Cartouches (99)


Refuser, que ce soit un sys­tème axé sur la com­pé­ti­tion ou de ser­vir dans l’ar­mée israé­lienne qui com­met un géno­cide à Gaza ; réflé­chir à une cos­mo­po­li­tique des com­muns et à la pos­si­bi­li­té d’une voix col­lec­tive ; débattre de la place des images dans l’i­ma­gi­naire révo­lu­tion­naire et dépas­ser les cli­chés sur les femmes kurdes en décou­vrant les fon­de­ments idéo­lo­giques de leur com­bat ; racon­ter les mas­sacres com­mis par les pha­lan­gistes à Beyrouth dans les années 70 et la construc­tion des marges à Paris ; enquê­ter sur la san­té à Sainté et repen­ser la notion de consti­tu­tion : nos chro­niques de mai 2025.


Refuser de par­ve­nir, du CIRA

« [L]a révo­lu­tion n’a de sens que si les che­mins emprun­tés pour y tendre cor­res­pondent à l’idéal éman­ci­pa­teur. » C’est dans cette pers­pec­tive que Nada a réédi­té, en actua­li­sant son conte­nu, l’ouvrage Refuser de par­ve­nir, coor­don­né par le Centre inter­na­tio­nal de recherches du l’anarchisme (CIRA) de Lausanne. L’expression « refus de par­ve­nir » appa­raît d’abord sous la plume de l’instituteur et syn­di­ca­liste Albert Thierry au début du XXe siècle. Très pré­sent dans le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, le refus de par­ve­nir « se tra­duit éga­le­ment par une cri­tique viru­lente du pou­voir et de la repré­sen­ta­tion », par le refus des « galons » y com­pris dans les struc­tures syn­di­cales et par le fait, comme le dit Élisée Reclus, « de ne pas sor­tir des rangs » et d’éviter l’avant-gardisme. Tombé en désué­tude après la Première Guerre mon­diale, « le refus de par­ve­nir voit une sorte de renou­veau dans le sillage de mai 1968 ». L’équipe du CIRA a essayé d’illustrer ce que pour­rait signi­fier aujourd’hui ce concept, dans une pers­pec­tive qui évite l’individualisme et les écueils de la déser­tion indi­vi­duelle, met­tant en avant la dimen­sion col­lec­tive. Sans non plus se voi­ler la face sur le fait que « pour refu­ser de par­ve­nir, il faut être en mesure de par­ve­nir » et que cela n’a pas le même sens « selon la (ou les) position(s) que nous occu­pons dans la com­plexe super­po­si­tion des hié­rar­chies sociales et des méca­nismes de domi­na­tion, qui trans­cendent la concep­tion his­to­rique de classes ». Ainsi par exemple, Anne Steiner pro­pose une réflexion sur l’université, la méri­to­cra­tie et le besoin de « reprendre à l’État et au mar­ché le mono­pole de l’instruction et de la for­ma­tion ». Alors que la gauche dans son ensemble peine à de défaire du culte de la per­sonne, du lea­der, sans par­ler de celui de la « méri­to­cra­tie répu­bli­caine », la lec­ture de ce livre apporte une fraî­cheur bien­ve­nue aux réflexions poli­tiques. Replacer le refus de par­ve­nir, de la com­pé­ti­tion et de la course au mérite au cœur de nos enga­ge­ments nous per­met­trait de nous concen­trer sur la dimen­sion col­lec­tive du tra­vail mili­tant et d’inscrire celui-ci dans le long terme, sans attente de gra­ti­fi­ca­tion autre que celle de se tenir aux côtés de ses cama­rades dans la lutte. [L.]

Nada, 2024

Nous refu­sons. Dire non à l’ar­mée en Israël, de Martin Barzilai

La socié­té israé­lienne, l’une des plus mili­ta­ri­sées du monde, compte 178 000 sol­dats de métier et un demi-mil­lion de réser­vistes sur une popu­la­tion totale de près de dix mil­lions d’habitants. L’armée consti­tue un pilier de l’ordre social israé­lien. Le ser­vice natio­nal est obli­ga­toire à par­tir de 18 ans : trois ans pour les hommes, deux ans pour les femmes, « à l’exception des Palestiniens citoyens d’Israël […] et de la plu­part des Juifs hare­dim qui se consacrent à l’étude reli­gieuse ». C’est dans ce contexte que depuis 2008 Martin Barzilai va à la ren­contre des refuz­nik, celles et ceux qui refusent de prendre les armes et qui « incarnent un point de rup­ture, une dis­con­ti­nui­té dans une socié­té pen­sée comme un bloc mili­ta­riste mono­li­thique où le ser­vice est pra­ti­que­ment consti­tu­tif de la citoyen­ne­té », dans la mesure où celui-ci condi­tionne l’accès au per­mis de conduire, à la sor­tie du ter­ri­toire, etc. Leurs courts témoi­gnages donnent à voir le regard de la socié­té israé­lienne sur le pro­ces­sus de la colo­ni­sa­tion de la Palestine — ou son absence de regard, comme l’explique Einat Gerlitz : « L’occupation ne peut exis­ter que parce que nous vivons sépa­rés des Palestiniens. Si vous vivez comme un Juif israé­lien nor­mal, vous ne la sen­tez pas […] tant qu’on ne la voit pas de ses propres yeux, l’occupation semble très loin­taine. » Les points de vue des refuz­nik sont variés : certain·es ne rejettent pas le pro­jet sio­niste tout en dénon­çant les crimes com­mis par l’armée israé­lienne, quand d’autres cri­tiquent ouver­te­ment l’occupation des ter­ri­toires pales­ti­niens et s’engagent aux côtés des Palestiniens contre les des­truc­tions de mai­sons, les exac­tions des colons. La plu­part alertent tou­te­fois sur les dan­gers de la dérive du gou­ver­ne­ment et du poids des fon­da­men­ta­listes en son sein. Refuser le ser­vice se paie cher : outre la pri­son, de quelques mois à deux ans, il faut aus­si être prêt à subir le regard de la socié­té et des proches. Et depuis le 7 octobre 2023, refu­ser le ser­vice mili­taire obli­ga­toire est plus que jamais un affront. [L.]

Libertalia, 2025

Instituer les mondes — Pour une cos­mo­po­li­tique des com­muns, de Pierre Dardot et Christian Laval

Poursuivant leur ample tra­vail cri­tique du néo­li­bé­ra­lisme et de la sou­ve­rai­ne­té éta­tique, le phi­lo­sophe Pierre Dardot et le socio­logue Christian Laval pro­posent une nou­velle somme, dont le but est de pro­po­ser des formes d’or­ga­ni­sa­tion col­lec­tive sus­cep­tibles d’ins­ti­tuer du com­mun — ce qu’ils défi­nis­saient dans un ouvrage pré­cé­dent comme « le prin­cipe poli­tique d’une co-obli­ga­tion pour tous ceux qui sont enga­gés dans une même acti­vi­té ». Leur démarche s’é­toffe cette fois-ci d’une série de pro­po­si­tions stra­té­giques à l’é­chelle mon­diale. Il ne s’a­git plus sim­ple­ment de cir­con­ve­nir des ini­tia­tives loca­li­sées, auto-gou­ver­nées par des com­mu­nau­tés déci­dant d’un ensemble de règles pour agir dans une même direc­tion ; : les deux auteurs sou­haitent éga­le­ment faire muer le vieil inter­na­tio­na­lisme socia­liste vers une « cos­mo­po­li­tique des com­muns », en s’ap­puyant sur les réseaux trans­na­tio­naux créés autour de luttes éco­lo­gistes, fémi­nistes, autoch­tones et pay­sannes. Actant aus­si bien l’é­chec d’un inter­na­tio­na­lisme fon­dé sur la ren­contre de mou­ve­ments ouvriers natio­naux que celui d’un alter­mon­dia­lisme qui n’a pas su se doter d’ins­ti­tu­tions à même de péren­ni­ser un mou­ve­ment popu­laire mon­dial, Pierre Dardot et Christian Laval avancent un cadre concep­tuel ori­gi­nal à même de sai­sir un foi­son­ne­ment d’i­ni­tia­tives éparses à l’é­chelle de la Terre. Postulant que « la révo­lu­tion comme réa­li­sa­tion de la démo­cra­tie d’au­to­gou­ver­ne­ment est affaire […] d’actes col­lec­tifs d’ins­ti­tu­tion », ils pré­sentent un ensemble de « tra­cés » stra­té­giques s’ap­puyant sur de telles expé­riences anciennes et contem­po­raines. Sont ain­si abor­dés diverses expé­riences de fédé­ra­lisme ou de com­mu­na­lisme et les rela­tions que ces modèles entre­tiennent avec l’État, les luttes ou les milieux de vie. Une telle explo­ra­tion, nour­rie de nom­breux exemples, est réjouis­sante, mais ne manque pas de lais­ser per­plexe sur son adé­qua­tion avec le moment dra­ma­tique que nous vivons. Agir en com­mun, ici et main­te­nant, puis mettre en réseau un ensemble d’ins­ti­tu­tions auto­nomes, requiert des efforts gigan­tesques. Si Instituer les mondes paraît être à la mesure de l’é­poque sur le plan théo­rique, com­ment l’être, en retour, sur le plan pra­tique et poli­tique ? [R.B.]

La Découverte, 2025

Le Rêve d’un lan­gage com­mun, d’Adrienne Rich (trad. Shira Abramovich et Lénaïg Cariou)

« Si dans ce som­meil je parle / c’est dans une voix qui n’est plus per­son­nelle / (je vou­drais dire avec des voix) » : c’est ain­si qu’Adrienne Rich fait par­ler Elvira Shataeva, meneuse d’une cor­dée d’al­pi­nistes sovié­tiques dont les membres per­dirent la vie dans leur ascen­sion du pic Lénine en 1974. Cette voix venue du som­meil, c’est celle de femmes qui, dans leur mort com­mune, ont accé­dé à l’in­dis­tinc­tion : « nous ruis­se­lons / dans l’i­na­che­vé l’in­com­men­cé / le pos­sible ». La ques­tion de la voix col­lec­tive tra­verse dans son entier Le Rêve d’un lan­gage com­mun, pre­mier recueil com­plet de la poé­tesse à être publié en France (après la paru­tion de Plonger dans l’é­pave au Québec en 2024), dans une tra­duc­tion à quatre mains, plus de qua­rante-cinq ans après sa paru­tion. Une récep­tion tar­dive d’au­tant plus éton­nante que son essai fon­da­teur, « La contrainte à l’hé­té­ro­sexua­li­té et l’exis­tence les­bienne », a été tra­duit dans Nouvelles Questions Féministes dès 1981. Lorsqu’elle écrit Le Rêve d’un lan­gage com­mun, Adrienne Rich a mis fin à son mariage, et la superbe séquence des « Vingt-et-un poèmes d’a­mour » est elle aus­si mar­quée par « l’in­com­men­cé / le pos­sible » que lui confère la décou­verte des rela­tions les­biennes : « Personne ne nous a ima­gi­nées. Nous vou­lons vivre comme les arbres, / syco­mores flam­bant à tra­vers l’air sul­fu­ré, / tache­tées de cica­trices, bour­geon­nant encore avec exu­bé­rance, / notre pas­sion ani­male enra­ci­née dans la ville ». Sans cesse reviennent la néces­si­té d’a­van­cer sans repères (« nous sommes dans un pays qui n’a pas de langue, / pas de lois […] / tout ce que nous fai­sons ensemble est pure inven­tion ») et de se créer en com­mun (« Nous l’a­vons fait. Nous nous sommes ima­gi­nées / l’une l’autre, conçues l’une l’autre dans une obs­cu­ri­té, / dans mon sou­ve­nir, bai­gnée de lumière »). Avec pour seule ligne direc­trice, et mal­gré la dif­fi­cul­té du « nous », un constat : « Jusqu’à ce que nous nous trou­vions, nous sommes seules ». [A.B.]

L’Arche, 2025

Images de la poli­tique, poli­tique des images. Un débat, de Georges Didi-Huberman, Enzo Traverso et Guillaume Blanc-Marianne

Dos tour­nés, deux jeunes hommes sont sai­sis en plein mou­ve­ment, dans un geste qua­si-symé­trique, alors qu’ils lancent ce qu’on sup­pose être des pierres, au vu de celles qui jonchent la rue vers une ligne de sil­houettes sombres, noyées dans la fumée. Gilles Caron a pris cette pho­to­gra­phie en août 1969 à Derry, en Irlande du Nord. L’image a été choi­sie pour la cou­ver­ture du cata­logue de l’exposition Soulèvements pré­sen­tée en 2016 à la gale­rie du Jeu de Paume. Elle va deve­nir le départ d’un débat ani­mé entre le com­mis­saire de l’exposition et his­to­rien de l’art Georges Didi-Huberman et le phi­lo­sophe Enzo Traverso. Ce der­nier, s’appuyant sur la légende pro­po­sée dans l’ouvrage, a cri­ti­qué dans un pas­sage de son livre Révolution. Une his­toire cultu­relle, publié en 2022, le fait que l’exposition « pri­vi­lé­giait les aspects esthé­tiques des sou­lè­ve­ments au point d’en oublier la nature poli­tique ». Piqué au vif, Georges Didi-Huberman lui a répon­du dans une longue lettre. Outre le plai­sir de lire un échange qui n’a rien à envier au clash Booba-Kaaris, celui-ci met en dis­cus­sion un cer­tain nombre d’arguments sur le fond et la forme, l’esthétique et le poli­tique, ain­si que sur le rôle et la place des légendes qui accom­pagnent les images. Car, en effet, alors que la légende citée par Enzo Traverso affirme que les deux per­sonnes de l’image « par­ti­cipent à une émeute anti-catho­lique », Georges Didi-Huberman sou­tient lui qu’il s’agit au contraire de deux catho­liques lan­çant des pierres sur une ligne de poli­ciers. Alors que l’échange se clôt sur des mots peu amènes, un an plus tard, l’intervention d’une troi­sième per­sonne per­met­tra de mettre un terme à une par­tie du débat. Docteur en his­toire de l’art et com­mis­saire d’une expo­si­tion consa­crée à Gilles Caron, Guillaume Blanc-Marianne retrace l’histoire de l’image et la replace dans le contexte du tra­vail du pho­to­graphe, déli­vrant le fin mot de la légende au cœur de cette polé­mique. Cette riche contri­bu­tion per­met notam­ment d’interroger le rôle de la presse et la place du pho­to­graphe dans la chaîne de l’information. [L.]

Éditions de l’EHESS, 2025

Femmes en armes, savoirs en révolte. Du mili­tan­tisme kurde à la jineo­lo­jî, de Somayeh Rostampour

Avec ce livre ins­pi­ré de sa thèse, Somayeh Rostampour, socio­logue spé­cia­li­sée dans les mou­ve­ments sociaux et les études de genre ori­gi­naire du Kurdistan occu­pé ira­nien, vient com­bler un manque impor­tant dans la biblio­gra­phie fran­co­phone des études kurdes. Son tra­vail de recherche sur le mou­ve­ment des femmes kurdes au sein du PKK prend sa source dans « une expé­rience intime, nour­rie par le conflit kurde et une curio­si­té fémi­niste et mili­tante ». Pendant plu­sieurs années, la cher­cheuse s’est ren­due dans les dif­fé­rentes par­ties du Kurdistan à la ren­contre des mili­tantes kurdes — jusque dans les mon­tagnes de Qandîl où elle a pu échan­ger avec des cadres des uni­tés com­bat­tantes de femmes. Ces nom­breux témoi­gnages de pre­mière main nour­rissent et appuient son ana­lyse théo­rique. Elle revient sur les condi­tions ayant mené à la nais­sance du PKK, puis la lutte au sein du par­ti qui condui­ra, avec l’appui de son fon­da­teur et diri­geant Abdullah Öcalan, à la créa­tion de struc­tures indé­pen­dantes d’auto-organisation des femmes. Plus que l’aspect his­to­rique, c’est l’évolution de la pen­sée poli­tique du mou­ve­ment des femmes que déve­loppe l’autrice. Depuis les pre­miers écrits d’Öcalan sur la ques­tion des femmes, elle nous montre le che­min par­cou­ru par le mou­ve­ment des femmes kurdes pour par­ve­nir dans les années 2010 à la créa­tion de la jineo­lo­jî, un cadre théo­rique et pra­tique per­met­tant de struc­tu­rer leur lutte et leurs reven­di­ca­tions — que les cou­rants fémi­nistes ne suf­fisent pas à englo­ber. Dans la jineo­lo­jî, la « théo­rie ren­force et nour­rit la pra­tique. Ce dia­logue constant entre réflexion intel­lec­tuelle et action mili­tante est un pilier de la rési­lience du mou­ve­ment face aux défis contem­po­rains. » La cher­cheuse adopte ce para­digme. « [D]éfi à la fois intel­lec­tuel et éthique », elle reven­dique une approche nuan­cée, qui main­tienne « une dis­tance cri­tique » capable de poin­ter les contra­dic­tions de la jineo­lo­jî, tout en « ren­dant hom­mage aux sacri­fices de ces femmes, sans pour autant tra­hir leurs luttes ni ali­men­ter des nar­ra­tifs hos­tiles » — comme ceux qui visent à dis­cré­di­ter les savoirs pro­duits en dehors du cadre uni­ver­si­taire occi­den­tal. Une lec­ture pré­cieuse qui, au-delà de la lutte kurde, inté­res­se­ra tout·es les militant·es anti-colo­niaux. [L.]

Agone, 2025

L’Apocalypse arabe, d’Etel Adnan

« [U]n soleil jaune un soleil hur­lant un soleil bleu un soleil suin­tant des élec­trodes » : L’Apocalypse arabe, écrit par la poé­tesse et plas­ti­cienne liba­no-amé­ri­caine Etel Adnan, est un texte han­té par le soleil. Ce qui débute en jan­vier 1975 comme un poème de peintre où s’en­tre­choquent les cou­leurs (« Un autre soleil jaloux du jaune amou­reux du rouge épou­van­té de bleu et hori­zon­tal ») bas­cule dans le cau­che­mar quand la guerre civile s’empare du texte : le 13 avril 1975, un groupe de mili­ciens des pha­langes liba­naises ouvre le feu sur un auto­bus trans­por­tant des civils pales­ti­niens et fait 27 morts. L’astre omni­pré­sent se fait alors « soleil lac de sang », « soleil mili­tant [qui] braque son kalach­ni­kov sur la terre », élar­gis­sant la guerre civile à des dimen­sions cos­miques : « Beyrouth est man­gée par la guerre civile les enfants écoutent le canon / la matière en furie tourne sur elle-même dans le grand vide des pla­nètes ». Les 59 chants du poème font écho aux 59 jours du siège du camp pales­ti­nien de Tell Al-Zaatar (« Ô camp du thym et de la ver­veine / Tell Zaatar à l’o­deur de cha­rogne ») pen­dant l’é­té 1976, siège à l’is­sue duquel 2 000 des « 7 mille Arabes assié­gés assoif­fés aveu­glés » seront mas­sa­crés par les pha­lan­gistes. Il semble alors que « l’Histoire a pous­sé l’ac­cé­lé­ra­teur de sa puis­sance à l’in­fi­ni » : en réac­tion, une longue incan­ta­tion hal­lu­ci­née (« le soleil a des songes d’a­cide sul­fu­rique »), ryth­mée de STOP télé­gra­phiques et trouée de des­sins, de glyphes, par les­quels l’au­trice signale un « trop-plein », une « pen­sée non abou­tie, impro­non­çable ». Dans cette « écri­ture brû­lée au soufre », à la grande den­si­té sen­so­rielle, se suc­cèdent en rafale les images du « soleil sac de pus le soleil hôpi­tal ouvert fleur cos­mique et cada­vé­rique » ou du « disque de métal tran­chant la mem­brane du ciel pour une pluie de sang ». Et dans ce défer­le­ment ver­ti­gi­neux perce par­fois une prière qui ne peut que réson­ner aujourd’­hui : « ô cama­rade céleste brise l’é­tau du siège et fais entrer les camions ». [A.B.]

Galerie Lelong & Co., 2021

La Zone, une his­toire alter­na­tive de Paris, de Justinien Tribillon

Après Les sau­vages de la civi­li­sa­tion de Jérôme Beauchez, Justinien Tribillon s’est à son tour atta­qué à l’histoire de la Zone et de ses évo­lu­tions. « Paris et sa ban­lieue sont deux espaces mythiques et géo­gra­phiques mais construits en oppo­si­tion réci­proque. Leurs his­toires s’enchevêtrent pour for­mer un amal­game com­plexe de choix urba­nis­tiques, de poli­tiques sociales, de colo­nia­lisme, d’immigration, de déci­sions admi­nis­tra­tives, de stra­té­gies de main­tien de l’ordre, de peur et de haines. » Entre les deux, la Zone est un « espace inter­mé­diaire » où « se cris­tal­lise » l’opposition entre Paris et sa ban­lieue. De la cein­ture noire des rem­parts de Paris à la cein­ture de béton des loge­ments sociaux, en pas­sant par la cein­ture verte, la cein­ture rose et rouge, l’auteur retrace de manière vivante un siècle d’histoire des poli­tiques d’urbanisme des marges de Paris, une ville qui jusqu’en 1977 était admi­nis­trée par un pré­fet d’État et non pas un·e maire élu·e. Au fil de ses balades, il ancre son récit dans le Paris actuel et l’enrichit d’histoires de ses habitant·es. Il montre com­ment les poli­tiques hygié­nistes et moder­nistes ont très tôt ser­vi de pré­texte à chas­ser de la ville ses classes popu­laires et à les pla­cer, jusqu’aux cités d’aujourd’hui, dans des espaces où elles puissent faci­le­ment être contrô­lées. La conti­nui­té avec les poli­tiques colo­niales est par­ti­cu­liè­re­ment visible, par exemple à tra­vers la figure du maré­chal Lyautey, qui implé­men­ta à Paris un modèle contre-insur­rec­tion­nel déve­lop­pé au Maroc. La construc­tion dans les années 1960 du péri­phé­rique cette « cein­ture d’asphalte » qui entoure la ville, four­nit un exemple éclai­rant des inéga­li­tés face aux grands pro­jets. « Imaginé par Vichy entre 1940 et 1944, voté par la Quatrième République mais construit par la Cinquième, il est le fruit de trois régimes et d’une idéo­lo­gie : la tech­no­cra­tie fran­çaise. » Ce chan­tier devient un révé­la­teur des inéga­li­tés sociales : quand les riches et les puis­sants peuvent détour­ner son tra­cé ou l’accommoder, on refuse aux pauvres tout recours et ces der­niers doivent sup­por­ter la pol­lu­tion atmo­sphé­rique et sonore. [L.]

B42, 2025

Saint-Étienne — Soigner la san­té, revue Z, n° 17

Un lieu, un thème : depuis 2009, le « col­lec­tif à géo­mé­trie variable » de la revue Z « s’organise chaque année pour par­tir en iti­né­rance pen­dant un mois » et « s’immerger dans la réa­li­té d’un ter­ri­toire, enquê­ter col­lec­ti­ve­ment, prendre part aux luttes ». L’avant-dernière mou­ture de la revue avait vu un renou­vel­le­ment du col­lec­tif ; en pré­am­bule de ce numé­ro, l’équipe explique com­ment com­ment elle a pen­sé le soin par­mi ses membres et pro­pose quelques outils. Et jus­te­ment, c’est le thème de la san­té et la ville de Saint-Étienne qui sont cette fois-ci les fils direc­teurs autour duquel se com­pose le conte­nu tra­vaillé col­lec­ti­ve­ment de ce numé­ro 17 — viennent s’y ajou­ter deux entre­tiens autour du pro­jet Alarm Phone et de la répres­sion en Kanaky, ain­si qu’une his­toire de la lutte des travailleur·ses immigré·es turques du Sentier dans les années 1970. Si la plu­part des articles du dos­sier prennent leur source à Sainté, au fil des ren­contres du col­lec­tif, la plu­part des sujets prennent une por­tée plus large et pointent les dérives et dys­fonc­tion­ne­ments du sys­tème de san­té. Si celui-ci est mis à mal par les coups de bou­toir du néo­li­bé­ra­lisme, il est éga­le­ment le lieu de nom­breuses oppres­sions. Comme l’explique Myriam Dergham, interne en méde­cine géné­rale et doc­to­rante en socio­lo­gie, « on se rend compte qu’on soigne tout le monde, mais pas de la même façon ». La méde­cin a co-fon­dé un diplôme uni­ver­si­taire unique en France : « Accès à la san­té et lutte contre les dis­cri­mi­na­tions ». Une ini­tia­tive qui méri­te­rait pour­tant d’être éten­due : les articles de Z mettent en lumière le racisme du sys­tème de san­té ou encore les vio­lences exer­cées sur les per­sonnes ne ren­trant pas dans les normes psy. En s’an­crant à Saint-Étienne, le tra­vail du col­lec­tif ne pou­vait man­quer de faire le lien entre la san­té publique et celles des mineurs de fonds, qui ont une place impor­tante dans l’histoire indus­trielle de la ville. Si les mines ont fer­mé, une autre indus­trie est tou­jours flo­ris­sante, qui impacte la san­té de nom­breux humains : celle de l’armement. Z nous emmène ain­si par­cou­rir la ville sur les traces des usines de mort. [L.]

Éditions de la der­nière lettre, 2025

Constitution, d’Eugénie Mérieau

La consti­tu­tion et « l’État de droit » font par­tie de ces signi­fi­ca­tions ima­gi­naires qua­si-natu­ra­li­sées dans la vie poli­tique contem­po­raine, y com­pris au sein d’une grande par­tie de la gauche contes­ta­taire. Pourtant, elles posent une foule de pro­blèmes théo­riques et poli­tiques : si la consti­tu­tion est sup­po­sée fon­der la légi­ti­mi­té du pou­voir répu­bli­cain, qu’est-ce qui fonde la consti­tu­tion elle-même ? Ainsi Eugénie Mérieau rap­pelle-t-elle que la consti­tu­tion de la Ve République est née d’un viol de la consti­tu­tion pré­cé­dente, et qu’elle com­porte de pro­fonds accents schmit­tiens : dans la théo­rie de Carl Schmitt, nous dit-elle, « la norme juri­dique se fonde tou­jours sur une déci­sion poli­tique qui, elle, ne répond à aucune norme, est pur rap­port de force ». Or ce moment fon­da­teur, auquel se réfère expli­ci­te­ment Emmanuel Macron, consti­tue dans l’imaginaire poli­tique de notre époque la réa­li­sa­tion d’un long pro­ces­sus vers la démo­cra­tie libé­rale — téléo­lo­gie dont on peut son­der la source dans la pen­sée hégé­lienne, pro­mue sans cesse depuis un demi-siècle par des phi­lo­sophes poli­tiques libé­raux, et qui décrète l’État de droit garant ultime de la démo­cra­tie. Mais c’est pré­ci­sé­ment la ver­tu de cette suite de leçons de Mérieau que de défaire « l’idée folle selon laquelle on peut créer la démo­cra­tie par le droit », que celle-ci pour­rait être garan­tie par quelque texte que ce soit. Elle pro­pose alors une généa­lo­gie de l’autoritarisme macro­nien, qui s’inscrit dans une longue tra­di­tion de domi­na­tion éta­tique fai­sant du droit l’instrument de l’exécutif contre le peuple. La réflexion de l’autrice, enri­chie de mises au point his­to­riques et théo­riques et de com­pa­rai­sons (avec la consti­tu­tion chi­noise par exemple), s’achève sur une suite de ques­tions qui remettent au centre la ques­tion poli­tique et démo­cra­tique et, au lieu de détruire l’idée de consti­tu­tion, invitent à pen­ser une consti­tu­tion par-delà l’État. [A.C.]

Anamosa, 2025


Photographie de ban­nière : Bain News Service, Publisher, Strike Pickets, février 1910 | Library of Congress


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REBONDS

Cartouches 98, avril 2025
Cartouches 97, mars 2025
Cartouches 96, jan­vier 2025
Cartouches 95, décembre 2024
Cartouches 94, novembre 2024
Cartouches 93, sep­tembre 2024

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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