Retour sur le communalisme inca


Nous sommes au début du XVIIe siècle. Depuis une cen­taine d’an­nées, l’Espagne et le Portugal écrasent un conti­nent entier qu’on appelle désor­mais Amérique latine. Les grands ensembles poli­tiques pré­exis­tants se sont effon­drés. Ainsi du Tawantinsuyo, l’Empire inca qui cou­vrait jus­qu’a­lors un vaste ter­ri­toire sur les Andes. C’est à cette époque que Gómez Suárez de Figueroa, mieux connu sous le nom d’Inca Garcilaso, s’est atta­ché à décrire ce qu’a­vait pu être le régime poli­tique déchu. Sa consti­tu­tion. Ses réa­li­tés sociales. Les Commentaires royaux sur le Pérou des Incas, éla­bo­rés comme un acte de résis­tance, fait de lui le pre­mier auteur « indien » que connaît l’Europe et contri­bue à intro­duire des thèmes dont la pos­té­ri­té ne fera que croître de part et d’autre de l’Atlantique. Du « Buen vivir » andin aux prin­cipes du « Buen gobier­no » zapa­tiste, la mémoire uto­pique de l’Inca Garcilaso a long­temps été vive. Le socia­liste péru­vien José Carlos Mariátegui écri­vait ain­si en 1927 : « Le pas­sé inca est entré dans notre his­toire, reven­di­qué non par les tra­di­tio­na­listes, mais par les révo­lu­tion­naires. » Le phi­lo­sophe Alfredo Gomez-Muller revient, dans un ouvrage paru aux édi­tions Libertalia, sur la tra­jec­toire d’un texte par­mi les plus com­men­tés dans l’Histoire. Nous en publions un extrait.


Peu de livres ont connu, dans l’histoire des idées sociales et poli­tiques, un impact aus­si durable et pro­fond que les Commentaires royaux sur le Pérou des Incas, de l’Inca Garcilaso de la Vega. Publiés pour la pre­mière fois en 1609, les Commentaires sus­citent dès la fin de ce siècle l’intérêt de réfor­ma­teurs enga­gés dans la recherche de solu­tions à l’extrême misère qui frappe une grande par­tie de la popu­la­tion du conti­nent euro­péen. Au XVIIIe siècle, ils deviennent en France une réfé­rence majeure du débat poli­tique et cultu­rel ; en Amérique, ils sont lus par Túpac Amaru, le lea­der de la plus grande insur­rec­tion indigène de l’époque colo­niale, et sont inter­dits par le roi d’Espagne après l’échec du mou­ve­ment, en 1782, afin que les natifs ne puissent plus avoir un motif sup­plé­mentaire pour « vivi­fier leurs mau­vaises cou­tumes avec de tels docu­ments ». Au siècle sui­vant et dans le contexte de la tra­gé­die sociale impli­quée par la « révo­lu­tion industrielle » euro­péenne, le « Pérou des Incas » décrit par l’Inca Garcilaso est uti­li­sé comme un impor­tant référent his­to­rique pour l’élaboration de nou­velles théo­ries sociales et de l’idée moderne du « socia­lisme ». De même, les Commentaires royaux sont pré­sents, de manière explicite ou impli­cite, dans la dis­cus­sion bien connue à pro­pos du « socia­lisme inca » (ou du « com­mu­nisme inca ») qui se déroule en Europe et en Amérique latine pen­dant plus d’un demi-siècle — de la décen­nie 1880 aux années 1930. Indépendamment de leur per­ti­nence ou non comme caté­go­ries his­to­riques, ces notions vont contri­buer à l’appari­tion d’idées et de pra­tiques poli­tiques très diverses, qui annoncent des tâches contem­po­raines comme la cri­tique (post)coloniale ou la construc­tion de nou­veaux modèles de jus­tice sociale. 

L’impact sin­gu­lier des Commentaires royaux à tra­vers les temps se rat­tache, sur­tout, à leur conte­nu éthi­co-poli­tique et, en par­ti­cu­lier, au thème du « bon gou­ver­ne­ment » (buen gobier­no) qui est déve­lop­pé prin­ci­pa­le­ment dans le cinquième livre. La socié­té andine décrite par l’Inca Garcilaso n’était sans doute pas un para­dis ter­restre, mais elle pouvait cer­tai­ne­ment offrir un modèle de « bon gou­vernement » fon­dé sur une concep­tion de la jus­tice redis­tri­bu­tive et de la jus­tice sociale beau­coup plus avan­cée que celle qui exis­tait alors dans les socié­tés euro­péennes. D’après les des­crip­tions de l’Inca Garcilaso, le prin­cipe impli­cite qui sous-tend cette concep­tion serait la recon­nais­sance de la res­pon­sa­bi­li­té sociale, poli­tique et éthique d’une prise en charge de la vul­né­ra­bi­li­té consti­tu­tive de l’être humain, consi­dé­ré comme un « être-néces­si­teux ». Il s’agit d’un prin­cipe com­mun ou « uni­ver­sa­liste », d’après lequel tous les membres de la socié­té doivent pou­voir dis­po­ser du nécessaire pour vivre humai­ne­ment. Concrètement, ce prin­cipe se tra­duit dans des « lois » qui régissent aus­si bien la vie communale (la « loi de fra­ter­ni­té ») que la sphère « éta­tique » des rap­ports entre le pou­voir cen­tral et les divers niveaux de « com­mu­na­li­té » (la « loi com­mune »). L’association de ces deux « lois » sous-tend la « loi en faveur des pauvres », qui est peut-être celle qui a le plus frap­pé l’imaginaire social européen, déjà mar­qué par les des­crip­tions faites un siècle plus tôt par Thomas More à pro­pos du « bon gou­ver­ne­ment » : un gou­ver­ne­ment qui vise avant tout à régu­ler l’activité pro­duc­tive en fonc­tion des besoins du peuple, au moyen de « lois sur la dis­tri­bu­tion de toutes les choses ». La tâche éco­no­mique cen­trale du « bon gou­ver­ne­ment » d’Utopie1 est d’assurer en per­ma­nence l’approvisionnement des entre­pôts publics, de sorte que « rien ne manque à personne ». Sur ce point, les des­crip­tions de l’Inca Garcilaso s’entrecroisent avec celles de More, éta­blis­sant — peut-être déli­bé­ré­ment — un pont entre les Européens du XVIe siècle et les Européens du XVIIIe siècle. La signi­fi­ca­tion cri­tique des Commentaires royaux et leur appel tacite — à la fois poli­tique et cultu­rel — à recons­truire l’ordre social sur la base d’une concep­tion avan­cée de la jus­tice (re)distributive, va sus­ci­ter l’intérêt, l’enthousiasme et l’espoir chez un grand nombre de lec­teurs, mais aus­si la méfiance, l’hostilité et la détes­tation chez d’autres. Au XVIIIe siècle, des auteurs comme Raynal, Genty et Robertson consi­dèrent par exemple que l’existence dans la socié­té inca d’institutions assu­rant le bien-être public tout comme l’absence de la pro­prié­té pri­vée que décrit l’Inca Garcilaso consti­tuent la preuve de la bar­ba­rie des Incas ain­si que de leur inca­pa­ci­té de pro­gres­ser de manière auto­nome. Ils pré­tendent par là légi­ti­mer l’entreprise colo­niale et « civi­li­sa­trice » de l’Europe.

« La signi­fi­ca­tion cri­tique des Commentaires royaux va sus­ci­ter l’intérêt, l’enthousiasme et l’espoir, mais aus­si la méfiance, l’hostilité et la détes­tation. »

À par­tir de la fin du XIXe siècle, d’autres écri­vains pro­pagent un dis­cours de dis­qua­li­fi­ca­tion pure et simple des Commentaires royaux et de leur auteur, qu’ils accusent de « trom­pe­rie ». De ce dis­cours, l’Espagnol Menéndez y Pelayo offre peut-être l’exemple le plus carac­té­ris­tique, en affir­mant caté­go­ri­que­ment que les Commentaires royaux ne sont autre chose qu’un « roman uto­pique à l’instar de celui de Thomas More, à l’instar de La Cité du Soleil de Campanella ». Utilisant le terme uto­pie dans un sens vulgaire et idéo­lo­gique qui l’oppose à la « réa­li­té », iden­ti­fiant l’utopique à la fic­tion arbi­traire, le conser­va­teur espa­gnol sou­tient que l’œuvre de l’Inca Garcilaso n’est que l’expres­sion d’une « illu­sion phi­lan­thro­pique ». De leur côté, d’autres com­men­ta­teurs pré­tendent que l’intérêt sus­ci­té par le livre chez de nom­breux Européens se rédui­rait à un engoue­ment sou­dain pour le « bon sau­vage », l’« exotisme » ou le « pri­mi­ti­visme », d’après les éti­quettes super­ficielles et pares­seuses qu’une cer­taine his­toire lit­té­raire et des idées rabâche inlas­sa­ble­ment depuis plus d’un siècle. Des éti­quettes par ailleurs por­teuses d’un fort conte­nu eth­no­cen­triste et essen­tia­liste, qui trace des « fron­tières » intem­po­relles et abso­lues entre les cultures et qui, en l’occur­rence, pré­sente les Incas comme des êtres « éloi­gnés de la culture occi­den­tale ». Enfin, à l’opposé extrême de la sim­pli­fi­ca­tion, cer­tains idéo­logues de l’Amérique dite « latine » ont pu sou­te­nir, sur la base d’une lec­ture super­ficielle de sa vie et de son œuvre, que l’Inca Garcilaso aurait « jus­ti­fié » l’invasion de l’Amérique, et qu’il se serait « hispan­i­sé » du fait de sa migra­tion à la métro­pole colo­niale. Si tel était l’objet de l’auteur, pour­quoi son œuvre eût-elle été inter­dite en Amérique par le roi des Espagnols ?

Le « récit his­to­rial » (rela­to his­to­rial) de l’Inca Garcilaso à pro­pos du « bon gou­ver­ne­ment des Incas » recèle une signi­fi­ca­tion poli­tique pro­fonde, qui n’est pas pas­sée inaper­çue du pou­voir colo­nial. La reven­di­cation d’une culture pro­pre­ment inca qui y figure fut un geste poli­tique en soi, en réponse à ce que l’historien David A. Brading a qua­li­fié de « tra­di­tion impé­riale », soit la déva­lo­ri­sa­tion sys­té­ma­tique du monde inca et du monde « indien » en géné­ral. La des­crip­tion, aus­si, d’un « bon gou­ver­ne­ment » inca, qui assure à tous sans excep­tion un cer­tain niveau de bien-être, et la com­parai­son impli­cite du temps pas­sé avec un pré­sent colo­nial mar­qué par l’abandon et la vio­lente appro­pria­tion pri­vée et cumu­la­tive de la richesse sociale, avaient cer­tai­ne­ment un effet désta­bi­li­sa­teur pour le pou­voir colo­nial. Par ailleurs, la pen­sée poli­tique et sociale s’ expri­mant dans le récit his­to­rial du « bon gou­ver­ne­ment » inca pos­sède une consis­tance his­to­rique que n’avait pas, par exemple, la pen­sée poli­tique et sociale expri­mée par More dans Utopie. La poli­tique de l’Inca Garcilaso s’appuie sur l’expérience andine d’une poli­tique autre, inven­tée dans un contexte cultu­rel, social et éco­no­mique assez dif­fé­rent de l’européen. Pourtant, dans sa des­crip­tion du carac­tère « autre » de cette poli­tique s’entremêlent des élé­ments his­to­ri­que­ment véri­diques et des élé­ments pure­ment ima­gi­naires. À contre-cou­rant d’un certain rela­ti­visme « post­mo­derne » ou « déco­lo­nial », nous sommes convain­cu qu’il est pos­sible de dis­tin­guer ce qui est his­to­ri­que­ment véri­dique de ce qui est pure­ment ima­gi­naire. À la suite de Paul Ricœur, nous tenons pour his­to­ri­que­ment véri­dique ce qui peut être éta­bli comme un fait à par­tir d’un cer­tain sub­strat « maté­riel » compre­nant des don­nées et des « archives », et consti­tuant la base du tra­vail d’interprétation. L’invasion euro­péenne de l’« Amérique », par exemple, est un fait his­to­ri­que­ment véri­dique, sus­cep­tible d’être inter­pré­té diver­se­ment. Il y a des élé­ments du récit his­to­rial de l’Inca Garcilaso qui sont pure­ment ima­gi­naires : ain­si, l’affirmation selon laquelle les socié­tés pré-incas étaient dépour­vues de tout savoir, ou encore celle qui pré­tend que les Incas, par l’intermédiaire de leur auto­ri­té poli­tique et religieuse, ont été les seuls concep­teurs des règles de jus­tice (re)distributive pra­ti­quées dans le Tawantinsuyo [nom de l’Empire inca, en kich­wa, ndlr]. Mais il y a aus­si des élé­ments du récit de l’Inca Garcilaso sur le « bon gou­ver­ne­ment » des Incas qui peuvent être considérés aujourd’hui, sur la base des don­nées four­nies par la recherche contem­po­raine en his­toire et en anthro­pologie, comme des aspects consti­tu­tifs de l’expérience poli­tique et sociale de l’ancien Tawantinsuyo.

[José Guerrero]

Contrairement à ce que des auteurs comme Cunow, au XIXe siècle, et Murra, au XXe siècle, affir­maient, nous savons aujourd’hui que l’« État » du Tawantinsuyo assumait bien des fonc­tions de « bien-être social ». Dépassant la dicho­to­mie entre les domaines de l’« éta­tique » et du com­mu­nal (ce que les Incas nomment l’ayl­lu), laquelle était à la base des inter­pré­ta­tions de Cunow, de Murra et de leurs suc­ces­seurs, la recherche contem­po­raine a pu établir que les struc­tures com­mu­nales de redis­tri­bu­tion et de réci­pro­ci­té sous-ten­daient l’organisation des ins­ti­tu­tions « éta­tiques » du Tawantinsuyo. Fondées sur un sys­tème de dons et de contre-dons, les règles com­mu­nales défi­nissaient le cadre com­mun de valeurs et de signi­fi­ca­tions, qui jalon­nait ce qui était socia­le­ment et cultu­rel­le­ment accep­table par les groupes « d’en bas » ; par là même, ce cadre fixait les limites de l’inégalité sociale. La recon­naissance sociale des droits et des devoirs de tous à l’égard de tous, déter­mi­nés par la vul­né­ra­bi­li­té des humains et leurs besoins de nour­ri­ture, d’abri, de vête­ments défi­nis­sait ces limites. Certes, l’élite gou­ver­nante s’appropriait une par­tie de l’excédent pro­duit par les groupes « d’en bas », mais, comme l’a noté Nathan Wachtel, elle était obli­gée de « rendre » à ceux-ci une par­tie de leur « don » de tra­vail au moyen de « contre-dons », c’est-à-dire en redis­tri­buant par­mi ceux « d’en bas » une part signi­fi­ca­tive du pro­duit de leur tra­vail. L’Inca était tenu de « don­ner » une série de biens maté­riels et sym­bo­liques à toute la popu­la­tion du Tawantinsuyo, et, comme le signalent les Commentaires royaux, il devait en par­ti­cu­lier s’assurer que les besoins maté­riels des groupes les plus vul­né­rables étaient satisfaits. Les groupes « d’en bas » devaient pou­voir dis­po­ser du néces­saire pour vivre, modes­te­ment ou hum­ble­ment, mais jamais dans la misère expo­sée à l’imminence de la mort par la faim ou par le froid, dans la soli­tude et l’indifférence géné­rale. Les famines récur­rentes et l’indigence extrême qui frap­paient les plus pauvres en Europe à la même époque étaient incon­nues dans la socié­té inca. Telle est la dif­fé­rence éthique, poli­tique et cultu­relle, mise en relief par l’Inca Garcilaso, entre la socié­té inca pré­hispanique, régie par le prin­cipe d’une com­mune prise en charge de la pré­ca­ri­té humaine, et la socié­té colo­niale qui tend à sacri­fier la vie en géné­ral, y com­pris celle de nombreux colo­ni­sa­teurs, au nom de l’appétit indi­vi­dua­liste de pos­sé­der plus et de domi­ner davantage.

Les connais­sances contem­po­raines sur l’ancienne socié­té inca per­mettent, par consé­quent, de cor­ro­bo­rer et de réin­ter­pré­ter une série d’éléments du récit his­to­rial de l’Inca Garcilaso sur le « bon gou­ver­ne­ment » des Incas. Or, dans la pers­pec­tive de cet ouvrage, la ques­tion du sta­tut « véri­dique » ou « fic­tif » des des­crip­tions de l’Inca Garcilaso revêt un aspect acces­soire. Le but prin­ci­pal de ce livre n’est pas de pro­duire un juge­ment sur la validité his­to­rique de ces des­crip­tions, mais plu­tôt d’établir la pré­sence de la réfé­rence inca-gar­ci­las­sienne au sein des longues mémoires « uto­piques » qui, en Europe et en Amérique « latine », ont contri­bué au fil des siècles au renou­vel­le­ment des pra­tiques et des théo­ries poli­tiques et sociales. À cette fin nous importe la manière dont ces des­crip­tions ont été inter­pré­tées et uti­li­sées poli­tiquement et socia­le­ment, dans des contextes his­to­riques et cultu­rels très variés. Nous nous inté­res­sons en par­ti­culier à la signi­fi­ca­tion « uto­pique » de la réfé­rence inca-gar­ci­las­sienne, à sa contri­bu­tion à la recon­fi­gu­ra­tion inces­sante de mémoires cri­tiques qui, depuis la « communau­té des biens » de Morelly au XVIIIe siècle jusqu’aux diverses formes du socia­lisme, du com­mu­nisme et de l’anarchisme qui voient le jour au XIXe siècle euro­péen, ont per­mis l’élaboration de modèles alter­na­tifs de socié­té orien­tés par un prin­cipe (re)distributif à pro­ve­nance andine : « À cha­cun selon ses besoins, de cha­cun selon ses capa­ci­tés. » Accessoirement, et seule­ment à des fins de contex­tua­li­sa­tion his­to­ri­co-poli­tique, sont abor­dés aus­si cer­tains aspects de la récep­tion « conser­va­trice » de l’œuvre de l’Inca Garcilaso. Précisons, enfin, que la dif­fé­ren­cia­tion concep­tuelle entre ce qui est « conser­vateur » et ce qui est « uto­pique », ain­si que l’usage de l’expres­sion mémoires d’utopie ou mémoire uto­pique, ren­voient à la dis­tinc­tion fon­da­trice éta­blie en 1905 par Gustav Landauer entre le « topique » et l’« uto­pique », reprise et déve­lop­pée plus tard par les théo­ries de l’« uto­pie » et de l’« idéo­lo­gie » éla­bo­rées par Karl Mannheim (1929) et Paul Ricœur (1997).

« Les mémoires col­lec­tives pos­sèdent un fond poli­tique, en par­ti­cu­lier celles qui pré­tendent ne pas l’avoir — à l’instar d’une cer­taine science de l’histoire. »

À par­tir de la pers­pec­tive théo­rique de ces auteurs, on peut défi­nir l’uto­pie et l’idéo­lo­gie (ou le « topique » chez Landauer) comme des construc­tions sociales spé­ci­fiques qui assurent une cer­taine fonc­tion pra­tique dans la vie des socié­tés, déli­mi­tant des formes par­ti­cu­lières de se rap­por­ter au monde et de s’y orien­ter. Pour Mannheim, l’orientation pra­tique uto­pique se carac­té­rise inva­riablement par l’opération de « tor­piller » (spren­gen) un régime de pou­voir éta­bli, tan­dis que l’orientation idéo­lo­gique vise à le repro­duire ; c’est en se réfé­rant à cette opé­ration spé­ci­fique de « tor­piller » que Mannheim dis­tingue « la conscience uto­pique de la conscience idéo­lo­gique2 ». En sché­ma­ti­sant cette dif­fé­rence et en expli­ci­tant davan­tage sa dimen­sion poli­tique, Ricœur note que « l’idéologie est tou­jours une ten­ta­tive pour légi­ti­mer le pou­voir, tan­dis que l’utopie s’efforce tou­jours de le rempla­cer par autre chose3 » ; l’idéologie est la « plus-value » visant à com­pen­ser le défaut de croyance en l’autorité, alors que l’utopie « démasque cette plus-value4 » en créant des alter­na­tives qui opèrent par le biais de « la coopé­ra­tion et des rela­tions éga­li­taires5 ».

L’utopie et l’idéologie pro­duisent des conte­nus his­to­ri­co-tem­po­rels dif­fé­rents, impli­quant des manières diverses de se rap­por­ter au pré­sent, à l’avenir et au pas­sé. Il existe ain­si des formes uto­piques et des formes idéo­lo­giques de produc­tion sociale du pas­sé, c’est-à-dire de mémoire, d’après la pers­pec­tive ouverte par Halbwachs (1925). La pro­duction idéo­lo­gique de mémoire, y com­pris celle de cette forme spé­ci­fique de mémoire que l’on désigne habi­tuel­le­ment sous le nom d’« his­toire », s’accorde en géné­ral avec les « pen­sées domi­nantes de la socié­té6 », et peut cor­res­pondre aux inté­rêts du groupe ou des groupes poli­ti­que­ment et socia­le­ment domi­nants. C’est le cas, par exemple, de l’image du pas­sé inca pro­duite à par­tir du XVIe siècle par les pro­sa­teurs du vice-roi Toledo, ou aux XVIIIe et XIXe siècles par les apo­lo­gistes euro­péens de l’entre­prise colo­niale et de l’appropriation pri­vée et cumulative des richesses. La pro­duc­tion uto­pique de mémoire confi­gure un héri­tage d’aspirations, d’expériences, d’idées et de pra­tiques d’une forme de jus­tice sus­cep­tible de prendre en charge l’être-nécessiteux de l’humain ain­si que la fra­gi­li­té de la vie en géné­ral. Cet héri­tage compte pour la mémoire uto­pique, et consti­tue la res­source prin­ci­pale de l’utopie : l’utopie est « le sou­ve­nir de toutes les uto­pies pré­cé­dentes connues7 ». Ainsi, le récit de l’Inca Garcilaso sur le « bon gou­ver­ne­ment » est le sou­ve­nir de formes (re)distributives « éta­tiques » qui sont à leur tour le sou­ve­nir de formes andines de réci­procité com­mu­nale ; il est pro­bable qu’il y ait éga­le­ment dans les Commentaires royaux le sou­ve­nir de l’Utopie de More, de La République de Platon et du chris­tia­nisme pri­mi­tif. La Basiliade de Morelly (XVIIIe siècle) est en par­tie le souvenir des Commentaires royaux, de même que les écrits de Cabet (XIXe siècle) sur la « com­mu­nau­té des biens » et ceux d’Arratia et de Mariátegui (XXe siècle) sur le « com­munisme inca ». En un sens, ce livre est aus­si le sou­ve­nir des Commentaires royaux : il n’y a pas néces­sai­re­ment d’opposition abso­lue entre le savoir « aca­dé­mique » du pas­sé et les savoirs « popu­laires » ou « ances­traux » du pas­sé, pas plus qu’il n’y a d’opposition entre la « mémoire » et l’« his­toire » [au sens de l’his­to­rien Pierre Nora, ndlr]. Les socié­tés ne sont pas confi­gu­rées par une seule mémoire, mais par des mémoires col­lec­tives mul­tiples, qui peuvent se rap­por­ter dif­fé­rem­ment à l’idéologique et à l’utopique ; cer­taines de ces mémoires ins­ti­tuent entre elles des formes spé­ci­fiques de coopé­ra­tion ; d’autres, des formes d’antagonisme qui ren­voient inva­ria­ble­ment à une réa­li­té de pou­voir-domi­na­tion. Dans ce sens, les mémoires col­lec­tives pos­sèdent un fond poli­tique, en par­ti­cu­lier celles qui pré­tendent ne pas l’avoir — à l’instar d’une certaine « science » de l’histoire.

[José Guerrero]

Les Commentaires royaux, pre­mier livre publié en Europe par un auteur amé­ri­cain s’identifiant comme « indien », consti­tuent la forme écrite ori­gi­naire d’une longue mémoire uto­pique que l’histoire euro­péo­centriste des idées poli­tiques a tra­di­tion­nel­le­ment pas­sé sous silence. Leur écri­ture a été un geste poli­tique, de même que l’auto-identification de leur auteur comme « indien » (son « deve­nir indien »). Le sens de ce double geste déborde un cadre stric­te­ment éco­no­mique et poli­tique, lais­sant sa trace dans d’autres sphères de la culture et particu­liè­re­ment dans celles qui touchent à la créa­tion de sym­bo­liques rela­tives au sens et à la valeur de l’existence humaine. Le récit his­to­rial de l’Inca Garcilaso montre que les pra­tiques et les ins­ti­tu­tions éco­no­miques, sociales et poli­tiques de la socié­té qu’il décrit ne sont pas sépa­rées de valeurs et de construc­tions sym­bo­liques qui confèrent du sens à l’humain, au monde et à l’être en géné­ral. Il révèle par là que ces pra­tiques et ces ins­ti­tu­tions sont les dimen­sions spé­ci­fiques d’une culture, enten­due comme (re)création per­ma­nente et ouverte de valeurs et de sens qui accueillent l’humain dans le monde. Il sug­gère dès lors que la cri­tique d’un sys­tème éco­no­mique, social et poli­tique ne peut pas être déliée de la cri­tique de la culture éta­blie, c’est-à-dire d’un mode de vie arti­cu­lé par un certain sys­tème de croyances et d’idées qui confi­gurent un modèle sin­gu­lier de sub­jec­ti­vi­té et une atti­tude carac­téris­tique à l’égard du monde et de l’existence en géné­ral. À l’époque contem­po­raine (depuis la deuxième moi­tié du XXe siècle jusqu’à nos jours), cette pers­pec­tive sous-tend, sur le plan poé­tique, des œuvres comme celle de l’écrivain péru­vien José María Arguedas, et, sur le plan de l’action sociale et poli­tique, tout un éven­tail de poli­tiques créées par les mobi­li­sa­tions « indiennes » des der­nières décen­nies en Amérique latine, comme celles qui se déroulent dans le cadre du thème du « vivre bien » (buen vivir).


Extrait de Communalisme andin et bon gou­ver­ne­ment — La mémoire uto­pique de l’Inca Garcilaso, d’Alfredo Gomez Muller, publié aux édi­tions Libertalia en 2022.


Illustration de vignette et de ban­nière : José Guerrero


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  1. Nom de l’île sur laquelle se déroule le dia­logue mis en scène par Thomas More dans son livre épo­nyme, ndlr.[]
  2. Karl Mannheim, Idéologie et uto­pie, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2006 (1929), p. 159.[]
  3. Paul Ricœur, L’Idéologie et l’u­to­pie, Le Seuil, 1997, p. 379.[]
  4. Ibid., p. 392.[]
  5. Ibid., p. 393.[]
  6. Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel, 1994 (1925), p. VIII.[]
  7. Gustav Landauer, La Révolution, Éditions Champ Libre, 1974 (1905), p. 22.[]

REBONDS

☰ Lire notre tra­duc­tion « Leur tra­di­tion et la nôtre », Vivek Chibber, avril 2022
☰ Lire notre abé­cé­daire de José Carlos Mariátegui, avril 2022
☰ Lire notre article « Gustav Landauer : un appel au socia­lisme », jan­vier 2020
☰ Lire notre repor­tage « 25 ans plus tard : le zapa­tisme pour­suit sa lutte », Julia Arnaud, mai 2019
☰ Lire notre article « S’inspirer des révoltes pré-capi­ta­listes ? », François D’Agostino, novembre 2015

Alfredo Gomez-Muller

Professeur honoraire d’études latino-américaines et de philosophie à l’université de Tours. Il est l’auteur de nombreux ouvrages publiés en français et en espagnol, dont Nihilisme et capitalisme (2017) et Sartre, de la nausée à l’engagement (2005).

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