Chine et pandémie : une contagion sociale


« Depuis que le covid-19 a frap­pé, nous avons tou­jours don­né la prio­ri­té au peuple et à la vie » décla­rait début jan­vier le pré­sident chi­nois Xi Jinping. La poli­tique de strict confi­ne­ment qui a été mise en œuvre dans de nom­breuses villes, aux pre­mières des­quelles Shanghai, semble avoir été oubliée de son dis­cours pour pré­sen­ter ses vœux au pays. C’est qu’une contes­ta­tion inédite ces trente der­nières années et plu­sieurs scènes de révolte ont enfin conduit le pou­voir à inflé­chir une poli­tique sani­taire qui parais­sait inat­ta­quable. La situa­tion est loin d’être réglée : le nombre de cas de conta­mi­na­tions explose et beau­coup de sec­teurs éco­no­miques tournent au ralen­ti. Le col­lec­tif Chuang, com­mu­niste et cri­tique, com­po­sé de membres dont la plu­part résident en Chine, a pro­po­sé dès les débuts de la pan­dé­mie son point de vue, fon­dé sur la col­lecte de témoi­gnages, l’a­na­lyse de la poli­tique sani­taire de l’État chi­nois et l’é­tude, sur le temps long, des spé­ci­fi­ci­tés du régime. Leur livre Contagion sociale, tra­duit par Pablo Arnaud et paru aux édi­tions Niet !, va ain­si à rebours de la vision d’un « pou­voir éta­tique tout puis­sant » véhi­cu­lé aus­si bien par le Parti com­mu­niste chi­nois que par nombre de médias inter­na­tio­naux. Nous en publions un extrait, reve­nant sur les pre­miers mois de la pandémie.


En temps d’épidémie, la lit­té­ra­ture est rare­ment consa­crée à la mala­die elle-même. Il s’agit plu­tôt d’un drame, tout à la fois social et micro­bien. Tandis que les rumi­na­tions exis­ten­tielles se condensent dans l’isolement pour se pro­pa­ger ensuite à l’extérieur, leur ruis­sel­le­ment des­sine au fur et à mesure la forme d’une culture popu­laire face à un nou­veau genre de catas­trophe, qui ne peut plus être niée par sou­ci de confort. Les modèles du genre voient dans l’épidémie un retour mons­trueux de l’affrontement de classes, au mépris de son long déni. Dans Le Masque de la mort rouge, de Poe, ou Je brûle Paris1, de Jasieński — qui, dans une réso­nance sai­sis­sante avec notre pré­sent, met en scène une insur­rec­tion sur fond d’épidémie de peste dans la France des années 1920 —, le drame uti­lise la peste comme forme de guerre de classe cou­pée de toute volon­té poli­tique, celle-ci n’ayant pas été à la hau­teur de l’affrontement social. Le conflit est alors dépla­cé au niveau plus fon­da­men­tal du sub­strat bio­lo­gique, où il ne se sou­cie guère de consi­dé­ra­tions éthiques ou des consé­quences du bain de sang révo­lu­tion­naire. Dans ces fan­tas­ma­go­ries, la classe n’est pas abo­lie, mais déli­vrée de ses chaînes par la peste elle-même, dans une débauche de vio­lence, méta­phore à peine voi­lée d’une ven­geance qui ne peut plus être conte­nue. Le genre est nihi­liste et apo­ca­lyp­tique, mais aus­si sur­na­tu­rel­le­ment poli­tique — comme si ces slo­gans pleins de fureur, tour à tour déses­pé­rés et opti­mistes, ins­crits sur les murs de Hong Kong quelques mois avant le début de la pan­dé­mie, s’étaient extir­pés du béton pour se plon­ger dans le sang : « Si nous brû­lons, vous brû­le­rez avec nous », « Je pré­fère deve­nir cendre que pous­sière. »

Mais le cou­rant cultu­rel domi­nant est conser­va­teur et, s’il recon­naît la catas­trophe, il ne se donne jamais les moyens d’en déter­mi­ner la cause. Dans son ver­sant le plus réac­tion­naire, ce cou­rant se pré­sente comme une pure sub­sti­tu­tion : des dizaines de mil­liers d’individus dont la poli­tique se résume à l’interminable néga­tion para­noïaque, qui ne voient dans le virus qu’un com­plot visant à jus­ti­fier la toute-puis­sance de l’État. D’autres ont adop­té une posi­tion symé­trique mais tout aus­si réac­tion­naire. Ils se sont fait l’écho des mythes for­gés par les États à leur propre usage, en sou­li­gnant le suc­cès rela­tif de cer­tains gou­ver­ne­ments est-asia­tiques dans la lutte contre la pan­dé­mie (igno­rant au pas­sage les échecs qui ont ren­du ce suc­cès possible2. Qu’il s’agisse de mobi­li­sa­tion pour ou contre l’État, il s’agit de l’expression ramas­sée d’une même concep­tion de l’épidémie, répan­due des pro­pa­gan­distes de par­ti aux anti-masques para­noïaques, en pas­sant par les phi­lo­sophes en poste dans de grandes écoles. Au cœur de ce dis­cours, on retrouve l’idée selon laquelle l’épidémie n’est pas une épi­dé­mie, mais sim­ple­ment l’un des visages d’un État en voie de tota­li­sa­tion. L’État agit ici comme une sorte de stade suprême de l’idéologie. Il est la ligne de crête au-delà de laquelle nous n’avons d’autre choix que celui de voir en face la bête que nous appe­lons capi­ta­lisme. À ce stade, la règle est de par­ler de la conta­gion sans par­ler de ses ori­gines, de par­ler de la socié­té sans par­ler du social, et de par­ler de la pan­dé­mie comme d’une affaire stric­te­ment admi­nis­tra­tive entre les mains de ceux qui siègent au som­met de l’État. En bref, la façon la plus cou­rante d’approcher la pan­dé­mie consiste aujourd’hui à ne pas en par­ler du tout, mais, à la place, à dis­cou­rir sur l’État.

« La façon la plus cou­rante d’approcher la pan­dé­mie consiste aujourd’hui à ne pas en par­ler du tout, mais, à la place, à dis­cou­rir sur l’État. »

L’ombre de l’État est opaque et recouvre tout ce qui se tient sous elle. Ce qui devrait consti­tuer une leçon plus pro­fonde concer­nant les ravages micro­bio­lo­giques et macro-éco­lo­giques qui accom­pagnent néces­sai­re­ment la pro­duc­tion en vue de l’accumulation sans fin prend ici les traits du cli­ché dra­ma­tique de « l’homme contre la socié­té », ensei­gné dès le lycée, avec la pro­fon­deur d’un essai d’adolescent sur Orwell. Ce sté­réo­type s’affiche non seule­ment de toutes parts dans les médias mais sur­tout sous la forme la plus emblé­ma­tique du genre aujourd’hui : le jour­nal de confi­ne­ment, publié sous forme de feuille­ton sur les réseaux sociaux. Ces jour­naux ont d’abord fait leur appa­ri­tion à Wuhan, au cœur du confi­ne­ment chi­nois. Ils ont cir­cu­lé dans la zone grise des posts de Weibo3 et WeChat4, (qui n’étaient pas encore inter­dits à l’époque), où ils étaient dis­cu­tés entre amis et (par­fois) archi­vés hors de la por­tée des cen­seurs. Une fois inter­dits à l’échelle natio­nale, ils ont com­men­cé à se pro­pa­ger hors du pays et ont sou­vent été tra­duits. Les meilleurs d’entre eux étaient de simples jour­naux intimes, offrant le récit d’un quo­ti­dien sous confi­ne­ment deve­nu sur­réa­liste ; mais les plus lar­ge­ment dif­fu­sés sont ceux qui appuyaient le conflit mélo­dra­ma­tique entre expres­sion indi­vi­duelle et État auto­ri­taire. Ces der­niers pro­dui­saient autant de cli­chés consom­mables qui détour­naient la colère publique du sys­tème socio-éco­no­mique gou­ver­nant nos vies quo­ti­diennes vers une ques­tion plus pro­pre­ment poli­tique : un gou­ver­ne­ment à la fois trop loin­tain et trop proche.

Le plus célèbre et fami­lier de ces récits rat­ta­chés à la lit­té­ra­ture de l’épidémie est sûre­ment Wuhan, ville close, un recueil de textes publiés sur les réseaux sociaux par l’écrivaine plu­sieurs fois pri­mée Fang Fang5, durant le confi­ne­ment dans la pro­vince du Hubei. Écrit par une célé­bri­té dis­po­sant de mil­lions d’abonnés sur Weibo, il a rapi­de­ment atti­ré l’attention de la presse étran­gère. De plus, en rai­son de son ton bana­le­ment libé­ral et de son absence de tout posi­tion­ne­ment poli­tique autre que la plainte per­ma­nente contre la cen­sure média­tique et la ges­tion gou­ver­ne­men­tale opaque et mor­ti­fère des pre­miers temps de l’épidémie, il cor­res­pond tout à fait aux goûts idéo­lo­giques de l’industrie édi­to­riale étran­gère. Le récit a ain­si été tra­duit en anglais et en alle­mand à une vitesse ful­gu­rante et publié par des édi­teurs de pre­mier ordre, puis ven­du sur Amazon deux semaines seule­ment après la sor­tie de la ver­sion ori­gi­nale (le 6 avril 2020, der­nier jour du confi­ne­ment). C’est le jour­nal de confi­ne­ment le plus dif­fu­sé à l’étranger, confor­ta­ble­ment ins­tal­lé dans un libé­ra­lisme naïf pré­sent tout au long du recueil (la pre­mière entrée date de jan­vier [2020]) ain­si que dans sa pré­face, écrite en avril en vue de sa tra­duc­tion, dans laquelle l’auteure n’a rien d’autre à offrir que les solu­tions paci­fistes écu­lées des bobos de gauche : « L’humanité ne pour­ra vaincre le virus et s’en libé­rer qu’en s’unissant6 ».

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En réa­li­té, cette phrase consti­tue la seule ligne de défense de l’auteure lorsqu’elle réa­lise que son tra­vail a été acti­ve­ment uti­li­sé par tous ceux qui cher­chaient à en tirer un avan­tage géo­po­li­tique en attri­buant la mau­vaise ges­tion de la pan­dé­mie au seul État chi­nois. Mais le virus n’a pas été cau­sé par « l’humanité », comme elle le pré­tend. De plus, l’utilisation de son jour­nal dans les conflits géo­po­li­tiques en cours était tout sauf un inci­dent. Dès les pre­mières entrées, datant de fin jan­vier, elle parle de la pan­dé­mie dans les termes du conser­va­tisme amé­ri­cain : « Une admi­nis­tra­tion qui ne per­met pas la pro­mo­tion des meilleurs élé­ments engendre des consé­quences désas­treuses ; des dis­cours poli­ti­que­ment cor­rects mais creux, au détri­ment de la recherche de la véri­té à par­tir des faits, engendrent des consé­quences désas­treuses ; empê­cher les gens de dire la véri­té et les médias de rap­por­ter la réa­li­té engendre des consé­quences désas­treuses ; et toutes ces consé­quences, nous les subis­sons une par une7. » Des affir­ma­tions sem­blables sont dis­sé­mi­nées tout au long de Wuhan, ville close. La sup­po­sée neu­tra­li­té poli­tique et les invo­ca­tions bien inten­tion­nées d’une huma­ni­té qui aurait tiré les leçons du virus comme un seul homme masque en fait une logique conser­va­trice, selon laquelle la com­pé­ti­tion serait « natu­relle », et la cause réelle du désastre serait la cen­sure auto­ri­taire au nom d’impératifs poli­tiques, et non l’élevage indus­triel moti­vé par le seul pro­fit ou la des­truc­tion éco­lo­gique de masse8. Une fois confron­tées à une telle catas­trophe, les cri­tiques enchaî­nées au carac­tère sup­po­sé­ment indé­pas­sable du capi­ta­lisme se tour­ne­ront tou­jours vers l’État, qui incarne après tout « le public ». Et cette omis­sion est le seul véri­table inté­rêt de la lit­té­ra­ture épi­dé­mique actuelle : pour­quoi l’État occupe-t-il toute la place dans ces ana­lyses, sans en lais­ser aucune pour le reste ? En d’autres termes, pour­quoi les gens en viennent-ils à men­tion­ner l’État lorsqu’ils veulent par­ler de l’épidémie ?

Dans ces récits, l’État tota­li­sant et son pou­voir omni­pré­sent et pan­op­tique semblent être les maîtres d’œuvre d’une conspi­ra­tion para­noïaque qui ren­verse le Léviathan de Hobbes sur la tête. Une telle forme de sou­ve­rai­ne­té n’a aucune ori­gine maté­rielle : l’État serait un spectre ancien et sans contour pré­cis han­tant l’humanité. C’est le mythe de l’État sur lui-même, l’ultime réi­fi­ca­tion qui masque le fait qu’il ne peut être com­pris hors de sa fonc­tion au sein du capi­ta­lisme — et que les États sont his­to­ri­que­ment insé­pa­rables des ques­tions de classe et de pro­duc­tion. Les impé­ra­tifs capi­ta­listes sont le fon­de­ment de l’État, et les conflits naissent du fait que les pro­ces­sus de consti­tu­tion et de décom­po­si­tion des États coexistent au sein d’une éco­no­mie mon­diale unique. Cette concep­tion maté­rielle de l’État néces­site de sai­sir sa spé­ci­fi­ci­té — c’est-à-dire son lien avec la civi­li­sa­tion dans son ensemble et avec les dif­fé­rents modes de pro­duc­tion — plu­tôt que de le voir comme un Léviathan dra­ma­tique et para­noïaque qui tour­mente l’humanité depuis que des graines ont été mises en culture. Les fac­teurs his­to­riques, géo­gra­phiques et cultu­rels peuvent ain­si être adap­tés pour deve­nir des com­po­santes inté­grantes de la poli­tique d’État, à condi­tion qu’ils puissent être mobi­li­sés pour ser­vir effi­ca­ce­ment les impé­ra­tifs capitalistes.

« L’État en cours d’édification en Chine est à cer­tains égards sans pré­cé­dent, bien que sa fonc­tion fonda­mentale demeure la même »

La pan­dé­mie ne peut être expli­quée d’abord par le com­por­te­ment de l’État. D’autre part, la réponse à la pan­dé­mie a per­mis de mettre en lumière à la fois le pro­ces­sus de construc­tion éta­tique à l’œuvre en Chine et le déclin géné­ra­li­sé des ins­ti­tu­tions poli­tiques aux États- Unis et en Europe. Aucun de ces pro­ces­sus ne peut être com­pris sépa­ré­ment l’un de l’autre, car ils sont façon­nés par le même conflit indus­triel entre dif­fé­rentes fac­tions capi­ta­listes aux inté­rêts diver­gents, déter­mi­nés par leurs inves­tis­se­ments dans des blocs com­mer­ciaux concur­rents. Cela ne manque pas de sou­le­ver des ques­tions pro­fondes au sujet de la nature de l’État sous le capi­ta­lisme, et des concepts qui lui sont asso­ciés. Nous nous deman­dons ici si la struc­ture ins­ti­tu­tion­nelle de l’État chi­nois doit néces­sai­re­ment imi­ter ses équi­va­lents occi­den­taux afin de rem­plir ses objec­tifs capi­ta­listes, ou si, à l’inverse, il dis­pose d’une quel­conque lati­tude pour se déve­lop­per autre­ment. Cette ques­tion est essen­tielle, car les deux der­nières décen­nies ont vu d’influents intel­lec­tuels et des diri­geants poli­tiques de haut rang insis­ter tou­jours plus ouver­te­ment et éner­gi­que­ment sur une logique de gou­ver­nance dif­fé­rente, qui trou­ve­rait sa source dans une autre généa­lo­gie, tout en contri­buant à la construc­tion d’un État fon­da­men­ta­le­ment au ser­vice des impé­ra­tifs capi­ta­listes. À cet égard, la lit­té­ra­ture et la tra­di­tion phi­lo­so­phique chi­noises exercent une influence cer­taine sur la forme de l’État en deve­nir — même si cet État ne sau­rait être réduit à des fac­teurs cultu­rels, ni com­pris pure­ment et essen­tiel­le­ment de manière culturelle9. En d’autres termes, les ques­tions essen­tielles sont les sui­vantes : dans quelle mesure l’État chi­nois res­semble-t-il aux États capi­ta­listes plus anciens ? Quelle marge de manœuvre existe-t-il pour l’expérimentation et l’adaptation, et quel envi­ron­ne­ment intel­lec­tuel peut-il four­nir les res­sources néces­saires à une telle adaptation ?

Répondre à ces ques­tions néces­site une ana­lyse concrète des méca­nismes à l’œuvre sur le ter­rain — la façon dont le pou­voir se déve­loppe et se déploie — plu­tôt qu’une approche stric­te­ment dis­cur­sive décri­vant la manière qu’a l’État de par­ler de lui-même et de jus­ti­fier son pou­voir auprès de la popu­la­tion. Ces élé­ments prag­ma­tiques sont déve­lop­pés plus loin. Cela dit, le pou­voir ne fait pas éta­lage de sa puis­sance dans le vide. Nous répé­te­rons ici une évi­dence : le mode de pro­duc­tion (et sur­tout, mais pas exclu­si­ve­ment, sa classe domi­nante) fait son propre État, mais ne le fait pas arbi­trai­re­ment. Il le fabrique plu­tôt selon des condi­tions don­nées et héri­tées du pas­sé, à par­tir de maté­riaux récu­pé­rés de contin­gences cultu­relles et his­to­riques. Ces élé­ments sont assem­blés dans un cer­tain contexte intel­lec­tuel, à tra­vers lequel ils deviennent dis­po­nibles pour ceux qui sont au pou­voir afin de des­si­ner les grandes orien­ta­tions de leur manière de gouverner10. Ce contexte intel­lec­tuel est aujourd’hui glo­bal mais pas homo­gène. De la même manière, la mon­dia­li­sa­tion des pra­tiques euro­péennes de poli­tiques éta­tiques — et donc l’influence exer­cée par les impé­ra­tifs capi­ta­listes sur leur évo­lu­tion — a été une consé­quence acci­den­telle de l’impé­rialisme et de la colo­ni­sa­tion, et non une néces­si­té logique. Étant don­né les dif­fé­rents défis maté­riels aux­quels fait face le capi­ta­lisme aujourd’hui et la généa­lo­gie intel­lec­tuelle dif­fé­ren­ciée sur laquelle il s’appuie, il y a toutes les rai­sons de pen­ser que l’État en cours d’édification en Chine est à cer­tains égards sans pré­cé­dent, bien que sa fonc­tion fonda­mentale demeure la même.

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[…] Le confi­ne­ment sou­dain de Wuhan a mon­tré que l’État chi­nois com­pre­nait que sa chance n’allait pas tar­der à tour­ner. La pro­pa­ga­tion en dehors du Hubei avait déjà com­men­cé, et les voyages pour le Nouvel An ris­quaient de l’accélérer au-delà de toute pos­si­bi­li­té d’endiguement. Bien que les dis­po­si­tifs de com­man­de­ment mobi­li­sés soient flous aujourd’hui encore, le confi­ne­ment a mar­qué un tour­nant, une inter­ven­tion claire du gou­ver­ne­ment cen­tral qui a non seule­ment agi dans le but de s’assurer du res­pect du confi­ne­ment à Wuhan — d’abord en en restrei­gnant les entrées et les sor­ties, puis à tra­vers diverses formes de contrôles inté­rieurs des com­merces et des dépla­ce­ments dans la ville —, mais aus­si pour ser­vir d’exemple aux res­pon­sables poli­tiques des plus bas éche­lons ailleurs dans le pays. L’État n’a en effet pas les moyens de s’assurer de l’application de ces mesures dans les campagnes.

C’est le pre­mier confi­ne­ment de cette ampleur de l’histoire humaine. Le dérou­le­ment de la qua­ran­taine est révé­la­teur de la nature de la réponse de l’État aux pan­dé­mies induites par le sys­tème éco­no­mique que ce der­nier entre­tient. Mais la fonc­tion d’un tel confi­ne­ment n’est cer­tai­ne­ment pas de pré­ser­ver la san­té pour elle-même. L’État traite plu­tôt la san­té comme une néces­si­té auxi­liaire au main­tien d’une popu­la­tion pro­duc­tive et com­pé­ti­tive, et au besoin de pré­ve­nir tout risque insur­rec­tion­nel. À cet égard, l’État chi­nois (qui a une longue expé­rience de mobi­li­sa­tion depuis une posi­tion de fai­blesse et de construc­tion patiente de son pou­voir) s’est mon­tré tout à fait capable de prendre des déci­sions en faveur des inté­rêts éco­no­miques à long terme, même si cela sup­po­sait le sacri­fice de pro­fits à court terme. Ce pro­ces­sus tranche avec celui mis en œuvre aux États-Unis, où un long affai­blis­se­ment des moyens éta­tiques et une admi­nis­tra­tion par­ti­cu­liè­re­ment inef­fi­cace ont pro­vo­qué la situa­tion inverse : le sacri­fice de la popu­la­tion pour un gain éco­no­mique de court terme. Ironiquement, cette diver­gence a démon­tré que l’État amé­ri­cain a été l’administrateur le moins effi­cace des condi­tions éco­no­miques fon­da­men­tales, car sa stra­té­gie court-ter­miste s’est révé­lée désas­treuse pour l’accumulation à long terme. Sur le moment même, cepen­dant, toutes ces ques­tions plus larges ont été relé­guées à l’arrière-plan. Ceux qui étaient pris au piège du confi­ne­ment, tout à coup com­plè­te­ment iso­lés dans un monde figé et mena­cés par une menace invi­sible, ont avant tout fait face à un ques­tion­ne­ment existentiel.

« Dans cette inver­sion absurde et ato­mi­sée de la grève de masse, nous avons assis­té à la même sus­pen­sion de l’activité éco­no­mique, mais pri­vée de la dimen­sion communautaire. »

Tout a com­men­cé à prendre une dimen­sion sur­réa­liste. Celles et ceux avec qui nous avons mené nos entre­tiens ont tous ri en décri­vant ces pre­mières semaines de confi­ne­ment à Wuhan et ailleurs. Les per­sonnes non chi­noises inter­ro­gées ont par­lé d’une bureau­cra­tie tout à la fois banale et baroque, par­fois ridi­cu­le­ment inof­fen­sive par son inef­fi­ca­ci­té. Dans d’autres cas, elle a conduit à deux semaines d’allers-retours cau­che­mar­desques dans des hôpi­taux de for­tune, dignes d’une dys­to­pie kaf­kaïenne presque conforme au cli­ché. L’un de nos amis le décrit très bien dans le troi­sième cha­pitre de ce livre : « au début, les gens étaient juste sur­pris, et tout sem­blait absurde. » Ces mêmes amis ont cou­ché sur le papier ces pre­mières semaines absurdes de qua­ran­taine dans leur propre Wuhan Diaries, impri­mé sous forme de fan­zine DIY11. Contrairement au jour­nal bien plus connu de Fang Fang, ce jour­nal sous forme de BD ne tourne pas autour des ques­tions rou­ti­nières de cor­rup­tion ou de cen­sure mais dresse un por­trait bien plus inti­miste de l’absurde vie quo­ti­dienne en temps de confi­ne­ment. Tout au long de la bro­chure, les auteurs uti­lisent la méta­phore de la dérive en pleine mer, chaque appar­te­ment ou barre d’immeuble consti­tuant un navire pris dans la tem­pête : « Je regarde, depuis le bateau, à tra­vers un hublot, et der­rière le verre jau­nis­sant et les couches de brouillard, des gens agitent des dra­peaux, ils tentent de nous dire quelque chose […] De nom­breux amis nous envoient éga­le­ment des mes­sages (des bou­teilles à la mer) à tra­vers les marées, pour nous deman­der où nous en sommes. » Ces mes­sages reçus ou envoyés à des amis dis­tants sont tout à fait ordi­naires — des comptes-ren­dus de la san­té du chien et des pho­tos de plats pré­pa­rés pen­dant le confi­ne­ment —, mais c’est ce qui les rend pré­cieux, cha­cun étant res­ti­tué avec le soin d’un archéo­logue qui déterre des frag­ments d’histoire.

L’un des pre­miers et des plus signi­fi­ca­tifs effets du confi­ne­ment a été l’étrange expé­rience pro­duite par l’isolement de son envi­ron­ne­ment immé­diat et de son propre corps — comme si les amarres étaient lar­guées, comme si les liens avec tous ces rituels mineurs qui com­posent la trame du quo­ti­dien étaient rom­pus. Dans cette inver­sion absurde et ato­mi­sée de la grève de masse, nous avons assis­té à la même sus­pen­sion de l’activité éco­no­mique, mais pri­vée de la dimen­sion com­mu­nau­taire qui est nor­ma­le­ment asso­ciée à la grève. Dans un pre­mier temps, la grève inver­sée s’est mani­fes­tée par une série de ren­contres sur­réelles avec les mar­chan­dises. Alors que le déni se dis­si­pait et que le confi­ne­ment débu­tait, les nou­velles se sont répan­dues à pro­pos des bar­rages rou­tiers et des fer­me­tures de maga­sins et de phar­ma­cies, condui­sant des cen­taines de mil­liers de per­sonnes à se pré­ci­pi­ter pour fuir la ville et à une pénu­rie totale d’équipements de pro­tec­tion. La tem­pé­ra­ture s’est effon­drée et la bat­te­rie de l’iPhone de l’un des auteurs s’est mise à gon­fler, l’appareil « enflant comme une véri­table pomme [apple] ». À un niveau plus géné­ral, la cir­cu­la­tion des mar­chan­dises a fait montre d’une même indé­ter­mi­na­tion logique. Avoir accès à une simple bou­teille de gaz pour cui­si­ner est deve­nu une épreuve bureau­cra­tique inquié­tante, au cours de laquelle même les auto­ri­tés locales plai­san­taient à moi­tié en ras­su­rant les gens atten­dant dans le froid, leur décla­rant que, dans le pire des cas, ils n’auraient qu’à piller les camions de livrai­son. Les mar­chés locaux ont com­men­cé à se dépla­cer dans les dif­fé­rents quar­tiers, inver­sant les rôles actifs et pas­sifs du rap­port éco­no­mique, les mar­chan­dises se parant de l’aura des vivants. Dans ces pre­miers temps d’isolement hiver­nal, le sur­réa­lisme s’est immis­cé dans les moindres recoins de la conscience. L’un des auteurs a vu « une vidéo d’un cochon sau­vage s’enfuyant sur le second péri­phé­rique » et s’est mis à res­sas­ser une idée aban­don­née de « roman dans lequel l’ensemble de l’humanité entre­rait dans une hiber­na­tion d’un siècle et la nature se réta­bli­rait len­te­ment ». Pendant ce temps, d’autres navires fen­daient les eaux la nuit, en silence. La tem­pête s’étendait au-delà du mur de brume.


Extrait de Contagion sociale, du col­lec­tif Chuang, publié aux édi­tions Niet ! en 2022
Illustrations de ban­nière et de vignette : Popcube | www.popcube.org


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  1. Voir Benjamin Noys, « Microbial com­mu­nism », Mute Magazine, 1er sep­tembre 2013. Je brûle Paris est peu connu dans le monde anglo­phone, mais il a été l’un des livres de fic­tion com­mu­niste les plus ven­dus — si popu­laire qu’il a même valu à son auteur d’être expul­sé de Pologne et de voir son livre inter­dit. [Note de Chuang]
  2. C’est vrai non seule­ment en ce qui concerne la Chine, mais aus­si la Corée du Sud (à titre d’exemple). [Note de Chuang]
  3. Littéralement, Weibo signi­fie « micro-blo­gage » et ras­semble les sites du même genre que Twitter, ce der­nier étant inter­dit en Chine. Sina Weibo, com­mu­né­ment appe­lé Weibo, est l’ap­pli­ca­tion la plus uti­li­sée en Chine, comp­tant près de 500 mil­lions d’u­ti­li­sa­teurs et d’u­ti­li­sa­trices [ndlr].
  4. Application de mes­sa­ge­rie ins­tan­ta­née per­met­tant aus­si le paie­ment par télé­phone. Elle compte plus d’un mil­liard d’u­ti­li­sa­teurs et d’u­ti­li­sa­trices dans le monde [ndlr].
  5. Fang Fang est le nom de plume de l’auteure de fic­tion Wang Fang. Elle a reçu le prix lit­té­raire Lu Xun en 2010, l’un des plus pres­ti­gieux du pays pour les écri­vains. Bien qu’elle soit sur­tout connue en Chine, plu­sieurs de ses œuvres ont été tra­duites. Aucune cepen­dant n’a connu un aus­si grand suc­cès que Wuhan, ville close [Wuhan Diary], en 2020 (édi­tions Stock pour la tra­duc­tion fran­çaise). [Note de Chuang]
  6. Fang Fang, Wuhan, ville close, Paris, Stock, 2020.
  7. Ibid., p. 29.
  8. Rob Wallace, Dead Epidemiologists : On the Origins of Covid-19, NYU Press, 2020. Voir le pre­mier cha­pitre du pré­sent ouvrage pour une ver­sion plus déve­lop­pée de cet argu­ment. [Note de Chuang]
  9. Tout au long de ce livre, nous nous réfé­rons à la tra­di­tion lit­té­raire et phi­lo­so­phique « chi­noise ». Il ne s’agit pas de dire qu’un État « chi­nois » ou même une seule civi­li­sa­tion « chi­noise » cohé­rente a réel­le­ment exis­té dans l’Est asia­tique durant des mil­lé­naires — cette affir­ma­tion est rela­ti­ve­ment récente et est essen­tiel­le­ment le pro­duit du pro­jet de construc­tion natio­nale du XXe siècle. Il s’agit plu­tôt de faire réfé­rence aux carac­tères chi­nois qui ont été uti­li­sés de manière uni­ver­selle dans la région, per­met­tant à des auteurs qui par­laient des langues orales incom­pa­tibles de rendre leurs idées mutuel­le­ment intel­li­gibles. Ce pro­ces­sus a per­mis l’essor et la for­ma­tion d’un cor­pus uni­fié en langue chi­noise, en lit­té­ra­ture, en his­toire ou en géo­gra­phie, qui est deve­nu une réfé­rence par­ta­gée tout au long des dif­fé­rentes dynas­ties. [Note de Chuang]
  10. Ce pro­ces­sus est expé­ri­men­tal et évo­lu­tif : les réformes de gou­ver­nance sont conduites dans cer­taines zones, sou­vent impro­vi­sées en réponse à cer­tains pro­blèmes locaux, et éten­dues à d’autres espaces seule­ment lorsqu’elles ont fait leurs preuves dans le main­tien des condi­tions d’accumulation ou dans le dépas­se­ment de limites à la crois­sance. Mais, même à ce moment-là, il n’y aucune garan­tie qu’une quel­conque adap­ta­tion soit adop­tée ailleurs, puisque le choix entre plu­sieurs options éga­le­ment adé­quates dépend à son tour de nom­breuses contin­gences. [Note de Chuang]
  11. Le jour­nal a d’abord été publié sous forme de bandes des­si­nées en chi­nois dans divers for­mats, puis par la Black Book Assembly de Hong Kong, sous forme d’un bul­le­tin, en chi­nois, en anglais, sous le nom de Wuhan Diaries. [Note de Chuang]

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