Repolitisons la monnaie !


Texte inédit pour le site de Ballast

La mon­naie exprime un pou­voir dis­ci­pli­naire de classe qu’il convient de dévoi­ler afin de conce­voir des formes de résis­tance adap­tées. Élucider cette ques­tion est déci­sif pour com­prendre d’autres « objets éco­no­miques » qui y sont asso­ciés — tels que le cré­dit, la finance ou le sys­tème ban­caire. La mon­naie joue un rôle abso­lu­ment cru­cial dans la légi­ti­ma­tion, la dépo­li­ti­sa­tion et la mys­ti­fi­ca­tion des rap­ports sociaux capi­ta­listes. Dès lors, la « repo­li­ti­ser » doit faire par­tie inté­grante de tout pro­jet éman­ci­pa­teur. Explications.  ☰ Par Ilias Alami, Vincent Guermond et Caroline Metz


mo0 La mon­naie, bien qu’utilisée au quo­ti­dien par la plu­part d’entre nous, reste un objet mys­té­rieux. Sociologues, anthro­po­logues et éco­no­mistes hété­ro­doxes ont pro­po­sé dif­fé­rentes théo­ries pour expli­quer son ori­gine, sa nature et son rôle au sein des socié­tés humai­nes¹. Beaucoup ont mon­tré son carac­tère pro­fon­dé­ment contra­dic­toire en tant qu’institution humaine et ont mis en évi­dence le pou­voir social qu’elle exprime. Pourtant, l’immense majo­ri­té des diri­geants poli­tiques et des éco­no­mistes dits « mains­tream » conti­nuent de repré­sen­ter la mon­naie comme une caté­go­rie pure­ment tech­nique — un objet « apo­li­tique » dont la ges­tion doit être assu­rée par des experts et tech­no­crates. Dans les ana­lyses ortho­doxes, la mon­naie est conçue comme un simple outil qui per­met l’échange de « pro­duits » (mar­chan­dises, ser­vices, force de tra­vail, etc.) de valeurs équi­va­lentes. En d’autres termes, la mon­naie est per­çue comme un vec­teur neutre qui faci­lite les échanges entre indi­vi­dus libres et égaux. La mon­naie appa­raît comme un prin­cipe d’égalité abs­traite, un dis­po­si­tif inof­fen­sif en soi. Il semble pour­tant tout aus­si évident que tout le monde n’a pas accès à la mon­naie de la même façon, et que celle-ci confère à celui ou celle qui la pos­sède un cer­tain pou­voir social. Bien loin d’un prin­cipe d’égalité abs­traite, la mon­naie s’a­vère alors une force pro­fon­dé­ment inégalitaire.

Comment expli­quer ce para­doxe ? Pourquoi et com­ment le conte­nu poli­tique de la mon­naie est-il sys­té­ma­ti­que­ment « mys­ti­fié² », ren­du invi­sible par les repré­sen­ta­tions que nous en avons ? Pour répondre à ces ques­tions, il est néces­saire de se pen­cher sur le rôle de la mon­naie, sa nature et les dif­fé­rentes formes qu’elle prend au sein du sys­tème capitaliste.

Le fétichisme de la monnaie comme catégorie ‘technique’ dans le capitalisme

La mon­naie est la repré­sen­ta­tion maté­rielle de la richesse sous sa forme la plus abs­traite, c’est-à-dire sans lien avec aucune mar­chan­dise ou pro­ces­sus de pro­duc­tion : elle joue le rôle de « l’équivalent géné­ral », le seul « objet » qui a la pro­prié­té de pou­voir être échan­gé contre toutes les mar­chan­di­ses³. Ainsi, nous dit Karl Marx, la mon­naie est « la forme abso­lue et tou­jours dis­po­nible de la richesse sociale». Elle confère le pou­voir de « com­man­der » le tra­vail : de façon directe, car la mon­naie per­met l’achat de la force de tra­vail (c’est-à-dire le paie­ment d’un salaire en échange du tra­vail) ; de façon indi­recte, car l’achat de mar­chan­dises revient en fait à « com­man­der » le pro­duit du tra­vail des autres.

« La mon­naie joue un rôle cru­cial dans la légi­ti­ma­tion, la dépo­li­ti­sa­tion, et la mys­ti­fi­ca­tion des rap­ports sociaux capitalistes. » 

La mon­naie est aus­si une « enti­té » qui peut être appro­priée et accu­mu­lée par des indi­vi­dus ou des groupes sociaux par­ti­cu­liers : « Le pou­voir que tout indi­vi­du exerce sur les acti­vi­tés des autres existe en tant que pos­ses­seur de… mon­naie. Son pou­voir social, tout comme sa connexion avec la socié­té, il les porte sur lui, dans sa poche.» Cet aspect sou­ligne l’une des contra­dic­tions au cœur de la mon­naie capi­ta­liste : elle est à la fois l’incarnation abso­lue de la richesse sociale (c’est-à-dire le pou­voir de com­man­der l’activité des autres) et l’objet d’une appro­pria­tion pri­vée. La mon­naie capi­ta­liste n’est pas neutre ; elle repré­sente et exprime un pou­voir fon­da­men­ta­le­ment inéga­li­taire. Ce pou­voir inéga­li­taire est, plus spé­ci­fi­que­ment, un pou­voir social de classe. On le sait : dans les socié­tés capi­ta­listes, l’immense majo­ri­té de la popu­la­tion n’a pas accès aux moyens de pro­duc­tion ; pour (sur)vivre et se repro­duire, le com­mun des mor­tels doit se pro­cu­rer des mar­chan­dises (nour­ri­ture, vête­ment, loge­ment, élec­tri­ci­té, etc.) pro­duites par d’autres. Or ces mar­chan­dises ont un prix. L’accès à la mon­naie est dès lors la condi­tion sine qua non de sub­sis­tance — et cet impé­ra­tif force à vendre sa force de tra­vail contre salaire. La mon­naie exprime un pou­voir dis­ci­pli­naire cru­cial au cœur du rap­port social entre capi­tal et tra­vail : c’est la capa­ci­té qu’a le capi­tal d’imposer le tra­vail sala­rié. Comme l’explique Toni Negri, la mon­naie est avant tout l’équivalence d’une inéga­li­té sociale. Elle repré­sente, repro­duit et masque tout à la fois l’inégalité des rap­ports de pro­duc­tion capi­ta­liste, c’est-à-dire l’inégalité fon­da­men­tale entre ceux qui n’ont que leur force de tra­vail à vendre (et n’ont pas d’autre choix pour sur­vivre que de la vendre) et ceux qui, par la pos­ses­sion de mon­naie, com­mandent l’activité des autres⁶.

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Les possesseur(e)s de mon­naie imposent leur volon­té en avan­çant la mon­naie ou en la reti­rant de la cir­cu­la­tion⁷. En d’autres termes, dans les socié­tés capi­ta­listes, le pou­voir de la mon­naie exprime la subor­di­na­tion de la repro­duc­tion maté­rielle et sociale aux dis­ci­plines et à la logique de l’accumulation du capi­tal⁸. Loin d’être un moyen ration­nel pour satis­faire les besoins humains, la mon­naie est en fait un pou­voir social par lequel la satis­fac­tion de ces besoins est sou­mise au capi­tal. Ce pou­voir social est abs­trait mais bien réel, pré­cise David Harvey⁹ : les abs­trac­tions moné­taires — telles que salaires, prix, taux d’intérêt, taux de change, notes de cré­dit, etc. — ont une emprise tan­gible sur la vie sociale et leurs fluc­tua­tions ont un impact direct sur notre exis­tence. La mon­naie capi­ta­liste repré­sente un pou­voir fon­ciè­re­ment inéga­li­taire, un pou­voir social de classe10 ; comme l’ex­plique Toni Negri, elle « repré­sente, sanc­tionne et orga­nise » les rap­ports sociaux capitalistes.

« Les rap­ports d’exploitation et de domi­na­tion — qui sont l’essence même du capi­ta­lisme — sont mas­qués par l’apparence d’égalité et de liber­té de la monnaie. »

Il est cepen­dant cru­cial pour la repro­duc­tion des rap­ports sociaux capi­ta­listes que ce pou­voir social de la mon­naie soit le moins évident pos­sible. L’apparente éga­li­té abs­traite selon laquelle « tous les indi­vi­dus sont égaux devant la mon­naie » contri­bue à dépo­li­ti­ser, natu­ra­li­ser et donc légi­ti­mer les rap­ports sociaux capi­ta­listes. Ainsi, les rap­ports d’exploitation et de domi­na­tion — qui sont l’essence même du capi­ta­lisme — sont mas­qués par l’apparence d’égalité et de liber­té de la mon­naie11. Ces prin­cipes d’égalité et de liber­té for­mels devant la mon­naie sont aus­si néces­saires à la consti­tu­tion du sujet juri­di­co-poli­tique moderne (le sujet libre et égal défi­ni par le droit) et à la figure de la citoyen­ne­té, puisqu’ils occultent l’inégalité fon­da­men­tale des rap­ports de pro­duc­tion capi­ta­liste. Lorsque, dans les livres d’économie comme dans les dis­cours poli­tiques, la mon­naie est repré­sen­tée comme une caté­go­rie neutre ; lorsque l’on affirme que la ges­tion de la mon­naie doit être assu­rée par des experts et tech­no­crates, comme c’est le cas au sein des banques cen­trales dites « indé­pen­dantes », la mon­naie appa­raît comme un élé­ment tech­nique plu­tôt que poli­tique, et se trouve ain­si pla­cée hors de por­tée des pres­sions démo­cra­tiques. Ce « féti­chisme » de la mon­naie, acti­ve­ment repro­duit par les classes diri­geantes, doit être bri­sé — et la ques­tion de la nature de la mon­naie et de son pou­voir de classe mise au cœur de tout pro­jet éman­ci­pa­teur. Cela nous parait par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant dans le contexte his­to­rique actuel : les pro­ces­sus de finan­cia­ri­sa­tion et d’extension des rela­tions moné­taires sous forme de dette au cours des trente der­nières années ont consi­dé­ra­ble­ment ren­for­cé le pou­voir social de la mon­naie, et ce alors que les rap­ports d’exploitation et de domi­na­tion qui sous-tendent les rela­tions moné­taires et finan­cières sont garan­tis et nor­ma­li­sés par les inter­ven­tions de l’État néolibéral.

Monnaie et dette dans le capitalisme financiarisé de type néolibéral

L’une des carac­té­ris­tiques cen­trales du capi­ta­lisme contem­po­rain, que l’on peut qua­li­fier de capi­ta­lisme finan­cia­ri­sé de type néo­li­bé­ral, est que le pou­voir social de la mon­naie a acquis une forme par­ti­cu­liè­re­ment aiguë. Les poli­tiques néo­li­bé­rales et autres recon­fi­gu­ra­tions à l’œuvre depuis les années 1970 ont don­né lieu à une aug­men­ta­tion mas­sive du recours à l’endettement. Or, si la dette est bien sou­vent pré­sen­tée comme un « ser­vice finan­cier » uti­li­sé — à bon ou mau­vais escient — pour obte­nir des biens et ser­vices autre­ment inac­ces­sibles, l’endettement géné­ra­li­sé est aujourd’hui bien plus qu’un choix per­son­nel. Les dettes pri­vées consti­tuent non seule­ment un mar­ché lucra­tif en soi, mais sont aus­si deve­nues indis­pen­sables à l’accumulation du capi­tal. Le ren­for­ce­ment et l’approfondissement du pou­voir social de la mon­naie, par le biais de la dette et de l’intervention éta­tique notam­ment, ont été essen­tiels dans la recom­po­si­tion des rap­ports de classe en faveur du capi­tal. L’une des poli­tiques phares de l’arsenal néo­li­bé­ral est la pri­va­ti­sa­tion accrue des biens et ser­vices autre­fois publics. Ces pri­va­ti­sa­tions, nom­breuses depuis les années 1980, sont aus­si au cœur des « poli­tiques de rigueur » ou, comme on les appelle aujourd’hui, d’austérité. Les ser­vices de san­té, l’éducation, les trans­ports, le loge­ment et les retraites, au lieu d’être gérés de façon col­lec­tive ou par l’État (et donc via la col­lecte et redis­tri­bu­tion des impôts), sont ven­dus par des entre­prises privées.

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À la suite de ces pri­va­ti­sa­tions, les prix sont déter­mi­nés par ces entre­prises en contexte concur­ren­tiel ; les indi­vi­dus ne peuvent se pro­cu­rer ces ser­vices qu’en échange d’une cer­taine somme de mon­naie. L’accès à la mon­naie devient alors « une exi­gence gran­dis­sante pour accé­der à la consom­ma­tion pré­sente et future12 ». Le pou­voir dis­ci­pli­naire de la mon­naie est donc par là même ren­for­cé. Les pri­va­ti­sa­tions mas­sives se conjuguent ensuite à trois autres phé­no­mènes : la concen­tra­tion des richesses dans les mains d’une frange extrê­me­ment réduite de la popu­la­tion ; le pro­ces­sus néo­li­bé­ral de com­pres­sion des salaires depuis les années 197013 ; les dif­fi­cul­tés, pour la majo­ri­té, à trou­ver un emploi stable et cor­rec­te­ment rému­né­ré — dif­fi­cul­tés qui sont d’ailleurs aus­si le résul­tat de poli­tiques de « flexi­bi­li­sa­tion » du mar­ché du tra­vail, fai­sant par­tie des réformes struc­tu­relles vou­lues par les tenants de l’austérité. Il résulte de cette com­bi­nai­son de fac­teurs une baisse géné­rale des reve­nus du tra­vail par rap­port à ceux du capi­tal. Pour de nom­breuses per­sonnes, vendre sa force de tra­vail n’est alors plus suf­fi­sant : l’endettement devient inévi­table. Les dettes des ménages couvrent les dépenses de la vie quo­ti­dienne, per­mettent l’accès au loge­ment, à l’éducation et servent aus­si de « filet de secours » en cas de dif­fi­cul­té sou­daine (perte d’emploi, mala­die grave, etc.).

« Pour de nom­breuses per­sonnes, vendre sa force de tra­vail n’est alors plus suf­fi­sant : l’endettement devient inévitable. »

Une par­tie crois­sante de la popu­la­tion n’a d’autre choix que de se tour­ner vers les prêts hypo­thé­caires, prêts étu­diants et autres prêts à la consom­ma­tion four­nis par le sys­tème ban­caire — lui-même sou­vent inti­me­ment lié au sys­tème finan­cier plus glo­bal. En témoigne l’explosion du nombre et de la com­plexi­té des ins­tru­ments de cré­dit dis­po­nibles à la popu­la­tion, allant des cartes de cré­dit et prêts auto, aujourd’hui consi­dé­rés comme stan­dards, à des pra­tiques plus récentes comme les prêts à taux révi­sables ou les prêts sur salaire (pay­day loans)14. L’augmentation du recours à la dette est mani­feste dans la qua­si-tota­li­té des pays occi­den­taux depuis les années 1990, et ce par­ti­cu­liè­re­ment aux États-Unis et au Royaume-Uni, mais aus­si dans des pays comme la Grèce ou l’Espagne depuis les années 2000. En France, la dette des ménages repré­sente en moyenne 104 % du reve­nu dis­po­nible en 2014 (contre 67 % en 1995). Ces chiffres étaient de 155 % au Royaume-Uni et de 274 % aux Pays-Bas, où les cré­dits hypo­thé­caires sont lar­ge­ment répan­dus15. Cette inter­pré­ta­tion de l’accroissement étour­dis­sant de la dette des ménages comme moyen d’assurer le main­tien d’un niveau de vie décent ou de répondre à une crise ponc­tuelle dif­fère de l’analyse dominante.

L’endettement, plus connu sous son appel­la­tion dépo­li­ti­sée d’« accès au cré­dit », est pré­sen­té avant tout comme un « ser­vice finan­cier » dont l’extension au plus grand nombre repré­sente une bien­ve­nue « démo­cra­ti­sa­tion de la finance » et du cré­dit16. De même, les poli­tiques d’« inclu­sion finan­cière » visant les pays du Sud et les caté­go­ries les plus pauvres des pays du Nord sont per­çues, même par cer­tains obser­va­teurs pro­gres­sistes, comme une avan­cée posi­tive per­met­tant aux tra­vailleurs et tra­vailleuses d’avoir accès à des pro­duits et ser­vices finan­ciers dont elles et ils étaient his­to­ri­que­ment exclus17. Cette vision idyl­lique est fon­dée sur une concep­tion de la dette comme échange d’argent contrac­tuel d’égal à égal entre un cré­di­teur et un débi­teur, occul­tant ain­si le rap­port de pou­voir décrit pré­cé­dem­ment. Dans cette optique, la dette est, tout comme la mon­naie, consi­dé­rée comme un simple faci­li­ta­teur met­tant en rela­tion deux indi­vi­dus aux besoins com­plé­men­taires. De même, le sys­tème ban­caire et les mar­chés finan­ciers sont pré­sen­tés (et se pré­sentent) comme des inter­mé­diaires neutres entre déten­teurs de mon­naie et deman­deurs de mon­naie. Le revers d’une telle inter­pré­ta­tion éga­li­taire et indi­vi­dua­liste — cha­cun est libre de contrac­ter une dette s’il ou elle estime que cela est dans son inté­rêt — est que les situa­tions qua­li­fiées de sur­en­det­te­ment sont vues comme la consé­quence de mau­vais choix per­son­nels, résul­tant au mieux d’un manque d’« édu­ca­tion finan­cière », au pire d’une atti­tude consu­mé­riste à l’extrême de la part de per­sonnes vivant « au-des­sus de leurs moyens » et méri­tant donc d’être rap­pe­lés à l’ordre18. Ainsi, la cri­tique de la dette est à la fois res­treinte aux cas les plus fla­grants (le sur­en­det­te­ment plu­tôt que l’endettement dans son ensemble) et foca­li­sée sur la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle et morale de cha­cun plu­tôt que sur l’aspect poli­tique et social de la dette.

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La réa­li­té est cepen­dant tout autre — et les béné­fices pro­cla­més ou atten­dus de l’extension du cré­dit rare­ment consta­tés. Par exemple, on peut se deman­der en quoi l’industrie des prêts sur salaire, qui affiche des taux d’intérêt dépas­sant régu­liè­re­ment les 300 %, consti­tue réel­le­ment un ser­vice pour ses clients. En matière de sta­bi­li­té finan­cière, il est inté­res­sant de rap­pe­ler que c’est la poli­tique du « cré­dit pour tous » qui, cou­plée aux inno­va­tions finan­cières les plus éla­bo­rées, a été l’un des élé­ments déclen­cheurs de la crise des sub­primes aux États-Unis, avec les consé­quences que l’on connaît. Quant aux pro­messes d’éradication de la pau­vre­té par la micro-finance et l’inclusion finan­cière, si on attend encore de les voir se maté­ria­li­ser dans les pays du Sud, leurs effets néfastes (sur­en­det­te­ment, vio­lence conju­gale, sui­cides, etc.) ont été bien docu­men­tés par un cer­tain nombre d’académiques et de pro­fes­sion­nels19. En somme, le rôle de plus en plus enva­his­sant et per­ma­nent de la dette dans la vie quo­ti­dienne des popu­la­tions semble loin du pro­jet démo­cra­tique annon­cé. Comment, alors, com­prendre la conti­nuelle repro­duc­tion des rela­tions de dette ? Notre inter­pré­ta­tion s’inscrit dans une démarche his­to­rique et maté­ria­liste. D’une part, repo­li­ti­ser la dette implique de mettre en évi­dence son aspect inéga­li­taire. D’autre part, il faut com­prendre l’explosion des dettes comme un phé­no­mène poli­ti­co-éco­no­mique qui ne doit rien au hasard : l’État capi­ta­liste a joué un rôle clé dans la repro­duc­tion des rela­tions de dette, elles-mêmes deve­nues néces­saires à l’accumulation du capital.

« La dette, moyen de sub­sis­tance pour les uns, est un mar­ché lucra­tif pour d’autres, une véri­table indus­trie de la pau­vre­té aux mains du sec­teur ban­caire et finan­cier privés. »

La dette, moyen de sub­sis­tance pour les uns, est un mar­ché lucra­tif pour d’autres, une véri­table « indus­trie de la pau­vre­té20 » aux mains du sec­teur ban­caire et finan­cier pri­vés. Rappelons tout d’abord que ce sont les banques com­mer­ciales qui, en émet­tant des prêts par un jeu d’écriture élec­tro­nique, sont res­pon­sables de l’immense majo­ri­té de la créa­tion de mon­naie déma­té­ria­li­sée (les banques cen­trales étant res­pon­sables de l’émission de pièces et de billets, c’est-à-dire moins de 5 % de la masse moné­taire exis­tante)21. Les ménages et les par­ti­cu­liers sont deve­nus une source impor­tante de reve­nus pour les banques, non seule­ment en termes d’intérêts payés sur les prêts, mais aus­si grâce aux frais liés à la ges­tion des comptes et cartes ban­caires, ain­si que ceux asso­ciés aux péna­li­tés qu’engendrent les retards de paie­ment et autres décou­verts. L’ensemble de ces frais repré­sen­tait par exemple plus du quart des reve­nus de la banque Barclays en 200622. De nom­breuses entre­prises dites « non-finan­cières », comme les grandes enseignes ou les com­pa­gnies auto­mo­biles, se sont par ailleurs finan­cia­ri­sées : elles consacrent une large par­tie de leurs acti­vi­tés au cré­dit à la consom­ma­tion, qui génère une part signi­fi­ca­tive de leurs pro­fits23. La titri­sa­tion, une tech­nique qui s’est déve­lop­pée de façon expo­nen­tielle dans les années 2000, per­met quant à elle de trans­for­mer des prêts (ou tout autre actif don­nant lieu à des flux moné­taires régu­liers comme les paie­ments men­suels de fac­tures médi­cales, de télé­phone, d’électricité, etc.) en des pro­duits struc­tu­rés ven­dus à des banques d’investissement, des com­pa­gnies d’assurance, des fonds de pen­sion, mais aus­si des hedge funds et autres fonds mutuels. Les pro­duits ain­si titri­sés sont ensuite échan­geables à l’envie sur les mar­chés finan­ciers24. La dette des ménages ali­mente donc les mar­chés finan­ciers — et les pro­fits de tous les inter­mé­diaires qui opèrent ces mar­chés, par­mi les­quels les grandes banques euro­péennes et amé­ri­caines. Ces pro­fits, bien qu’issus du mar­ché du cré­dit, ren­forcent encore le pou­voir social des ins­ti­tu­tions financières.

En plus de l’inégalité de pou­voir sur laquelle elles sont fon­dées, les rela­tions de dette sont aus­si géné­ra­trices d’inégalités sociales tou­jours plus grandes. Les pra­tiques géné­ra­le­ment jugées abu­sives (taux d’intérêt extrê­me­ment éle­vés ou pou­vant varier selon des condi­tions com­plexes, etc.) touchent de façon dis­pro­por­tion­née les popu­la­tions les plus fra­giles (classes sociales défa­vo­ri­sées, mino­ri­tés eth­niques, femmes, migrants et autres groupes mar­gi­na­li­sés). Ce sont jus­te­ment les ménages les plus dému­nis qui se voient refu­ser l’accès au cré­dit tra­di­tion­nel — par exemple, si leur cre­dit sco­ring (note de cré­dit) n’est pas assez éle­vé — et ce alors qu’ils sont jus­te­ment les pre­miers affec­tés par les crises finan­cières et éco­no­miques et n’ont donc sou­vent pas d’autre choix que d’entrer dans un cercle vicieux d’endettement usu­rier. À l’opposé, les caté­go­ries les plus aisées par­viennent à pro­fi­ter des­dits ser­vices ban­caires, l’ingénierie finan­cière leur per­met­tant par exemple de faire fruc­ti­fier des richesses exis­tantes, ou, comme l’a encore récem­ment sou­li­gné l’affaire des Panama Papers, d’échapper à l’impôt. Alors que les classes supé­rieures et les acteurs finan­ciers sont ren­for­cés dans leur posi­tion de déten­teurs de mon­naie, les groupes sociaux les plus vul­né­rables sont clai­re­ment les plus affec­tés par la vio­lence du pou­voir dis­ci­pli­naire de la mon­naie sous sa forme actuelle.

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(Getty Images)

Il est essen­tiel de sou­li­gner que l’endettement des ménages, com­pris dans une pers­pec­tive plus large, est bien plus qu’une simple affaire de choix per­son­nel. L’ampleur struc­tu­relle du mar­ché de la dette est telle que cer­tains y ont vu l’une des carac­té­ris­tiques prin­ci­pales du capi­ta­lisme contem­po­rain (« debt-dri­ven capi­ta­lism »25). Que l’on parle d’un « modèle de crois­sance anglo-libé­ral » fon­dé sur la consom­ma­tion et finan­cé par la dette pri­vée26 ou d’un « key­ne­sia­nisme pri­vé » sous-ten­du par la crois­sance des mar­chés du cré­dit pour les classes moyennes et infé­rieures27, le constat est le même : la dette pri­vée est deve­nue essen­tielle à la repro­duc­tion sociale dans la socié­té néo­li­bé­rale, que ce soit pour finan­cer la consom­ma­tion des ménages ou l’investissement des entre­prises. Elle devient donc néces­saire au bon fonc­tion­ne­ment de nos éco­no­mies — ou, en termes plus cri­tiques, à l’accumulation du capi­tal et donc à la repro­duc­tion du capi­ta­lisme dans son ensemble. Cette dépen­dance explique en par­tie pour­quoi les gou­ver­ne­ments des États occi­den­taux (ain­si que les ins­ti­tu­tions euro­péennes) accordent une telle impor­tance au main­tien de « l’accès au crédit ».

« La figure du bon citoyen est deve­nue celle de l’individu qui par­ti­cipe avec suc­cès aux acti­vi­tés des mar­chés finan­ciers, un sujet « entre­pre­neur de soi » qui se doit d’investir et de cal­cu­ler les risques afin de survivre. »

Contrairement à ce que pro­clament les théo­ri­ciens d’un néo­li­bé­ra­lisme qui serait fon­ciè­re­ment oppo­sé à toute ingé­rence de l’État dans l’économie, l’apparition d’un endet­te­ment crois­sant des ménages n’est pas étran­ger à l’intervention cen­trale de l’État via la mise en place de méca­nismes légaux et ins­ti­tu­tion­nels spé­ci­fiques. Le déve­lop­pe­ment des mar­chés du cré­dit n’a été pos­sible que par cer­taines réorien­ta­tions du sys­tème ban­caire et finan­cier, per­mises non seule­ment par cer­taines évo­lu­tions tech­no­lo­giques, mais aus­si par d’importants chan­ge­ments légis­la­tifs — ce que l’on nomme com­mu­né­ment la « déré­gle­men­ta­tion finan­cière », enta­mée dans les années 1970–80. Citons par exemple le gou­ver­ne­ment Mitterrand qui libé­ra­li­sa le sec­teur des ser­vices finan­ciers au début des années 1980 et faci­li­ta la créa­tion de prêts en assou­plis­sant le droit ban­caire en la matière. La ten­dance fut simi­laire aux États-Unis et dans de nom­breux pays d’Europe, où l’Union euro­péenne elle-même a de longue date encou­ra­gé des chan­ge­ments allant dans ce sens. L’État néo­li­bé­ral a donc faci­li­té le « debt fix » (com­pen­sa­tion de la baisse du reve­nu dis­po­nible par la dette) en pro­mou­vant cré­dits hypo­thé­caires et cré­dits à la consom­ma­tion. Susanne Soederberg, dans son récent ouvrage inti­tu­lé Debtfare States and the Poverty Industry : Money, Discipline, and the Surplus Population, explique que les poli­tiques dites de « debt­fare » sont aujourd’hui encore un élé­ment essen­tiel des inter­ven­tions de l’État néo­li­bé­ral per­met­tant de mul­ti­plier et nor­ma­li­ser les rela­tions de dette moné­ti­sées et de sou­mettre à leur pou­voir dis­ci­pli­naire les popu­la­tions débi­trices. Ainsi, l’État réforme et remo­dèle la légis­la­tion de façon à assu­rer l’emprise des cré­di­teurs sur les emprun­teurs. On le voit par exemple aux États-Unis, au Royaume-Uni mais aus­si au Canada à tra­vers une série de lois et de réformes28 par les­quelles il devient de plus en plus dif­fi­cile de se libé­rer de ses dettes en décla­rant l’insolvabilité. C’est donc ici la loi, sup­po­sée juste et impar­tiale, qui joue le rôle de défen­seur du pou­voir dis­ci­pli­naire de la monnaie.

On assiste, avec l’avènement de l’État debt­fare, à un trans­fert de res­pon­sa­bi­li­té finan­cière quand les choses tournent mal — tan­dis que les pro­fits, eux, res­tent pri­vés. Lors de la crise des sub­primes aux États-Unis, lors des évic­tions des popu­la­tions qui avaient contrac­té des emprunts immo­bi­liers toxiques en Espagne, lorsque des tra­vailleurs pauvres ne peuvent pas rem­bour­ser leurs prêts sur salaires à un taux supé­rieur à 400 %, lorsque des étu­diants refusent ou sont dans l’incapacité de rem­bour­ser leurs prêts étu­diants, la res­pon­sa­bi­li­té est consi­dé­rée comme exclu­si­ve­ment indi­vi­duelle. Alors que les cré­di­teurs sont incroya­ble­ment pro­té­gés par la loi, les défauts de paie­ment sont sévè­re­ment punis, menant par­fois jusqu’à l’emprisonnement. La figure du bon citoyen est deve­nue celle de l’individu qui par­ti­cipe avec suc­cès aux acti­vi­tés des mar­chés finan­ciers, un sujet « entre­pre­neur de soi » qui se doit d’investir et de cal­cu­ler les risques afin de sur­vivre. En d’autres termes, l’État a contri­bué à pro­duire des formes de sub­jec­ti­va­tion qui natu­ra­lisent le pou­voir de classe de la mon­naie. Le pen­dant de cette res­pon­sa­bi­li­sa­tion indi­vi­duelle du côté des tra­vailleurs est la res­pon­sa­bi­li­té des pou­voirs publics lorsqu’il s’agit du défaut du sys­tème finan­cier. En Europe, en dépit d’une cer­taine (et éphé­mère ?) recon­nais­sance du pro­blème du « too big to fail29 » (ces ins­ti­tu­tions finan­cières trop impor­tantes et inter­con­nec­tées pour qu’on puisse les lais­ser faire faillite), c’est l’État, et par son biais les contri­buables, qui est venu au secours des banques. Le sau­ve­tage du sec­teur finan­cier a eu un coût impres­sion­nant — 1,6 mil­liard d’euros toutes aides confon­dues ont été pro­mis entre 2008 et 2010, soit plus de 13 % du PIB euro­péen30 — qui a lar­ge­ment pesé sur le bud­get des États, contri­buant au déclen­che­ment de la crise des dettes sou­ve­raines dans la zone euro, et par là même aux mesures d’austérité dras­tiques misent en place depuis 2010 par les pays ayant fait appel à l’aide finan­cière euro­péenne. Ces méca­nismes idéo­lo­giques et légis­la­tifs péren­nisent ain­si les pri­vi­lèges des acteurs du sys­tème finan­cier, dont la res­pon­sa­bi­li­té est rare­ment enga­gée en cas de dif­fi­cul­té, tout en mys­ti­fiant et appro­fon­dis­sant les rap­ports de classe et d’exploitation qui sous-tendent l’expansion de la dette.

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(DR)

Résistances actuelles, luttes à venir

Il est clair que les taux d’intérêt et autres frais exor­bi­tants ponc­tion­nant les reve­nus des tra­vailleurs et tra­vailleuses doivent être fer­me­ment condam­nés. Cependant, notre approche cri­tique a un autre point de départ. La mise en place d’un simple pla­fond des taux d’intérêt ou d’une réforme super­fi­cielle de la pro­tec­tion des consom­ma­teurs ne sera jamais suf­fi­sante. Il nous semble néces­saire d’engager une réflexion plus fon­da­men­tale quant à la place de la mon­naie dans une socié­té post-capi­ta­liste ; l’enjeu est de repen­ser le rôle de la mon­naie, le pou­voir qu’elle incarne, ain­si que les fonc­tions qu’elle devrait accom­plir dans une telle socié­té. Pour cela, il est néces­saire de pro­cé­der à une « inver­sion » stra­té­gique : de la mon­naie en tant que pou­voir de classe qui subor­donne la repro­duc­tion sociale à l’accumulation du capi­tal, à la mon­naie en tant que moyen ration­nel à la réa­li­sa­tion des besoins humains, sociaux et éco­lo­giques31. Cette ques­tion est bien évi­dem­ment très com­plexe, mais deux pistes de réflexion nous paraissent importantes.

Premièrement, il faut mettre en place des méca­nismes visant à limi­ter la capa­ci­té de la mon­naie d’incarner le pou­voir social abso­lu, et à faci­li­ter sa concen­tra­tion et sa cen­tra­li­sa­tion entre les mains d’individus ou de groupes sociaux par­ti­cu­liers. Par exemple, le théo­ri­cien moné­taire du début du siècle der­nier Silvio Gesell pro­po­sait la mise en place de formes de mon­naie qui soient « péris­sables », c’est-à-dire qu’elles dis­pa­rais­saient pro­gres­si­ve­ment lorsqu’elles n’étaient pas mises en cir­cu­la­tion. L’objectif étant d’empêcher que la mon­naie soit accu­mu­lée en tant que pou­voir social par des inté­rêts pri­vés, plu­tôt que d’être mise en cir­cu­la­tion pour faci­li­ter l’échange de biens et de ser­vices. Comme le dit David Harvey32, cela serait assez facile à ins­tau­rer, pusique l’immense majo­ri­té des mon­naies contem­po­raines est gérée élec­tro­ni­que­ment. Deuxièmement, une réforme moné­taire pro­fonde doit avoir pour objec­tif d’établir la mon­naie et le cré­dit comme moyens démo­cra­tiques de déve­lop­pe­ment de sys­tème de pro­duc­tion et de consom­ma­tion éco­lo­gi­que­ment et socia­le­ment sou­te­nable. La ges­tion sociale, démo­cra­tique, et à une échelle adap­tée de la mon­naie (en fonc­tion de la taille des com­mu­nau­tés éco­no­miques) peut jouer un rôle essen­tiel à la mise en place de tels sys­tèmes, en per­met­tant aux peuples de rega­gner le contrôle du fruit de leur labeur, de leurs res­sources natu­relles et intel­lec­tuelles, ain­si que de leurs finances33. À plus court terme, des mesures et formes de résis­tance au pou­voir dis­ci­pli­naire de classe de la mon­naie existent déjà. Ces mesures, bien que limi­tées, ont un rôle tac­tique cru­cial à jouer dans le dépas­se­ment des rap­ports sociaux actuels.

« Mettre en place de formes de mon­naie qui soient « péris­sables » : empê­cher que la mon­naie soit accu­mu­lée en tant que pou­voir social par des inté­rêts privés. »

Au niveau natio­nal, on peut iden­ti­fier trois caté­go­ries de lutte. D’une part, celles qui visent à sor­tir de la logique de l’emploi (com­pris comme tra­vail subor­don­né aux injonc­tions capi­ta­listes), et à rompre le lien entre emploi et salaire (en débat : salaire à vie théo­ri­sé par le Réseau Salariat, reve­nu de base de gauche, etc.). Cela inclut éga­le­ment la lutte contre la mar­chan­di­sa­tion du sec­teur public comme l’éducation et la san­té et, de façon géné­rale, contre la marchandisation/financiarisation de la repro­duc­tion sociale et de la nature ; la pro­mo­tion de la ges­tion col­lec­tive et col­la­bo­ra­tive des biens com­muns sur la base de démo­cra­tie radi­cale ain­si que la pro­vi­sion de biens publics à bas prix ou gra­tui­te­ment. D’autre part, des mesures visent à limi­ter la flui­di­té et la liqui­di­té du capi­tal sous forme de mon­naie, forme par laquelle il est extrê­me­ment mobile (bien plus que sous sa forme de capi­tal « fixe » en pro­duc­tion par exemple) et qui lui per­met d’exercer son « chan­tage » de façon par­ti­cu­liè­re­ment effi­cace. Ces formes de résis­tances com­prennent le réta­blis­se­ment de contrôles de capi­taux stricts, la taxa­tion des tran­sac­tions finan­cières et la sévère régle­men­ta­tion des acti­vi­tés ban­caires, par exemple en (r)établissant une véri­table sépa­ra­tion entre banques com­mer­ciales et d’investissement, en ins­tau­rant l’interdiction de pra­tiques spé­cu­la­tives ain­si qu’une fis­ca­li­té qui s’attaque sérieu­se­ment aux pra­tiques d’optimisation/évasion fis­cale. Enfin, les audits citoyens de la dette publique sont des outils impor­tants ; ils per­mettent de mettre à nu l’origine des dettes que les peuples sont en train de payer, de révé­ler l’endettement public comme outil de trans­fert des res­sources publiques vers le sec­teur finan­cier pri­vé, et sont néces­saires à l’annulation des dette illé­gales, odieuses et illégitimes.

À un autre niveau, mais tout aus­si impor­tant, les ini­tia­tives col­lec­tives qui remettent en cause le pou­voir de la mon­naie et de la dette se mul­ti­plient. Par exemple, la créa­tion de syn­di­cats de débi­teurs (« deb­tors unions ») nous semble être une piste pro­met­teuse : ras­sem­bler des popu­la­tions en situa­tion de vul­né­ra­bi­li­té finan­cière (étu­diants face à leurs prêts étu­diants) et/ou mena­cées d’expulsion (prêts hypo­thé­caires) per­met de rééqui­li­brer le rap­port de force, notam­ment grâce à la menace de grève col­lec­tive de paie­ments (« debt strikes »). Cela per­met éga­le­ment de rompre avec les dyna­miques de « res­pon­sa­bi­li­sa­tion indi­vi­duelle » pré­cé­dem­ment évo­quées. Ces quelques ini­tia­tives et formes de résis­tance ne sont bien sûr pas exclu­sives, et, nous vou­lons le sou­li­gner, n’ont pas pour objec­tif final de domes­ti­quer la finance et son « exu­bé­rance irra­tion­nelle34 », mais bien d’éroder le pou­voir social de la mon­naie et l’emprise du capi­tal sur notre exis­tence. Ce sont donc in fine les rap­ports sociaux capi­ta­listes d’exploitation et de domi­na­tion, eux-mêmes arbi­trés et sanc­tion­nés par la mon­naie, qui sont visés au tra­vers de ces formes de lutte et de résis­tance dans les domaines finan­ciers et monétaires.


NOTES

1. Pour une récente revue de lit­té­ra­ture, voir le der­nier ouvrage de Nigel Dodd, The Social Life of Money, Princeton University Press. Pour une récente col­lec­tion d’essai sur les théo­ries fran­çaises de la mon­naie, voir Alary et al., (2016), Théo­ries fran­çaises de la mon­naie, PUF.
2. Bonefeld, W., Holloway, J., (1996), Global Capital, National State and the Politics of Money ; Soederberg, S., (2014), Debtfare States and the Poverty Industry : Money, Discipline and the Surplus Population, Routledge.
3. de Brunhoff, S. (2015), Marx on Money, Verso ; Lapavitsas, C., (2003), Social Foundations of Markets, Money and Credit, London : Routledge.
4. Marx, K., (1991 [1981]), Capital : A Critique of Political Economy, Vol. I, trans. Ben Fowkes, London : Penguin Classics.
5. Marx, K, (1973 [1857]), Grundrisse. Foundations of the Critique of Political Economy, trans. M. Nicolaus, New York : Penguin Books, p.157.
6. Negri, T. (1991), Marx beyond Marx, Pluto Press.
7.  Lapavistas, C., (2003). Opt cit.
8. Clarke, S. (2003), “The ratio­na­li­ty and irra­tio­na­li­ty of money”, In Value and the World Economy Today, Palgrave Macmillan UK
9. Harvey, D., (1989), The Condition of Postmodernity : An inqui­ry into the ori­gins of cultu­ral change, Blackwell ; Soederberg, 2014, Opt cit.
10. Bonefeld, W., Holloway, J., (1996). Opt cit.
11. Bonefeld, W., Holloway, J., (1996). Opt cit.
12. Dos Santos, P. L., (2009), “On the Content of Banking in Contemporary Capitalism”, Historical Materialism 17, p. 182.
13. McNally, D., (2009), “From Financial Crisis to World-Slump : Accumulation, Financialisation, and the Global Slowdown”, Historical Materialism 17, p.60.
14. Aitken, R., (2015), Fringe finance : Crossing and contes­ting the bor­ders of glo­bal capi­tal. Routledge.
15OCDE (2016), Dette des ménages (indi­ca­teur). doi : 10.1787/3154019b-fr (Consulté le 12 juin 2016).
16. Erturk, I., Froud, J., Sukhdev, J., Leaver, A. and Williams, K. (2007), “The demo­cra­ti­za­tion of finance ? Promises, Outcomes, Conditions”, Review of International Political Economy 14/4, pp. 553–576.
17. Bateman, M., & Chang, H. J. (2012), “Microfinance and the illu­sion of deve­lop­ment : From hubris to neme­sis in thir­ty years” World Economic Review, (1).
18. Cette ana­lyse est aus­si valide au niveau des États, notam­ment depuis la crise des dettes sou­ve­raines qui a écla­té dans la zone Euro en 2010. Les pays s’étant retrou­vés en dif­fi­cul­té finan­cière (pays que l’on a affu­blés de l’acronyme péjo­ra­tif ‘PIGS’ (Portugal, Irlande, Grèce, Espagne)) se sont vus accu­sés d’une mau­vaise ges­tion bud­gé­taire ain­si que d’une pro­pen­sion à l’emprunt exa­gé­rée et injus­ti­fiée, et ce alors même que les aug­men­ta­tions de leur ratio dette/PIB étaient en par­tie dues aux dépenses liées au sau­ve­tage du sys­tème ban­caire et aux « sti­mu­lus de relance éco­no­mique » répon­dant eux aus­si à la crise finan­cière et à ses consé­quences économiques…
19. Mader, P., (2015), The Political Economy of Microfinance : Financialising Poverty, Palgrave ; Roy, A. (2010). Poverty capi­tal : Microfinance and the making of deve­lop­ment. Routledge ; Taylor, M. (2012), “The anti­no­mies of ‘finan­cial inclu­sion’: debt, dis­tress and the wor­kings of Indian micro­fi­nance”, Journal of Agrarian Change, 12(4), 601–610.
20. Soederberg, 2014. Opt cit.
21. Voir aus­si la cam­pagne menée par PositiveMoney en Grande Bretagne et Monnaie Honnête en France.
22. Dos Santos, 2009, Opt cit., p. 193
23. Krippner, G., (2005), “The finan­cia­li­za­tion of the American eco­no­my”, Socio-Economic Review 3(2): 173–208. Krippner, G., (2011), Capitalizing on Crisis : The Political Origins of the Rise of Finance, Cambridge, MA : Harvard University Press.
24.  À ce sujet, il est inté­res­sant de noter que la titri­sa­tion, dans une forme qui se veut ‘Simple, Transparente et Standardisée’, est depuis quelques années réha­bi­li­tée par l’Union Européenne en tant que pra­tique utile à l’économie dans son ensemble. Alors que le Parlement euro­péen dis­cute en ce moment-même deux pro­jets de loi rela­tifs à la relance du mar­ché de la titri­sa­tion, des cher­cheurs en éco­no­mie, finance, poli­tique et géo­gra­phie issus de diverses uni­ver­si­tés euro­péennes ont mis en garde contre les risques liés à un tel pro­jet. Leur « lettre ouverte » (en anglais) : http://www.fb03.uni-frankfurt.de/61991286/open-letter-to-meps-sts-securitisation.pdf
25.  Nesvetailova, A., (2005), “United in Debt : Towards a Global Crisis of Debt-Driven Finance?”, Science & Society, 69(3), p. 403
26.  Hay, C., (2010), “Pathology Without Crisis ? The Strange Demise of the Anglo-Liberal Growth Model”, The 2010 Leonard Schapiro Lecture. Available at : http://www.princeton.edu/europe/events_archive/repository/Colin-Hay-Schapiro-Lecture-2010-Crisis-Final.pdf
27.  Crouch, C., (2009), “Privatised Keynesianism : An Unacknowledged Policy Regime”, The British Journal of Politics and International Relations 11(3), pp.382–99.
28. Hembruff, Jesse & Susanne Soederberg (2015) “Debtfarism and the Violence of Financial Inclusion : The Case of the Payday Lending Industry,” Forum for Social Economics Special Issue.
29. Voir Finance Watch, note sur le pro­blème du « too big to fail » en Europe : http://www.finance-watch.org/notre-travail/publications/913-tbtf-note-fw-fr?lang=fr
30.  Voir le « Rapport du Groupe d’experts de haut niveau sur la réforme struc­tu­relle du sec­teur ban­caire de l’UE pré­si­dé par Erkki Liikanen », Bruxelles, 2 octobre 2012, p. 3. Disponible (en anglais) : http://ec.europa.eu/internal_market/bank/docs/high-level_expert_group/report_fr.pdf
31.  Clarke, S. (2003), opt cit.
32. Harvey, D. (2014), Seventeen contra­dic­tions and the end of capi­ta­lism, Oxford University Press (UK).
33. Itoh, M., & Lapavitsas, C. (1998), Political Economy of Money and Finance. Springer ; Hutchinson, F., Mellor, M., & Olsen, W. K. (2002). The poli­tics of money : towards sus­tai­na­bi­li­ty and eco­no­mic demo­cra­cy. Pluto Press.
34. Selon la fameuse expres­sion d’Alan Greenspan, l’ancien pré­sident de la Reserve Fédérale états-unienne.


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