Une morale de l’action, la nouvelle paysannerie, une dictature et des mariages arrangés, le Théâtre de l’homme total, une femme enceinte en peinture, Patagonie ou monde marchand, révolte ou révolution, les mots et l’usine, la fraternité de la torture, les bêtes au front : nos chroniques du mois de septembre.
☰ Vie et mort de Jean Cavaillès, de Georges Canguilhem
« D’ordinaire, pour un philosophe, entreprendre d’écrire une morale, c’est se préparer à mourir dans son lit », déclare ironiquement Canguilhem (en visant sans doute, entre autres, Sartre). Tel n’était pas le cas de Jean Cavaillès, philosophe combattant, résistant à Londres, en France, torturé et tué par les Allemands, pour qui la morale n’était pas un vain mot et qui considérait que la parole et l’écrit devaient aboutir à l’action. Selon Canguilhem, Cavaillès, qui étudiait la philosophie de la logique et notamment des mathématiques, a été résistant « par logique », par rigueur philosophique : le nazisme étant inacceptable, la lutte contre l’inacceptable, par tous les moyens et jusqu’à la mort, était inéluctable. « Il y a dans la ténacité de Cavaillès quelque chose de terrifiant. C’est une figure unique. Un philosophe mathématicien bourré d’explosifs, un lucide téméraire, un résolu sans optimisme. Si ce n’est pas là un héros, qu’est-ce qu’un héros ? » Ce très bref recueil (une cinquante de pages) reprend trois éloges posthumes que Canguilhem, lui-même philosophe et résistant (« Si on lui survit, c’est qu’on a fait moins que lui. »), a prononcés en 1967, 1969 et 1974 en l’honneur de Jean Cavaillès. Canguilhem retrace la vie et de la mort de Jean Cavaillès, le courage d’un homme qui, cofondateur du mouvement Résistance Sud, prisonnier en Allemagne, évadé deux fois, a pris les armes jusqu’à l’arrestation, la torture et la mort. L’engagement d’un philosophe qui, pendant ces années de combats, écrivait une introduction à la logique et répondait lors de ses interrogatoires que ses actions étaient conformes aux valeurs des grands esprits allemands, comme Kant ou Beethoven. On peut espérer, avec Canguilhem, que ce destin de Cavaillès peut représenter pour nous « un exemple propre à [nous] soutenir dans ces sortes de circonstances où la décision à prendre est sur un tranchant ». [L.V.]
Éditions Allia, 2014
☰ Les Néo-paysans, de Gaspard D’Allens et Lucile Leclair
En faisant connaissance avec les « néo-paysans », on ne peut plus cantonner l’agriculture à l’image bien souvent péjorative du paysan renfermé sur lui-même, seul dans sa ferme. Certes, le livre ne nie pas les difficultés actuelles du monde rural ; la moyenne d’âge de la profession est de quarante-neuf ans, 200 000 actifs sont partis en dix ans ; un agriculteur se suicide tous les deux jours. Mais, conscient de ce qui ne va pas, les auteurs sont partis à la rencontre de ceux qui, à leurs yeux, peuvent renouveler l’agriculture et la paysannerie. Ces nouveaux paysans, issus d’un milieu étranger à l’agriculture, s’établissent partout en France, constituant 30 % des nouvelles installations. Ce qui les caractérise, c’est un même espoir dans leur reconversion ; certains parlent de vocation, de retour à l’essentiel, de résistance. Sébastien, établi depuis deux ans près de Nancy, résume bien ce qui entraîne un tel changement de vie : « On a voulu fuir un système qui ne nous convenait pas. » Ce système, c’est l’oppression citadine, le stress, la déconnexion avec le réel, l’ennui, même, mais aussi, pour beaucoup, l’exigence du profit et de la performance. Les néo-paysans rejettent en majorité aussi bien le capitalisme urbain que rural ; ainsi, les terres de Sébastien étaient dix ans plus tôt celles d’une exploitation industrielle. Comme un signe de cette volonté de changer de paradigme agricole (60 % des néo-paysans veulent s’établir dans l’agriculture biologique), il fait pousser du safran là où sa culture avait été oubliée depuis longtemps ; il a pu bénéficier de sa terre grâce à des associations et des inconnus là où l’entre-soi règne : « Ici le droit d’usage prime sur la propriété. » Qu’ils soient maraîchers ou arboriculteurs, tous revendiquent une éthique de vie liée à la terre. Partisans d’une agriculture civique, où chacun fait sa part, où c’est à petite échelle que se joue le changement, ou alors engagés dans une « agriculture pirate » et libertaire, tous sont conscients du potentiel politique de leurs actions. Pour les deux auteurs, « le XXIe siècle sera paysan », et c’est en racontant le quotidien de ces nouveaux venus qu’ils nous convainquent de la beauté et de la nécessité de cette idée. [R.B.]
Éditions du Seuil, en partenariat avec Reporterre, 2016
☰ Autour de ton cou, de Chimamanda Ngozi Adichie
« La nuit, quelque chose venait s’enrouler autour de ton cou, une chose qui manquait de t’étouffer avant que tu ne sombres dans le sommeil. » Cette chose, c’est la violence ordinaire que subit Akunna, une Nigériane immigrée qui, après avoir cru gagner à la loterie en obtenant un visa pour les États-Unis, découvre : la logique du donnant-donnant à l’américaine, un « oncle d’Amérique » qui exige des faveurs sexuelles en échange d’un hébergement, un travail de serveuse sans-papiers exploitée, ces clients pour qui Afrique signifie à peu près Jamaïque et la douleur d’envoyer de l’argent à sa famille incapable de comprendre pourquoi, au pays du dollar, elle ne gagne pas assez pour leur envoyer des vêtements, des sacs et des parfums. Cette chose s’enroule autour du cou de Nkem lorsqu’elle découvre que son mari l’a installée aux États-Unis mais n’y viendra que pour les vacances et garde une petite amie au pays, autour du cou de Chika lorsqu’elle se cache pendant les massacres qui opposent musulmans et chrétiens ; autour du cou de Chinaza qui découvre les réalités d’un mariage arrangé loin des promesses des marieuses ; autour du cou de cette femme qui doit essayer d’échanger la mort de son fils, tué par les hommes de main du dictateur Abacha, contre un visa de réfugiée. C’est contre cette chose que luttent toutes ces femmes, pour pouvoir la desserrer et enfin lâcher prise. Les nouvelles d’Autour de ton cou suivent les combats de ces femmes (onze des douze nouvelles sont racontées par des femmes ou suivent des destins de femmes) entre le Nigéria et les États-Unis, entre les catastrophes de l’Histoire (la guerre du Biafra, la dictature de Sani Abacha) et leurs douleurs intimes. Des moments d’anéantissement, de désespoir, mais aussi d’affirmation de soi et de solidarité — ainsi d’« Une expérience intime », où une femme haoussa et musulmane aide Chika, Igbo chrétienne, à se cacher et lui donne son foulard pour panser ses plaies. Autant de nouvelles, autant d’images d’un Nigéria déchiré entre traditions du passé, traumatismes historico-politiques et représentations exoticisées et aliénantes. Un recueil riche, complexe et bouleversant ; une écriture élégante, intense et toujours tendre. [L.V.]
Éditions Gallimard, 2013
☰ Le Théâtre et son double, d’Antonin Artaud
Artaud était fou. Lui qui estimait, pourtant, que « les chefs-d’œuvre du passé sont bons pour le passé » est loin de mériter d’être enterré. Artaud était fou et, à ce titre, sa pensée portée sur l’être humain — l’une des plus précise, organique, chirurgicale — a de quoi nourrir plus d’un siècle. « Avant d’en revenir à la culture, je considère que le monde a faim, et qu’il ne se soucie pas de la culture. » Artaud était fou, de ces fous beaucoup trop lucides, surréaliste sans le Surréalisme, indien sans le Mexique ; il écrivait le pied dans la tombe et constamment coupé en trois : cherchant à connecter l’esprit au corps, le corps au sensible. Un fil électrique cherchant sa prise. « Et tout ce qui n’est pas né peut encore naître pourvu que nous ne nous contentions pas de demeurer de simples organes d’enregistrement. » Artaud était fou mais, en 1938, on est aux portes de la guerre quand sort Le Théâtre et son double. Fou, qui ne l’était pas ? L’homme du « Théâtre de la Cruauté » (ce théâtre comme expression du corps « renonçant à l’homme psychologique, au caractère et aux sentiments bien tranchés » qui s’adresse « à l’homme total, et non à l’homme social, soumis aux lois et déformé par les religions et les préceptes ») avait pour allié les mots : seule matière que l’écrivain sut canaliser tandis que le reste ne lui obéissait plus. Son corps s’assécha comme un fruit sec et son esprit se ferma peu à peu au monde qui l’entourait — mais tout cela, il le documenta. Jusqu’à ce qu’on l’enferme à triple tour dans un hôpital, il tint un fil, lucide, qui permettait au lecteur patient de s’enfoncer dans des dimensions de l’esprit humain qu’on ne touchait jusqu’alors que par les drogues. Artaud en fit du cinéma, du théâtre, des livres, de la radio. Le Théâtre et son Double, compilation de conférences et d’écrits dont le théâtre est le prétexte, inspira bien des générations de metteurs en scène et de théoriciens. Mais l’ouvrage peut tout à fait se lire en entendant « théâtre » comme allégorie de « l’art », « public » comme « bourgeoisie » et « foule » comme avatar du peuple. En scène. Artaud, en parlant du théâtre, nous parle magistralement de l’humain, nous parle de l’art bourgeois corseté dans ses grandeurs passées et dans sa verve acide — non, Artaud n’était pas fou ! Il nous dit beaucoup de la place et de la résonance des Arts — quels qu’ils soient. « Et dans l’homme il fera entrer non seulement le recto mais aussi le verso de l’esprit ; la réalité de l’imagination et des rêves y apparaîtra de plain-pied avec la vie. […] Nous demanderons à la mise en scène et non au texte le soin de matérialiser et surtout d’actualiser ces vieux conflits, c’est à dire que ces thèmes seront transportés directement sur le théâtre et matérialisés en mouvements, en expressions, et en gestes avant d’être coulés dans les mots. » [M.M.]
Éditions Folio, 1985
☰ Être ici est une splendeur — Vie de Paula M. Becker, de Marie Darrieussecq
« Un seul but occupe mes pensées, consciemment et inconsciemment. » « Oh, peindre, peindre, peindre ! » Telle était l’obsession de Paula Modersohn-Becker, peindre, trouver sa voie, devenir quelqu’un : ni Becker du nom de son père, ni Modersohn du nom de son mari, mais elle-même. « Je suis, Moi » disait-elle. « Et j’espère devenir Moi de plus en plus. » Hélas, celle qui avait un temps quitté le foyer domestique pour pouvoir se consacrer à sa peinture est morte à trente-et-un ans, au moment où elle commençait à prendre son envol, laissant derrière elle un bébé de dix-huit jours, un millier d’œuvres réalisées en une douzaine d’années et toute une vie d’ambitions artistiques. « Schade ! [dommage] » aurait été son dernier mot. Paula Modersohn-Becker, si elle n’est pas inconnue en Allemagne, a longtemps été ignorée en France, pourtant son pays d’adoption artistique, le pays de Cézanne, de la liberté, des premiers cours de nus et d’anatomie ouverts aux femmes. En avril 2016, le Musée d’Art moderne de la ville de Paris a présenté la première exposition française consacrée à la peintre. Marie Darrieusecq, collaboratrice de l’exposition, a écrit sa biographie, Être ici est une splendeur. Mais Darrieussecq fait bien plus que raconter la brève vie de Paula Modersohn-Becker. À travers Paula M. Becker, nous découvrons la sculptrice, elle aussi oubliée, Clara Westhoff, Rainer Maria Rilke, le poète (mari de Clara), Otto Modersohn, peintre reconnu (mari de Paula), et, à travers ces couples d’artistes, la difficulté pour les femmes de concilier vie domestique et ambition artistique. Ainsi Paula a dû, sous les instances de sa famille, arrêter quelque temps la peinture pour prendre des cours de cuisine avant de se marier. Ainsi Otto, même s’il reconnaît le talent de sa femme, déplore que les ambitions de sa « camarade » entravent ses devoirs d’épouse. Mais la quête de Paula Modersohn-Becker, c’est aussi celle de Marie Darrieussecq qui, après avoir cherché à écrire une maternité loin des clichés masculins (Le bébé), a été fascinée par un tableau de Paula représentant une mère allongée endormie avec son enfant. « Ni mièvrerie, ni sainteté, ni érotisme : une autre volupté. Immense. Une grande force. » Une nouveauté que l’on retrouve dans les nus féminins de Paula Modersohn-Becker, la première femme peintre à se peindre nue et enceinte, des tableaux où les femmes sont « enfin nues : dénudées du regard masculin. Des femmes qui ne posent pas devant un homme, qui ne sont pas vues par le désir, la frustration, la possessivité, la domination, la contrariété des hommes. » Être ici est une splendeur est plus que la vie de Paula Modersohn-Becker, c’est une déclaration d’amour d’une écrivaine à une peintre, c’est l’écriture d’une quête commune, qui alterne entre faits, regards et commentaires sur les tableaux de Paula Modersohn, sur ses photos, citations de son journal intime, de celui de son mari, des poèmes de Celan et de Rilke. Un hommage qui est aussi une invitation : « Elle est ici, Paula, avec ses tableaux. Nous allons la voir. » [L.V.]
Éditions P.O.L., 2016
☰ Le Monde du bout du monde, de Luis Sepulveda
Ce n’est pas seulement l’histoire d’un adolescent parti à l’aventure sur un baleinier après la lecture passionnée de Moby Dick. Ce n’est pas non plus, banalement, un polar écologiste, où cet adolescent, devenu journaliste, installé à Hambourg et proche de Greenpeace, part à la recherche d’un baleinier nippon mystérieusement disparu. Dans cet ouvrage, l’écrivain chilien contraint à l’exil renoue avec une terre qui a laissé une marque profonde dans son esprit, et sur laquelle il retourne pour mener une enquête étonnante. Ce livre est donc une ode à ce « bout du monde » qu’est l’extrême sud du continent sud-américain, la Patagonie et la Terre de Feu avec ses nombreuses îles, et à ses habitants de toujours, les Indiens Ona et les baleines. Mais il est également une critique virulente de l’homme moderne, avide d’espaces prétendument « vierges » tant qu’il ne les a pas façonnés et exploités par ses machines. Avide également d’espèces animales, qu’il ne considère que selon leur valeur marchande, négligeant ainsi leur valeur véritable et les terribles conséquences de leur extinction. L’appétit insatiable de cet homme nouveau, qui dévore l’espace et engloutit les peuples millénaires au nom du profit, qui ignore la magie de la mer et le langage de ses habitants, y est décrit avec une lucidité qui se refuse pourtant au pessimisme : il y aura toujours des hommes et des femmes, des marins et des journalistes, suffisamment courageux pour dénoncer les excès de l’industrie humaine, pour comprendre la mer et les animaux qu’elle abrite. Il y aura toujours des livres, pour faire entendre le témoignage de ces gens rares qui ont compris, dans des territoires hostiles et reculés, ce qu’impliquait une relation juste avec l’environnement. « Le monde du bout du monde » fait partie de ceux-là. [J.B.D.]
Éditions Métaillé, 1993 (traduction François Maspero)
☰ L’Homme révolté, d’Albert Camus
« Pour ma part, je n’aurais pas écrit L’Homme révolté si, dans les années 1940, je ne m’étais trouvé en face d’hommes dont je ne pouvais m’expliquer le système et dont je ne comprenais pas les actes. Pour dire les choses brièvement, je ne comprenais pas que des hommes puissent en torturer d’autres sans cesser de les regarder. Certainement, j’avais lu et entendu le récit de crimes semblables. Ils m’apparaissaient, malgré tout, comme des performances un peu exceptionnelles qui pouvaient s’expliquer par la fureur ou la démence d’une brute. Mais pendant les années 1940, ces histoires, là où je vivais, étaient notre pain quotidien, et j’apprenais que le crime pouvait aussi se raisonner, faire une puissance de son système, répandre ses cohortes sur le monde, vaincre enfin, et régner. Que faire d’autre alors sinon lutter pour empêcher ce règne ? » Par ces quelques mots, Camus revient sur son essai publié à la fin de l’année 1951 et fait face à la critique qui s’abat sur lui de tous les côtés — une « Défense de L’Homme révolté » qui ne sera jamais rendue publique. Car l’ouvrage n’est pas seulement le livre polémique qu’ont voulu en faire certains de ses contemporains, lorsqu’ils se focalisèrent sur ce qui en constitue le cœur : une sorte d’histoire de l’idée de révolte depuis le XVIIIe siècle. Autour de ce cheminement historique parfois confus — bien que bien mieux documenté que n’a voulu le faire croire Jean-Paul Sartre, en accusant Camus de lire les œuvres en question en « seconde main » —, on trouve surtout un formidable manifeste d’une révolte possible fondée sur un dénominateur commun des êtres humains : la solidarité. À partir de cette nouvelle grille de lecture, on découvre ou redécouvre ce livre sous un jour nouveau, renvoyant dos-à-dos les deux blocs qui s’affrontaient alors, abordant frontalement la question de la violence politique, posant celle de la durée de la révolution et de la légitimité des révolutionnaires. Autant de questions que peu d’intellectuels osaient poser hier et oseraient poser aujourd’hui. [R.L]
Éditions Gallimard, 1985
☰ Illettré, de Cécile Ladjali
Baigné dans un océan de lettres, de mots, de phrases, Léo, jeune homme de vingt ans, n’arrive pourtant plus à les déchiffrer depuis qu’il a quitté l’école sept ans plus tôt. Abandonné par ses parents pour des raisons qui lui sont obscures, il a été élevé par une grand-mère analphabète qui l’a peut-être tenu éloigné de l’univers des lettres afin de le garder plus proche de lui. Aujourd’hui, son quotidien se résume à peu de choses : la cité Gagarine de la Porte de Saint-Ouen, le travail à l’imprimerie, les rêveries aussi, parfois. Mais tout semble basculer avec la rencontre de Sybille, sa jeune voisine, infirmière et mère d’une petite fille. Toutes deux tombent sous le charme du jeune homme maladroit, avec les mots comme en amour, tandis que ce dernier a besoin de soins après s’être blessé à l’usine. N’est-ce pas là l’occasion de renouer avec le langage en même temps qu’avec la tendresse, de retrouver la voix, d’éclaircir un peu son horizon ? Voilà le voyage que nous propose Cécile Ladjali dans un monde qu’elle connaît bien, celui des lettres et des difficultés pour y accéder, celui du langage que chacun maîtrise à sa façon, celui de la Seine-Saint-Denis aussi — elle y a été enseignante durant quelque temps. L’écrivaine parle elle-même de ce livre comme d’un pendant romanesque aux nombreux essais qu’elle a, jusque là, consacrés à la question du langage (comme Mauvaise langue, Éloge de la transmission ou encore Ma bibliothèque). « La fiction prend le cœur pour cible et cette fois c’est lui que je visais. Je voulais dire l’essentiel avec les 24 mots de Léo, à savoir qu’il n’y a pas de salut possible en dehors du langage maîtrisé. » Une manière de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas et l’ont de moins en moins de nos jours, noyés dans un flot de communications creuses. Redire l’importance des mots pour ceux qui les maîtrisent comme pour ceux qui ont oublié ou n’ont jamais appris. [R.L]
Éditions Actes Sud, 2016
☰ Exercices de survie, de Jorge Semprún
Il naquit quand mourut Pancho Villa et mourut quand disparut Kadhafi. Entre ces deux moments — près de quatre-vingt-dix ans, tout de même — il y eut une vie et ce qui fait que la sienne ne fut pas totalement celle d’un autre : la torture. Ce petit texte autobiographique a paru posthume et inachevé ; la maladie faucha le natif de Madrid avant qu’il ne pût décider d’un point final. Il fallut donc, un jour, se battre contre l’occupation allemande et faire sauter des trains chargés de munitions : chacun savait, d’un savoir du cerveau, le sort que l’ennemi, français ou germanique, lui réservait, savait la liste des sévices attendus, car annoncés, des sévices grimpant crescendo au regard du cran d’un corps que l’on contraint à parler. Mais cela restait « abstrait », écrit Semprún, tant la torture demeure « imprévisible, imprédictible, dans ses effets, ses ravages, ses conséquences sur l’identité corporelle ». Il avait vingt ans, la foi communiste, un flingue sur lui et allait apprendre, arrêté dans l’Yonne par la Gestapo, « la réalité de [s]on corps ». L’auteur fait les comptes au soir de sa vie : il est une fécondité de la torture, « une histoire commune à prolonger, à reconstruire, à inventer sans cesse ». Le je détruit s’accroche au nous qui l’a construit et posera les pierres futures. La torture est l’amer nom de la fraternité, poursuit-il ; elle soude, par-delà la solitude de qui l’on cogne, fait communauté et détache à jamais du lot des existences épargnées. Sous les coups, le silence opposé s’avoue « riche de toutes les voix, toutes les vie qu’il protège » ; sous les coups, note-t-il encore, les liens se multiplient, racines et ramifications — chaque heure arrachée aux bourreaux (des « pauvres types ») est à ses yeux confirmation qu’il est au monde. Semprún fut ensuite déporté à Buchenwald, libéré par les troupes américaines, militant clandestin du Parti communiste espagnol sous — c’est-à-dire contre — Franco, exclu dudit Parti puis ministre de la Culture en Espagne à la fin des années 1980 : un testament qui ouvre plus qu’il ne clôt, invitant à tromper le temps en le remontant ; entendre une œuvre. [E.C.]
Éditions Gallimard, 2012
☰ Bêtes des tranchées — Des vécus oubliés, d’Éric Baratay
Pourquoi nos tristes bilans n’incluent-ils pas les animaux tombés au combat ? Nous croyons avoir tout dit, ou presque, de la Première Guerre mondiale — ses tranchées, sa boue, ses poilus, ses cabinets ministériels, son archiduc héritier de quelque Empire, Jaurès et l’Alsace-Lorraine entre deux feux — mais ignorons tout, ou presque, des millions de morts non-humains dont nous sommes, pourtant, les premiers responsables. Dommageable amnésie. L’auteur, professeur d’histoire contemporaine, s’empare du silence collectif pour en faire un ouvrage : chevaux, chiens, pigeons, vaches et ânes sont les protagonistes, braves ou piteux martyrs, de ces deux cents pages. Autant de vies, de destins, de personnalités emportés aux côtés des soldats. Baratay propose ici, heureuse audace, un « élargissement de la notion d’histoire » : nos grands récits goûtent les miroirs ; dates et frontons, commémorations et clairons, oui, mais sans égard pour qui n’a pas l’alphabet pour compléter nos tableaux nationaux. Ces bêtes portèrent munitions et messages, cherchèrent les blessés, tirèrent mitrailleuses et obus ; elles furent mobilisées, recrutées, traquées, dressées, gazées, abattues, affamées ; elles souffrirent autant que les hommes armés qui les aimèrent, parfois du fin fond du cœur, ou les tinrent pour moins qu’eux, c’est-à-dire si peu, voire rien du tout. Des pages dont on peine à imaginer le travail qu’il fallut pour les écrire : précises, minutieuses, riches en sources, d’une belle empathie qui ne sacrifie rien à la rigueur historique. Certaines arrachent un frisson, d’autres un sourire — la guerre, en somme, dans son aberration, sa folie et ses élans généreux que la paix d’ordinaire contient. « Pauvre bête, dit un soldat, Maurice de son prénom, tu ressembles à tes frères les hommes de la tranchée ! » Un grand livre puisqu’il suppose une rupture : on ne peut plus, refermé, raconter cette guerre — et les autres — sans l’un de ses principaux acteurs. [E.C.]
Éditions CNRS, 2013
Photographie de bannière : Robert Frank (U.S.A., b. Switzerland, 1924), Detroit, 1955.
REBONDS
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