« Vous devez travailler partout, vous devez être parmi le peuple »


Texte inédit | Ballast

IRA en Irlande du Nord, ETA au Pays basque : dépo­ser les armes et faire le choix de se concen­trer sur la lutte civile est un moment cru­cial pour un mou­ve­ment de résis­tance révo­lu­tion­naire et anti­co­lo­nia­liste. Depuis le 27 février 2025 et l’ap­pel d’Abdullah Öcalan à ce que le Parti des tra­vailleurs du Kurdistan (PKK) dépose les armes, les Kurdes vivant en Turquie sont par­ta­gés entre incer­ti­tude et espoir de paix. Reportage aux côtés du par­ti d’op­po­si­tion pro­gres­siste DEM, qui va à la ren­contre de la popu­la­tion dans les rues d’Amed (Diyarbakır). ☰ Par Loez


Le 27 février 2025, à Amed (Diyarbakır), au cœur des régions kurdes en Turquie, la foule s’est pres­sée sur la place de Dağkapı, devant les murs de basalte noir de la vieille ville, pour assis­ter à la retrans­mis­sion de la lec­ture d’une lettre d’Abdullah Öcalan. Emprisonné depuis 1999 et pla­cé à l’isolement total à par­tir de mars 2020, le pré­sident du Parti des tra­vailleurs du Kurdistan (PKK) com­mu­ni­quait publi­que­ment pour la pre­mière fois depuis 2013. À l’é­poque, il appe­lait à la paix et deman­dait aux com­bat­tants du PKK de quit­ter le ter­ri­toire turc. Deux ans plus tard, ce fra­gile pro­ces­sus volait en éclats alors qu’Erdoğan voyait son hégé­mo­nie mena­cée, notam­ment du fait de la mon­tée en puis­sance du Parti démo­cra­tique des peuples (HDP), coa­li­tion for­mée par le par­ti pro-kurde DBP et des par­tis de la gauche turque. Durant les dix années qui ont sui­vi, les attaques se sont enchaî­nées contre le mou­ve­ment kurde, aus­si bien à l’in­té­rieur qu’en dehors des fron­tières de la Turquie. Des mil­liers de mili­tants du mou­ve­ment kurde légal, élus poli­tiques natio­naux ou locaux, syn­di­ca­listes, acti­vistes, ont été démis de leurs fonc­tions, empri­son­nés, contraints à l’exil. Dans les mon­tagnes au nord de l’Irak, la Turquie a bom­bar­dé et atta­qué sans relâche la gué­rilla du PKK. Au nord de la Syrie, elle a ten­té de détruire la région auto­nome du Rojava où un pro­jet ins­pi­ré du confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique théo­ri­sé par Öcalan a pris racine. 

De façon inat­ten­due, fin octobre 2024, à l’occasion de la ren­trée par­le­men­taire, Devlet Bahçeli, diri­geant du par­ti ultra-natio­na­liste MHP et allié d’Erdoğan, a appe­lé à ce que « le chef ter­ro­riste » (Öcalan) puisse venir s’exprimer devant l’Assemblée natio­nale turque afin de deman­der au PKK de se déman­te­ler. Dans la fou­lée, alors que le diri­geant kurde était inter­dit de visites et de com­mu­ni­ca­tions, Ömer Öcalan, son neveu et dépu­té du par­ti DEM, qui a rem­pla­cé le HDP mena­cé de dis­so­lu­tion lors des élec­tions légis­la­tives de 2024, a été auto­ri­sé à le ren­con­trer. Peu de temps après, une délé­ga­tion consti­tuée de poli­ti­ciens che­vron­nés du mou­ve­ment kurde, Pervin Buldan, Sırrı Süreyya Önder et Ahmet Türk, a pu à son tour visi­ter le pri­son­nier. Surnommé « délé­ga­tion d’Imralı », du nom de l’île sur laquelle Öcalan est empri­son­né, le groupe a enta­mé une série de dis­cus­sions avec ce der­nier, ain­si que le pou­voir turc, les forces d’opposition en Turquie et le gou­ver­ne­ment régio­nal du Kurdistan en Irak, qui aide la Turquie à com­battre le PKK. La nou­velle a alors cou­ru qu’Öcalan allait faire une décla­ra­tion. La date a été plu­sieurs fois repor­tée, avant d’être fina­le­ment fixée au 27 février. À tra­vers le monde, des mil­lions de Kurdes ont atten­du avec impa­tience le mes­sage. Peu tou­te­fois se dou­taient de sa teneur.

« Il n’y a pas d’alternative à la démo­cra­tie dans la pour­suite et la réa­li­sa­tion d’un sys­tème poli­tique. Le consen­sus démo­cra­tique est la voie fon­da­men­tale. »

Première décep­tion, l’État turc n’autorisera pas la dif­fu­sion d’une vidéo. Ce sera Ahmet Türk qui lira en kurde la lettre écrite de la main d’Öcalan depuis une salle d’un hôtel de luxe d’Istanbul, devant un par­terre de jour­na­listes et de mili­tants kurdes. À sa suite, Pervin Buldan lira la ver­sion écrite en turc. Pour Öcalan, désor­mais, l’existence des Kurdes n’est plus niée comme elle l’était par le pas­sé en Turquie. Ils ont réus­si à s’inscrire dans l’agenda natio­nal et mon­dial. Les causes qui ont conduit à l’apparition du PKK ont évo­lué. « Il n’y a pas d’alternative à la démo­cra­tie dans la pour­suite et la réa­li­sa­tion d’un sys­tème poli­tique. Le consen­sus démo­cra­tique est la voie fon­da­men­tale » affirme-t-il. Il est donc temps pour lui que la lutte change de forme. Saluant l’appel lan­cé par Bahçeli et le sou­tien appor­té à celui-ci par Erdoğan, il écrit : « Je lance un appel à dépo­ser les armes, un appel dont j’assume la res­pon­sa­bi­li­té his­to­rique. Comme le ferait volon­tai­re­ment toute com­mu­nau­té et tout par­ti moderne dont l’existence n’a pas été abo­lie par la force, convo­quez votre congrès et pre­nez une déci­sion ; tous les groupes doivent dépo­ser les armes et le PKK doit se dis­soudre. »

Face à un public médu­sé qui applau­dit tout de même, Sırrı Süreyya Önder ajoute, après les deux lec­tures de la lettre qu’Öcalan lui a deman­dé de trans­mettre, un com­men­taire oral : « Il ne fait aucun doute que, dans la pra­tique, le dépôt des armes et la dis­so­lu­tion du PKK néces­sitent la recon­nais­sance de la dimen­sion démo­cra­tique et juri­dique. » Une pré­ci­sion impor­tante : en l’absence de réelles avan­cées pour les droits des Kurdes, le pro­ces­sus risque de res­ter au point mort. Peu de temps après cette décla­ra­tion his­to­rique, le PKK a annon­cé un ces­sez-le-feu et affir­mé à être prêt à tenir un congrès pour dis­cu­ter de sa dis­so­lu­tion… mais seule­ment si celui-ci était pré­si­dé par Öcalan en per­sonne. Une décla­ra­tion réité­rée le 28 avril. Pour autant, l’armée turque n’a pas ces­sé ses attaques sur la gué­rilla kurde dans les mon­tagnes au nord de l’Irak. La délé­ga­tion d’Imralı a ensuite repris son cycle de rencontres.

Sur les visages de la place de Dağkapı, on a pu voir autant de larmes que de sou­rires, d’inquiétude que d’espoir. La lettre d’Öcalan a sus­ci­té des sen­ti­ments par­ta­gés chez nombre de Kurdes. La joie d’avoir enfin des nou­velles d’Öcalan et une pers­pec­tive de paix a été contre­ba­lan­cée par la tris­tesse et l’inquiétude de voir peut-être dis­pa­raître la force poli­tique et mili­taire qui a défen­du pen­dant 40 ans les droits des Kurdes, au prix de mil­liers de vies per­dues. Que se pas­se­ra-il si le PKK n’est plus là pour elles et eux ?

Une population aux sentiments mitigés

Deux mois après l’annonce, à Amed, la pluie frappe à la vitre du bureau de Mehmet Yeşilbaş, co-pré­sident du par­ti DEM dans le dis­trict de Kayapınar. « Après la lec­ture du mes­sage, il y a eu une cer­taine amer­tume par­mi la popu­la­tion. Une cer­taine inquié­tude, une cer­taine tris­tesse » recon­naît-il. « Mais nous avons expli­qué le conte­nu de cette décla­ra­tion à notre peuple. Peu à peu, il a com­men­cé à la com­prendre et à se res­sai­sir. » Il avance pour preuve la venue de près d’un mil­lion de per­sonnes à Amed lors de la fête de Newroz. Un mar­queur impor­tant du cli­mat politique.

« La Turquie se trouve désor­mais dans une situa­tion sans issue. Elle a beau­coup per­du dans cette guerre et se trouve aujourd’­hui dans une impasse éco­no­mique. »

Lui-même affirme ne pas avoir été com­plè­te­ment sur­pris par la lettre d’Öcalan. « En effet, en 1993, M. Öcalan avait déjà fait une décla­ra­tion. À l’é­poque, Turgut Özal était pré­sident. […] À cette époque, M. Öcalan vou­lait mettre fin au mou­ve­ment armé, arrê­ter la guerre et lan­cer un pro­ces­sus de paix. […] Depuis 1993, toute la poli­tique d’Öcalan s’est concen­trée sur la paix. » Malgré les nom­breux échecs ces vingt der­nières années, il attri­bue cette nou­velle ten­ta­tive au fait que « le sys­tème est désor­mais blo­qué. Les guerres dans les pays voi­sins et le fait que les Kurdes aient pro­gres­si­ve­ment réus­si à se faire entendre et accep­ter par le monde entier ont per­mis d’a­bou­tir à cette situa­tion. L’opinion publique mon­diale a recon­nu que les Kurdes sont un peuple oppri­mé, dont la langue et la culture sont inter­dites. La Turquie se trouve désor­mais dans une situa­tion sans issue. Elle a beau­coup per­du dans cette guerre et se trouve aujourd’­hui dans une impasse éco­no­mique. […] C’est pour­quoi on a le sen­ti­ment qu’en Turquie, dans son ensemble, la popu­la­tion est désor­mais favo­rable à une solu­tion à ce pro­blème, en rai­son des dif­fi­cul­tés qu’il engendre. Nous ne savons pas ce qui s’est pas­sé pen­dant les dis­cus­sions à Imralı. Mais il semble qu’un accord ait été trou­vé avec M. Öcalan. »

L’absence d’avancées claires du côté de l’État n’a tou­te­fois pas aidé à ras­su­rer les Kurdes sur l’avenir des négo­cia­tions en cours. Les plus opti­mistes trouvent tou­te­fois des rai­sons d’espérer. H., acti­viste dans le sec­teur cultu­rel, sou­ligne qu’il n’y a plus eu de mise sous tutelle de mai­ries dans les régions kurdes depuis le 27 février. Il voit aus­si comme un résul­tat du pro­ces­sus en cours l’annonce par les Forces démo­cra­tiques syriennes au Rojava d’un accord de ces­sez-le-feu avec les forces pro-turques, qui les atta­quaient sans relâche depuis l’offensive de décembre 2024 qui s’était conclue sur la chute du régime des Assad. R., quant à elle, évoque les libé­ra­tions récentes de quelques pri­son­niers kurdes condam­nés à de longues peines et malades — un sujet qui figure en deuxième posi­tion des demandes du mou­ve­ment kurde dans les pour­par­lers avec l’État.

En haut de la liste, le mou­ve­ment veut « avant tout que M. Öcalan puisse être libre. Car il est le seul diri­geant capable de mener à bien ce pro­ces­sus » pense Mehmet Yeşilbaş. « Premièrement, le congrès, la dis­so­lu­tion et le dépôt des armes ne peuvent se dérou­ler que sous son égide. Deuxièmement, les opé­ra­tions [mili­taires] doivent ces­ser pour que le congrès puisse com­men­cer. Ensuite, il y a la ques­tion des pri­sons. À l’heure actuelle, des mil­liers de nos pri­son­niers sont malades. Nous avons éga­le­ment des pri­son­niers qui sont injus­te­ment et illé­ga­le­ment incar­cé­rés. Ces mesures pour­raient au moins appor­ter un cer­tain sou­la­ge­ment. Si elles sont mises en œuvre, elles per­met­tront selon moi d’ins­tau­rer un cli­mat de confiance et sus­ci­te­ront une réac­tion posi­tive de la part de la popu­la­tion. » Il ajoute tou­te­fois que « des chan­ge­ments consti­tu­tion­nels et légis­la­tifs glo­baux seront néces­saires. Pour que cer­taines choses puissent évo­luer, pour que nous puis­sions vivre ensemble, vivre libre­ment et démo­cra­ti­que­ment, des mesures juri­diques et légis­la­tives sont désor­mais indis­pen­sables. Nos cama­rades en ont fait part aux ministres, qui ont déjà ins­crit ces points à l’ordre du jour. »

Comme dans beau­coup de locaux du par­ti, de vieux mili­tants sont assis dans la pièce d’accueil. Ils passent le temps en siro­tant des thés, en bavar­dant et en regar­dant les nou­velles à la télé­vi­sion. Ils confient sou­te­nir le pro­ces­sus de paix, mais ne pas avoir confiance dans la volon­té qu’au­rait l’État de chan­ger. Comme beau­coup, ils craignent que ce ne soit qu’une nou­velle tac­tique d’Erdoğan pour res­ter au pou­voir. Si les cadres du par­ti affichent leur confiance envers le pro­ces­sus, la popu­la­tion est encore à convaincre.

Autocritique au sein du mouvement politique kurde

« Qu’est-ce que le socia­lisme ? C’est la socia­bi­li­té, la vie en socié­té. C’est tra­vailler et mar­cher avec le peuple, au sein du peuple. »

Pour le mou­ve­ment kurde, tout ne se joue pas à l’échelle natio­nale. Le début du pro­ces­sus, dont le qua­li­fi­ca­tif est encore sujet à inter­ro­ga­tion chez cer­tains, a éga­le­ment des réper­cus­sions locales impor­tantes. Une des ana­lyses sur l’échec des négo­cia­tions de 2013 est que celles-ci ont été menées par les poli­ti­ciens de manière trop décon­nec­tée du peuple. Le suc­cès miti­gé aux élec­tions légis­la­tives de 2023 avait déjà ame­né le mou­ve­ment poli­tique kurde à une auto­cri­tique et à repen­ser son lien avec la popu­la­tion. De grandes réunions de consul­ta­tion avaient été enga­gées à l’occasion des élec­tions muni­ci­pales du prin­temps 2024. Le nou­veau pro­ces­sus est l’occasion d’accentuer encore les efforts en ce sens.

Fin mars, Ömer Öcalan a été de nou­veau auto­ri­sé à ren­con­trer son oncle à l’occasion de la célé­bra­tion de l’Eïd. Il en est reve­nu avec un mes­sage du diri­geant : « Qu’est-ce que le socia­lisme ? C’est la sociabilité, la vie en socié­té. C’est tra­vailler et mar­cher avec le peuple, au sein du peuple. Vous devez vous orga­ni­ser par­tout. Vous devez tra­vailler par­tout, vous devez être par­mi le peuple. » Les cadres du DEM ne s’y trompent pas, ce mes­sage est pour eux une invi­ta­tion à l’auto-critique, comme le recon­naît Mehmet Yeşilbaş : « C’était un mes­sage clair à notre inten­tion. C’est vrai, nous avons eu quelques lacunes à cet égard. Au cours des dix der­nières années, la nomi­na­tion d’ad­mi­nis­tra­teurs judi­ciaires qui ont pris le contrôle des admi­nis­tra­tions locales a créé un vide poli­tique. À cause de ça, notre orga­ni­sa­tion s’est affai­blie, elle a recu­lé. Nous devons main­te­nant la recons­truire, relan­cer le pro­ces­sus et répondre à ce mes­sage. Lorsque nous éva­luons ce pro­ces­sus dans son ensemble, nous espé­rons qu’il tour­ne­ra à l’a­van­tage des Kurdes. Car ce peuple a vrai­ment payé un lourd tri­but. Nous pen­sons qu’il sera peu à peu rem­bour­sé et que jus­tice sera faite. »

Un constat par­ta­gé par Medeni Kavak, co-pré­sident du par­ti DEM dans le dis­trict de Rezan (Bağlar), le plus peu­plé et le plus popu­laire d’Amed. Nous le ren­con­trons dans le local du par­ti. Dans la grande salle car­re­lée du rez-de-chaus­sée, quelques mili­tants sont assis autour d’une table. Au fond, dans la cui­sine ouverte, la vapeur de l’eau qui bout accroche la lumière jaune du soleil de fin de jour­née. Une odeur de soupe aux len­tilles flotte dans l’air.

Âgé d’une cin­quan­taine d’année, peau tan­née et mous­tache gri­son­nante bien four­nie, le res­pon­sable bat sa coulpe : « Nous fai­sons notre auto­cri­tique. Nous n’a­vons pas été sérieux. Nous avions pro­mis une révo­lu­tion, nous avions juré d’être révo­lu­tion­naires, mais nous n’a­vons rien fait durant huit ou neuf ans. Nous n’a­vons pas tenu cette pro­messe. Nous fai­sons face à notre conscience et à notre morale. Tous nos cama­rades assument cette res­pon­sa­bi­li­té. Nous n’a­vons pas su défendre le droit à l’au­to­no­mie démo­cra­tique qui nous avait été accor­dé aupa­ra­vant. Il y a sept ou huit ans, on nous a deman­dé de créer des assem­blées, nous les avons créées, mais nous avons échoué. Nous avons même dis­per­sé ces assem­blées, nous en assu­mons la res­pon­sa­bi­li­té. Ce sec­teur n’a pas été suf­fi­sam­ment fort. J’ai des remords. Mais nous res­te­rons fidèles à nos valeurs autant que pos­sible. Nous regar­dons devant nous. Nous ferons ce que nous pour­rons. »

Retour au travail de terrain

« Interrogez une mère de 70 ans, elle est à l’avant-garde. »

Medeni Kavak reprend : « À par­tir de main­te­nant, le far­deau de la poli­tique démo­cra­tique, c’est-à-dire le peuple, repose sur nous. [Öcalan] a pré­sen­té un pro­gramme. Toute la res­pon­sa­bi­li­té nous en incombe. […] Nous avons une dette envers nos valeurs, envers nos mar­tyrs. ». Trois fois, il répète qu’ils leur sont rede­vables, avant de reprendre : « Notre peuple est extrê­me­ment poli­ti­sé, bien plus que moi, que vous, que les cama­rades pré­sents ici, même si nous jouons un rôle exé­cu­tif. Interrogez une mère de 70 ans, elle est à l’avant-garde. »

Justement, Müsavat vient d’arriver et s’est assise en silence. Visage ser­ré dans son fou­lard et long man­teau, elle appar­tient à la tranche d’âge que vient de men­tion­ner Medeni Kavak et ne parle pas très bien turc. Mais en kurde, ses pro­pos sont lim­pides. « Nous aus­si on veut être libres. Nous aus­si on veut un che­min devant nous, avoir de la cha­leur. […] On veut se prendre la main entre nous et se lever sur nos jambes ensemble, c’est comme ça qu’on gagne­ra. Cette paix, ce pro­ces­sus, si on ne fait pas ça de la bonne façon, on n’y arri­ve­ra pas. […] on veut la paix, on ne veut pas la guerre, on ne veut plus que les mères de gerî­la pleurent, que les mères de poli­ciers pleurent, que les mères de sol­dats pleurent. On veut que les mères de poli­ciers, que les mères de sol­dats aus­si se lèvent. […] cette paix, les mères peuvent la faire si elles se prennent par la main. [Sinon], si on oppose les mar­tyrs, on n’atteindra pas notre but, on n’avancera pas. »

Si elle s’est ren­due au local du par­ti en cette fin de jour­née, c’est pour par­ti­ci­per à la cam­pagne de porte à porte que le par­ti a lan­cé pour renouer avec la popu­la­tion, expli­ci­ter le pro­ces­sus en cours et écou­ter les attentes des gens.

À Amed, Rezan a fait figure d’arrondissement pilote pour la cam­pagne. Après une for­ma­tion de deux jours, les mili­tants du par­ti sont par­tis sillon­ner les rues. Par groupe de trois, dont au moins une femme, ils ont frap­pé aux portes pour recueillir les remarques de la popu­la­tion. Avec orga­ni­sa­tion. L’un d’eux explique : « Nous avons un for­mu­laire de visite aux familles. Nous notons les coor­don­nées des familles que nous avons visi­tées, ain­si que leurs sug­ges­tions, leurs opi­nions, leurs cri­tiques, leurs demandes au par­ti, leur point de vue et leurs idées sur ce pro­ces­sus, la manière dont il devrait se dérou­ler. Nous pre­nons tout en note. Puis nos cama­rades qui ont mené ce tra­vail ins­crivent leurs propres réflexions, leurs obser­va­tions géné­rales sur l’at­ti­tude de la popu­la­tion. Nous rece­vons des rap­ports quo­ti­diens. »

« Pendant long­temps, nous avons été un peu décon­nec­tés du peuple. Ce tra­vail per­met de com­bler ce fos­sé. »

Feuilletant le cahier à spi­rales où sont regrou­pés les for­mu­laires, il lit quelques réponses à voix haute : « Nous vou­lons la paix et la liber­té. Nous vou­lons que des emplois soient créés. Le par­ti doit être sen­sible à cer­taines ques­tions, être à nos côtés, mener un tra­vail en étroite col­la­bo­ra­tion avec la popu­la­tion. Le par­ti devait être constam­ment pré­sent. Il faut mettre fin à la drogue et aux autres pro­blèmes dans les rues. » L’avis géné­ral autour de la table est que l’accueil a été plu­tôt cha­leu­reux. Mansur a par­ti­ci­pé aux visites depuis quelques jours déjà. « Quelque soit leur par­ti, quelle que soit leur cou­leur, Kurdes, Arabes, Arméniens ou Syriaques, nous frap­pons à toutes les portes sans dis­tinc­tion. Jusqu’à pré­sent, nous n’a­vons ren­con­tré per­sonne qui soit contre la paix. Nos familles et notre peuple sou­tiennent la paix de manière posi­tive. »

Le mili­tant qui tient le cahier en main reprend : « Ce tra­vail per­met de mettre en évi­dence le regard que les familles portent sur le par­ti en géné­ral. Il per­met de voir s’il y a un peu de cha­leur. Bien sûr, il y a aus­si des réac­tions et des cri­tiques. Les cri­tiques for­mu­lées sont les points sur les­quels nous fai­sons notre auto­cri­tique. Pendant long­temps, nous avons été un peu décon­nec­tés du peuple. Ce tra­vail per­met de com­bler ce fos­sé. Il faut qu’il y ait un contact un peu plus cha­leu­reux avec le peuple. » Resté jusque-là silen­cieux, Yusuf prend la parole à son tour, d’une voix posée mais assu­rée. Autour de lui, les autres font silence. Alors qu’un homme entre bruyam­ment, ils lui intiment de se taire.

« Vous savez, il existe un para­digme » com­mence celui dont on devine rapi­de­ment qu’il est un mili­tant che­vron­né. « Il concerne la paix et la socié­té démo­cra­tique. La paix, c’est l’a­bon­dance, la pros­pé­ri­té. La paix, c’est la fin des conflits entre les langues. La paix, c’est la fin des conflits entre les genres. La paix, c’est la fin des conflits inter­na­tio­naux. La paix, c’est la construc­tion d’un monde sans fron­tières et sans exploi­ta­tion. C’est la construc­tion d’une moder­ni­té démo­cra­tique à la place de la moder­ni­té capi­ta­liste. La paix, c’est la liber­té des femmes. Avec l’as­sas­si­nat de Jina Amini en Iran, le slo­gan Jin, Jiyan, Azadi (Femme, Vie, Liberté) a secoué le monde entier. Si les femmes ne sont pas libres dans une socié­té, cette socié­té ne peut pas être libre, en paix, pros­père, sereine. »

Les der­niers thés ava­lés, les mili­tants dis­cutent de l’organisation de la tour­née de la soi­rée. Ils sont embê­tés. Müsavat est la seule femme pré­sente ce soir-là. La co-pré­si­dente est malade — mais elle vien­dra quand même. Au moment de for­mer les groupes, une autre dif­fi­cul­té se pose : il faut pour chaque équipe un rap­por­teur capable de prendre cor­rec­te­ment en note les infor­ma­tions don­nées, ce que tous ne sont pas en mesure de faire. L’affaire traîne en lon­gueur, d’autant que l’appel à la prière résonne aux mina­rets — inutile de par­tir avant qu’il soit ter­mi­né. Müsavat s’éclipse quelques ins­tants pour aller prier.

« Parfois, le groupe est invi­té à entrer et s’asseoir, à boire un thé. Des moments impor­tants pour les mili­tants, qui veulent prendre le temps de dis­cu­ter avec les gens. »

Finalement, tout le monde sort, quelques ciga­rettes sont grillées, puis les mili­tants s’engouffrent dans plu­sieurs voi­tures pour se rendre dans une zone du dis­trict éloi­gnée du local. Deux groupes se retrouvent à l’entrée d’une rue étroite. Les zones d’ombre alternent avec la lumière orange des lam­pa­daires au sodium. Les fenêtres éclai­rées forment des taches de lumière crue dans l’obscurité. Des graf­fi­tis s’étalent sur les murs à la pein­ture défrai­chie de bâti­ments anciens. Quelques enfants jouent au bal­lon, des per­sonnes vont et viennent, regar­dant le groupe d’un air intri­gué. Les deux groupes se par­tagent les côtés de la rue. La vente et la consom­ma­tion de drogue se sont déve­lop­pées ces der­nières années dans le quartier.

Yusuf l’explique par une volon­té de l’État d’éloigner les jeunes de la poli­tique : « Jusqu’en 2000, ces quar­tiers étaient le bas­tion de la révo­lu­tion. Bağlar est un endroit poli­ti­sé, au sens poli­tique du terme. Qu’a fait le sys­tème ? Il a lan­cé une attaque mas­sive et sys­té­ma­tique contre la jeu­nesse. Il a inci­té les jeunes à se dro­guer, à parier, à rejoindre des gangs, à se livrer à des acti­vi­tés répré­hen­sibles afin de les éloi­gner de la poli­tique. Il ne fal­lait pas qu’ils défendent leurs valeurs. Il fal­lait qu’ils s’é­loignent com­plè­te­ment de leur langue, de leur culture, de leur his­toire, de leur géo­gra­phie. »

Müsavat est la pre­mière à frap­per à une porte métal­lique peinte en blanc au fond d’une cour humide au sol en béton. Du linge est accro­ché à un fil. Une jeune femme ouvre, méfiante. Le début de la conver­sa­tion est dif­fi­cile, mais elle finit par répondre aux ques­tions. Elle ne demande qu’une chose : « la paix » et n’a pas vrai­ment d’a­vis sur ce que le par­ti pour­rait faire pour elle. Sa sœur, davan­tage poli­ti­sée, dit sou­te­nir le DEM. À la porte sui­vante, une femme dans la qua­ran­taine ouvre avant de refer­mer pour cou­vrir ses che­veux. Le bâti­ment a un étage. Les pièces sont éclai­rées par la lumière froide d’ampoules LED. À tra­vers la fenêtre aux bar­reaux métal­liques, on dis­tingue un inté­rieur modeste. Un jeune homme des­cend par le petit esca­lier bar­ré d’une porte qui mène à la rue. Lui est sym­pa­thi­sant du DEM et son accueil est cha­leu­reux. Il répond volon­tiers aux ques­tions, se plaint du chô­mage, de la consom­ma­tion de drogue dans le quar­tier. Entre-temps, la femme est res­sor­tie et dis­cute avec Müsavat. La tour­née se pour­sui­vra ain­si toute la soi­rée. Parfois, le groupe est invi­té à entrer et s’asseoir, à boire un thé. Des moments impor­tants pour les mili­tants, qui veulent prendre le temps de dis­cu­ter avec les gens. Les résul­tats de l’enquête, menée éga­le­ment dans d’autres villes, seront ensuite regrou­pés et remon­tés à chaque échelle du par­ti, qui en fera une syn­thèse globale.

Mehmet Yeşilbaş, qui pré­pare lui aus­si le porte-à-porte dans son dis­trict, dévoi­lait le matin deux autres des objec­tifs de la cam­pagne. En plus d’é­cou­ter ce que les gens ont à dire, il s’agit pour le mou­ve­ment de les convaincre de la réa­li­té du pro­ces­sus de paix en cours. Une tâche dif­fi­cile : « Jusqu’à pré­sent, tous nos tra­vaux concer­naient la guerre. Notre peuple a tou­jours vécu ce pro­ces­sus dans son ensemble, depuis le début de la guerre jus­qu’à aujourd’­hui. Les moments dif­fi­ciles, comme les arres­ta­tions, les dis­pa­ri­tions, les dépla­ce­ments, ont cau­sé une grande souf­france et créé un cli­mat géné­ral très pesant sur la popu­la­tion. » Après que le mou­ve­ment ait défen­du « des idées telles que l’au­to­no­mie ou la fédé­ra­tion », il faut à pré­sent qu’il explique au peuple que le para­digme a chan­gé et que « dans le pro­ces­sus de paix actuel, avec le mou­ve­ment pour une socié­té démo­cra­tique, la Turquie dans son ensemble, c’est-à-dire tous les peuples qui y vivent, a désor­mais la pos­si­bi­li­té de vivre libre­ment à l’in­té­rieur de ses fron­tières, dans l’u­ni­té. » Le sou­tien popu­laire est indis­pen­sable pour que le par­ti DEM puisse négo­cier en posi­tion de force, ce qu’ex­plique Mehmet Yeşilbaş : « À l’a­ve­nir, sup­po­sons que M. Öcalan soit à la table des négo­cia­tions. Il s’a­gi­ra alors de faire sen­tir que le peuple dans son ensemble sou­tient fer­me­ment ces négo­cia­tions. Nous devons donc déve­lop­per notre tra­vail dans ce sens. »

Pour Yusuf, c’est en défen­dant la paix que le mou­ve­ment kurde sor­ti­ra vic­to­rieux : « On dit que la guerre, c’est la mort, les larmes, la souf­france, le néant, la misère. Nous défen­drons la paix contre la guerre. Ceux qui défendent la paix gagne­ront. Il n’y a aucun doute là-des­sus. L’histoire a mon­tré que ceux qui ont pris le par­ti de la guerre n’ont jamais gagné. […] Nous construi­rons l’a­ve­nir. Qui écrit l’his­toire ? Ceux qui luttent. C’est parce que nous lut­tons que nous écri­rons notre propre his­toire. En ce sens, je pense que cet appel, ce para­digme, cette phi­lo­so­phie, cette pers­pec­tive trou­ve­ront vie au Moyen-Orient, que la guerre per­dra du ter­rain et que cela se réper­cu­te­ra non seule­ment au Moyen-Orient, mais dans le monde entier. On dit qu’une étin­celle peut embra­ser une steppe. C’est la nature même d’une révo­lu­tion, c’est un mes­sage. » Actant l’appel à dépo­ser les armes d’Öcalan, il ajoute : « [Notre] vic­toire repose sur le tra­vail, le tra­vail pra­tique. Les armes les plus puis­santes au monde sont désor­mais le cer­veau, la connais­sance, la science et la tech­no­lo­gie. […] À court terme, nous pou­vons subir quelques défaites, mais à long terme, la paix l’emportera. Nous n’en dou­tons pas. Je pense que la lutte à venir néces­si­te­ra éga­le­ment une soli­da­ri­té inter­na­tio­nale. Les Kurdes sont inter­na­tio­na­listes. Ils sont allés en Palestine pour lut­ter pour les Palestiniens. Les Kurdes ont tou­jours été aux côtés des oppri­més. »

*

Le 3 mai der­nier, une forte émo­tion a sai­si les Kurdes en Turquie. Sırrı Süreyya Önder, membre de la délé­ga­tion d’Imralı et fervent défen­seur des droits des Kurdes, est décé­dé des consé­quences d’une crise car­diaque sur­ve­nue 18 jours aupa­ra­vant. Chose inédite, alors qu’il bataillait entre la vie et la mort, l’en­semble de la classe poli­tique turque s’est ren­due à son che­vet. Erdoğan lui-même a salué sa mémoire. Le len­de­main de son décès, ses obsèques ont ras­sem­blé des mil­liers de per­sonnes à Istanbul. De tous côtés, des appels ont été lan­cés à pour­suivre le pro­ces­sus de paix, pour le suc­cès duquel il n’a­vait pas ména­gé sa peine. À pré­sent, les Kurdes retiennent leur souffle en atten­dant un geste fort de l’État.


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Loez

(Photo)journaliste indépendant, Loez s'intéresse depuis plusieurs années aux conséquences des États-nations sur le peuple kurde, et aux résistances de celui-ci.

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