Antifascisme : cinq leçons historiques


Jamais un par­ti d’extrême droite n’a été si près du pou­voir depuis la fin du régime de Vichy. Le Rassemblement natio­nal a pu pour cela comp­ter sur le jeu dan­ge­reux des gou­ver­ne­ments pré­cé­dents. Doit-on croire encore ces der­niers lorsqu’ils avancent que l’exercice du pou­voir décré­di­bi­li­se­rait le par­ti et ses idées ? Certainement pas. Dans un livre sobre­ment inti­tu­lé L’Antifascisme, réédi­té en poche chez Lux, l’historien Mark Bray aborde cinq points pri­mor­diaux au sujet de l’ascension du fas­cisme. Et il nous met en garde : « Le fas­cisme n’a pas gagné les hautes sphères du pou­voir en enfon­çant les portes, il a poli­ment convain­cu le gar­dien de les ouvrir. »


1. Les révo­lu­tions fas­cistes n’ont jamais abou­ti. Les fas­cistes ont gagné le pou­voir légalement.

Avant toute chose, des faits pri­mor­diaux : la marche sur Rome de Mussolini était uni­que­ment un spec­tacle des­ti­né à légi­ti­mer son invi­ta­tion à for­mer un gou­ver­ne­ment. Le putsch de la Brasserie de Hitler, en 1923, avait lamen­ta­ble­ment échoué. Hitler a fini par prendre le pou­voir quand le pré­sident Hindenburg l’a nom­mé chan­ce­lier. Le Parlement a voté la loi qui lui confé­rait les pleins pou­voirs. Pour les anti­fas­cistes mili­tants, ces faits his­to­riques jettent le doute sur la tac­tique libé­rale de lutte contre le fas­cisme. Celle-ci enjoint prin­ci­pa­le­ment à croire au débat rai­son­né qui anni­hi­le­rait les idées fas­cistes, à la police qui mate­rait la vio­lence fas­ciste et aux ins­ti­tu­tions par­le­men­taires qui empê­che­raient les prises de pou­voir des fas­cistes. Cette tac­tique a sans aucun doute déjà fonc­tion­né. Mais elle a aus­si, sans aucun doute là encore, déjà échoué. Le fas­cisme et le nazisme ont été per­çus comme des appels émo­tion­nels et irra­tion­nels ancrés dans les pro­messes mas­cu­lines du renou­veau de la vigueur natio­nale. L’argumentation poli­tique est tou­jours néces­saire pour atti­rer la base popu­laire poten­tielle du fas­cisme, mais son effi­ca­ci­té dis­pa­raît dès qu’elle se frotte à des idéo­lo­gies qui refusent tout débat ration­nel. La ratio­na­li­té n’a arrê­té ni les nazis ni les fas­cistes. La rai­son est encore indis­pen­sable, mais elle ne suf­fit mal­heu­reu­se­ment pas d’un point de vue antifasciste.

Ainsi n’est-il pas sur­pre­nant que l’histoire nous montre l’inefficience du gou­ver­ne­ment par­le­men­taire comme rem­part au fas­cisme. À l’inverse, il lui a dérou­lé le tapis rouge à plu­sieurs reprises. Quand les élites poli­tiques et éco­no­miques de l’entre-deux-guerres se sont sen­ties trop mena­cées par la révo­lu­tion, elles se sont tour­nées vers des figures comme Mussolini et Hitler, pour écra­ser sans pitié l’opposition et pro­té­ger la pro­prié­té pri­vée. Ce serait une erreur de réduire entiè­re­ment le fas­cisme à un ultime recours pour sau­ver le sys­tème capi­ta­liste en péril, mais cet élé­ment a joué un rôle cen­tral et déter­mi­nant dans son des­tin. Quand les diri­geants auto­ri­taires de l’entre-deux-guerres se sont sen­tis moins mena­cés, ils ont immé­dia­te­ment impo­sé des poli­tiques fas­ci­santes. Pour la plu­part des révo­lu­tion­naires, cela prouve que l’antifascisme ne peut être qu’anticapitaliste. Aussi long­temps que le capi­ta­lisme conti­nue­ra d’alimenter la lutte des classes, affirment-ils, la ten­ta­tion du fas­cisme pour mater les révoltes popu­laires sera tou­jours tapie dans l’ombre.

« Le fas­cisme n’a pas gagné les hautes sphères du pou­voir en enfon­çant les portes, il a poli­ment convain­cu le gar­dien de les ouvrir. »

Quant à l’opposition de la police à la vio­lence fas­ciste, même si la police a par­fois arrê­té et per­sé­cu­té des fas­cistes, l’Histoire montre plu­tôt qu’elle est, avec l’armée, la plus empres­sée à « réta­blir l’ordre ». Des études indiquent que de nom­breux poli­ciers ont voté pour Aube dorée et le FN/RN ces der­nières années. Aux États-Unis, il est clair que beau­coup de poli­ciers ont accueilli Trump comme le pré­sident des « vies bleues [qui] comptent » (Blue Lives Matter), celui qui auto­ri­se­ra les forces de l’ordre à har­ce­ler et assas­si­ner impu­né­ment les com­mu­nau­tés de cou­leur. Récemment, on a décou­vert que le FBI enquê­tait sur l’infiltration des supré­ma­cistes blancs dans les forces de l’ordre, et que les résul­tats sont (sans sur­prise) alar­mants. De plus, la com­po­si­tion de la police et son his­toire (elle s’est créée à par­tir des patrouilles escla­va­gistes au Sud et de l’opposition au mou­ve­ment ouvrier au Nord) nous donnent un aper­çu de son rôle dans ce sys­tème de « jus­tice » suprémaciste.

Tout cela pour dire que les défaites suc­ces­sives des révoltes fas­cistes n’atténuent pas les risques d’une insur­rec­tion fas­ciste. La « stra­té­gie de la ten­sion » fas­ciste en Italie, le déve­lop­pe­ment du concept indi­vi­duel de « résis­tance sans chef » que pro­meut le diri­geant amé­ri­cain du Ku Klux Klan, Louis Beam, et la lutte armée fas­ciste qui s’est répan­due des deux côtés du conflit ukrai­nien d’Euromaïdan attestent du dan­ger maté­riel que repré­sente la vio­lence fas­ciste insur­rec­tion­nelle. Mais le fas­cisme n’a pas gagné les hautes sphères du pou­voir en enfon­çant les portes, il a poli­ment convain­cu le gar­dien de les ouvrir.

[ Renato Guttuso | I Funerali di Togliatti, 1972 ]

2. À des degrés divers, de nom­breux diri­geants et théo­ri­ciens anti­fas­cistes de l’entre-deux-guerres consi­dé­raient le fas­cisme comme une simple variante des idées contre-révo­lu­tion­naires tra­di­tion­nelles. Ils ne l’ont pas suf­fi­sam­ment pris au sérieux avant qu’il ne soit trop tard.

À chaque révo­lu­tion, sa contre-révo­lu­tion. Pour chaque prise de la Bastille, il y a eu un Thermidor. Après la Commune de Paris, des cen­taines de per­sonnes ont été exé­cu­tées et des mil­liers empri­son­nées et dépor­tées. Plus de 5 000 pri­son­niers poli­tiques ont été exé­cu­tés et 38 000 empri­son­nés après la révo­lu­tion russe avor­tée de 1905, et 390 pogroms anti­sé­mites ont pro­vo­qué la mort de plus de 3 000 per­sonnes. La vio­lence de la réac­tion n’a épar­gné ni les radi­caux euro­péens ni les mino­ri­tés eth­niques. Pourtant, le fas­cisme repré­sen­tait une nou­veau­té. Les inno­va­tions idéo­lo­giques, tech­no­lo­giques et bureau­cra­tiques fas­cistes ont réin­tro­duit en Europe l’impérialisme, le géno­cide et les guerres d’extermination qu’elle avait expor­tés dans le monde. On ne s’en éton­ne­ra pas, de nom­breux obser­va­teurs de gauche ont asso­cié le fas­cisme aux forces contre-révo­lu­tion­naires exis­tantes. Selon la Fédération des tra­vailleurs socia­listes, les fas­cistes ita­liens étaient « au sens le plus strict une Garde blanche » — ils se réfé­raient là aux contre-révo­lu­tion­naires de la Révolution russe. Le Parti com­mu­niste de Grande-Bretagne les appe­lait les « Black and Tans ita­liens », évo­quant par là les forces contre-révo­lu­tion­naires bri­tan­niques de la guerre d’indépendance irlan­daise. Dans les années 1920, des mar­xistes ont repris les ana­lyses du com­mu­niste hon­grois Georg Lukács sur la « ter­reur blanche » pour dire que les squa­dris­ti de Mussolini étaient sim­ple­ment un rem­part de la classe diri­geante sans idéologie.

D’un autre côté, les obser­va­teurs ont été nom­breux à sou­li­gner les spé­ci­fi­ci­tés du fas­cisme. Ils ont recon­nu la nou­veau­té de son natio­na­lisme flir­tant avec le socia­lisme et de son éli­tisme popu­liste. Ils ont remar­qué com­ment des groupes aupa­ra­vant anta­go­nistes, comme les pro­prié­taires ter­riens et les capi­ta­listes bour­geois, for­maient doré­na­vant un mou­ve­ment contre-révo­lu­tion­naire uni­fié. L’analyse mar­xiste des dyna­miques de classes sous-jacentes au fas­cisme a mis au jour les élé­ments de cette nou­velle doc­trine décon­cer­tante que les obser­va­teurs cen­tristes n’avaient pas sai­sis. Elle a ten­té par ailleurs de cir­cons­crire le dan­ger poten­tiel du fas­cisme aux limites de son pré­ten­du rôle de garde du corps de la classe diri­geante. Par consé­quent, des mar­xistes — et d’autres — n’ont pas réus­si à anti­ci­per la por­tée que sa vio­lence aurait au-delà de la « néces­saire » sau­ve­garde de l’entreprise capi­ta­liste. Le fas­cisme de l’entre-deux-guerres s’est sur­tout répan­du par­mi les classes moyennes, sou­te­nu par les classes supé­rieures, mais cette idéo­lo­gie a aus­si reçu le sou­tien de la classe ouvrière — ce que les mar­xistes n’ont com­pris que tardivement.

« Le fas­cisme de l’entre-deux-guerres s’est sur­tout répan­du par­mi les classes moyennes, sou­te­nu par les classes supé­rieures, mais cette idéo­lo­gie a aus­si reçu le sou­tien de la classe ouvrière — ce que les mar­xistes n’ont com­pris que tardivement. »

Beaucoup de poli­ti­ciens socia­listes et com­mu­nistes ont gou­ver­né comme si la dis­pa­ri­tion de leurs mou­ve­ments n’entrait pas en ligne de compte. Les socia­listes ita­liens ont ain­si signé le pacte de paci­fi­ca­tion avec Mussolini en 1921, et ni eux ni les com­mu­nistes n’ont pen­sé que son arri­vée au pou­voir repré­sen­tait autre chose qu’un balan­ce­ment vers la droite du mou­ve­ment pen­du­laire impla­cable du par­le­men­ta­risme bour­geois. Ainsi n’étaient-ils pas si dif­fé­rents de la majo­ri­té socia­liste espa­gnole qui avait col­la­bo­ré avec le gou­ver­ne­ment mili­taire fas­ci­sant de Primo de Rivera dans les années 1920. En Allemagne, les com­mu­nistes ont cru que le fas­cisme était déjà arri­vé quand les « gou­ver­ne­ments pré­si­den­tiels » du début des années 1930 ont com­men­cé à gou­ver­ner par décrets. Pourtant, ni les pré­ten­dus « gou­ver­ne­ments pré­si­den­tiels » fas­cistes ni la nomi­na­tion d’Adolf Hitler comme chan­ce­lier n’ont convain­cu la direc­tion du par­ti qu’elle fai­sait face à une menace exis­ten­tielle. Pour elle, le fas­cisme n’appelait pas à une résis­tance par tous les moyens, il fal­lait être patient. Leur slo­gan était : « Hitler d’abord, puis nous ensuite. » Au tour­nant du siècle, les mili­tants de gauche avaient des rai­sons de s’attendre à ce que les périodes de répres­sion soient cycliques. Le fas­cisme a chan­gé les règles du jeu.

La pre­mière prise de conscience de l’essence du péril fas­ciste a lieu avec le « sou­lè­ve­ment de février » 1934, quand les socia­listes autri­chiens répliquent aux attaques sur les centres socia­listes menées par le chan­ce­lier Dollfuss (mais com­man­dées par Mussolini). Le sou­lè­ve­ment est bru­ta­le­ment répri­mé — 200 per­sonnes trouvent la mort, 300 sont bles­sées et le par­ti est inter­dit. Mais leur bra­voure va ins­pi­rer les mineurs socia­listes espa­gnols qui vont se rebel­ler la même année dans les Asturies. Leur slo­gan était : « Plutôt Vienne que Berlin », là où per­sonne ne s’était oppo­sé par la force à la prise du pou­voir par Hitler. Quand la guerre civile espa­gnole éclate, on a lar­ge­ment com­pris que l’antifascisme était une lutte déses­pé­rée contre l’extermination.

[ Renato Guttuso | Le donne dei minatori, 1953 ]

La ten­dance des théo­ri­ciens et des poli­ti­ciens de gauche à concep­tua­li­ser à l’excès le fas­cisme comme une contre-révo­lu­tion tra­di­tion­nelle a fait obs­tacle à la capa­ci­té d’adaptation de la gauche à la nou­velle menace. Puisque la forme de la résis­tance doit constam­ment s’ajuster à ce qui est com­bat­tu, il revient aux anti­fas­cistes de rééva­luer sans arrêt leurs arse­naux théo­rique, stra­té­gique et tac­tique, pour répondre aux virages de l’idéologie et de la praxis de leurs adver­saires d’extrême droite. Matthew N. Lyons met cette leçon en pra­tique en cri­ti­quant les auteurs qui affirment qu’on pour­rait sim­ple­ment qua­li­fier l’alt-right [cou­rant de l’extrême droite amé­ri­caine, ndlr] de néo-nazie. Si cer­tains sont bien enten­du des néo­na­zis, Lyons pense que cela « contient l’idée mal­heu­reuse que tous les supré­ma­cistes blancs sont pareils […], que nous n’avons pas besoin de com­prendre notre enne­mi ». Concevoir leurs enne­mis dans des termes dépas­sés a coû­té cher aux anti­fas­cistes de l’entre-deux-guerres. L’évolution de l’extrême droite, plus nous nous éloi­gnons du XXe siècle, pour­rait même deman­der de trans­cen­der entiè­re­ment le cadre concep­tuel du fascisme.

Les anti­fas­cistes doivent en déve­lop­per une com­pré­hen­sion claire et pré­cise. Mais pour se sai­sir de la nature robuste et flexible des idées anti­fas­cistes, il faut étu­dier la rela­tion entre deux registres de l’antifascisme : l’analytique et le moral. Le registre ana­ly­tique consiste à mobi­li­ser des défi­ni­tions et des inter­pré­ta­tions du fas­cisme his­to­ri­que­ment construites et, à par­tir de là, à conce­voir une stra­té­gie anti­fas­ciste adap­tée aux défis idéo­lo­giques que posent les mou­ve­ments et les groupes fas­cistes. Des méthodes de lutte contre des groupes néo­na­zis n’auraient guère de sens si elles étaient appli­quées à d’autres for­ma­tions d’extrême droite. Comprendre leurs dif­fé­rences devrait influer sur les choix stra­té­giques et tac­tiques. Le registre moral pro­vient du pou­voir rhé­to­rique de l’épithète « fas­ciste » — trai­ter quelqu’un ou quelque chose de fas­ciste — dans la période d’après-guerre. Il inter­vient quand l’analyse anti­fas­ciste s’applique à un phé­no­mène qui n’est pas for­cé­ment fas­ciste tech­ni­que­ment par­lant, mais fas­ci­sant. Par exemple, les Black Panthers avaient-ils tort de trai­ter les flics qui tuaient des Noirs en toute impu­ni­té de « porcs fas­cistes », alors qu’ils n’avaient pas for­cé­ment de convic­tions fas­cistes et que le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain n’était pas lit­té­ra­le­ment fas­ciste ? Lors d’une mani­fes­ta­tion à Madrid, j’ai vu un dra­peau arc en-ciel avec ce slo­gan écrit des­sus : « L’homophobie, c’est du fas­cisme. » L’existence de fas­cistes non homo­phobes inva­lide-t-elle l’argument ? Les gué­rillas qui ont com­bat­tu Franco en Espagne ou Pinochet au Chili avaient-elles tort de consi­dé­rer leurs luttes comme « anti­fas­cistes » alors que, selon la plu­part des his­to­riens, ces régimes n’étaient pas exac­te­ment fascistes ?

« L’Espagne de Franco rele­vait peut-être plus d’un régime mili­taire catho­lique tra­di­tio­na­liste que du fas­cisme à pro­pre­ment par­ler, mais ces dif­fé­rences impor­taient peu pour ceux que la Guardia Civil traquait. »

Comme nous l’avons dit, il faut scru­pu­leu­se­ment étu­dier cha­cun de ces cas — et beau­coup d’autres — pour éla­bo­rer une ana­lyse rigou­reuse. Mais le registre moral de l’antifascisme per­met de com­prendre com­ment le « fas­cisme » est deve­nu un signi­fiant moral. Ceux qui luttent contre un ensemble d’oppressions l’ont uti­li­sé pour sou­li­gner la féro­ci­té de leurs oppo­sants poli­tiques et les élé­ments de conti­nui­té qu’ils par­tagent avec le vrai fas­cisme. L’Espagne de Franco rele­vait peut-être plus d’un régime mili­taire catho­lique tra­di­tio­na­liste que du fas­cisme à pro­pre­ment par­ler, mais ces dif­fé­rences impor­taient peu pour ceux que la Guardia Civil tra­quait. Définir le fas­cisme crée un flou entre ces deux registres. Le registre ana­ly­tique contient une cri­tique morale, tout comme le registre moral com­porte une ana­lyse approxi­ma­tive de la rela­tion entre une source don­née d’oppression et le fas­cisme. Peut-être l’épithète « fas­ciste » perd-il de son pou­voir si on l’emploie à outrance, c’est vrai, mais un élé­ment fon­da­men­tal de l’antifascisme reste l’organisation contre les idées fas­cistes et fas­ci­santes, en soli­da­ri­té avec toutes celles et tous ceux qui souffrent et qui luttent. Les ques­tions de défi­ni­tion doivent influen­cer nos stra­té­gies et nos tac­tiques, pas inflé­chir notre solidarité.

3. Pour des rai­sons idéo­lo­giques et par­ti­sanes, les diri­geants socia­listes et com­mu­nistes ont sou­vent été plus lents que leur base à prendre la juste mesure de la menace du fas­cisme, et encore plus lents à pro­mou­voir des réponses anti­fas­cistes militantes.

[D]e nom­breux socia­listes et com­mu­nistes ont d’abord consi­dé­ré le fas­cisme comme une contre-révo­lu­tion tra­di­tion­nelle, ce qui les a pous­sés à s’affronter entre eux. Les deux groupes rai­son­naient de la même façon : s’ils pou­vaient ral­lier le pro­lé­ta­riat sous leur ban­nière, peu impor­te­raient alors les obs­tacles qu’ils ren­con­tre­raient à droite. Ainsi, en Italie dans les années 1920, pour che­mi­ner encore sur la voie léga­liste de l’élection, et contrai­re­ment à cer­tains mili­tants de base, la direc­tion du par­ti ne s’engage pas dans les Arditi del popo­lo afin de com­battre les Chemises noires. Quand cette route sera défi­ni­ti­ve­ment blo­quée, le par­ti devra lut­ter pour chan­ger de cap.

[ Renato Guttuso | Caffe Greco, 1976 ]

Il en est allé ain­si en Allemagne. Les socia­listes adhèrent à une course uni­que­ment léga­liste dans les années 1920-1930, mal­gré le malaise gran­dis­sant de sa base. Les socia­listes du Reichsbanner, et plus tard du Front de fer, ont beau pro­mou­voir des mesures plus mus­clées, l’appareil léthar­gique du par­ti est bien mal équi­pé pour envi­sa­ger des stra­té­gies nou­velles. La base du socia­lisme autri­chien se démène elle aus­si pour convaincre sa direc­tion d’adopter une auto­dé­fense mili­tante contre l’assaut de l’extrême droite. En Grande-Bretagne, des membres du Parti tra­vailliste et du Trades Union Congress com­battent les fas­cistes dans les rues, en dépit des remon­trances de leur direc­tion. Celle-ci condamne même ceux qui ont par­ti­ci­pé à la bataille de Cable Street et refuse de sou­te­nir ceux qui rejoignent les Brigades inter­na­tio­nales en Espagne. L’historien Larry Ceplair affirme que les sociaux-démo­crates « jouèrent le jeu par­le­men­taire trop long­temps, et leurs diri­geants devinrent idéo­lo­gi­que­ment et psy­cho­lo­gi­que­ment inca­pables d’organiser, d’ordonner, voire même d’approuver, la résis­tance armée ou la révo­lu­tion pré­ven­tive ».

Pourtant, beau­coup de socia­listes, bien moins encom­brés d’idéologie léga­liste et d’ambitions élec­to­rales, semblent avoir été sen­sibles au chan­ge­ment de condi­tions sur le ter­rain et bien plus enclins à com­battre le fas­cisme. Au début des années 1920, l’Internationale com­mu­niste croyait que la tâche la plus urgente pour la révo­lu­tion était de dis­tin­guer clai­re­ment et radi­ca­le­ment le mar­xisme-léni­nisme de la social-démo­cra­tie pour diri­ger l’insurrection qui cou­vait sur le conti­nent. Cet objec­tif est reve­nu sur le devant de la scène au début de la « troi­sième période » du Komintern en 1928. Le modèle d’organisation léni­niste du « cen­tra­lisme démo­cra­tique » exi­geait une hié­rar­chie dis­ci­pli­née, par­tant du Komintern à Moscou vers les par­tis natio­naux, puis les branches régio­nales et les groupes locaux. Ce modèle a per­mis au mou­ve­ment com­mu­niste inter­na­tio­nal d’agir au dia­pa­son par-delà de vastes ter­ri­toires, mais cela signi­fiait aus­si que les que­relles intes­tines au sein de l’élite du par­ti à Moscou avaient des réper­cus­sions sur les poli­tiques locales. La ligne « social-fas­ciste » n’est qu’un exemple par­mi d’autres. Beaucoup de diri­geants natio­naux l’ont adop­tée à contre­cœur et aban­don­née avec empres­se­ment lors du chan­ge­ment de poli­tique du Komintern en 1935, avec l’adoption du Front popu­laire. Les com­mu­nistes et les socia­listes de la base ne se détes­taient géné­ra­le­ment pas autant que leurs diri­geants res­pec­tifs. Des ten­ta­tives d’alliance par le bas entre socia­listes et com­mu­nistes ont eu lieu en France et en Autriche, par exemple. Tout cela révèle les incon­vé­nients d’une orga­ni­sa­tion hiérarchique.

4. Le fas­cisme vole à la gauche son idéo­lo­gie, ses stra­té­gies, son ima­ge­rie et sa culture.

« Ce modèle de la cha­ri­té poli­tique d’extrême droite est repris par Aube dorée en Grèce, CasaPound en Italie, Hogar Social à Madrid, le Bastion social en France. On ne donne de la nour­ri­ture et des pro­vi­sions qu’aux Blancs. »

Le fas­cisme et le nazisme pro­viennent du désir de libé­rer le natio­na­lisme, le libé­ra­lisme et la mas­cu­li­ni­té de la bour­geoi­sie capi­ta­liste « déca­dente » à la tête des gou­ver­ne­ments ita­lien et alle­mand, d’une part, et de s’emparer des idées col­lec­ti­vistes popu­laires de la gauche socia­liste « dégé­né­rée », d’autre part. Avant même que Hitler prenne le pou­voir, le NSDAP s’est mis à teindre ses dra­peaux et ses affiches en rouge et ses membres s’appelaient « cama­rades » entre eux. Ce qui a pro­duit des para­doxes idéo­lo­giques irra­tion­nels, comme le « syn­di­ca­lisme natio­nal » et le « natio­nal-socia­lisme ». Une fois au pou­voir, les par­tis nazi et fas­ciste vont se défaire de leurs membres « de gauche », proches des élites éco­no­miques. La rhé­to­rique d’un popu­lisme à des­ti­na­tion de la classe ouvrière alliée au natio­na­lisme a joué un rôle fon­da­men­tal pour y parvenir.

Les nazis créent leurs propres res­sources de tra­vail pour employer les chô­meurs, en pro­fi­tant de leurs bonnes rela­tions avec les indus­triels. D’une cer­taine façon, il s’agit d’une variante de la col­la­bo­ra­tion de classe des syn­di­cats pour obte­nir une porte d’entrée vers l’emploi dans l’industrie. Les tavernes nazies des SA sont aus­si construites sur le modèle des tavernes socia­listes du XIXe siècle. Les nazis four­nissent éga­le­ment de la nour­ri­ture gra­tuite et des héber­ge­ments à leurs par­ti­sans au cœur de la Grande Dépression — ce qui marque une dis­tinc­tion claire avec les conser­va­teurs tra­di­tion­nels qui dédai­gnaient les pauvres et les chô­meurs, contri­buant à l’occasion à des œuvres cha­ri­tables apo­li­tiques et reli­gieuses. Ce modèle de la cha­ri­té poli­tique d’extrême droite est repris par Aube dorée en Grèce, CasaPound en Italie, Hogar Social à Madrid, la British National Action en Grande-Bretagne et le Bastion social en France, mais on ne donne de la nour­ri­ture et des pro­vi­sions qu’aux « Blancs ». Les mili­tants de CasaPound com­mencent à imi­ter les squat­teurs auto­nomes en occu­pant des bâti­ments aban­don­nés. Hogar Social agit de la même façon et, sur­tout, orga­nise une oppo­si­tion aux expul­sions des Espagnols « de souche », ten­tant ain­si de tirer pro­fit du mou­ve­ment de gauche pour le droit au loge­ment très fort dans le pays.

[ Renato Guttuso | Studio e Paesaggio, 1960 ]

Plus lar­ge­ment, les fas­cistes d’après-guerre ont conti­nué de se tour­ner vers la gauche révo­lu­tion­naire pour des idées de stra­té­gie. Les fas­cistes de la « troi­sième posi­tion » tentent d’appliquer les théo­ries maoïstes de la révo­lu­tion tiers-mon­diste afin de « libé­rer l’Europe » des « non-Européens ». Dans les années 1980, une fac­tion de la Troisième Voie fran­çaise essaie d’user d’une « stra­té­gie trots­kiste » pour noyau­ter le FN. Des fas­cistes ukrai­niens cherchent à s’approprier l’histoire de l’anarchiste Nestor Makhno, et les fas­cistes espa­gnols de Bases Autónomas chantent les louanges de l’anarchiste Buenaventura Durruti.

Des fas­cistes euro­péens ont même ten­té, depuis la fin des années 1980, et sur­tout dans les années 2000, d’imiter la tac­tique des auto­nomes alle­mands, le black bloc. Ces « auto­nomes natio­na­listes » habillés en noir, qui bran­dissent par­fois des dra­peaux anti­fas avec des slo­gans nazis ou portent des kef­fiehs, ont ten­té d’imiter l’attrait de la gauche radi­cale en s’opposant à l’anticapitalisme, à l’antimilitarisme et à l’antisionisme en Allemagne, en Grèce, en République tchèque, en Pologne, en Ukraine, en Angleterre, en Roumanie, en Suède, en Bulgarie et aux Pays-Bas. Cette ten­dance s’est atté­nuée en Europe de l’Ouest à par­tir de 2013. Le « natio­nal-anar­chisme » est une autre varia­tion sur le même thème. Les « natio­nal-anar­chistes » usurpent le concept anar­chiste de l’autonomie pour pro­mou­voir des « enclaves eth­niques » sépa­rées et homo­gènes — des pays seule­ment pour les Blancs. On pour­rait citer bien d’autres exemples, mais ceux-ci suf­fisent à mon­trer à quel point l’antifascisme ne consiste pas seule­ment à affron­ter les fas­cistes, mais aus­si à se pro­té­ger contre le fas­cisme ram­pant. Ils montrent aus­si l’importance de l’idéologie de gauche. Sans éta­blir com­ment ils peuvent s’accorder, des concepts comme l’autonomie, la libé­ra­tion natio­nale, voire le socia­lisme, des tac­tiques comme le squat, la dis­tri­bu­tion de nour­ri­ture ou les black blocs peuvent être récu­pé­rés sous nos yeux.

5. Le fas­cisme n’a pas besoin de beau­coup de fas­cistes pour advenir.

« Le fas­cisme n’a pas eu besoin de beau­coup de fas­cistes. Avant de par­ve­nir à un sou­tien popu­laire, les fas­cistes et les nazis n’étaient rien d’autre que de petits groupes d’idéologues. »

En 1919, les fas­ci de Mussolini n’étaient que quelques cen­taines. Quand on nomme Mussolini pre­mier ministre en 1922, seuls 7 % à 8 % de la popu­la­tion ita­lienne et 35 par­le­men­taires sur 500 appar­tiennent au par­ti fas­ciste. Le NSDAP ne compte que 54 membres quand Hitler pro­nonce son pre­mier dis­cours après la Première Guerre mon­diale. Tandis qu’on le nomme chan­ce­lier en 1933, seul 1,33 % de la popu­la­tion appar­tient au par­ti. En Europe, des par­tis fas­cistes embryon­naires sont deve­nus des par­tis de masse. Plus récem­ment, après la crise finan­cière de 2008 et la vague d’immigration, le suc­cès élec­to­ral de nom­breux par­tis fas­ci­sants, autre­fois micro­sco­piques, témoigne de l’avènement poten­tiel très rapide de l’extrême droite quand les condi­tions sont réunies.

Ces par­tis ont gros­si, puis ces régimes ont conso­li­dé leur pou­voir en gagnant le sou­tien des élites conser­va­trices, des indus­triels inquiets, des petits com­mer­çants alié­nés, des natio­na­listes au chô­mage, etc. Les récits triom­pha­listes d’après-guerre sur la résis­tance ont peut-être nié que si les idéo­logues fas­cistes les plus fer­vents ont bien sou­te­nu des per­son­nages comme Mussolini et Hitler, une large assise popu­laire a per­mis à ces régimes d’exister. Par là, ils obs­truent notre com­pré­hen­sion de ce qu’être nazi ou fas­ciste dans les années 1930 vou­lait dire. En ce sens, le fas­cisme n’a pas eu besoin de beau­coup de fas­cistes. Ce que je veux dire par là, c’est qu’avant de par­ve­nir à un tel sou­tien popu­laire, les fas­cistes et les nazis n’étaient rien d’autre que de petits groupes d’idéologues. Il ne faut pas non plus oublier que si Mussolini a pu ras­sem­bler une bande de truands — une cen­taine d’anciens com­bat­tants amers et de socia­listes natio­na­listes bizarres — et que Hitler a pu com­battre pour la direc­tion du minus­cule NSDAP, c’est parce que l’Italie et l’Allemagne étaient au bord de la révo­lu­tion sociale. La gauche n’avait aucune rai­son de s’intéresser à l’un ou l’autre de ces mou­ve­ments. Ces groupes minus­cules ne pou­vaient être plus insignifiants.

[ Renato Guttuso | Fuga dall’Etna, 1939 ]

Étant don­né ce que les anar­chistes, les com­mu­nistes et les socia­listes savaient à l’époque, rien ne jus­ti­fiait qu’ils y dévouent du temps et de l’attention. Mais on ne peut s’empêcher de se deman­der ce qui serait arri­vé s’ils l’avaient fait. Il est impos­sible de répondre à cette ques­tion, et trop en par­ler met de côté les fac­teurs sociaux plus larges qui fondent le fas­cisme. Pour autant, les anti­fas­cistes ont conclu que, dans la mesure où le futur reste à écrire, et que le fas­cisme émerge sou­vent de petits groupes mar­gi­naux, tous les groupes fas­cistes ou supré­ma­cistes blancs devaient être trai­tés comme s’il s’agissait de la cen­taine de fas­ci mus­so­li­niens ou des 54 membres du NSDAP. L’ironie tra­gique de l’antifascisme contem­po­rain est que plus il réus­sit, plus on remet en ques­tion sa rai­son d’être. Ses plus grands suc­cès errent dans des limbes hypo­thé­tiques : com­bien de mou­ve­ments fas­cistes meur­triers ont été tués dans l’œuf durant ces soixante-dix der­nières années par des groupes anti­fas, avant que leur vio­lence ne puisse se répandre ? Nous ne le sau­rons jamais — et c’est tant mieux.


Illustration de ban­nière : Renato Guttuso, La pes­ca del pes­ces­pa­da a Scilla, 1949
Illustration de vignette : Renato Guttuso, Occupazione delle terre incolte in Sicilia, 1949


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REBONDS

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