Texte inédit pour le site de Ballast
Pas une journée, pas une heure ne passe sans une grêle de sondages : ils s’imposent comme une évidence dans le champ médiatique. Intentions de votes, « candidat le plus convaincant », « personnalités politiques préférées des Français »… Les enquêtes d’opinion fournissent la matière première d’un débat sans idées, le point incontournable de tout bavardage politique où les commentateurs n’aiment rien tant que brasser des pourcentages. Ainsi s’infléchit « l’opinion publique ». Quand bien même ses défenseurs nous assurent que les sondages ne sont pas des prévisions sur l’avenir, ils sont les premiers à perdre pied lorsque les événements — pourtant nombreux — vont à l’encontre de ce qu’ils annonçaient. Sans doute serait-il temps d’en finir avec ce dispositif, pièce maîtresse de l’idéologie dominante. ☰ Par Léonard Perrin
Dans une présentation faite en 1972, le sociologue Pierre Bourdieu formulait une critique acerbe des sondages. Le texte fut publié en 1973 dans Les Temps modernes, sous un titre sans équivoque : « L’opinion publique n’existe pas ». Il remettait en cause trois principes communément admis et sous-jacents aux sondages. Tout d’abord, le fait que tout le monde possède et peut produire une opinion — or, répond Bourdieu, tout un chacun n’a pas nécessairement de réponse à apporter (et si une personne est interrogée sur une question qu’elle ne s’est peut-être jamais posée, la liste de réponses proposées se justifie comme conséquence nécessaire, induisant par là un fort effet de suggestion). En second lieu, il réfutait l’idée que « toutes les opinions se valent », soulignant qu’elles ne peuvent s’additionner de manière simple et sensée. Enfin, il énonçait que les questions posées supposent qu’il existe un accord sur les problèmes, ce qui est loin d’être le cas — les sondeurs interrogent volontiers sur des questions qu’ils se posent eux-mêmes. Ce processus produisant un « effet de consensus », Bourdieu dénonçait les sondages comme outil de fabrique d’une opinion publique : « un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l’état de l’opinion à un moment donné du temps est un système de forces, de tensions et qu’il n’est rien de plus inadéquat pour représenter l’état de l’opinion qu’un pourcentage1 ». Quarante-cinq ans plus tard, les sondages ont étendu leur autorité : ils sont omniprésents et saturent l’espace médiatique. La critique du sociologue conserve toute son actualité.
« Leur emprise sur les mentalités s’avère tel qu’ils s’inscrivent à présent dans la loi, renforçant ainsi leur légitimité. »
En avril 2016, les députés ont adopté une réforme du temps de parole des candidats aux élections présidentielles. Le principe d’égalité — en vigueur dès le dépôt des listes — est remplacé par celui d’équité, défini selon trois règles : les résultats obtenus par le candidat (ou le parti qu’il représente) aux dernières élections, sa contribution à l’animation du débat électoral (une expression floue en ces termes) et… la position du candidat dans les sondages. Leur emprise sur les mentalités s’avère tel qu’ils s’inscrivent à présent dans la loi, renforçant ainsi leur légitimité. Cette disposition pénalise davantage encore les « petits candidats » : le NPA et LO affirment ainsi qu’ils ne présentent pas un candidat afin de prendre le pouvoir mais en partie pour profiter d’un temps de parole qu’on ne leur accorde quasiment pas hors des présidentielles. Or, outre l’habituel mépris de classe réservé à ces candidats (dont Philippe Poutou a récemment fait les frais dans le bruyant talk-show « On n’est pas couché »), ce nouveau dispositif affaiblit la diffusion d’idées déjà marginalisées.
En France, la remise en cause des sondages et de leur hégémonie médiatique est principalement portée par les associations Acrimed (Action-Critique-Médias) et l’Observatoire des sondages. Mais si les critiques de fond des enquêtes d’opinion sont rares et ne rencontrent qu’un faible écho, cela tient aussi de cette ambiguïté : chacun les utilise, puisque chacun peut trouver celle qui ira dans le sens qu’il fait sien sur n’importe quel sujet. Les responsables politiques en usent et en abusent ; les électeurs qui supportent telle ou telle personnalité ne manquent pas de brandir un sondage prétendant que « son » candidat gagnerait face à la candidate FN, au second tour de la présidentielle. À plusieurs reprises, Jean-Luc Mélenchon s’est appuyé sur des résultats sondagiers pour se présenter comme le candidat du « vote utile », tout en dénonçant, avec justesse, la « sondocratie » — à l’image d’une gauche qui oscille entre usage et rejet des enquêtes d’opinion. Ce recours, par ceux qui voudraient contester l’ordre établi, produit quelque effet pervers : il ne conteste pas les sondages en tant que tels.
Les instituts qui les produisent défendent sans surprise ce marché dont ils profitent. Les chiffres d’affaires s’élèvent à plusieurs dizaines de millions, voire centaines de millions d’euros pour les plus importants. Ipsos, le deuxième institut français, est dirigé par Didier Truchot, 118e fortune de France ; la vice-présidente de l’IFOP n’est autre que Laurence Parisot, ancienne présidente du Medef ; quant à CSA, il appartient au groupe Bolloré. Ces « faiseurs d’opinion » ne supportent pas la critique. L’Observatoire des sondages et son fondateur Alain Garrigou furent victimes l’an dernier de poursuites judiciaires de la part de Fiducial, suite à un article mettant en cause l’entreprise et l’IFOP dans l’affaire des sondages de l’Élysée. Instituts et sondeurs répètent que les sondages sont des « photographies à un instant t », qu’ils ne sont pas des prévisions infaillibles mais ne montrent que des « tendances ». Ils parlent volontiers de « température » ou de « baromètre » de l’opinion — autant de termes à connotation scientifique utilisés afin de donner du crédit à leur démarche et masquer les biais méthodologiques, pourtant nombreux2. Il arrive même d’entendre des journalistes assurer qu’un résultat a « déjoué les sondages »… comme si un phénomène avait réfuté une loi scientifique !
« Les impairs ne manquent pas mais n’ont pourtant jamais sérieusement délégitimé de manière durable les enquêtes d’opinion. »
Du 21 avril 2002 jusqu’à l’élection de Donald Trump, en passant par le référendum grec de 2015, le Brexit ou encore les primaires françaises, les impairs ne manquent pas mais n’ont pourtant jamais sérieusement délégitimé de manière durable les enquêtes d’opinion. Les instituts affirment, main sur le cœur, qu’ils ont appris de leurs erreurs. L’accès de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002 a ainsi poussé les sondeurs à intégrer un « facteur correctif » des résultats bruts obtenus. Mais il s’agit là d’une recette pour le moins obscure, peu connue du grand public et rarement mise en avant dans la communication — les données brutes ne sont d’ailleurs pas publiées. Dans ce business de l’opinion, d’aucuns poussent le vice plus loin encore avec les « marchés prédictifs ». Ce modèle, venu des États-Unis, prétend fournir des prévisions fiables sur tout événement à venir, sur le principe des paris en ligne dans un mécanisme de côte boursière. Chaque proposition est lancée avec une certaine valeur : si les agents pensent qu’elle se réalisera, ils investissent et sa valeur monte ; à l’inverse, s’ils la jugent improbable, peu l’achètent et sa valeur baisse. Les propositions à valeur élevée sont censées être des prévisions qui se réaliseront. Détonnant cocktail, qui émane d’une alliance entre les principes de la finance spéculative et la fabrique de l’opinion ! Comme l’expliquait l’économiste britannique John Maynard Keynes, à la Bourse, les entreprises n’ont pas une valeur représentative de leur santé économique mais ont la valeur que les spéculateurs estiment que les autres lui attribuent. Avec les marchés prédictifs, plutôt que d’interroger les gens sur ce qu’ils pensent — ce qui n’a déjà rien d’évident en soi —, on les interroge sur ce qu’ils pensent que les gens pensent… En France, seul le journal Le Point semble s’être lancé dans les marchés prédictifs, en partenariat avec l’entreprise britannique Hypermind, mais il se pourrait bien que cette nouvelle forme de sondages spéculatifs se développe.
Après l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, certains soutiens de Bernie Sanders ont mis en avant des sondages censés prouver que le sénateur du Vermont l’aurait emporté s’il avait été le candidat démocrate face à Trump. Cette façon d’argumenter en faveur de Sanders était erronée : selon la même logique, un nombre incroyable de sondages affirmaient qu’Hillary Clinton allait l’emporter contre Trump ! Mauvaise pioche que de reprendre pareille rhétorique. Il est raisonnable de croire que des votants à la primaire démocrate, bien que séduits par Sanders, ont fait le choix d’Hillary Clinton « par sécurité ». Craignant que Sanders ne l’emporte pas face à Trump, privilégier Hillary Clinton était censé « éviter le pire » — un avis conforté par les sondages… qui l’annonçaient gagnante haut la main ! Il aurait dès lors fallu pointer davantage la responsabilité des sondages en tant que tels, comme vecteurs d’influence nocifs sur le choix des électeurs — et mettre au passage à plat l’argument du « vote utile », si souvent brandi.
Peu après les attentats de Paris, François Hollande annonce vouloir inscrire la déchéance de nationalité dans la Constitution. De nombreuses enquêtes d’opinion furent publiées les mois suivants. Éditorialistes et gouvernement s’en sont servis afin de justifier une telle mesure, qui semblait être plébiscitée par « les Français » — pour reprendre la déplorable expression employée (de 75 % à 90 %, selon les résultats). Et l’on repense à Bourdieu : « On sait que tout exercice de la force s’accompagne d’un discours visant à légitimer la force de celui qui l’exerce ; on peut même dire que le propre de tout rapport de force, c’est de n’avoir toute sa force que dans la mesure où il se dissimule comme tel. Bref, pour parler simplement, l’homme politique est celui qui dit : Dieu est avec nous.
L’équivalent de Dieu est avec nous
, c’est aujourd’hui l’opinion publique est avec nous
. Tel est l’effet fondamental de l’enquête d’opinion : constituer l’idée qu’il existe une opinion publique unanime, donc légitimer une politique et renforcer les rapports de force qui la fondent ou la rendent possible3. »
« En nous proposant sans relâche des enquêtes d’opinion, quel que soit le sujet, ne serions-nous pas les abrutis sphériques des sondeurs ? »
Quelques mois plus tard, les sondages sont focalisés sur la loi Travail. À l’Assemblée nationale, le député communiste André Chassaigne proteste contre le gouvernement et affirme que sept Français sur dix rejettent cette réforme — il se basait sur les sondages de l’époque. Qu’a répondu le pouvoir ? Il a renversé le discours en essayant d’expliquer que le problème venait d’une « incompréhension » du projet et d’un « manque de pédagogie » à combler. Ce processus ressemble bien à un « pile je gagne, face tu perds ». Dans un cas, les sondages permettent de justifier la politique mise en œuvre ; dans l’autre, ils n’ont nulle valeur car davantage de pédagogie s’avère nécessaire pour expliquer le bien-fondé de la réforme : irréfutable. Le physicien Fritz Zwicky avait l’habitude de traiter ses collègues d’« abrutis sphériques » : il expliquait que leur comportement d’abruti ne variait pas quel que soit l’angle sous lequel on les regardait. En nous proposant sans relâche des enquêtes d’opinion, quel que soit le sujet, ne serions-nous pas les abrutis sphériques des sondeurs ?
On se souvient du Journal du Dimanche réalisant l’an dernier, par temps xénophobes, le sondage suivant : « Vous-même, au cours de l’année, avez-vous personnellement rencontré des problèmes (insultes, agressions…) avec une ou plusieurs personnes issues des groupes suivants ? » Et de proposer en guise de réponses ces « catégories » inspirées : « des personnes d’origine maghrébine », « des Roms », « des personnes de confession musulmane », « des personnes d’origine africaine », etc. Les lauriers de la médiocrité journalistique reviennent au Figaro, qui, en pleine campagne présidentielle de 2012, demandait à ses lecteurs : « Faites-vous confiance aux sondages ? » Les partisans du « non », à 75 %, n’en furent visiblement pas troublés.
Le 30 mars dernier, Le Monde consacrait une journée au phénomène de l’abstention : le journal avait invité Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos, afin de répondre aux internautes sur « les spécificités de l’abstention à la présidentielle » (donnant la parole — une fois de plus — à ceux qui alimentent le phénomène). Teinturier se vit attribuer le statut d’expert politique : pour discuter sérieusement de politique, il faut à l’évidence solliciter les sondeurs… Que l’on adhère ou non au cadre des élections et des campagnes électorales qui les accompagnent, il est indispensable de ne plus vivre ces dernières au rythme des enquêtes d’opinion qui les parasitent aujourd’hui. Allons jusqu’au bout : revendiquons leur interdiction de diffusion, a minima en période électorale élargie4. Puis imaginons nos batteries d’éditorialistes et de commentateurs, blafards, privés de leur joujou préféré.
Photographie de bannière et de vignette : Sophie Taeuber-Arp
- Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps modernes, n° 318, janvier 1973, p. 1295.[↩]
- Alain Garrigou et Richard Brousse, Manuel anti-sondages, La Ville brûle, 2011.[↩]
- Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », op. cit., p. 1295.[↩]
- Il ne s’agit évidemment pas d’interdire aux sociologues de poursuivre leurs enquêtes de terrain.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Pierre Carles : « Ma démarche propagandiste, je l’assume », mars 2017
☰ Lire notre abécédaire de Pierre Bourdieu, janvier 2017
☰ Lire notre article « L’abstention ou l’agonie démocratique », Pierre-Louis Poyau, novembre 2016
☰ Lire notre article « Gauche & Droite, le couple des privilégiés », Émile Carme, février 2016
☰ Lire notre entretien avec Razmig Keucheyan : « C’est à partir du sens commun qu’on fait de la politique », janvier 2016