dons », c’est-à-dire en redistribuant parmi ceux « d’en bas » une part significative du produit de leur travail. L’Inca était tenu de « donner » une série de biens matériels et symboliques à toute la population du Tawantinsuyo, et, comme le signalent les Commentaires royaux, il devait en particulier s’assurer que les besoins matériels des groupes les plus vulnérables étaient satisfaits. Les groupes « d’en bas » devaient pouvoir disposer du nécessaire pour vivre, modestement ou humblement, mais jamais dans la misère exposée à l’imminence de la mort par la faim ou par le froid, dans la solitude et l’indifférence générale. Les famines récurrentes et l’indigence extrême qui frappaient les plus pauvres en Europe à la même époque étaient inconnues dans la société inca. Telle est la différence éthique, politique et culturelle, mise en relief par l’Inca Garcilaso, entre la société inca préhispanique, régie par le principe d’une commune prise en charge de la précarité humaine, et la société coloniale qui tend à sacrifier la vie en général, y compris celle de nombreux colonisateurs, au nom de l’appétit individualiste de posséder plus et de dominer davantage.
Les connaissances contemporaines sur l’ancienne société inca permettent, par conséquent, de corroborer et de réinterpréter une série d’éléments du récit historial de l’Inca Garcilaso sur le « bon gouvernement » des Incas. Or, dans la perspective de cet ouvrage, la question du statut « véridique » ou « fictif » des descriptions de l’Inca Garcilaso revêt un aspect accessoire. Le but principal de ce livre n’est pas de produire un jugement sur la validité historique de ces descriptions, mais plutôt d’établir la présence de la référence inca-garcilassienne au sein des longues mémoires « utopiques » qui, en Europe et en Amérique « latine », ont contribué au fil des siècles au renouvellement des pratiques et des théories politiques et sociales. À cette fin nous importe la manière dont ces descriptions ont été interprétées et utilisées politiquement et socialement, dans des contextes historiques et culturels très variés. Nous nous intéressons en particulier à la signification « utopique » de la référence inca-garcilassienne, à sa contribution à la reconfiguration incessante de mémoires critiques qui, depuis la « communauté des biens » de Morelly au XVIIIe siècle jusqu’aux diverses formes du socialisme, du communisme et de l’anarchisme qui voient le jour au XIXe siècle européen, ont permis l’élaboration de modèles alternatifs de société orientés par un principe (re)distributif à provenance andine : « À chacun selon ses besoins, de chacun selon ses capacités. » Accessoirement, et seulement à des fins de contextualisation historico-politique, sont abordés aussi certains aspects de la réception « conservatrice » de l’œuvre de l’Inca Garcilaso. Précisons, enfin, que la différenciation conceptuelle entre ce qui est « conservateur » et ce qui est « utopique », ainsi que l’usage de l’expression mémoires d’utopie ou mémoire utopique, renvoient à la distinction fondatrice établie en 1905 par Gustav Landauer entre le « topique » et l’« utopique », reprise et développée plus tard par les théories de l’« utopie » et de l’« idéologie » élaborées par Karl Mannheim (1929) et Paul Ricœur (1997).
« Les mémoires collectives possèdent un fond politique, en particulier celles qui prétendent ne pas l’avoir — à l’instar d’une certaine
sciencede l’histoire. »
À partir de la perspective théorique de ces auteurs, on peut définir l’utopie et l’idéologie (ou le « topique » chez Landauer) comme des constructions sociales spécifiques qui assurent une certaine fonction pratique dans la vie des sociétés, délimitant des formes particulières de se rapporter au monde et de s’y orienter. Pour Mannheim, l’orientation pratique utopique se caractérise invariablement par l’opération de « torpiller » (sprengen) un régime de pouvoir établi, tandis que l’orientation idéologique vise à le reproduire ; c’est en se référant à cette opération spécifique de « torpiller » que Mannheim distingue « la conscience utopique de la conscience idéologique2 ». En schématisant cette différence et en explicitant davantage sa dimension politique, Ricœur note que « l’idéologie est toujours une tentative pour légitimer le pouvoir, tandis que l’utopie s’efforce toujours de le remplacer par autre chose3 » ; l’idéologie est la « plus-value » visant à compenser le défaut de croyance en l’autorité, alors que l’utopie « démasque cette plus-value4 » en créant des alternatives qui opèrent par le biais de « la coopération et des relations égalitaires5 ».
L’utopie et l’idéologie produisent des contenus historico-temporels différents, impliquant des manières diverses de se rapporter au présent, à l’avenir et au passé. Il existe ainsi des formes utopiques et des formes idéologiques de production sociale du passé, c’est-à-dire de mémoire, d’après la perspective ouverte par Halbwachs (1925). La production idéologique de mémoire, y compris celle de cette forme spécifique de mémoire que l’on désigne habituellement sous le nom d’« histoire », s’accorde en général avec les « pensées dominantes de la société6 », et peut correspondre aux intérêts du groupe ou des groupes politiquement et socialement dominants. C’est le cas, par exemple, de l’image du passé inca produite à partir du XVIe siècle par les prosateurs du vice-roi Toledo, ou aux XVIIIe et XIXe siècles par les apologistes européens de l’entreprise coloniale et de l’appropriation privée et cumulative des richesses. La production utopique de mémoire configure un héritage d’aspirations, d’expériences, d’idées et de pratiques d’une forme de justice susceptible de prendre en charge l’être-nécessiteux de l’humain ainsi que la fragilité de la vie en général. Cet héritage compte pour la mémoire utopique, et constitue la ressource principale de l’utopie : l’utopie est « le souvenir de toutes les utopies précédentes connues7 ». Ainsi, le récit de l’Inca Garcilaso sur le « bon gouvernement » est le souvenir de formes (re)distributives « étatiques » qui sont à leur tour le souvenir de formes andines de réciprocité communale ; il est probable qu’il y ait également dans les Commentaires royaux le souvenir de l’Utopie de More, de La République de Platon et du christianisme primitif. La Basiliade de Morelly (XVIIIe siècle) est en partie le souvenir des Commentaires royaux, de même que les écrits de Cabet (XIXe siècle) sur la « communauté des biens » et ceux d’Arratia et de Mariátegui (XXe siècle) sur le « communisme inca ». En un sens, ce livre est aussi le souvenir des Commentaires royaux : il n’y a pas nécessairement d’opposition absolue entre le savoir « académique » du passé et les savoirs « populaires » ou « ancestraux » du passé, pas plus qu’il n’y a d’opposition entre la « mémoire » et l’« histoire » [au sens de l’historien Pierre Nora, ndlr]. Les sociétés ne sont pas configurées par une seule mémoire, mais par des mémoires collectives multiples, qui peuvent se rapporter différemment à l’idéologique et à l’utopique ; certaines de ces mémoires instituent entre elles des formes spécifiques de coopération ; d’autres, des formes d’antagonisme qui renvoient invariablement à une réalité de pouvoir-domination. Dans ce sens, les mémoires collectives possèdent un fond politique, en particulier celles qui prétendent ne pas l’avoir — à l’instar d’une certaine « science » de l’histoire.
[José Guerrero]
Les Commentaires royaux, premier livre publié en Europe par un auteur américain s’identifiant comme « indien », constituent la forme écrite originaire d’une longue mémoire utopique que l’histoire européocentriste des idées politiques a traditionnellement passé sous silence. Leur écriture a été un geste politique, de même que l’auto-identification de leur auteur comme « indien » (son « devenir indien »). Le sens de ce double geste déborde un cadre strictement économique et politique, laissant sa trace dans d’autres sphères de la culture et particulièrement dans celles qui touchent à la création de symboliques relatives au sens et à la valeur de l’existence humaine. Le récit historial de l’Inca Garcilaso montre que les pratiques et les institutions économiques, sociales et politiques de la société qu’il décrit ne sont pas séparées de valeurs et de constructions symboliques qui confèrent du sens à l’humain, au monde et à l’être en général. Il révèle par là que ces pratiques et ces institutions sont les dimensions spécifiques d’une culture, entendue comme (re)création permanente et ouverte de valeurs et de sens qui accueillent l’humain dans le monde. Il suggère dès lors que la critique d’un système économique, social et politique ne peut pas être déliée de la critique de la culture établie, c’est-à-dire d’un mode de vie articulé par un certain système de croyances et d’idées qui configurent un modèle singulier de subjectivité et une attitude caractéristique à l’égard du monde et de l’existence en général. À l’époque contemporaine (depuis la deuxième moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours), cette perspective sous-tend, sur le plan poétique, des œuvres comme celle de l’écrivain péruvien José María Arguedas, et, sur le plan de l’action sociale et politique, tout un éventail de politiques créées par les mobilisations « indiennes » des dernières décennies en Amérique latine, comme celles qui se déroulent dans le cadre du thème du « vivre bien » (buen vivir).
Extrait de Communalisme andin et bon gouvernement — La mémoire utopique de l’Inca Garcilaso, d’Alfredo Gomez Muller, publié aux éditions Libertalia en 2022.
Illustration de vignette et de bannière : José Guerrero
- Nom de l’île sur laquelle se déroule le dialogue mis en scène par Thomas More dans son livre éponyme, ndlr.↑
- Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2006 (1929), p. 159.↑
- Paul Ricœur, L’Idéologie et l’utopie, Le Seuil, 1997, p. 379.↑
- Ibid., p. 392.↑
- Ibid., p. 393.↑
- Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel, 1994 (1925), p. VIII.↑
- Gustav Landauer, La Révolution, Éditions Champ Libre, 1974 (1905), p. 22.↑
REBONDS
☰ Lire notre traduction « Leur tradition et la nôtre », Vivek Chibber, avril 2022
☰ Lire notre abécédaire de José Carlos Mariátegui, avril 2022
☰ Lire notre article « Gustav Landauer : un appel au socialisme », janvier 2020
☰ Lire notre reportage « 25 ans plus tard : le zapatisme poursuit sa lutte », Julia Arnaud, mai 2019
☰ Lire notre article « S’inspirer des révoltes pré-capitalistes ? », François D’Agostino, novembre 2015