Texte inédit | Ballast
IRA en Irlande du Nord, ETA au Pays basque : déposer les armes et faire le choix de se concentrer sur la lutte civile est un moment crucial pour un mouvement de résistance révolutionnaire et anticolonialiste. Depuis le 27 février 2025 et l’appel d’Abdullah Öcalan à ce que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dépose les armes, les Kurdes vivant en Turquie sont partagés entre incertitude et espoir de paix. Reportage aux côtés du parti d’opposition progressiste DEM, qui va à la rencontre de la population dans les rues d’Amed (Diyarbakır). ☰ Par Loez
De façon inattendue, fin octobre 2024, à l’occasion de la rentrée parlementaire, Devlet Bahçeli, dirigeant du parti ultra-nationaliste MHP et allié d’Erdoğan, a appelé à ce que « le chef terroriste » (Öcalan) puisse venir s’exprimer devant l’Assemblée nationale turque afin de demander au PKK de se démanteler. Dans la foulée, alors que le dirigeant kurde était interdit de visites et de communications, Ömer Öcalan, son neveu et député du parti DEM, qui a remplacé le HDP menacé de dissolution lors des élections législatives de 2024, a été autorisé à le rencontrer. Peu de temps après, une délégation constituée de politiciens chevronnés du mouvement kurde, Pervin Buldan, Sırrı Süreyya Önder et Ahmet Türk, a pu à son tour visiter le prisonnier. Surnommé « délégation d’Imralı », du nom de l’île sur laquelle Öcalan est emprisonné, le groupe a entamé une série de discussions avec ce dernier, ainsi que le pouvoir turc, les forces d’opposition en Turquie et le gouvernement régional du Kurdistan en Irak, qui aide la Turquie à combattre le PKK. La nouvelle a alors couru qu’Öcalan allait faire une déclaration. La date a été plusieurs fois reportée, avant d’être finalement fixée au 27 février. À travers le monde, des millions de Kurdes ont attendu avec impatience le message. Peu toutefois se doutaient de sa teneur.
« Il n’y a pas d’alternative à la démocratie dans la poursuite et la réalisation d’un système politique. Le consensus démocratique est la voie fondamentale. »
Première déception, l’État turc n’autorisera pas la diffusion d’une vidéo. Ce sera Ahmet Türk qui lira en kurde la lettre écrite de la main d’Öcalan depuis une salle d’un hôtel de luxe d’Istanbul, devant un parterre de journalistes et de militants kurdes. À sa suite, Pervin Buldan lira la version écrite en turc. Pour Öcalan, désormais, l’existence des Kurdes n’est plus niée comme elle l’était par le passé en Turquie. Ils ont réussi à s’inscrire dans l’agenda national et mondial. Les causes qui ont conduit à l’apparition du PKK ont évolué. « Il n’y a pas d’alternative à la démocratie dans la poursuite et la réalisation d’un système politique. Le consensus démocratique est la voie fondamentale » affirme-t-il. Il est donc temps pour lui que la lutte change de forme. Saluant l’appel lancé par Bahçeli et le soutien apporté à celui-ci par Erdoğan, il écrit : « Je lance un appel à déposer les armes, un appel dont j’assume la responsabilité historique. Comme le ferait volontairement toute communauté et tout parti moderne dont l’existence n’a pas été abolie par la force, convoquez votre congrès et prenez une décision ; tous les groupes doivent déposer les armes et le PKK doit se dissoudre. »
Face à un public médusé qui applaudit tout de même, Sırrı Süreyya Önder ajoute, après les deux lectures de la lettre qu’Öcalan lui a demandé de transmettre, un commentaire oral : « Il ne fait aucun doute que, dans la pratique, le dépôt des armes et la dissolution du PKK nécessitent la reconnaissance de la dimension démocratique et juridique. » Une précision importante : en l’absence de réelles avancées pour les droits des Kurdes, le processus risque de rester au point mort. Peu de temps après cette déclaration historique, le PKK a annoncé un cessez-le-feu et affirmé à être prêt à tenir un congrès pour discuter de sa dissolution… mais seulement si celui-ci était présidé par Öcalan en personne. Une déclaration réitérée le 28 avril. Pour autant, l’armée turque n’a pas cessé ses attaques sur la guérilla kurde dans les montagnes au nord de l’Irak. La délégation d’Imralı a ensuite repris son cycle de rencontres.
Sur les visages de la place de Dağkapı, on a pu voir autant de larmes que de sourires, d’inquiétude que d’espoir. La lettre d’Öcalan a suscité des sentiments partagés chez nombre de Kurdes. La joie d’avoir enfin des nouvelles d’Öcalan et une perspective de paix a été contrebalancée par la tristesse et l’inquiétude de voir peut-être disparaître la force politique et militaire qui a défendu pendant 40 ans les droits des Kurdes, au prix de milliers de vies perdues. Que se passera-il si le PKK n’est plus là pour elles et eux ?
Une population aux sentiments mitigés
Deux mois après l’annonce, à Amed, la pluie frappe à la vitre du bureau de Mehmet Yeşilbaş, co-président du parti DEM dans le district de Kayapınar. « Après la lecture du message, il y a eu une certaine amertume parmi la population. Une certaine inquiétude, une certaine tristesse » reconnaît-il. « Mais nous avons expliqué le contenu de cette déclaration à notre peuple. Peu à peu, il a commencé à la comprendre et à se ressaisir. » Il avance pour preuve la venue de près d’un million de personnes à Amed lors de la fête de Newroz. Un marqueur important du climat politique.
« La Turquie se trouve désormais dans une situation sans issue. Elle a beaucoup perdu dans cette guerre et se trouve aujourd’hui dans une impasse économique. »
Lui-même affirme ne pas avoir été complètement surpris par la lettre d’Öcalan. « En effet, en 1993, M. Öcalan avait déjà fait une déclaration. À l’époque, Turgut Özal était président. […] À cette époque, M. Öcalan voulait mettre fin au mouvement armé, arrêter la guerre et lancer un processus de paix. […] Depuis 1993, toute la politique d’Öcalan s’est concentrée sur la paix. » Malgré les nombreux échecs ces vingt dernières années, il attribue cette nouvelle tentative au fait que « le système est désormais bloqué. Les guerres dans les pays voisins et le fait que les Kurdes aient progressivement réussi à se faire entendre et accepter par le monde entier ont permis d’aboutir à cette situation. L’opinion publique mondiale a reconnu que les Kurdes sont un peuple opprimé, dont la langue et la culture sont interdites. La Turquie se trouve désormais dans une situation sans issue. Elle a beaucoup perdu dans cette guerre et se trouve aujourd’hui dans une impasse économique. […] C’est pourquoi on a le sentiment qu’en Turquie, dans son ensemble, la population est désormais favorable à une solution à ce problème, en raison des difficultés qu’il engendre. Nous ne savons pas ce qui s’est passé pendant les discussions à Imralı. Mais il semble qu’un accord ait été trouvé avec M. Öcalan. »
L’absence d’avancées claires du côté de l’État n’a toutefois pas aidé à rassurer les Kurdes sur l’avenir des négociations en cours. Les plus optimistes trouvent toutefois des raisons d’espérer. H., activiste dans le secteur culturel, souligne qu’il n’y a plus eu de mise sous tutelle de mairies dans les régions kurdes depuis le 27 février. Il voit aussi comme un résultat du processus en cours l’annonce par les Forces démocratiques syriennes au Rojava d’un accord de cessez-le-feu avec les forces pro-turques, qui les attaquaient sans relâche depuis l’offensive de décembre 2024 qui s’était conclue sur la chute du régime des Assad. R., quant à elle, évoque les libérations récentes de quelques prisonniers kurdes condamnés à de longues peines et malades — un sujet qui figure en deuxième position des demandes du mouvement kurde dans les pourparlers avec l’État.
En haut de la liste, le mouvement veut « avant tout que M. Öcalan puisse être libre. Car il est le seul dirigeant capable de mener à bien ce processus » pense Mehmet Yeşilbaş. « Premièrement, le congrès, la dissolution et le dépôt des armes ne peuvent se dérouler que sous son égide. Deuxièmement, les opérations [militaires] doivent cesser pour que le congrès puisse commencer. Ensuite, il y a la question des prisons. À l’heure actuelle, des milliers de nos prisonniers sont malades. Nous avons également des prisonniers qui sont injustement et illégalement incarcérés. Ces mesures pourraient au moins apporter un certain soulagement. Si elles sont mises en œuvre, elles permettront selon moi d’instaurer un climat de confiance et susciteront une réaction positive de la part de la population. » Il ajoute toutefois que « des changements constitutionnels et législatifs globaux seront nécessaires. Pour que certaines choses puissent évoluer, pour que nous puissions vivre ensemble, vivre librement et démocratiquement, des mesures juridiques et législatives sont désormais indispensables. Nos camarades en ont fait part aux ministres, qui ont déjà inscrit ces points à l’ordre du jour. »
Comme dans beaucoup de locaux du parti, de vieux militants sont assis dans la pièce d’accueil. Ils passent le temps en sirotant des thés, en bavardant et en regardant les nouvelles à la télévision. Ils confient soutenir le processus de paix, mais ne pas avoir confiance dans la volonté qu’aurait l’État de changer. Comme beaucoup, ils craignent que ce ne soit qu’une nouvelle tactique d’Erdoğan pour rester au pouvoir. Si les cadres du parti affichent leur confiance envers le processus, la population est encore à convaincre.
Autocritique au sein du mouvement politique kurde
« Qu’est-ce que le socialisme ? C’est la sociabilité, la vie en société. C’est travailler et marcher avec le peuple, au sein du peuple. »
Pour le mouvement kurde, tout ne se joue pas à l’échelle nationale. Le début du processus, dont le qualificatif est encore sujet à interrogation chez certains, a également des répercussions locales importantes. Une des analyses sur l’échec des négociations de 2013 est que celles-ci ont été menées par les politiciens de manière trop déconnectée du peuple. Le succès mitigé aux élections législatives de 2023 avait déjà amené le mouvement politique kurde à une autocritique et à repenser son lien avec la population. De grandes réunions de consultation avaient été engagées à l’occasion des élections municipales du printemps 2024. Le nouveau processus est l’occasion d’accentuer encore les efforts en ce sens.
Fin mars, Ömer Öcalan a été de nouveau autorisé à rencontrer son oncle à l’occasion de la célébration de l’Eïd. Il en est revenu avec un message du dirigeant : « Qu’est-ce que le socialisme ? C’est la sociabilité, la vie en société. C’est travailler et marcher avec le peuple, au sein du peuple. Vous devez vous organiser partout. Vous devez travailler partout, vous devez être parmi le peuple. » Les cadres du DEM ne s’y trompent pas, ce message est pour eux une invitation à l’auto-critique, comme le reconnaît Mehmet Yeşilbaş : « C’était un message clair à notre intention. C’est vrai, nous avons eu quelques lacunes à cet égard. Au cours des dix dernières années, la nomination d’administrateurs judiciaires qui ont pris le contrôle des administrations locales a créé un vide politique. À cause de ça, notre organisation s’est affaiblie, elle a reculé. Nous devons maintenant la reconstruire, relancer le processus et répondre à ce message. Lorsque nous évaluons ce processus dans son ensemble, nous espérons qu’il tournera à l’avantage des Kurdes. Car ce peuple a vraiment payé un lourd tribut. Nous pensons qu’il sera peu à peu remboursé et que justice sera faite. »
Un constat partagé par Medeni Kavak, co-président du parti DEM dans le district de Rezan (Bağlar), le plus peuplé et le plus populaire d’Amed. Nous le rencontrons dans le local du parti. Dans la grande salle carrelée du rez-de-chaussée, quelques militants sont assis autour d’une table. Au fond, dans la cuisine ouverte, la vapeur de l’eau qui bout accroche la lumière jaune du soleil de fin de journée. Une odeur de soupe aux lentilles flotte dans l’air.
Âgé d’une cinquantaine d’année, peau tannée et moustache grisonnante bien fournie, le responsable bat sa coulpe : « Nous faisons notre autocritique. Nous n’avons pas été sérieux. Nous avions promis une révolution, nous avions juré d’être révolutionnaires, mais nous n’avons rien fait durant huit ou neuf ans. Nous n’avons pas tenu cette promesse. Nous faisons face à notre conscience et à notre morale. Tous nos camarades assument cette responsabilité. Nous n’avons pas su défendre le droit à l’autonomie démocratique qui nous avait été accordé auparavant. Il y a sept ou huit ans, on nous a demandé de créer des assemblées, nous les avons créées, mais nous avons échoué. Nous avons même dispersé ces assemblées, nous en assumons la responsabilité. Ce secteur n’a pas été suffisamment fort. J’ai des remords. Mais nous resterons fidèles à nos valeurs autant que possible. Nous regardons devant nous. Nous ferons ce que nous pourrons. »
Retour au travail de terrain
« Interrogez une mère de 70 ans, elle est à l’avant-garde. »
Medeni Kavak reprend : « À partir de maintenant, le fardeau de la politique démocratique, c’est-à-dire le peuple, repose sur nous. [Öcalan] a présenté un programme. Toute la responsabilité nous en incombe. […] Nous avons une dette envers nos valeurs, envers nos martyrs. ». Trois fois, il répète qu’ils leur sont redevables, avant de reprendre : « Notre peuple est extrêmement politisé, bien plus que moi, que vous, que les camarades présents ici, même si nous jouons un rôle exécutif. Interrogez une mère de 70 ans, elle est à l’avant-garde. »
Justement, Müsavat vient d’arriver et s’est assise en silence. Visage serré dans son foulard et long manteau, elle appartient à la tranche d’âge que vient de mentionner Medeni Kavak et ne parle pas très bien turc. Mais en kurde, ses propos sont limpides. « Nous aussi on veut être libres. Nous aussi on veut un chemin devant nous, avoir de la chaleur. […] On veut se prendre la main entre nous et se lever sur nos jambes ensemble, c’est comme ça qu’on gagnera. Cette paix, ce processus, si on ne fait pas ça de la bonne façon, on n’y arrivera pas. […] on veut la paix, on ne veut pas la guerre, on ne veut plus que les mères de gerîla pleurent, que les mères de policiers pleurent, que les mères de soldats pleurent. On veut que les mères de policiers, que les mères de soldats aussi se lèvent. […] cette paix, les mères peuvent la faire si elles se prennent par la main. [Sinon], si on oppose les martyrs, on n’atteindra pas notre but, on n’avancera pas. »
Si elle s’est rendue au local du parti en cette fin de journée, c’est pour participer à la campagne de porte à porte que le parti a lancé pour renouer avec la population, expliciter le processus en cours et écouter les attentes des gens.
À Amed, Rezan a fait figure d’arrondissement pilote pour la campagne. Après une formation de deux jours, les militants du parti sont partis sillonner les rues. Par groupe de trois, dont au moins une femme, ils ont frappé aux portes pour recueillir les remarques de la population. Avec organisation. L’un d’eux explique : « Nous avons un formulaire de visite aux familles. Nous notons les coordonnées des familles que nous avons visitées, ainsi que leurs suggestions, leurs opinions, leurs critiques, leurs demandes au parti, leur point de vue et leurs idées sur ce processus, la manière dont il devrait se dérouler. Nous prenons tout en note. Puis nos camarades qui ont mené ce travail inscrivent leurs propres réflexions, leurs observations générales sur l’attitude de la population. Nous recevons des rapports quotidiens. »
« Pendant longtemps, nous avons été un peu déconnectés du peuple. Ce travail permet de combler ce fossé. »
Feuilletant le cahier à spirales où sont regroupés les formulaires, il lit quelques réponses à voix haute : « Nous voulons la paix et la liberté. Nous voulons que des emplois soient créés. Le parti doit être sensible à certaines questions, être à nos côtés, mener un travail en étroite collaboration avec la population. Le parti devait être constamment présent. Il faut mettre fin à la drogue et aux autres problèmes dans les rues. » L’avis général autour de la table est que l’accueil a été plutôt chaleureux. Mansur a participé aux visites depuis quelques jours déjà. « Quelque soit leur parti, quelle que soit leur couleur, Kurdes, Arabes, Arméniens ou Syriaques, nous frappons à toutes les portes sans distinction. Jusqu’à présent, nous n’avons rencontré personne qui soit contre la paix. Nos familles et notre peuple soutiennent la paix de manière positive. »
Le militant qui tient le cahier en main reprend : « Ce travail permet de mettre en évidence le regard que les familles portent sur le parti en général. Il permet de voir s’il y a un peu de chaleur. Bien sûr, il y a aussi des réactions et des critiques. Les critiques formulées sont les points sur lesquels nous faisons notre autocritique. Pendant longtemps, nous avons été un peu déconnectés du peuple. Ce travail permet de combler ce fossé. Il faut qu’il y ait un contact un peu plus chaleureux avec le peuple. » Resté jusque-là silencieux, Yusuf prend la parole à son tour, d’une voix posée mais assurée. Autour de lui, les autres font silence. Alors qu’un homme entre bruyamment, ils lui intiment de se taire.
« Vous savez, il existe un paradigme » commence celui dont on devine rapidement qu’il est un militant chevronné. « Il concerne la paix et la société démocratique. La paix, c’est l’abondance, la prospérité. La paix, c’est la fin des conflits entre les langues. La paix, c’est la fin des conflits entre les genres. La paix, c’est la fin des conflits internationaux. La paix, c’est la construction d’un monde sans frontières et sans exploitation. C’est la construction d’une modernité démocratique à la place de la modernité capitaliste. La paix, c’est la liberté des femmes. Avec l’assassinat de Jina Amini en Iran, le slogan Jin, Jiyan, Azadi (Femme, Vie, Liberté) a secoué le monde entier. Si les femmes ne sont pas libres dans une société, cette société ne peut pas être libre, en paix, prospère, sereine. »
Les derniers thés avalés, les militants discutent de l’organisation de la tournée de la soirée. Ils sont embêtés. Müsavat est la seule femme présente ce soir-là. La co-présidente est malade — mais elle viendra quand même. Au moment de former les groupes, une autre difficulté se pose : il faut pour chaque équipe un rapporteur capable de prendre correctement en note les informations données, ce que tous ne sont pas en mesure de faire. L’affaire traîne en longueur, d’autant que l’appel à la prière résonne aux minarets — inutile de partir avant qu’il soit terminé. Müsavat s’éclipse quelques instants pour aller prier.
« Parfois, le groupe est invité à entrer et s’asseoir, à boire un thé. Des moments importants pour les militants, qui veulent prendre le temps de discuter avec les gens. »
Finalement, tout le monde sort, quelques cigarettes sont grillées, puis les militants s’engouffrent dans plusieurs voitures pour se rendre dans une zone du district éloignée du local. Deux groupes se retrouvent à l’entrée d’une rue étroite. Les zones d’ombre alternent avec la lumière orange des lampadaires au sodium. Les fenêtres éclairées forment des taches de lumière crue dans l’obscurité. Des graffitis s’étalent sur les murs à la peinture défraichie de bâtiments anciens. Quelques enfants jouent au ballon, des personnes vont et viennent, regardant le groupe d’un air intrigué. Les deux groupes se partagent les côtés de la rue. La vente et la consommation de drogue se sont développées ces dernières années dans le quartier.
Yusuf l’explique par une volonté de l’État d’éloigner les jeunes de la politique : « Jusqu’en 2000, ces quartiers étaient le bastion de la révolution. Bağlar est un endroit politisé, au sens politique du terme. Qu’a fait le système ? Il a lancé une attaque massive et systématique contre la jeunesse. Il a incité les jeunes à se droguer, à parier, à rejoindre des gangs, à se livrer à des activités répréhensibles afin de les éloigner de la politique. Il ne fallait pas qu’ils défendent leurs valeurs. Il fallait qu’ils s’éloignent complètement de leur langue, de leur culture, de leur histoire, de leur géographie. »
Müsavat est la première à frapper à une porte métallique peinte en blanc au fond d’une cour humide au sol en béton. Du linge est accroché à un fil. Une jeune femme ouvre, méfiante. Le début de la conversation est difficile, mais elle finit par répondre aux questions. Elle ne demande qu’une chose : « la paix » et n’a pas vraiment d’avis sur ce que le parti pourrait faire pour elle. Sa sœur, davantage politisée, dit soutenir le DEM. À la porte suivante, une femme dans la quarantaine ouvre avant de refermer pour couvrir ses cheveux. Le bâtiment a un étage. Les pièces sont éclairées par la lumière froide d’ampoules LED. À travers la fenêtre aux barreaux métalliques, on distingue un intérieur modeste. Un jeune homme descend par le petit escalier barré d’une porte qui mène à la rue. Lui est sympathisant du DEM et son accueil est chaleureux. Il répond volontiers aux questions, se plaint du chômage, de la consommation de drogue dans le quartier. Entre-temps, la femme est ressortie et discute avec Müsavat. La tournée se poursuivra ainsi toute la soirée. Parfois, le groupe est invité à entrer et s’asseoir, à boire un thé. Des moments importants pour les militants, qui veulent prendre le temps de discuter avec les gens. Les résultats de l’enquête, menée également dans d’autres villes, seront ensuite regroupés et remontés à chaque échelle du parti, qui en fera une synthèse globale.
Mehmet Yeşilbaş, qui prépare lui aussi le porte-à-porte dans son district, dévoilait le matin deux autres des objectifs de la campagne. En plus d’écouter ce que les gens ont à dire, il s’agit pour le mouvement de les convaincre de la réalité du processus de paix en cours. Une tâche difficile : « Jusqu’à présent, tous nos travaux concernaient la guerre. Notre peuple a toujours vécu ce processus dans son ensemble, depuis le début de la guerre jusqu’à aujourd’hui. Les moments difficiles, comme les arrestations, les disparitions, les déplacements, ont causé une grande souffrance et créé un climat général très pesant sur la population. » Après que le mouvement ait défendu « des idées telles que l’autonomie ou la fédération », il faut à présent qu’il explique au peuple que le paradigme a changé et que « dans le processus de paix actuel, avec le mouvement pour une société démocratique, la Turquie dans son ensemble, c’est-à-dire tous les peuples qui y vivent, a désormais la possibilité de vivre librement à l’intérieur de ses frontières, dans l’unité. » Le soutien populaire est indispensable pour que le parti DEM puisse négocier en position de force, ce qu’explique Mehmet Yeşilbaş : « À l’avenir, supposons que M. Öcalan soit à la table des négociations. Il s’agira alors de faire sentir que le peuple dans son ensemble soutient fermement ces négociations. Nous devons donc développer notre travail dans ce sens. »
Pour Yusuf, c’est en défendant la paix que le mouvement kurde sortira victorieux : « On dit que la guerre, c’est la mort, les larmes, la souffrance, le néant, la misère. Nous défendrons la paix contre la guerre. Ceux qui défendent la paix gagneront. Il n’y a aucun doute là-dessus. L’histoire a montré que ceux qui ont pris le parti de la guerre n’ont jamais gagné. […] Nous construirons l’avenir. Qui écrit l’histoire ? Ceux qui luttent. C’est parce que nous luttons que nous écrirons notre propre histoire. En ce sens, je pense que cet appel, ce paradigme, cette philosophie, cette perspective trouveront vie au Moyen-Orient, que la guerre perdra du terrain et que cela se répercutera non seulement au Moyen-Orient, mais dans le monde entier. On dit qu’une étincelle peut embraser une steppe. C’est la nature même d’une révolution, c’est un message. » Actant l’appel à déposer les armes d’Öcalan, il ajoute : « [Notre] victoire repose sur le travail, le travail pratique. Les armes les plus puissantes au monde sont désormais le cerveau, la connaissance, la science et la technologie. […] À court terme, nous pouvons subir quelques défaites, mais à long terme, la paix l’emportera. Nous n’en doutons pas. Je pense que la lutte à venir nécessitera également une solidarité internationale. Les Kurdes sont internationalistes. Ils sont allés en Palestine pour lutter pour les Palestiniens. Les Kurdes ont toujours été aux côtés des opprimés. »
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Le 3 mai dernier, une forte émotion a saisi les Kurdes en Turquie. Sırrı Süreyya Önder, membre de la délégation d’Imralı et fervent défenseur des droits des Kurdes, est décédé des conséquences d’une crise cardiaque survenue 18 jours auparavant. Chose inédite, alors qu’il bataillait entre la vie et la mort, l’ensemble de la classe politique turque s’est rendue à son chevet. Erdoğan lui-même a salué sa mémoire. Le lendemain de son décès, ses obsèques ont rassemblé des milliers de personnes à Istanbul. De tous côtés, des appels ont été lancés à poursuivre le processus de paix, pour le succès duquel il n’avait pas ménagé sa peine. À présent, les Kurdes retiennent leur souffle en attendant un geste fort de l’État.
Toutes les photographies sont de Loez
REBONDS
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