Cartouches (12)


Tous fémi­nistes, bri­ser les machines ?, l’o­deur du pain et le pre­mier ciel, un fou­lard en tra­vers de la gorge, des che­vaux au grand galop, le nazisme comme mytho­lo­gie, les nou­velles élites bran­chées, l’a­dieu à l’in­tel­lec­tuel fran­çais, la paix sous les F‑16 israé­liens, Guevara vu par son frère et le tour de Paris à pieds : nos chro­niques du mois de juillet.


Nous sommes tous des fémi­nistes, de Chimamanda Ngozi Adichie

12a Chimamanda Ngozi Adichie est nigé­riane, fémi­niste, noire, igbo, écri­vaine, « et plus encore » s’amuse-t-elle. Auteure recon­nue dès son pre­mier roman, L’Hibiscus pourpre, elle a vu ses œuvres, qu’il s’agisse de recueils de nou­velles (Autour de ton cou) ou de romans (L’Autre moi­tié du Soleil, sur la guerre du Biafra ; Americanah, qui suit une Nigériane immi­grée aux États-Unis), saluées par la cri­tique. Mais la perle de l’œuvre d’Adichie est peut-être ce dis­cours pro­non­cé en 2012 sur l’estrade du TEDx­Euston, à Londres, « We should all be femi­nists » (« Nous devrions toutes et tous être fémi­nistes »). Un dis­cours pro­vo­ca­teur et rayon­nant, où Adichie explique com­ment, face à ses détrac­teurs qui lui expli­quaient que les fémi­nistes étaient mal­heu­reuses, occi­den­tales, misandres, elle a déci­dé peu à peu de se reven­di­quer comme « fémi­niste afri­caine heu­reuse qui ne déteste pas les hommes ». Un suc­cès inter­na­tio­nal : plus de 2 mil­lions de vues sur YouTube et une reprise de cer­tains extraits par Beyoncé dans sa chan­son « Flawless » (dont notam­ment la défi­ni­tion du fémi­nisme pro­po­sée par Adichie : « Féminisme : une per­sonne qui croit à l’égalité sociale, poli­tique et éco­no­mique des sexes. »). En Suède, le livre est offert à tous les lycéens et lycéennes de l’âge de 16 ans. En France, ce bref pam­phlet est géné­ra­le­ment publié seul, ou sui­vi d’une nou­velle sur les mariages arran­gés (« Les marieuses »). Un texte simple et vivant, qui alterne entre sou­ve­nirs d’enfance (lorsque sa maî­tresse, après avoir décla­ré que le chef de classe serait l’élève qui aurait la meilleure note, l’a pri­vée du rôle convoi­té, décla­rant que le chef ne pou­vait être qu’un gar­çon), récits d’expériences du sexisme aus­si bien au Nigéria qu’aux États-Unis, jeux d’arguments et de contre-argu­ments. On peut cepen­dant regret­ter que le com­bat fémi­niste soit pré­sen­té sous un angle essen­tiel­le­ment cultu­rel, que les méca­nismes de domi­na­tion éco­no­mique ne soient que briè­ve­ment évo­qués et que la caté­go­rie de femme soit homo­gé­néi­sée de façon quelque peu arti­fi­cielle (sans véri­table réflexion sur les rela­tions de domi­na­tion internes au groupe). Mais le texte d’Adichie reste un bon texte d’introduction aux idées fémi­nistes, un texte inclu­sif, éner­gique, qui affirme haut et fort : oui, nous devons reven­di­quer d’être fémi­nistes, tous et toutes « autant que nous sommes, femmes et hommes ». [L.V.]

Éditions Gallimard, 2015

☰ Le pro­grès sans le peuple, de David Noble

12cLes édi­tions Agone, tou­jours prêtes à sur­prendre le lec­teur avec des publi­ca­tions sor­ties des sen­tiers bat­tus, ont déci­dé de tra­duire et publier un ensemble d’articles du défunt his­to­rien des sciences et des tech­niques amé­ri­cain David Noble. Ce der­nier est mieux connu aux États-Unis pour s’être fait notam­ment virer de plu­sieurs grandes ins­ti­tu­tions (comme le MIT) en rai­son de son enga­ge­ment contre le pro­grès tech­nique et les nou­velles tech­no­lo­gies. Car si Noble fut un émi­nent his­to­rien, ce n’était pas comme d’aucuns retran­chés dans leurs bureaux à dépous­sié­rer de vieilles archives. Il était aus­si ins­crit dans sa cité et ses luttes. Et cela se res­sent dans Le pro­grès sans le peuple : dans ce recueil d’articles rédi­gés dans les années 1980, réflexions mili­tantes côtoient ana­lyses cri­tiques, enquêtes psy­cho­so­cio­lo­giques et rap­pels his­to­riques de luttes popu­laires. Assez bien struc­tu­ré, l’ouvrage com­mence par une réha­bi­li­ta­tion des lud­dites, ces bri­seurs de machines qui se révol­taient contre les consé­quences des débuts de la révo­lu­tion indus­trielle anglaise, et que l’his­to­rio­gra­phie domi­nante a trans­for­mé en obs­cu­ran­tistes refu­sant le pro­grès. S’ensuivent des ana­lyses de la pro­pa­gande pro­gres­siste, des consé­quences de l’automatisation… Mais le plus inté­res­sant réside dans sa cri­tique des lieux com­muns sur le pro­grès : celui-ci ne serait pas si effi­cace éco­no­mi­que­ment par­lant, et en réa­li­té l’on inves­ti­rait dans la tech­no­lo­gie afin d’accentuer le contrôle du patro­nat sur ses tra­vailleurs, plus que par recherche du pro­fit. Ainsi, les tech­no­lo­gies d’automatisation, rap­pelle-t-il, doivent beau­coup aux recherches faites par l’armée… Et donc à une vision auto­ri­taire de l’ou­til de pro­duc­tion favo­ri­sant le contrôle des exé­cu­tants par les diri­geants. Il met aus­si en avant des rai­sons plus psy­cho­so­ciales, notam­ment d’i­mage de l’en­tre­prise, comme l’at­teste cette cita­tion d’un cabi­net de conseil en stra­té­gie : « [Les entre­prises] achètent le robot le plus gros, le plus rapide et le plus sexy quand, il faut bien le dire, la plu­part du temps un sys­tème très simple pour­rait suf­fire. […] Non seule­ment elles font des erreurs, mais elles s’aperçoivent qu’il va fal­loir deux ou trois fois plus de temps et d’argent pour faire fonc­tion­ner cet équi­pe­ment ». Un ouvrage salu­taire en ces temps d’uberisation mono­ma­niaque et de culte de l’innovation pour l’innovation. [G.W.]

Éditions Agone, 2016

☰ Présente absence, de Mahmoud Darwich

12dÉcrire sur soi peut mener à amon­ce­ler les faits, les anec­dotes voire les com­plai­sances. Cela peut inci­ter à dis­si­mu­ler ce qui gène, à reti­rer ce qui fait mal. Mahmoud Darwich sur­monte la dif­fi­cul­té en pre­nant au mot Rimbaud — « Je est un autre. » Le poète pales­ti­nien, décé­dé en 2008, dia­logue ain­si avec lui-même, s’in­ter­roge sur ce qui l’a consti­tué ; l’his­toire bien sûr, et la Nakba qui semble être la source de tout, l’exil, la Palestine, mais aus­si la nos­tal­gie, l’a­mour, la mort. S’il n’en parle jamais direc­te­ment, la poé­sie enfin tient le livre, comme le liant de toute une vie. Il semble la délais­ser le temps d’un court récit, mais elle trans­pa­raît dans cha­cune des images qui sur­gissent de ses mots, et il s’au­to­rise alors quelques vers qui ponc­tuent sa prose. S’il a quit­té sa terre natale, à cause de la guerre, dès 1948, Mahmoud Darwich n’en finit pour­tant pas de chan­ter son peuple. On se demande de nou­veau à qui la faute dans le conflit qui sous-tend ce récit, et alors on se dit qu’é­cou­ter les voix des témoins, des acteurs et des vic­times apporte ce que les livres d’his­toire ne peuvent appor­ter ; une fran­chise, une authen­ti­ci­té certes par­tiale, mais qui per­met de sen­tir la réa­li­té, der­rière les faits. Les évé­ne­ments oscil­lent entre dis­si­mu­la­tion assu­mée, retrait avoué et par contraste, une pré­ci­sion sou­daine lors­qu’il s’a­git de ce qui a le plus comp­té, comme cette arri­vée si dif­fi­cile à Ramallah, après des années de « pré­sente absence ». Ainsi, ce ne sont pas vingt cha­pitres comme vingt dates clés qui nous sont don­nées à lire, mais un déploie­ment qui court sur toute une vie, et qui dépasse même cette seule vie ; ce sont les ques­tions d’un homme, qu’il n’a ces­sé de tra­vailler à sa manière, et qui se posent désor­mais à cha­cun, comme celles-ci : « Et tu dis : Que veut dire réfu­gié ? On te répond : celui qui a été déra­ci­né de sa patrie. Tu dis : Et que veut dire patrie ? On te répond : C’est la mai­son, le mûrier, le pou­lailler, la ruche, l’o­deur du pain et le pre­mier ciel. Tu dis : Un seul mot, de six lettres, peut-il conte­nir toutes ces choses… et nous être étroit ? » [R.B.]

Éditions Acte Sud, 2016

☰ La haine de la reli­gion — Comment l’a­théisme est deve­nu l’o­pium du peuple de gauche, de Pierre Tevanian

12ePourquoi existe-t-il une telle force d’an­ti­re­li­gio­si­té dans les milieux de gauche — au point où cela peut être per­çu comme la condi­tion sine qua none pour qu’une per­sonne puisse se dire de gauche ? Dans un cli­mat d’is­la­mo­pho­bie qui n’est plus à démon­trer, et qui requiert une réflexion spé­ci­fique quant à ce qu’il révèle et met en jeu dans notre socié­té, reste au fond l’embarras des « bonnes gens » de gauche qui se retrouvent très vite encom­brées par cette ques­tion de la reli­gion — qu’elle se for­mule au détour de débats sur le voile, la laï­ci­té, ou le mili­tan­tisme. « La reli­gion est l’o­pium du peule : reli­sez Marx ! » C’est en sui­vant ce conseil que Pierre Tevanian fait ici une démons­tra­tion sérieuse, hon­nête et convain­cante de l’er­reur qui se pro­duit lorsque l’a­mal­game est fait entre la reli­gion (ses ins­ti­tu­tions, son pou­voir et son idéo­lo­gie) et les croyants. Tout en ayant choi­si de lais­ser ici de côté cette ques­tion de l’is­la­mo­pho­bie et du racisme struc­tu­rel qu’il révèle, Tevanian vient ques­tion­ner le rap­port que le peuple de gauche entre­tient avec la croyance et la pra­tique reli­gieuse en géné­ral, au tra­vers notam­ment de « l’af­faire Ilham Moussaïd » ; cette mili­tante révo­lu­tion­naire dont la can­di­da­ture au NPA (Nouveau par­ti anti­ca­pi­ta­liste) en 2010 avait pro­duit un tol­lé, du fait qu’elle por­tait le voile. Même sans dou­ter des « pro­fes­sions de foi anti­ra­cistes des irré­li­gieux », qui concerne un grand nombre de nos cama­rades, preuve est faite dans cet écrit que la ques­tion du rap­port entre enga­ge­ment reli­gieux et enga­ge­ment poli­tique peut être dépliée de manière per­ti­nente… et salu­taire ! Car quand le dogme de l’a­théisme vient rem­pla­cer toute réflexion cri­tique, les dérives et dégâts sont nom­breux… [C.G.]

Éditions La Découverte, 2013

Anima, de Wajdi Mouawad

12fDes che­vaux s’extirpent — au galop — d’un poids lourd sta­tion­né sur une aire d’autoroute, camion qui les menaient à l’abattoir de l’autre côté de la fron­tière cana­dienne. On observe la scène par les yeux d’un oiseau de proie. Ils courent pour rejoindre les grands espaces, de l’autre côté de la route. Carnage ! Carnage des hommes et des bêtes : scène cen­trale et spec­ta­cu­laire où leur sang coule ensemble. C’est un livre ignoble, dif­fi­ci­le­ment sup­por­table. Violence racon­tée crue, et aucun mot n’est là pour nous secou­rir : ils nous enfoncent dans nos zones d’ombre. Aucune com­plai­sance à écrire cela. Lecteur : tu dois d’abord avoir sur­mon­té bien des peines pour tenir le cap de Anima, tu dois être de ceux qui acceptent de voir l’être humain sans fard, sans béquille. Dès la pre­mière page qui s’ouvre sur une scène de crime — une femme assas­si­née, vio­lée de la plus affreuse manière —, cer­tains refer­me­ront l’ouvrage. S’ils ne l’ont pas fait à ce moment là, ils en auront maintes fois l’occasion ; mais il fau­dra y reve­nir, s’accrocher aux pages ! Anima est le second roman du dra­ma­turge d’origine liba­naise Wajdi Mouawad. Écrivain d’un éter­nel exil, celui qui n’a de cesse de don­ner la parole à ceux « qu’il a appris à haïr » la passe, cette fois, à ceux que l’on a exclu du champ de notre bel­li­queuse huma­ni­té, si emmer­dante à glis­ser éter­nel­le­ment dans ses vieilles revanches : les ani­maux nous voient, nous regardent ; eux aus­si, après tout, sur­vé­curent au déluge. La lumière est de leur côté, dans ce livre. L’errance d’un époux meur­tri au nom impro­non­çable, Wahhch Debch, à la recherche de l’assassin de sa femme dans une réserve indienne du Canada, est racon­tée, cha­pitre après cha­pitre, par les yeux d’un ani­mal pré­sent autour de lui. Bêtes, bes­tiaux, témoins des hommes et de leur bes­tia­li­té : chiens, chats, arai­gnées, sou­ris, ser­pents, oiseaux, singes, four­mis, che­vaux… Ce livre est bien plus qu’un polar : c’est le récep­tacle de la boue d’une époque, de sym­boles, de mémoires, de ques­tion­ne­ments que nous ces­sons d’avoir. Les yeux, les langues, les his­toires y sont mul­tiples. Dans ce road trip, un chien mar­che­ra près de nous, aus­si pro­tec­teur que mons­trueux, et au cœur d’une ville amé­ri­caine, on trou­ve­ra des réponses sur Sabra et Chatila. Et puisque c’est, avant tout, un écri­vain du théâtre qui nous a mis dans ce pétrin, chaque ligne porte le lyrisme de cette réa­li­té : « Ni le soleil ni la mort ne peuvent se regar­der en face. » Unique. [M.M.]

Éditions Léméac/Actes Sud, 2012

☰ Le mythe nazi, de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy

12gFaire l’expérience des réseaux sociaux par le ver­sant de ses pro­duc­tions poli­tiques, c’est — entre mille choses — entrer en contact pri­vi­lé­gié avec une phra­séo­lo­gie réac­tion­naire par­ti­cu­lière, conno­tée, pleine de sous-enten­dus et d’humour. S’y trouvent en creux la cri­tique de la liber­té d’expression, une cer­taine concep­tion du « cou­rage de la véri­té », du poli­ti­que­ment (in)correct. Plus codée, une iro­nie mal­séante et convo­quant un entre-soi friand d’ex­pres­sions telles que « nos heures les plus sombres », «  le retour aux années trente », « la com­mu­nau­té orga­ni­sée ». Que cette pen­sée se reven­dique tiers-mon­diste, socia­liste, isla­mo­phile, laïque, phi­lo­sé­mite, etc., n’y change au final pas grand-chose, sinon le para­doxe ou l’antithèse, pour les plus hon­nêtes. Certes, on accor­de­ra que cer­taines de ces expres­sions sont uti­li­sées avec une emphase un peu gro­tesque par des poli­ti­ciens sans idées ou cer­tains anti­fas­cistes aux œillères un peu trop fer­mées, sans sub­ti­li­té ni grande hon­nê­te­té intel­lec­tuelle. Au risque d’une accu­sa­tion de faire de la police de la pen­sée, assu­mons qu’elles res­tent des pos­tures idéo­lo­giques tra­his­sant une vision du monde contre-révo­lu­tion­naire. Ce court essai phi­lo­so­phique de 1981, récem­ment réédi­té, évoque « nos heures les plus sombres ». Autant dire que la raille­rie est indé­cente, si pas sus­pecte. Tout au contraire d’une « fable men­son­gère », le nazisme, par sa construc­tion mytho­lo­gique (emprun­tant aux Grecs, aux Nordiques, aux tra­di­tions ger­ma­niques), s’est accom­pli comme une force pro­duc­trice de sym­boles, préa­lable à l’avènement d’un évé­ne­ment. Le mythe est cette rhé­to­rique où les concepts et l’émotion se conjuguent dans une optique tota­li­taire pro­po­sant une expli­ca­tion poli­tique de l’histoire, qui se veut totale, à par­tir d’un concept unique, tel que la race pure ; comme dans cet extrait de Mein Kampf, repro­duit par les auteurs : « L’enra­ci­ne­ment dans le sol et l’union par les chaines d’un même sang. » Notons enfin, à l’attention des railleurs réac­tion­naires, les mots de Wilhelm Reich, auteur de la Psychologie de masse du fas­cisme : « Des concepts réac­tion­naires s’ajoutant à une émo­tion révo­lu­tion­naire ont pour résul­tat la men­ta­li­té fas­ciste. » [J.C.]

Éditions de l’aube, 2015

La nou­velle école des élites, de Shamus Khan 

12hShamus Khan, ancien élève deve­nu pro­fes­seur et cher­cheur, revient à St-Paul, lycée d’élite amé­ri­caine où sont for­més les futurs diri­geants poli­tiques et admi­nis­tra­tifs des États-Unis et du monde. Lui-même d’origine pakis­ta­naise et issu d’un milieu, si ce n’est modeste, du moins sans com­pa­rai­son avec les grandes familles nobles et/ou puis­santes des autres élèves, est sur­pris de se rendre compte que son ancien lycée a bien chan­gé. « J’étais à peu près sûr de ce que j’allais trou­ver. J’allais revoir le monde de mon pre­mier jour d’école. Intégrer un cam­pus peu­plé d’étudiants riches et issus de longues lignées, où quelques étu­diants pauvres, noirs ou lati­nos seraient séques­trés dans leur dor­toir. […] Mais le lycée dans lequel je suis reve­nu était très dif­fé­rent de celui que j’avais quit­té dix ans aupa­ra­vant. L’arrogance des nobles avait lais­sé la place à un rap­port décon­trac­té au pri­vi­lège. » Fini le népo­tisme affi­ché, la valo­ri­sa­tion expli­cite de la nais­sance, la mise à l’écart des étu­diants bour­siers ou non-blancs. Place à la valo­ri­sa­tion du génie indi­vi­duel dans un envi­ron­ne­ment mul­ti­cul­tu­rel (si ce n’est mul­tieth­nique) où les étu­diants choi­sissent de la musique rap pour accom­pa­gner leurs dîners d’apparat. Est-ce à dire qu’il n’y a plus d’élites ? Est-ce que l’analyse socio­lo­gique en termes de classe, de race et de genre est dépas­sée dans cette nou­velle socié­té ? Certainement pas, nous répond Shamus Khan. Mais ces élites ont évo­lué. Aux chan­ge­ments éco­no­miques, notam­ment l’évolution des sources de richesses des plus pri­vi­lé­giés répondent de nou­velles valeurs idéo­lo­giques et de nou­velles pra­tiques. Cette évo­lu­tion est notam­ment frap­pante sur le plan cultu­rel : à la sépa­ra­tion tra­di­tion­nelle entre culture légi­time et culture popu­laire suc­cède une ten­dance à l’omnivorisme, de Beowulf aux Dents de la mer. L’exclusivisme cultu­rel devient para­doxa­le­ment la marque des per­dants, les pri­vi­lé­giés aux contraires fai­sant preuve d’une curio­si­té sans limites, nou­velle marque de dis­tinc­tion des élites. Une enquête eth­no­gra­phique, facile à lire, sou­vent drôle (cer­taines anec­dotes font presque pen­ser à des séries à suc­cès sur la jeu­nesse dorée amé­ri­caine), mais qui ne se can­tonne pas à décrire des pra­tiques de pri­vi­lé­giés. Comprendre l’éducation de la nou­velle élite amé­ri­caine, c’est en effet com­prendre les dis­cours qui visent à occul­ter, dans une socié­té pré­ten­du­ment méri­to­cra­tique, les rouages des inéga­li­tés du monde contem­po­rain. L’idéologie affi­chée d’un radi­ca­lisme cultu­rel et la pré­ten­due valo­ri­sa­tion du tra­vail indi­vi­duel appa­raissent alors comme autant de stra­té­gies visant à nier la repro­duc­tion des rap­ports de classe. [L.V.]

Éditions Agone, 2015

La fin de l’in­tel­lec­tuel fran­çais ? De Zola à Houellebecq, de Shlomo Sand

12iProfesseur à l’Université de Tel Aviv, pro­fond connais­seur de l’histoire poli­tique et intel­lec­tuelle fran­çaise, Shlomo Sand est auteur d’ouvrages lucides et polé­miques qui ont dyna­mi­sé cer­tains débats. Il vient de publier La fin de l’in­tel­lec­tuel fran­çais ? De Zola à Houellebecq, un essai très per­ti­nent dans l’actuelle conjonc­ture hexa­go­nale. C’est une his­toire des intel­lec­tuels à par­tir de l’affaire Dreyfus jusqu’à nos jours. Ladite affaire eut la capa­ci­té de créer une nou­velle dyna­mique d’intervention dans l’arène publique ; durant les années 1920, les intel­lec­tuels fas­cistes repro­dui­saient une rhé­to­rique héri­tière du natio­na­lisme de l’Action fran­çaise et du « moder­nisme réac­tion­naire » pro­ve­nant du fas­cisme ita­lien ; des nou­velles approches théo­riques des intel­lec­tuels ont été publiées : La Trahison des clercs de Julien Benda et Les Chiens de garde de Paul Nizan. Durant l’Occupation et l’alignement du régime de Vichy, cer­tains intel­lec­tuels n’ont pas hési­té à vali­der sa poli­tique — l’enjeu était celui de créer une hégé­mo­nie, de prendre d’assaut les ins­ti­tu­tions cultu­relles. Durant la Résistance, on a assis­té au « recy­clage » de cer­tains qui n’avaient pas adhé­ré au nazisme. Avec l’avènement de la Guerre froide, le champ intel­lec­tuel a connu le rebon­dis­se­ment de la pen­sée mar­xiste, avec Sartre et son modèle d’« intel­lec­tuel uni­ver­sel ». Après ces deux décen­nies (1950–1970), le para­digme sar­trien a été contes­té par Foucault et son pro­jet d’ « intel­lec­tuel spé­ci­fique » et les cri­tiques de Bourdieu jusqu’aux années 1980, années de reflux et d’introduction de la pen­sée unique néo­li­bé­rale. Cette der­nière rédui­ra de façon remar­quable l’action et le champ des intel­lec­tuels cri­tiques. La média­ti­sa­tion, comme sup­port de pro­pa­gande et de publi­ci­té de ce « nou­veau » cou­rant, ouvri­ra des espaces aux intel­lec­tuels orga­niques du néo­li­bé­ra­lisme — ils en vien­dront à adhé­rer à des vieilles pho­bies et des nou­veaux enne­mis : la xéno­pho­bie et les musul­mans. Les intel­lec­tuels hégé­mo­niques, com­man­dés par des soi-disant phi­lo­sophes, se carac­té­risent par une pen­sée médiocre qui aime les rac­cour­cis et rêve de faire reve­nir une France « homo­gène », une com­mu­nau­té ima­gi­naire excluante. Ce groupe assure sa loyau­té au pou­voir, en dépit du fait qu’on y trouve un indi­vi­du comme Houellebecq et ses dys­to­pies décli­nistes et faus­se­ment nihi­listes. Dans ce pano­ra­ma sombre, la pen­sée cri­tique sur­vie avec de nom­breuses dif­fi­cul­tés et il n’est pas simple, au regard des rap­ports de forces en France, d’envisager une trans­for­ma­tion à court terme. [L.D.]

Éditions La Découverte, 2016

☰ Je ne haï­rai point, d’Izzeldin Abuelaish

12b« La haine est une mala­die. Elle empêche la récon­ci­lia­tion et la paix », répète Abuelaish. Il consa­cre­ra toute sa vie à la com­battre, pour la paix. Celui dont les larmes feront le tour du monde est né à Gaza juste avant l’oc­cu­pa­tion. Il est le fils d’un chef de vil­lage très res­pec­té, mais la créa­tion de l’État d’Israël, en 1948, change tout : les Abuelaish sont chas­sés de leurs terres. Ils vivent alors à onze dans une pièce de 9 mètres car­ré dans le camp de Jabalia. Tellement entas­sés que lorsque son frère tombe sur la bas­sine où dort sa sœur, elle meurt sur le coup. Izzeldin Abuelaish n’a pas vrai­ment d’en­fance. Quand il ne vend pas du lait ou des oranges pour rame­ner des sous à la mai­son, il va à l’é­cole où il est pro­di­gieu­se­ment brillant. Il devient un méde­cin de renom­mée inter­na­tio­nale et en pro­fite pour, chaque jour, œuvrer pour la paix de manière paci­fiste : il invite des groupes d’Israéliens dans le camp de réfu­giés de Jabalia, tra­vaille dans les hôpi­taux israé­liens, apprend l’hébreu et, même en voyant ses amis mou­rir sous les bombes, ne cesse jamais de croire que la méde­cine peut récon­ci­lier les deux peuples. En décembre 2008, Israël lance l’o­pé­ra­tion Plomb dur­ci : Gaza est bom­bar­dée par des F‑16 puis par des chars durant vingt-trois jours. Durant ce mas­sacre, la mai­son d’Izzeldin est bom­bar­dée sans aucune rai­son. Il voit ses trois filles et leur cou­sine mou­rir sur le coup : Bessan, 21 ans ; Mayar, 15 ans ; Aya, 14 ans ; Noor, 12 ans. Jusqu’à aujourd’hui, Abuelaish conti­nue à ne pas haïr — mais en fer­mant la der­nière page de son livre, il est dif­fi­cile d’échapper à l’idée que ce ne sont pas les paci­fistes qui changent la gueule du monde. Izzeldin Abuelaish l’a été chaque ins­tant de sa vie, et sa récom­pense a été de voir, sous ses yeux, ce qu’il a de plus cher être bom­bar­dé. [R.Z.]

Éditions Robert Laffont, 2001

 Mon frère le Che, de Juan Martín Guevara et Armelle Vincent

12kBeaucoup d’encre a cou­lé et de nom­breux livres ont été écrits sur Ernesto Guevara. Une biblio­gra­phie très riche et mul­ti­forme où l’on trouve des bio­gra­phies, des essais, des édi­tions cri­tiques, des témoi­gnages, des pam­phlets, etc. La vie du Che a don­né lieu à toute sorte d’interprétations, de récits — oscil­lant entre exal­ta­tion et dia­bo­li­sa­tion. Le « gué­rille­ro héroïque » a conti­nué, mal­gré lui, à nour­rir une sorte de « machine à mythes » très attrayante et en excel­lente san­té. Heureusement, il y a aus­si une quête d’équilibre qui essaie de lui res­ti­tuer une dimen­sion humaine en lais­sant de côté les célé­bra­tions hagio­gra­phiques. Dans cette ligne, Juan Martín Guevara et Armelle Vincent ont écrit Mon frère le Che, un ouvrage qui par­tage avec les bio­gra­phies plu­sieurs élé­ments, mais enri­chis avec d’autres maté­riaux directs et indi­rects. C’est un « livre-témoi­gnage », un exer­cice per­son­nel qui tente de recom­po­ser et recons­truire aus­si le grand puzzle de la mémoire de la famille Guevara. Un ouvrage qui com­plète la vision du per­son­nage en alter­nant le récit de son action poli­tique à ses rap­ports fami­liaux très dyna­miques et com­plexes. La tâche de Juan Martín Guevara n’a pas été simple à cause de la per­sé­cu­tion que lui-même et sa famille ont dû subir, des années en pri­son qui ont ren­for­cé ses convic­tions et du silence pudique qu’il a choi­si de gar­der : « Être le frère du Che n’est pas ano­din […]. Pendant long­temps, je n’ai été que Juan Martín Guevara, puis je suis deve­nu le frère d’Ernesto Guevara. » Le but de Juan Martín Guevara est celui de défendre les idées du frère, de reven­di­quer son héri­tage poli­tique avec une saine et équi­li­brée volon­té de « démys­ti­fier » son frère. Il est per­sua­dé que « l’humaniser est la seule manière de pou­voir par­ler de sa pen­sée ». Dans ce pro­ces­sus d’humanisation, on peut per­ce­voir un Che avec une image très dif­fé­rente de celle que cer­tains bio­graphes ont fixé, une image qui parle de ses attentes, de ses dési­rs, de son cha­risme et de sa vita­li­té inépui­sable lorsqu’il inter­agis­sait avec les membres de sa famille. Ce côté « sen­ti­men­tal », cette capa­ci­té de mon­trer ses qua­li­tés humaines où la jus­tice et l’égalité étaient des fon­da­men­taux objec­tifs poli­tiques et éthiques, s’opposent de façon tran­chante à une cer­taine mytho­lo­gie néga­tive qui a ten­té de délé­gi­ti­mer le per­son­nage. C’est en cela que ce « livre-témoi­gnage » enri­chit le récit bio­gra­phique d’Ernesto Guevara, en le com­plé­tant et en ren­dant pos­sible une meilleure com­pré­hen­sion de l’homme et de ses idées. [L.D.]

Éditions Calmann-Lévy, 2016

☰ Une tra­ver­sée de Paris, d’Éric Hazan

paris Ce livre rap­pelle pour­quoi il demeure impos­sible de détes­ter Paris même si l’en­vie est là, latente ou crue les heures de pointe. L’auteur — ancien chi­rur­gien, pré­sen­te­ment édi­teur, his­to­rien et essayiste — tra­verse la capi­tale du nord au sud (Ivry à Saint-Denis) et, ce fai­sant, loue la marche comme indis­pen­sable exer­cice men­tal. Hazan flâne, che­mine, déam­bule, cogite, se rap­pelle ou décrit avec la pré­ci­sion lexi­cale qu’il a conser­vée de sa car­rière médi­cale. Appréciations esthé­tiques cou­doient réflexions poli­tiques et apar­tés plus per­son­nels, voire auto­bio­gra­phiques. Le temps perd prise au fil des pages : notre siècle ren­contre la Commune au hasard d’un car­re­four, Tati croise Blanqui au pied d’un immeuble, Mai 68 inter­pelle Jean Valjean devant la vitrine d’un coif­feur afri­cain, le FLN débat à l’angle d’une pri­son avec Baudelaire et Thorez prend un verre en com­pa­gnie du Comité invi­sible. Ou quelque chose comme ça. Si l’ou­vrage ploie par­fois, exer­cice oblige, sous les noms propres (de rue ou d’Histoire), on pour­suit sa route, quitte à sau­ter une ligne ou deux, impa­tient à l’i­dée d’en apprendre encore : anec­dote ou grand récit, cita­tion ou nota bene. Le contre-guide prend même des allures de pro­gramme, volon­tiers pro­phé­tique, lors­qu’il assure qu’il convien­dra, au len­de­main de « la vic­toire de la révo­lu­tion à venir », de détruire l’Hôtel-Dieu ou la pré­fec­ture de Police, rive gauche de l’île de la Cité. Quelques auteurs, leviers ou fils rouges, accom­pagnent la pro­me­nade et le pro­pos : Breton, Benjamin, Balzac… Leur point com­mun, en dépit des diver­gences poli­tiques ? Le res­pect du peuple et le mépris des élites, répond Hazan. Oubliez le Paris tarte des tou­ristes, le Paris « ville puis­sante et bien­veillante » d’Hidalgo : celui d’Hazan est une fresque à fleur de peau, une bataille, celle que, mal­gré l’ab­sence claire de conscience his­to­rique et poli­tique, portent en eux au quo­ti­dien « des cais­sières et des ser­veuses, des conduc­teurs d’au­to­bus et des ouvriers du bâti­ment, des chô­meurs, des chauf­feurs-livreurs et des sans-papiers ». Et l’au­teur ne doute pas qu’ils la rem­por­te­ront un jour. [E.C.]

Éditions Seuil, 2016


Photographie de ban­nière : The Great Mississippi Flood of 1927, U.S. Route 51 bet­ween Mounds, Illinois and Cairo (NOAA pho­to library)


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REBONDS

Cartouches 11, juin 2016
Cartouches 10, mai 2016
Cartouches 9, avril 2016
Cartouches 8, mars 2016
Cartouches 7, février 2016

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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