Entretien inédit pour le site de Ballast
Un essai collectif, titré Critiquer Foucault, vient de paraître aux éditions Aden. « Loin de mener une lutte intellectuelle résolue contre la doxa du libre marché, Michel Foucault semble, sur bien des points, y adhérer », assure-t-il tout de go. Pour en discuter et surtout en débattre — au regard de la place incontestée dont bénéficie Foucault dans la gauche radicale contemporaine —, nous avons rencontré l’instigateur dudit essai, le sociologue belge Daniel Zamora.
[cet entretien a été traduit en anglais, en albanais, en croate, en italien, en néerlandais, en espagnol, en portugais et en tchèque]
Dans Foucault, sa pensée, sa personne, l’historien Paul Veyne l’a dit inclassable, politiquement et philosophiquement. « Il ne croyait ni à Marx ni à Freud, ni à la Révolution ni à Mao, il ricanait en privé des bons sentiments progressistes, et je ne lui ai pas connu de position de principe sur les vastes problèmes, tiers-monde, société de consommation, capitalisme, l’impérialisme américain. » Vous écrivez, vous, qu’il a toujours eu un « temps d’avance sur ses contemporains » : c’est-à-dire ?
Disons qu’on peut difficilement enlever à Foucault le fait d’avoir mis en lumière des problématiques qui étaient très clairement ignorées, voire mises de coté par les intellectuels dominants de son époque. Que ce soit sur la psychiatrie, la prison ou la sexualité, ses travaux ont clairement mis le doigt sur un impensé du champ intellectuel. Bien sûr, il s’inscrit dans une époque, un contexte social beaucoup plus large et il ne sera pas le seul à travailler sur ces questions. Ces problématiques vont émerger un peu partout et faire l’objet d’importants mouvements sociaux et politiques. En Italie, par exemple, le mouvement anti-psychiatrique initié par Franco Basaglia n’a pas attendu Foucault pour remettre en cause les asiles et formuler des propositions politiques stimulantes afin de remplacer l’institution. Foucault n’est donc évidemment pas à l’origine de tous ces mouvements — et il ne l’a jamais prétendu — mais il a clairement ouvert la voie à de très nombreux historiens et chercheurs travaillant sur de nouvelles problématiques, de nouveaux territoires encore peu explorés. Il nous a appris à toujours questionner politiquement les objets qui semblaient alors « au delà » de tout soupçon. Je me souviens encore de son fameux entretien avec Chomsky, lorsqu’il déclarait que la vraie tâche politique à ses yeux était de critiquer les institutions « apparemment neutres et indépendantes » et de les attaquer « de telle manière que la violence politique qui s’exerçait obscurément en elles soit démasqué ». Si j’éprouve parfois quelques doutes sur la nature de ses critiques — nous y reviendrons sans doute — il n’en reste pas moins que c’était une tâche plus que novatrice et stimulante.
Votre ouvrage, en rendant Foucault compatible avec le néolibéralisme, risque de faire grincer un paquet de dents !
« Foucault était attiré par le libéralisme économique : il y voyait la possibilité d’une forme de gouvernementalité beaucoup moins normative et autoritaire que la gauche socialiste et communiste. »
J’espère ! C’est un peu le but du livre. Je voulais clairement rompre avec l’image bien trop consensuelle d’un Foucault en opposition complète avec le néolibéralisme sur la fin de sa vie. De ce point de vue, je pense que les interprétations traditionnelles de ces derniers travaux sont erronées, ou évitent du moins une partie du problème. Il est devenu aujourd’hui une sorte de figure intouchable dans une partie de la gauche radicale. Les critiques à son encontre sont pour le moins timides. Cet aveuglement est d’autant plus étonnant que j’ai moi-même été surpris de l’indulgence dont fait part Foucault vis-à-vis du néolibéralisme lorsque je me suis plongé dans les textes. Ce n’est pas uniquement son cours au Collège France qui pose question (Naissance de la biopolitique) mais de nombreux articles et interviews, qui sont pourtant accessibles. Foucault était très attiré par le libéralisme économique : il voyait dans celui-ci la possibilité d’une forme de gouvernementalité beaucoup moins normative et autoritaire que la gauche socialiste et communiste qu’il trouvait totalement dépassée. Il percevait notamment dans le néolibéralisme une politique « beaucoup moins bureaucratique » et « beaucoup moins disciplinariste » que celle proposée par l’État social d’après guerre. Il semble imaginer un néolibéralisme qui ne projetterait pas ses modèles anthropologiques sur les individus et leur offrirait une autonomie plus grande face à l’État. Foucault paraît alors, fin des années 1970, se rapprocher intellectuellement de cette « deuxième gauche », courant minoritaire mais intellectuellement influent du socialisme français. On y retrouvera également une figure telle que Pierre Rosanvallon, dont Foucault apprécie les travaux. Il est séduit par cet anti-étatisme et cette volonté de « désétatiser la société française ». Même Colin Gordon, un des principaux traducteurs et commentateurs de Foucault dans l’espace anglo-saxon, n’hésitait pas à déclarer qu’il voyait chez Foucault une sorte de précurseur de la troisième voie blairiste, incorporant, dans le corpus social-démocrate, des éléments de la stratégie néolibérale.
Ce constat est particulièrement important si on veut comprendre les changements de l’après 68. La majorité des ouvrages consacrés au tournant conservateur des années 1980 se sont jusqu’à présent articulés autour de l’idée de la « trahison ». Au fond, ils étaient de gauche, puis ont retourné leur veste par « opportunisme ». C’est une lecture sommaire et tout à fait incorrecte à mes yeux. Dès que tu étudies sérieusement les analyses de Foucault — et de bien d’autres — au tournant des années 1980, on comprend vite que leur « gauchisme » ou leur critique portaient essentiellement sur tout ce qu’avait pu incarner la gauche d’après-guerre. L’État social, les partis, les syndicats, le mouvement ouvrier organisé, le rationalisme, la lutte contre les inégalités… Au fond, au-delà de Foucault, je ne pense pas que tous ces intellectuels ont « retourné leur veste ». Ils étaient prédisposés, par leur critique et leur haine de la gauche classique, à embrasser la doxa néolibérale. Dès lors, il devient beaucoup moins étonnant que François Ewald, assistant de Foucault au Collège de France, devienne conseiller du MEDEF tout en se réclamant toujours de son héritage…
En même temps, votre livre n’est pas un pamphlet grossier. Ni un procès inquisitorial. Vous nous l’avez dit en commençant cet entretien : vous reconnaissez les qualités de son œuvre.
Évidemment ! Je suis fasciné par le personnage et son œuvre. Elle est, à mes yeux, précieuse. J’ai d’ailleurs énormément apprécié l’ouvrage récemment publié par Geoffroy de Lagasnerie sur La Dernière leçon de Michel Foucault. Au fond, son livre est en quelque sorte aux antipodes du nôtre puisqu’il voit chez le philosophe une volonté d’utiliser le néolibéralisme pour réinventer la gauche. Notre point de vue est qu’il en fait plus qu’un simple outil : il adopte le point de vue néolibéral pour critiquer la gauche. Néanmoins, Lagasnerie souligne un point qui est à mes yeux essentiel et qui est au cœur de nombreux problèmes au sein de la gauche critique : il avance que Foucault est un des premiers à prendre réellement au sérieux les textes néolibéraux et à les lire rigoureusement. Avant lui, la production intellectuelle de ces auteurs était largement disqualifiée et perçue comme de la simple propagande. Pour Lagasnerie, Foucault a fait voler en éclats la barrière symbolique érigée par la gauche intellectuelle contre la tradition néolibérale. Enfermée dans un sectarisme assez caractéristique du monde académique, il n’existait pas de lecture stimulante prenant en considération les thèses de Hayek, Becker ou Friedman. Sur ce point, on ne peut que donner raison à Lagasnerie : Foucault nous a permis de comprendre ces auteurs, de les lire et d’y découvrir une pensée complexe et stimulante. Là, je le rejoins totalement. Il est indéniable que Foucault a toujours pris le soin de questionner des corpus théoriques d’horizons très différents et de constamment remettre en question ses propres idées. La gauche intellectuelle n’a malheureusement pas toujours réussi à faire de même. Elle reste souvent enfermée dans une attitude « d’école », refusant a priori de considérer ou de débattre avec les idées et courants qui ne partent pas des mêmes présupposés qu’elle. C’est une attitude très dommageable. Elle se retrouve trop souvent dans un entre-soi intellectuel, totalement incapable de débattre avec ceux qui ne partagent pas ses postulats de départ. Au fond, on se retrouve avec des gens qui n’ont presque jamais lu les travaux et les arguments des pères intellectuels de l’idéologie politique qu’ils sont sensés combattre ! Leur connaissance de ceux-ci se limite bien souvent à quelques lieux communs très réducteurs.
Dans votre texte, vous contestez sa vision de la sécurité sociale et de la redistribution des richesses.
« Il est indéniable que Foucault a toujours pris le soin de questionner des corpus théoriques d’horizons très différents et de constamment remettre en question ses propres idées. »
C’est une question quasi inexplorée par l’immense production des « foucaldiens » ! À vrai dire, je ne pensais pas travailler dessus quand j’ai imaginé le projet du livre. Mon intérêt pour la sécurité sociale n’est au départ pas directement lié à Foucault, mais mes recherches sur la question m’ont amené à m’interroger sur la manière dont on est passé, au cours des quarante dernières années, d’une politique qui visait à lutter contre les inégalités, ancrée dans la sécurité sociale, à une politique visant à lutter contre la pauvreté, de plus en plus organisée autour de budgets spécifiques et de publics cibles. Or, d’un objectif à l’autre, c’est toute la conception de la justice sociale qui se transforme. C’est très différent de lutter contre les inégalités (et de vouloir réduire les écarts absolus) ou de lutter contre la pauvreté (et de vouloir offrir un minimum vital aux plus démunis). Pour mener à bien cette petite révolution, il a fallu un long travail de délégitimation de la sécurité sociale et des institutions du salariat. Or, c’est en parcourant attentivement les pages du « dernier » Foucault (celui de la fin des années 1970 et du début des années 1980), qu’il m’est apparu qu’il prenait lui-même pleinement part à cette opération. Ainsi, il va non seulement remettre en cause la sécurité sociale mais également être séduit par l’alternative de l’impôt négatif que proposera Milton Friedman à cette époque. À ses yeux, les mécanismes d’assistance et d’assurance, qu’il met sur le même plan que la prison, les casernes ou les écoles, sont des institutions indispensables « pour l’exercice du pouvoir dans les sociétés modernes ». Il est d’ailleurs intéressant de noter que, dans l’ouvrage central de François Ewald, non seulement dédié à Foucault mais en grande partie rédigé sous sa direction, Ewald n’hésite pas à écrire que « l’État providence accomplit le rêve du bio-pouvoir
» ! Rien que ça !
Du fait des trop nombreuses tares que comporterait le système classique de sécurité sociale, Foucault s’intéresse alors à son remplacement par un système d’impôt négatif. L’idée est relativement simple : elle consiste à ce que l’État offre une allocation à toute personne qui se trouve en dessous d’un certain niveau de revenus. L’objectif est donc de faire en sorte, sans grandes nécessités administratives, que personne ne puisse être en dessous d’un niveau minimal. En France, c’est au travers de l’ouvrage de Lionel Stoléru, Vaincre la pauvreté dans les pays riches, que ce débat apparaît dès 1974. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Foucault lui-même a, à plusieurs reprises, rencontré Stoléru lorsqu’il était conseiller technique au cabinet de Valéry Giscard d’Estaing. Un argument important traverse son ouvrage et a directement attiré l’attention de Foucault : dans le même esprit que Friedman, il effectue une différence entre une politique qui cherche l’égalité (socialisme) et une politique qui veut simplement supprimer la pauvreté sans remettre en cause les écarts (libéralisme).
Pour lui, je cite, « les doctrines […] peuvent inciter à retenir soit une politique visant à supprimer la pauvreté, soit une politique cherchant à plafonner l’écart entre riches et pauvres ». C’est ce qu’il nomme la « frontière entre pauvreté absolue et pauvreté relative ». La première renvoie simplement à un niveau déterminé arbitrairement (auquel l’impôt négatif s’adresse) et l’autre aux écarts généraux entre les individus (auquel s’adresse la sécurité sociale et l’État social). Aux yeux de Stoléru « l’économie de marché est capable d’assimiler des actions de lutte contre la pauvreté absolue » mais « elle est incapable de digérer des remèdes trop forts contre la pauvreté relative ». Voilà pourquoi, argumente-t-il, « je crois que la distinction entre pauvreté absolue et pauvreté relative est en fait la distinction entre capitalisme et socialisme… » L’enjeu du passage de l’un à l’autre est donc un enjeu politique : acceptation du capitalisme comme forme économique dominante ou non. De ce point de vue, l’enthousiasme à peine masqué avec lequel Foucault rend compte de la proposition de Stoléru participe d’un mouvement plus large, qui va accompagner le déclin de la philosophie égalitariste de la sécurité sociale au profit d’une lutte très libérale contre la « pauvreté ». En d’autres termes, et aussi étonnant que cela puisse paraître, la lutte contre la pauvreté, loin d’avoir limité les effets des politiques néolibérales, a en réalité œuvré à son hégémonie politique. Il n’est ainsi plus étonnant de voir les plus grandes fortunes de ce monde, comme Bill Gates ou Georges Soros, s’engager dans ce combat contre la pauvreté tout en défendant, sans contradiction apparente, la libéralisation des services publics dans ces pays, la destruction de tous les mécanismes de redistribution des richesses et les « vertus » du néolibéralisme ! Lutter contre la pauvreté permet alors d’inclure les questions sociales à l’agenda politique sans pour autant devoir lutter contre les inégalités et les mécanismes structurels qui les produisent. Cette évolution a donc pleinement accompagné le néolibéralisme, et mon texte a pour objectif de montrer que Foucault a sa part de responsabilité dans cette dérive.
La question de l’État est omniprésente dans votre ouvrage. Qui critique sa raison d’être serait un libéral : c’est oublier, de Bakounine jusqu’à Lénine, les traditions anarchiste et marxiste ! Ne faites-vous pas l’impasse sur cette dimension ?
« Lutter contre la pauvreté permet d’inclure les questions sociales à l’agenda politique sans devoir lutter contre les inégalités et les mécanismes structurels qui les produisent. »
Je ne pense pas. Je crois que la critique de la tradition marxiste ou anarchiste est très différente de celle que formule Foucault et, avec lui, un pan non négligeable du marxisme des années 1970. D’abord, pour la simple raison que tous ces anciens auteurs anarchistes et marxistes ne connaissaient pas la sécurité sociale et la forme que prendra l’État après 1945. L’État auquel s’adresse Lénine est effectivement l’État de la classe dominante, où les ouvriers ne jouissent d’aucun droit réel. Le droit de vote, par exemple, n’est réellement généralisé — pour les hommes — que durant l’entre-deux-guerres. Il est donc difficile de savoir ce qu’ils auraient pensé de ces institutions et de leur caractère soi-disant « bourgeois ». J’ai toujours été très irrité par cette idée, relativement populaire au sein de la gauche radicale, que la sécurité sociale n’est au fond qu’un outil de contrôle social par le grand capital. Cette idée manifeste une méconnaissance totale de l’histoire et des origines de nos systèmes de protection sociale. Ceux-ci n’ont pas été instaurés par la bourgeoisie pour contrôler le bon peuple : ils y étaient au contraire totalement hostiles !
Ces institutions, fruits de la position favorable du mouvement ouvrier au lendemain de la Libération, ont été inventées par le mouvement ouvrier lui-même. Dès le XIXe siècle, les ouvriers et les syndicats avaient, par exemple, constitué des caisses de secours mutuel destinées à verser des allocations à ceux qui sont en incapacité de travailler. C’est donc la logique même du marché et les énormes incertitudes qu’elle fait peser sur la vie des ouvriers qui les a poussés à développer des mécanismes de socialisation partielle des revenus. Si, durant la première phase de la révolution industrielle, seuls les propriétaires étaient des citoyens à part entière, c’est — comme le souligne le sociologue Robert Castel — avec la sécurité sociale qu’a réellement lieu la « réhabilitation sociale des non-propriétaires ». C’est elle qui instaure, à coté de la propriété privée, une propriété sociale destinée à faire réellement entrer dans la citoyenneté les classes populaires. Cette idée est celle que défendait Karl Polanyi dans La Grande Transformation, voyant dans tout principe de protection sociale l’objectif de dégager l’individu des lois du marché, et donc de reconfigurer les rapports de force entre capital et travail.
On peut bien sûr déplorer la gestion étatique de la sécurité sociale et dire, par exemple, que ce sont des collectifs qui doivent la gérer — bien que je n’y croie pas beaucoup —, mais critiquer l’outil et ses fondements idéologiques en tant que tels, c’est très différent… Quand Foucault va jusqu’à dire qu’il est « clair qu’il n’y a guère de sens à parler du droit à la santé
» et qu’il se demande : « une société doit-elle chercher à satisfaire par des moyens collectifs le besoin de santé des individus ? Et ceux-ci peuvent-ils légitimement revendiquer la satisfaction de ces besoins ? », on n’est plus vraiment dans le registre anarchiste… Pour moi, et contrairement à Foucault, ce que nous devons faire, c’est approfondir les acquis que nous avons déjà, partir du « déjà-là » comme le dit Bernard Friot. Et la sécurité sociale est un formidable outil que nous devons à la fois défendre et approfondir. Dans le même ordre d’idée, quand je lis la philosophe Beatriz Preciado qui déclare dans Libération que « nous n’allons pas pleurer pour la fin de l’État-providence, parce que l’État-providence était aussi l’hôpital psychiatrique, le centre d’insertion des handicapés, la prison, l’école patriarcale-coloniale-hétérocentrée », je me dis que le néolibéralisme a fait bien plus que transformer notre économie : il a profondément reconfiguré l’imaginaire social d’une certaine gauche « libertaire » !
Pour le dire à grands traits : les quelques intellectuels critiques contemporains qui contestent Foucault lui reprochent un positionnement plus « sociétal » que « social ». Mais en se focalisant sur les « marginaux » — les exclus, les prisonniers, les fous, les « anormaux », les minorités sexuelles, etc. —, Foucault n’a-t-il pas permis de mettre en lumière toutes ces personnes ignorées par le marxisme orthodoxe ?
« Quand Foucault va jusqu’à dire qu’il est
clair qu’il n’y a guère de sens à parler du droit à la santé, on n’est plus vraiment dans le registre anarchiste… »
Vous avez tout à fait raison. Je le redis : son apport sur ce point est très important et il a clairement sorti de l’ombre toute une gamme d’oppressions, invisibles jusque-là. Mais sa démarche ne vise pas uniquement à mettre en avant ces problèmes : il cherche à leur donner une centralité politique qui me pose question. En clair : à ses yeux, et aux yeux de beaucoup d’auteurs à cette époque, la classe ouvrière est aujourd’hui « embourgeoisée » et elle serait parfaitement intégrée au système. Les « privilèges » qu’elle aurait obtenus dans l’après-guerre n’en feraient plus un agent de changement social, mais, au contraire, un frein à la Révolution. Cette idée est alors très répandue et se retrouve chez des auteurs aussi variés que Herbert Marcuse ou André Gorz. Gorz ira même jusqu’à parler d’une « minorité privilégiée » concernant cette même classe ouvrière… La fin de cette centralité — qui serait synonyme de la fin de la centralité du travail également — trouve alors son issue dans les « luttes contre les marginalisations », auprès des minorités ethniques ou sociales. Le lumpenprolétariat (ou les « nouveaux plébéiens », pour reprendre le terme de Foucault) acquiert une nouvelle popularité et est désormais vu comme un sujet authentiquement révolutionnaire. Pour ces auteurs, le problème n’est donc plus tellement l’exploitation mais le pouvoir et les formes modernes de la domination. Comme l’écrit Foucault, « le XIXe siècle s’est préoccupé surtout des relations entre les grandes structures économiques et l’appareil d’État », maintenant ce sont « les problèmes des petits pouvoirs et des systèmes diffus de domination » qui « sont devenus des problèmes fondamentaux ».
Au problème de l’exploitation et des richesses se serait alors substitué celui du « trop de pouvoir », celui du contrôle des conduites et des formes de pouvoir pastoral moderne. À l’aube des années 1980, il semble clair, pour Foucault, qu’il ne s’agit plus tellement de redistribuer les richesses. Il n’hésite pas à écrire qu’« on pourrait dire que nous avons besoin d’une économie qui ne porterait pas sur la production et distribution de richesses, mais d’une économie qui porterait sur les relations de pouvoir ». Il s’agit donc moins de luttes contre le pouvoir en « tant qu’il exploite économiquement » mais plutôt des luttes contre le pouvoir au quotidien, incarné notamment par le féminisme, les mouvements d’étudiants, les luttes des détenus ou des sans-papiers. Le problème, qu’on se comprenne bien, n’est évidemment pas d’avoir mis à l’ordre du jour toute une gamme de dominations qui étaient jusque-là plutôt ignorées ; le problème vient du fait qu’elles sont de plus en plus théorisées et pensées en dehors des questions relatives à l’exploitation. Loin de dessiner une perspective théorique qui pense les relations de ces deux problèmes, ils sont petit à petit opposés, voire même pensés comme contradictoires !
C’est effectivement ce que certains lui reprochent : avoir loué la figure du « délinquant », du criminel et du lumpen tout en ringardisant le travailleur et l’ouvrier trop « conservateurs ». Dans votre livre, l’anthropologue Jean-Loup Amselle effectue un lien entre cet abandon « du peuple » et la position « écolo-bobo » de la gauche gouvernementale — type Terra Nova. Qu’en pensez-vous personnellement ?
Le souci, c’est que cette disqualification du monde ouvrier a eu des effets plutôt étonnants… Elle va placer à l’avant-plan du débat public « l’exclusion sociale » des chômeurs, des jeunes des banlieues et des immigrés comme principal problème politique. Cette évolution sera le point de départ de la centralité que vont prendre — à gauche comme à droite — les « exclus » et l’idée que, désormais, la société « post-industrielle » se diviserait entre ceux qui ont accès au marché du travail et ceux qui, à un degré ou à un autre, en sont exclus — déplaçant ainsi la focale du monde du travail vers l’exclusion, les pauvres ou le chômage. Comme le notaient les sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux, ce déplacement mettra indirectement les ouvriers « du côté des in, de ceux qui ont un emploi (du côté des privilégiés
et des avantages acquis
) ». Cette logique, qui redéfinit de part et d’autre, à gauche comme à droite, la question sociale au travers d’un conflit entre deux factions du prolétariat plutôt qu’entre le capital et le travail, n’est pas sans poser question. À droite, elle visera à limiter les droits sociaux des « surnuméraires » en mobilisant contre eux les « actifs » et, à gauche, il s’agira de mobiliser les « surnuméraires » contre l’embourgeoisement des « actifs ». Les deux acceptent dès lors la centralité des factions « exclues » du salariat stable au détriment des « ouvriers ». On peut alors se demander si, quand Margaret Thatcher oppose « l’underclass » « assistée » et « protégée » aux Britanniques « qui travaillent », elle n’exprime pas, sous une forme inversée, la thèse de Foucault ou d’André Gorz ? Cette nouvelle doxa de la droite néolibérale conservatrice cherche essentiellement, comme le notait Serge Halimi, « la redéfinition de la question sociale de manière à ce que la ligne de clivage n’oppose plus riches et pauvres, capital et travail, mais deux fractions du prolétariat
entre elles, celle qui n’en peut plus de faire des efforts
et la République de l’assistanat
».
« À gauche comme à droite, on aime désormais opposer deux factions du prolétariat qui, avec les évolutions économiques néolibérales, sont entrées dans une concurrence destructrice… »
S’il est évident que le contenu politique de ces déclarations de droite diffère radicalement de celles des auteurs de la fin des années 1970, ils présupposent pourtant tous deux qu’aujourd’hui ce sont les « exclus » qui posent problème ou sont la solution, selon le point de vue. D’une manière ou d’une autre, pour les deux, ce sont les surnuméraires qui sont devenus le sujet politique central et non plus la classe ouvrière. Comment en effet ne pas voir un étrange paradoxe entre la « non-classe » de Gorz et « l’underclass » chère à l’idéologue ultra-conservateur Charles Murray ? Tant pour André Gorz que pour le mouvement néolibéral, ce n’est plus tant le fait d’être exploité qui pose problème, mais le rapport au travail. Gorz voit dans le mode de vie des surnuméraires une « délivrance » du travail et Thatcher un « vice » de fainéantise qu’il convient de combattre. L’un élève au rang de vertu un « droit à la paresse » tandis que l’autre en fait l’injustice à détruire. Mais au fond, ces deux versions fonctionnent dans la même logique. Ainsi, tant à gauche qu’à droite, on aime que les « surnuméraires » soient le problème, remplaçant ainsi les vieilles idées dépassées et dogmatiques qui faisaient de l’exploitation le cœur de la critique sociale. À gauche comme à droite, on aime désormais opposer deux factions du prolétariat qui, avec les évolutions économiques néolibérales, sont entrées dans une concurrence destructrice… Comme la philosophe marxiste Isabelle Garo l’a très bien décrit, cette transition contribuera à « remplacer l’exploitation et sa critique par le recentrage sur la victime du déni de droit, prisonnier, dissident, homosexuel, réfugié, etc. ».
Quelqu’un comme Régis Debray va jusqu’à écrire, dans Modernes catacombes, que Foucault, la plume rebelle et subversive, est devenu un « philosophe officiel ». Comment expliquez-vous que Foucault puisse toucher à ce point les milieux radicaux qui, pourtant, affirment avec force vouloir abattre l’ère néolibérale ?
C’est une question très intéressante, mais à laquelle je n’ai pas de réponse satisfaisante… Je pourrais toutefois avancer que c’est en grande partie dû à la structure du champ académique lui-même. Il faut en revenir à Bourdieu et aux précieux travaux de Louis Pinto pour mieux comprendre cette évolution. Il ne faut jamais oublier que s’insérer dans une « école » ou s’inscrire dans une certaine perspective théorique, c’est aussi s’inscrire dans un champ intellectuel, où il y a une lutte importante pour avoir accès aux positions dominantes. Au fond, se dire marxiste dans la France des années 1960 alors que le champ académique est partiellement dominé par des auteurs qui s’en revendiquent n’a pas le même sens qu’être marxiste aujourd’hui. Les concepts et les auteurs canoniques sont évidemment des instruments intellectuels, mais ils correspondent également à autant de stratégies pour s’inscrire dans le champ et dans les luttes dont il est l’objet. Les conjonctures intellectuelles sont dès lors en partie déterminées par le rapport de force au sein du champ lui-même.
Aussi, il me semble que les rapports de force au sein du champ académique ont considérablement changé depuis la fin des années 1970 : suite au déclin du marxisme, Foucault y occupe désormais une place centrale. Il offre en réalité une position confortable qui permet d’allier un certain degré de subversion sans rien perdre aux codes de l’académie. Mobiliser Foucault est relativement valorisé et permet souvent à ses défenseurs d’être publiés dans des revues prestigieuses, de s’insérer dans de larges réseaux d’intellectuels, de publier des livres, etc. De très larges pans du monde intellectuel font référence à Foucault dans leurs travaux et lui font dire tout et son contraire. On peut ainsi être conseiller au Medef et éditer ses cours ! Je dirais qu’il ouvre des portes… Et on ne peut pas vraiment en dire autant de Marx de nos jours !
Cette critique des « marges » comme centre du combat politique pourrait ravir tout ce que la France et la Belgique comptent de contre-révolutionnaires en tout genre. Vous ne craignez pas de faire leur jeu ?
Je pense effectivement qu’il existe une critique « conservatrice » de Foucault — et plus largement de ce qu’a pu constituer Mai 68 dans l’histoire sociale française. Cette critique n’est plus du tout marginale : on la retrouve largement dans les rangs de penseurs de la droite conservatrice comme Éric Zemmour ou au Front national. Elle critique ouvertement tout cet héritage féministe, antiraciste, et culturel de Mai 68, tout en étant beaucoup moins bavarde sur les ravages économiques du néolibéralisme. Un peu comme si ce qui fait problème, c’est le libéralisme politique qui a accompagné les années 1980 et que seul un retour sur ses évolutions sociétales pourrait permettre de « faire société ». On entend souvent ce genre d’idées, selon laquelle c’est la destruction des valeurs familiales ou des formes communautaires de lien social qui a permis l’expansion du néolibéralisme. Si ces analyses ont certainement une part de réalité, elles sont souvent totalement fantasmées lorsqu’elles proposent un retour à des modes de vie plus « traditionnels » ! On se dirige peut-être vers une sorte de libéralisme beaucoup plus autoritaire, avec un retour des valeurs familiales, d’une culture nationale totalement fantasmée et du bon vieux capitalisme d’avant la mondialisation… Quant à l’idée de « faire le jeu », je ne pense pas que ce soit un problème. S’il y en a un avec un certain héritage de Mai 68, le rôle de la gauche n’est pas de fermer les yeux car l’extrême droite, Soral ou Zemmour, le disent, mais, au contraire, de faire son propre bilan, de dresser sa propre critique afin de ne pas perdre totalement le combat idéologique ! C’est à cette tâche que nous devons nous atteler pour tenter de reconstruire une gauche à la fois radicale et populaire.
Illustration de bannière : Konrad Klapheck