Texte inédit pour le site de Ballast
Voline fut l’homme de la synthèse : il proposa un anarchisme à même de rassembler les différentes tendances inhérentes à cette tradition politique et philosophique. Le Russe qu’il était eut à fuir sa terre natale car il n’entendait pas que la révolution sociale pût être capturée — et, à ses yeux, trahie — par le nouveau pouvoir soviétique. L’émancipation de tous ne pouvait être affaire de coercition. Portrait d’un militant et d’un intellectuel aussi actif que prolifique, en lutte jusqu’à ses derniers jours. ☰ Par Winston
Parler de Voline, c’est replonger dans l’agitation et la passion qui entoure (encore) la Révolution russe. Parler de Voline, c’est remuer les eaux troubles des traditions communistes et anarchistes, ces vieux frères ennemis. Lorsque notre homme, fervent partisan du drapeau noir, fut incinéré au Père-Lachaise en septembre 1945, de nombreux militants libertaires lui rendirent un dernier hommage — le journal Le Libertaire raconta : « Malgré qu’aucune publicité n’eût été faite, plus de deux cent cinquante camarades assistaient à l’incinération, attestant par là le souvenir vivace qu’ils gardaient pour celui qui fut un de leurs guides. »
Un soulèvement avorté
Voline, même si nul ne l’appelle encore ainsi, naît en 1882, en Russie, dans une ville du nom de Tikhvine. Fils des médecins Michel et Nadedja Glotova. Bien qu’issu d’un milieu social plutôt favorisé, le jeune homme ne tarde pas à s’intéresser à la cause révolutionnaire russe, tout en étudiant le droit à l’université de Saint-Pétersbourg. Vsevolod, puisqu’il s’appelle ainsi, entame au début du siècle une formation d’avocat — qu’il abandonne en même temps que ses parents. Son fils Léo reviendra sur cette rupture sociale et familiale ; elle s’entend par l’enfance qu’il vécut : « Il m’a raconté comment, vers l’âge de 14 ans, scandalisé en général par le sort des gens du peuple et en particulier par celui de leur propre bonne, Anita, une fille de 16 ans, toujours première levée et dernière couchée, n’ayant droit qu’à deux ou trois heures de sortie le dimanche, il demanda à sa mère comment elle pourrait construire sa vie, rencontrer un garçon… Sa mère lui répondit : « Ne t’occupe pas de cela ou tu finiras en Sibérie ! » C’est exactement ce qui s’est produit neuf ans plus tard1… » Le jeune Russe va survivre en donnant des cours et anime, en parallèle, un cercle d’instruction pour ouvriers. En 1905, Vsévolod Mikhailovitch Eichenbaum devient Voline, le pseudonyme sous lequel il sera désormais connu. Dès les premiers jours du mois de janvier, les travailleurs russes en colère rédigent une pétition adressée au tsar — une initiative des plus suicidaires en même temps qu’un extraordinaire paradoxe historique : on s’adresse fort loyalement au dirigeant, on lui fait part des misères du menu peuple, tout en lui demandant, littéralement, l’autorisation de faire la révolution pour finalement le renverser !
Les revendications étaient déjà à la hauteur des ambitions réelles des pétitionnaires : liberté de la presse, droit de se syndiquer, de faire grève, expropriation des gros propriétaires au profit des communautés paysannes, institution d’une Assemblée constituante élue sur la base d’une loi électorale démocratique — et il ne s’agit là que de quelques mesures d’urgence… Comme de juste, la candeur des masses se paie du prix du sang : on ne transige pas avec la bonne volonté d’un tyran. Le dimanche 9 janvier 1905, la foule se rend au Palais d’Hiver afin de remettre la pétition à Nicolas II (qui n’y résidait déjà plus, ayant courageusement pris la fuite). La suite est un massacre fameux, que relate Voline dans l’une des pages du Livre I de La Révolution inconnue : « Ce fut une vision d’épouvante à peine imaginable, unique dans l’histoire. Mitraillée à bout portant, hurlant de peur, de douleur, de rage, cette foule immense, ne pouvant ni avancer ni reculer, tout mouvement lui étant interdit par sa propre masse, subit ce qu’on appela plus tard « le bain du sang ». Refoulée légèrement par chaque salve comme par une rafale de vent, en partie piétinée, étouffée, écrasée, elle se reformait aussitôt après sur des cadavres, sur des mourants, sur des blessés, poussée par des masses nouvelles qui arrivaient, arrivaient toujours par derrière… Et de nouvelles salves secouaient, de temps à autre, cette masse vivante d’un frisson de mort… Cela dura longtemps : jusqu’au moment où, les rues adjacentes étant enfin dégagées, la foule put s’échapper. »
« Conscient d’être issu d’une minorité privilégiée, Voline n’entend pas prendre entre ses mains le destin des éternels exploités : reproduire l’illustre schéma féodal, il n’en est point question. »
Lev Davidovitch Bronstein, dit Trotski, présidera le soviet de Saint-Pétersbourg avant d’être contraint à l’exil ; il a moins de 30 ans. C’est à cette époque que Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, théorise la question de la paysannerie : contrairement au rejet dont elle était l’objet dans de nombreux courants marxistes, le leader bolchevik l’appréhende comme un élément possible du prolétariat, une véritable force d’appui potentielle, et réfléchit à la manière dont elle peut participer à la lutte commune contre la bourgeoisie et la domination de classe (rejet que rappellera notamment le philosophe socialiste et décroissant Jean-Claude Michéa : « Le grand point faible de la doctrine marxiste (par ailleurs si précieuse), c’est justement l’idée que le développement capitaliste – porté par le progrès inexorable des « forces productives » – devait nécessairement conduire à édifier la « base matérielle du communisme ». D’où, par exemple, la fascination de Marx et d’Engels pour l’agriculture industrielle (et notamment pour l’usage systématique des engrais chimiques) et leur mépris corrélatif pour le monde artisanal et l’agriculture paysanne ».
Voline se retrouve dans le premier soviet connu, selon lui, de l’histoire russe – les soviets désignent alors des conseils ouvriers ou paysans, c’est-à-dire des lieux où, localement, la démocratie directe s’applique (à noter que les soviets existèrent également à l’échelle de villes entières). À Saint-Pétersbourg, une sorte de « permanence ouvrière sociale » se met en place afin de réunir des fonds en faveur des victimes de la répression et d’organiser une veille sur les événements, tout en constituant un point de ralliement pour les révolutionnaires. Voline est plébiscité pour en prendre la tête, mais l’intellectuel considère qu’il doit refuser, afin de demeurer fidèle à ses principes. Le taux d’alphabétisation est encore très faible — à peine quelques décennies auparavant, il s’agissait clairement d’un territoire moyenâgeux. Conscient d’être issu d’une minorité privilégiée, en ce qu’elle eut la chance de suivre des études, Voline n’entend pas prendre entre ses mains le destin des éternels exploités : reproduire l’illustre schéma féodal, il n’en est point question. La liberté, si on compte qu’elle le reste, est d’abord celle de ceux qui s’en emparent sans la confier sitôt à d’autres. Il l’exprime en des termes dépourvus de toute ambiguïté : « Vous êtes des ouvriers. Vous voulez créer un organisme qui devra s’occuper de vos intérêts ouvriers. Apprenez donc, dès le début, à mener vos affaires vous-mêmes. Ne confiez pas vos destins à ceux qui ne sont pas des vôtres. Ne vous imposez pas de nouveaux maîtres : ils finiront par vous dominer. » (« La naissance du premier soviet »). Cette intégrité et cette discrétion resteront caractéristiques du personnage : son entrée sur la grande scène révolutionnaire, loin d’être marquée par l’appétit du pouvoir, démontre une exemplaire lucidité quant aux dérives possibles. D’autres soviets naissent en suivant le même exemple, mais leur existence s’avère éphémère. Il faudra attendre quelques années pour qu’ils fassent, enfin, leur percée sur le devant de la scène politique.
Et vint la Révolution
Après avoir pris part à une insurrection en novembre 1906 dans l’île de Kronstadt (située dans le golfe de Finlande, à quelques kilomètres de la terre russe), Voline est arrêté puis emprisonné à la forteresse Pierre-et-Paul, à Saint-Pétersbourg. Il parvient cependant à s’échapper lors d’un transfert pour la Sibérie, où il devait purger une peine de déportation perpétuelle, puis gagne la France. Entre 1908 et 1917, il fréquente les cercles anarchistes et communistes, découvre les œuvres majeures de la tradition libertaire… et le devient lui-même. C’est à cette époque également qu’il rencontre sa première compagne, membre du Parti socialiste révolutionnaire, Tatiana Solopolova : ils auront deux enfants et elle décédera durant la Première Guerre mondiale. Il sera, plus tard, le père de quatre autres enfants, avec une dénommée Anna Grigoriev : Natacha, Léo, Alexandre et Dimitri. Léo, le second, sera proche des idées de son père et s’engagera dans une colonne anarchiste sur le front de Teruel, pendant la guerre d’Espagne, avant d’œuvrer à la réédition des écrits de Voline.
« Tout le pouvoir aux soviets ! n’était donc au fond, selon les anarchistes, qu’une formule creuse. Formule fausse, hypocrite, trompeuse, car si le pouvoir doit appartenir réellement aux soviets, il ne peut pas être au Parti. »
En ces années d’avant-guerre, Voline milite activement dans les rangs pacifistes et, en antimilitariste convaincu, s’oppose au Manifeste des Seize – rédigé en 1916 par des anarchistes (Piotr Kropotkine et Jean Grave en première ligne) prenant publiquement fait et cause pour le camp des Alliés, contre ce qu’ils tiennent pour une « agression allemande », estimant, dans un contexte d’Union sacrée, qu’une victoire allemande serait celle du militarisme et de l’autoritarisme en Europe. Sous le coup d’un mandat d’arrêt lié à son hostilité à la guerre, Voline fuit clandestinement la France pour les États-Unis et laisse derrière lui sa femme et ses enfants. Là-bas, il collabore à l’hebdomadaire anarcho-syndicaliste Goloss Trouda (La Voix du Travail) et donne un certain nombre de conférences sur le syndicalisme. Il revient en Russie en juillet 1917, dans un pays en pleine effervescence : le tsar Nicolas II a été renversé il y a quelques mois de cela, mais la « véritable » Révolution, celle d’Octobre, n’est pas encore advenue.
Goloss Trouda installe sa rédaction à Pétrograd. Au sein du Comité central du Parti bolchevik, on débat sur le déclenchement, ou non, de l’insurrection qui permettrait de s’emparer du pouvoir d’État. Zinoviev et Kamenev estiment qu’il faut temporiser, mais c’est la position défendue par Lénine et Trotski qui l’emporte. Les bolcheviks prennent le contrôle des secteurs stratégiques (banques, transports…) et lancent l’assaut sur le Palais d’Hiver — sans grandes difficultés ! Le pays n’est que fort peu perturbé et les pertes s’avèrent légères. Très vite, les tendances mencheviks et socialistes révolutionnaires ne font plus partie du pouvoir : les bolcheviks ont gagné. D’abord hebdomadaire, Goloss Trouda devient quotidien — avant d’être interdit par les révolutionnaires victorieux. Alors que Lénine minimise les divergences entre marxistes et libertaires dans son ouvrage L’État et la Révolution, Voline écrit, dès 1917 : « Les bolcheviks, une fois consolidé et légalisé leur pouvoir, en tant que socialistes étatistes qui croient en la direction centralisée et autoritaire, commenceront à diriger la vie du pays et du peuple du sommet. […] Les bolcheviks développeront une autorité politique et un appareil d’État qui écraseront toute opposition avec une poigne de fer. » Quant aux soviets, il souligne que les récupérations bolcheviks avaient d’ores et déjà commencé en 1905 : « Tout le pouvoir aux soviets ! n’était donc au fond, selon les anarchistes, qu’une formule creuse, pouvant recouvrir plus tard n’importe quel contenu. Elle était même une formule fausse, hypocrite, trompeuse, car, disaient les anarchistes, si le pouvoir doit appartenir réellement aux soviets, il ne peut pas être au Parti ; et s’il doit être au Parti, comme les bolcheviks l’envisagent, il ne peut appartenir aux soviets. »
Après être parti combattre, comme volontaire, les armées « blanches » de Denikine (c’est-à-dire fidèles au tsar, bien que leur composition s’avère hétérogène) en tant qu’opposant farouche au traité de Brest-Litovsk (« Lorsque j’appelle la foule au combat, je dois marcher avec elle », écrira-t-il), Voline séjourne brièvement à Moscou, où il refuse un poste de directeur à l’Éducation, puis se rend en Ukraine. Il y retrouve sa compagne et ses quatre enfants. L’anarchiste fonde alors la confédération Nabat (« Le Tocsin »), une organisation qui regroupe les trois tendances de l’anarchisme : communiste libertaire, anarcho-syndicaliste et individualiste. Son quartier général se situe à Bobrow ; Voline s’occupe en sus des problèmes d’éducation et de culture dans le soviet de la ville. Infatigable, il prend en charge la rédaction du journal Nabat (un cartel regroupant des communistes libertaires et des anarcho-syndicalistes, rapportera l’essayiste et militant communiste libertaire Daniel Guérin). Il y racontera un épisode célèbre, détaillé dans son ouvrage phare La Révolution inconnue : Voline devait intervenir dans une conférence anarchiste, organisée par le petit groupe local de Koursk, mais elle fut annulée à deux jours de l’événement, au prétexte fallacieux que la salle était déjà louée par le Comité bolchevik de Koursk pour une soirée dansante – le soir même, une foule réclama la conférence initialement prévue et l’annulation de ladite soirée : Voline scanda aux individus amassés qu’ils n’avaient qu’à envahir les lieux s’ils y tenaient tant. Ce qu’ils firent. Les bolcheviks battirent en retraite puis revinrent aux côtés de la Tchéka, la police politique du régime, afin d’annoncer l’annulation de la conférence anarchiste comme de la soirée dansante, évacuant la foule fusil à la main, procédant à des contrôles d’identité et à des arrestations.
Le journal Nabat sera interdit peu de temps après. La réaction bolchevik l’oblige à fuir alors qu’il est chargé de rédiger une synthèse anarchiste dont l’ambition est d’offrir un programme à toutes les tendances anarchistes de Russie. C’est pour lui le moment d’entrer en contact avec le mouvement makhnoviste, en Ukraine, en lutte sur deux fronts : contre les troupes blanches et rouges. En 1919, il s’occupe d’éducation et de culture au sein de l’Armée insurrectionnelle makhnoviste (la Makhnovtchina), avant d’être nommé président du Conseil militaire. L’Armée noire, telle qu’on la nommait, avait émergé suite au traité de Brest-Litovsk ; Nestor Makhno en fut la figure de proue et, dans ce contexte difficile, s’échina à faire d’elle une formation disciplinée et organisée, tout en pratiquant le communisme non-autoritaire, c’est-à-dire libertaire, au cœur de leur projet. Contrairement à l’Armée rouge, les décisions étaient prises de façon démocratique. Pour la Makhnovtchina, ce sera l’échec.
« Ce mouvement, fonctionnant sans doute trop en vase clos, peinant à s’étendre et à se faire connaître, offrira l’opportunité aux bolcheviks de répandre des accusations infondées à son sujet. »
Voline y reviendra. L’analyse de la Makhnovtchina — ses forces et ses faiblesses — occupe une place importante dans les pages de La Révolution inconnue. « Étant un mouvement surgi des masses populaires elles-mêmes, il resta absolument étranger à toute manifestation de parade, d’éclat, de publicité, de gloire, etc. Il ne réalisa aucune action politique, ne fit surgir aucune élite dirigeante, ne fit miroiter aucune vedette. » (Livre III) Ce mouvement, qui fonctionnait sans doute trop en vase clos, peina à s’étendre et à se faire connaître ; il offrit l’opportunité aux bolcheviks de répandre bien des accusations infondées à son sujet (notamment celle de banditisme). Il s’en fallut néanmoins de peu, estimera-t-il, pour que la Makhnovtchina parvînt laisser quelque trace positive dans les livres d’histoire… La même année, Voline est victime du typhus : il se rend à Moscou afin de se faire soigner, est arrêté par la 14e Armée rouge, remis à la Tchéka puis emprisonné… En octobre 1920, il est libéré (suite aux accords passés entre l’Armée rouge et Makhno), puis de nouveau incarcéré, en décembre, avec l’ensemble des responsables de Nabat. C’est l’époque où les instructions sont claires quant aux traitements à réserver aux anarchistes : « Arrêter tous anarchistes et les incriminer. — LÉNINE. », peut-on lire dans un télégramme adressé à Rakovski, le président du Conseil des commissaires du peuple de l’Ukraine, au mois de novembre 1920.
Voline est condamné à mort. Il entame une grève de la faim avec une douzaine d’autres compagnons, puis est libéré suite à l’intervention de délégués syndicaux, venus préparer la fondation de l’Internationale syndicale rouge. Il est finalement banni et expulsé vers l’Allemagne, où l’Union libre des ouvriers d’Allemagne le prend en charge. Courant 1922, Voline participe à la rédaction de la brochure « La répression de l’anarchisme en Russie soviétique ». Il la traduit en français, tout comme le livre d’Archinov, Histoire du mouvement makhnoviste, qu’il préface. Lorsque les marins de Kronstadt se révoltent, en février-mars 1921, et réclament la souveraineté des conseils — s’opposant dès lors au Parti —, Voline n’est donc plus en Russie. Celui qui a tant dénoncé les contradictions et les dérives du bolchevisme s’est sans doute rappelé de ce qu’il avait eu l’occasion de dire à Trotski, qui l’avait condamné à mort quatre ans plus tôt. C’était en avril 1917. Le premier affirma au second : « Tout bien pesé, je suis absolument sûr que vous, marxistes de gauche, finirez par vous emparer du pouvoir en Russie. Les syndicalistes et les anarchistes étant trop faibles, les masses vous feront confiance et vous deviendrez les maîtres du pays. Et alors, gare à nous autres, anarchistes ! Le conflit entre vous et nous est inéluctable. Vous commencerez à nous persécuter et vous finirez par nous fusiller comme des perdrix. »
Prophétique ? La parution de La Révolution inconnue, en 1947, soit deux ans après la mort de Voline, va avoir un impact important et durable. L’anarchiste russe s’avère l’un des premiers à avoir analysé et « théorisé » (mais d’un savoir vécu) ce qui, dans les germes de la Révolution, permet de comprendre le fil qui, par-delà et malgré leurs différences, relie Lénine à Staline. Si le léninisme n’est pas à confondre avec le stalinisme, nombre d’anarchistes estimeront que le second n’est, au fond, qu’une sorte de « cancer » du premier. La charge de Voline contre le bolchevisme est virulente : il épingle et accuse sans ménagement ceux qui osent encore se réclamer de Lénine ou de Trotski tout en se lamentant sur le monstre stalinien. La répression du camp socialiste, au sens large, l’homme l’a bien connue – de conférences annulées en peines de prison, jusqu’à la condamnation à mort… Le terrible centralisme, l’excroissante bureaucratie, le nouveau capitalisme d’État voué à l’exploitation du prolétariat… pour Voline, rien à sauver – il ne peut définitivement pas adhérer à ce qui n’a été qu’illusion cruelle et trahison de tous les espoirs initiaux. L’avènement du despote, qui n’a finalement pas grand-chose à envier au tsar si ce n’est l’habillage, n’est que la cerise sur le gâteau empoisonné du bolchevisme. Voline fustige : « Staline et le « stalinisme » ne sont que les conséquences logiques d’une évolution préalable et préparatoire, elle-même résultat d’un terrible résultat, d’une déviation néfaste de la Révolution. Ce furent Lénine et Trotski – c’est-à-dire leur système – qui préparèrent le terrain et engendrèrent Staline. Avis à tous ceux qui, ayant soutenu Lénine, Trotski et consorts, fulminent aujourd’hui contre Staline : ils moissonnent ce qu’ils ont semé ! » (La Révolution inconnue, Livre II)
« Le terrible centralisme, l’excroissante bureaucratie, le nouveau capitalisme d’État voué à l’exploitation du prolétariat… pour Voline, rien à sauver – il ne peut adhérer à ce qui n’a été qu’illusion cruelle et trahison de tous les espoirs initiaux. »
Si les communistes bolcheviks ont bien entendu caricaturé les marins insurgés, il en est certainement de même concernant les anarchistes à leur endroit. Voline peut noircir à dessein le trait, et son point de vue, nécessairement partisan, doit se lire avec la distance critique et historique nécessaire. S’il apparaît que l’écrasement de Kronstadt fut une innommable boucherie, une faute considérable et impardonnable (plutôt qu’une « tragique nécessité », comme le dira plus tard Trotski avec le cynisme dont il est coutumier), on ne peut faire silence sur les débats et accusations dont furent l’objet certains insurgés. Songeons par exemple à Stepan Petrichenko : selon l’historien Marcel Liebman, il s’était livré à des activités contre-révolutionnaires ; selon l’historien Paul Avrich, il aurait proposé au général Wrangel, de l’armée bourgeoise, ses services en mai 1921. Une certaine mythologie, vis-à-vis de laquelle il convient d’être nuancé, bien qu’elle ne change rien au fond de l’affaire, a fait des insurgés de Kronstadt — comme de la Makhnovtchina — des révolutionnaires purs et durs, parfaits et propres ; des icônes idéalisées, en somme. Ils n’étaient évidemment que des hommes, avec leurs défauts, leurs faiblesses, leurs lâchetés… Il faut donc se garder de toute légende et prendre en considération les critiques, fussent-elles dures, et les enjeux de la propagande de guerre. Cela n’enlève rien à ces hommes qui ont essayé, bien que minoritaires, et finalement vaincus, de réorienter la Révolution russe dans une voie plus juste. Il demeure au final un fait indiscutable : l’Armée rouge s’est conduite avec une brutalité injustifiable en perpétrant ce massacre, et ce, soulignons-le, malgré les tentatives de médiation des libertaires Emma Goldman et Alexandre Berkman.
La synthèse anarchiste
Voline estime que la troisième révolution a échoué : la première a balayé le tsar, la seconde les nostalgiques de ce dernier, la troisième aurait dû chasser les bolcheviks. L’admiration qu’il a pour la Makhnovtchina ne l’empêche pas de maintenir une distance critique — et plus précisément envers ses principaux protagonistes. Voline, dont on sait l’inclination synthétiste (fédérer toutes les chapelles de l’anarchisme) traduit la « Plateforme d’organisation des communistes libertaires », conçue par les porte-voix de Makhnovtchina (Piotr Archinov, Nestor Makhno, Ida Mett…), mais cela ne l’empêche pas, quelques mois plus tard, de rédiger, avec d’autres, un pamphlet contre ladite Plateforme ! Voline attaque encore une fois sans retenir ses coups, tant il voit renaître, ici, malgré l’élan libertaire, le spectre de ce qu’il a combattu sous la dictature soviétique : « Avant-gardisme », « Tentative de bolchévisation de l’anarchisme », « discipline de caserne », comparaison avec le programme de Lénine…
« Voline estime que la troisième révolution a échoué : la première a balayé le tsar, la seconde les nostalgiques de ce dernier, la troisième aurait dû chasser les bolcheviks. »
Le Russe confirme qu’il est un fervent partisan de la synthèse anarchiste et assure que les traditions communistes libertaires, anarcho-syndicalistes et individualistes demeurent en réalité très proches : il n’existe entre elles qu’un malentendu artificiel. En 1928, il rédige avec Sébastien Faure la fameuse « Synthèse anarchiste » — qui reste, aujourd’hui encore, la base théorique de la Fédération anarchiste. Difficile de ne voir qu’une simple obsession antibolchevik chez Voline lorsque l’on regarde la trajectoire d’Archinov, qui retournera en URSS et sera sans tarder victime des purges staliniennes. Voline l’avait pourtant prévenu, dans les années 1920, lorsque le corédacteur de la Plateforme lui rendait visite : « Il ne faut pas partir. Ils te fusilleront. Ne te fais pas d’illusion, ils ne te pardonneront jamais… » (propos rapportés par Léo Voline dans la revue Itinéraire, n° 13, parue en 1996.) Cette querelle, d’abord circonscrite aux exilé-e-s russes, prendra une dimension internationale et déterminera les lignes de démarcation entre les courants tout au long du XXe siècle… Nous en sommes encore là, dans nombre d’espaces radicaux et révolutionnaires. Le synthétisme connaîtra de grandes difficultés à se structurer au sein d’une organisation, notamment à cause de sa composante individualiste. Des organisations spécifiquement communistes libertaires continueront d’éclore. Bien que Voline ait traduit et préfacé les mémoires de Nestor Makhno, ce conflit idéologique mettra fin à leurs relations d’amitié. Voline est un homme qui apparaît comme plutôt droit et capable de retenue ; il le prouve d’ailleurs en 1934 lorsque, malgré la détestation légitime qu’il éprouve pour l’homme qui l’a condamné à mort, il proteste contre l’expulsion de France de Trotski (tout en rappelant le rôle du commandant de l’Armée rouge dans l’écrasement de Kronstadt).
En homme intègre, donc, Voline va laver les accusations d’antisémitisme et de banditisme colportées par l’écrivain Joseph Kessel dans son roman Les Cœurs purs, ainsi que par les bolcheviks, à l’endroit de Nestor Makhno (dont il prononcera également, plus tard, l’éloge funèbre) — et sur la Makhnovtchina en général. Ce qui ne l’empêche pas de critiquer le cosaque libertaire, à qui il reproche son insouciance, ses abus d’alcool qui le rendaient « méchant, injuste, violent », son manque de fermeté vis-à-vis de certains « actes de débauche », lorsqu’il n’y participait pas… Voline précise néanmoins qu’il s’agissait pour lui d’« écarts » et non de la « ligne » de la Makhnovtchina : il ne tient ni à exagérer les ombres, ni à porter trop haut les lumières. Certaines voix, comme celle d’Ida Mett, mettent en doute l’intégrité de Voline : « Tous deux, affirme-t-elle à propos de Voline et de son épouse, ils ont dérobé d’en dessous l’oreiller mortuaire de Makhno son journal intime et l’ont fait disparaître. Or, ce journal, Makhno l’avait écrit durant toute sa vie en émigration et y donnait son avis sur ses camarades d’idées et sur leurs activités. » Nul le ne saura vraiment ce qu’il en fut réellement. L’important est ailleurs : la querelle entre plateformistes et synthétistes, malgré de véritables divergences idéologiques et tactiques, fut sans doute également alimentée (et rendue passionnée) par des querelles de personnes.
Anarchiste, juif et franc-maçon : la résistance face au fascisme
En 1934, Voline rédige son livre Le Fascisme rouge, dans lequel il compare fascisme et bolchevisme, au prétexte que ces systèmes ont en commun « de mener les masses par une « minorité », par un parti politique, un dictateur ». Il apparaît simpliste aujourd’hui, mais non dénué d’intérêt. Voline se rapproche d’André Prudhommeaux (qui jouera, plus tard, un rôle considérable dans la future Fédération anarchiste) et collabore régulièrement à Terre libre en écrivant des articles sur la Russie et la répression qu’elle connaît. Il rejoint la Fédération anarchiste de langue française (FAF) fondée à Toulouse, les 15 et 16 août 1936, et y joue un rôle d’animateur au sein de plusieurs groupes. Durant la guerre d’Espagne, Voline fait partie des animateurs du Comité de défense du prolétariat espagnol. Mandaté par la Fédération anarchiste pour être membre de la rédaction du journal Terre Libre, il dénonce la participation de la CNT au gouvernement en 1937. La CNT-FAI s’en prendra en retour à la Fédération anarchiste comme à Voline, leur reprochant de « trahir leur cause ». Les dernières années de la vie de Voline ne seront pas les moins tourmentées. Sa deuxième compagne meurt à Aix-en-Provence le 15 décembre 1939. L’homme va affronter l’invasion nazie et participer à la Résistance. Que Voline soit anarchiste et juif, cela se sait et lui donne déjà de sérieuses raisons de s’inquiéter ; ce que l’on sait moins, c’est que Voline fut franc-maçon (au Grand Orient de France, dans les années 1930, et à La Parfaite Union à partir de 1939), ce qui lui donne trois raisons d’être détesté des nazis.
« Il est très utile, pour un anarchiste, d’étendre quelque peu les cadres de son milieu et de son action habituelle, de croiser ses opinions et ses vérités avec celles des autres. »
D’aucuns l’accusèrent d’ailleurs d’être en contradiction : on ne peut être à la fois anarchiste et franc-maçon. Voline argumente : « J’estime […] qu’il est très utile, pour un anarchiste, d’étendre quelque peu les cadres de son milieu et de son action habituelle, de croiser ses opinions et ses vérités avec celles des autres. Cela lui est utile, car il trouve ainsi une bonne occasion de vérifier, d’éprouver et de consolider ses convictions. En même temps, c’est très utile pour les autres et pour la cause entière, car l’idée anarchiste y trouve une occasion de plus de se faire connaître sous son vrai jour, de se faire examiner, comprendre, estimer. […] Pour conclure, j’affirme catégoriquement que, pour ma part, je ne trouve absolument rien, dans les principes ou dans l’activité de la Franc-Maçonnerie, qui serait incompatible avec ma qualité d’anarchiste. Et j’estime que tout anarchiste cherchant à s’éduquer lui-même d’une façon plus vaste, et aussi à collaborer à l’éducation des autres, devrait faire partie de cette association. Il y gagnerait, et sa cause y gagnerait également. » Le Russe n’est pas un cas isolé : Mikhaïl Bakounine, Louise Michel et Sébastien Faure en furent également. Errico Malatesta et Elysée Reclus y entrèrent mais n’y restèrent pas, tout comme Georges Fontenis, plus tard…
Soupçonné d’être à l’origine d’un tract signé « Anarchistes révolutionnaires » qui prend la défense des Juifs et des francs-maçons, l’activisme de l’exilé va inquiéter les anciens membres de l’Union anarchiste : la répression pourrait s’abattre sur le mouvement. En décembre 1941, le voilà à Marseille, participant à un petit groupe qui publie et diffuse journaux, tracts, brochures… Le vieil homme œuvre activement à la diffusion comme au collage d’affiches aux mots d’ordre sans équivoque : « Mort aux vaches » et « À tous les travailleurs de la pensée et des bras » ! Puis Voline participe au journal clandestin La Raison, seule publication anarchiste en France durant l’Occupation allemande, à un congrès clandestin anarchiste en 1943 puis à un autre, celui de la future Fédération anarchiste, à Agen, en octobre 1944. Il lui reste encore assez de force pour achever la rédaction de La Révolution inconnue, bien qu’il soit malade. André Arru, avec qui il milita ces années-là, souligne l’humilité et la discrétion de l’intellectuel russe, qui vivait pauvrement et ne manquait pas une occasion de se mettre en retrait : « Je savais qu’il se nourrissait mal et peu parce que les moyens financiers dont il disposait ne lui permettaient pas de recourir au marché noir. Chaque fois que je l’invitais à dîner ou à déjeuner, il trouvait une excuse pour ne pas accepter. » On retiendra qu’à la lumière de l’Histoire, Voline, que certains critiquent pour un manque de rigueur supposé, semble avoir été lucide avant beaucoup. Lucidité, intégrité et fidélité à ses idéaux. Son œuvre majeure, La Révolution inconnue, vaccina un certain nombre de militant-e-s contre les dérives autoritaires et bureaucratiques. « Il faut discuter en s’efforçant de trouver l’unité féconde, et non pas imposer à tout prix « sa » vérité contre celle d’autrui. Ce n’est que la discussion du premier genre qui mène à la vérité. » À méditer.
- Interview de Léo Voline, revue Itinéraire n° 13, 1996.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « George Fontenis — pour un communisme libertaire », Winston, janvier 2015
☰ Lire notre entretien avec Alain Bihr : « Étatistes et libertaires doivent créer un espace de coopération », mai 2015
☰ Lire notre article « Daniel Guérin, à la croisée des luttes », mars 2015
☰ Lire notre entretien avec Daniel Colson : « L’anarchisme est extrêmement réaliste », février 2015