Premier de cordée : l’expression est connue et recouvre plusieurs dimensions. C’est le titre d’un roman du guide de haute-montagne et écrivain Roger Frison-Roche qu’on retrouve fréquemment dans une boîte à livres ou chez un marchand d’occasion. C’est devenu plus récemment, pour un président qui ne connaît rien à l’éthique de la montagne, la métaphore d’un illusoire ruissellement économique. C’est enfin et surtout une expression dévoyée : la cordée, selon le correcteur, syndicaliste et grimpeur Guillaume Goutte, est moins le support de l’exploit dudit premier de cordée qu’un acte collectif de solidarité. Dans cet extrait d’Alpinisme & anarchisme, récemment paru aux éditions Nada et que nous publions, il explore l’hypothèse selon laquelle l’anarchisme trouverait une de ses traductions pratiques dans l’alpinisme.
L’alpinisme, qui a fait son entrée au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2019, est une histoire de cordées, quand bien même l’usage de la corde a mis du temps à s’imposer chez les alpinistes. À l’instar des pitons, des cotations, de la compétition, des murs artificiels, la corde fait, en effet, l’objet de bien des débats au XIXe siècle. Certains alpinistes, invoquant une exigence d’éthique, prétendent que grimper encordés, c’est manquer de mérite. Et puis, il y a les limites posées par le matériel lui-même : faites de fibres de chanvre, les cordes ne peuvent pas supporter de chutes trop violentes et sont pendant longtemps réservées au seul assurage du second et aux rappels. Son usage finit toutefois par s’imposer, à mesure que l’alpinisme se développe et que le matériel évolue, avec deux inventions déterminantes : le baudrier, au début des années 1940 (alors assez rudimentaire), et la corde en nylon, en 1947.
Solidarité, responsabilité et autonomie
Si la corde peine à s’imposer au début, elle est aujourd’hui solidement enracinée dans l’imaginaire de l’alpinisme, voire, au-delà, dans celui de la montagne. Certains noms célèbres semblent ainsi toujours aller de pair : Edward Whymper et Michel Croz, Louis Lachenal et Lionel Terray, Lucien Bérardini et Robert Paragot, Jean Couzy et René Desmaison, Georges et Sonia Livanos, Riccardo Cassin et Vittorio Ratti, etc.
« Dans un monde où le libéralisme génère l’isolement ou brasse des formes de sociabilité pauvres et souvent illusoires, la cordée fait rêver. »
Dans un monde où le libéralisme génère l’isolement ou brasse des formes de sociabilité pauvres et souvent illusoires, la cordée fait rêver. Si elle génère sa part de fantasmes, il n’en reste pas moins qu’elle repose sur un certain nombre de valeurs qui résonnent — et raisonnent — avec celles portées par l’anarchisme, et qui expliquent sans doute pourquoi autant de libertaires fréquentent les hauteurs, corde nouée au baudrier. La cordée repose sur au moins trois valeurs essentielles et évidentes : la solidarité, la responsabilité et l’autonomie.
La solidarité. Elle est incontournable : s’encorder, c’est remettre son destin, du moins sa sécurité, dans les mains de l’autre, et vice versa. C’est accorder sa confiance et accepter celle de l’autre : en nouant la corde à son baudrier, on signe, en quelque sorte, un contrat d’assistance mutuelle. Cette dimension de la cordée est si importante qu’elle en est presque devenue un totem. Ainsi, si les histoires de corde coupée occupent une bonne partie de l’imaginaire de la cordée, c’est qu’elles l’ébranlent profondément. Qui n’a pas entendu parler de la mésaventure de Joe Simpson et Simon Yates ? En 1985, ils s’engagent dans l’ascension de la face ouest du Siula Grande, dans les Andes péruviennes, mais, lors de la descente, leur expédition vire au drame. Pris dans la tempête, à 6 000 mètres d’altitude, Joe Simpson bascule dans le vide et se fracture une jambe ; Simon Yates, persuadé que son compagnon est condamné, décide de couper la corde qui le relie au blessé et de poursuivre, seul, la descente. Mais Joe Simpson survit et parvient, après un véritable calvaire, à rejoindre la vallée. L’histoire donnera un livre, La Mort suspendue, puis un film, et le malheureux Simon Yates sera l’objet de bien des critiques, quand bien même Joe Simpson ne lui reprochera jamais d’avoir coupé la corde. En vérité, celui qui coupe la corde est moins coupable de vouer à la mort son compagnon que d’abîmer l’imaginaire collectif de la cordée.
La responsabilité. Elle va de pair avec la solidarité. Quand on progresse encordés, on a la vie de son compagnon en main : si l’on fait une erreur, on peut le précipiter vers la mort ; si lui fait une erreur, il faut être réactif pour éviter que la mort ne frappe la cordée. On ne s’encorde pas avec n’importe qui, et on ne s’aventure pas en montagne poussé par l’orgueil, au risque de mettre l’ensemble de la cordée en danger. Il faut avoir confiance en soi, mais aussi se connaître, en particulier ses propres limites physiques et techniques. Être garant de la sécurité d’un compagnon ou d’une compagne exige un haut sens de la responsabilité. Le corolaire de cette responsabilité, c’est la liberté : laisser l’orgueil dans la vallée et partir en montagne réaliser ce qu’on a vraiment envie de faire, pas ce qu’on voudrait que les autres sachent qu’on a fait.
L’autonomie. Elle est la clé de voûte de la solidarité et de la responsabilité : il s’agit de connaître la montagne et de maîtriser les savoir-faire de l’alpinisme pour avancer en sécurité et être à la hauteur de la responsabilité que le devoir de solidarité nous impose. L’autonomie est au cœur des clubs de montagne attachés à un alpinisme populaire, où la figure du « sachant » tient moins de place qu’ailleurs. Les sorties organisées par ces clubs sont de vraies écoles de terrain pour l’apprentissage de l’autonomie, l’idée étant de former ceux qui formeront demain, sans tomber dans les travers d’une relation verticale de professeur à élève.
« Le corolaire de cette responsabilité, c’est la liberté : laisser l’orgueil dans la vallée et partir en montagne réaliser ce qu’on a vraiment envie de faire, pas ce qu’on voudrait que les autres sachent qu’on a fait. »
Ces trois valeurs cardinales de la cordée sont au cœur du projet de société anarchiste : la liberté par l’autonomie, l’égalité par la solidarité, le tout garanti par la responsabilité individuelle et collective. C’est ce qui rend possible le projet d’autogestion, au cœur du fédéralisme libertaire porté par les anarchistes : ne pas déléguer sa souveraineté, mais savoir compter sur les autres et autoriser les autres à pouvoir compter sur nous-mêmes.
[…] Cela étant dit, soyons honnêtes, la cordée n’est pas toujours un paradis libertaire. Qui fréquente les montagnes a sans doute déjà vu des cordées qui s’engueulent, des cordées qui en bousculent d’autres pour les dépasser, des cordées dans lesquelles le grimpeur de tête tire l’autre, sans aucun souci pédagogique… C’est d’autant plus vrai que le capitalisme a dénaturé la cordée en même temps qu’il a marchandisé la montagne, qui est devenue un produit comme un autre : on ne fait plus de l’alpinisme, on « fait le mont Blanc », on « s’offre l’Everest ». On achète un produit et on se repose sur la logistique du vendeur, on se remet corps et âme (et compte en banque) à une agence, à un guide amputé de son rôle de pédagogue, qui pourrait s’apparenter à une remontée mécanique. Tout le contraire de l’autonomie.
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le libéralisme se réapproprie certains mots et concepts de l’alpinisme. La cordée en a fait les frais, en octobre 2016, quand, sur TF1, Emmanuel Macron, président de la République française, déclarait : « Je crois à la cordée. Il y a des hommes et des femmes qui réussissent parce qu’ils ont des talents, je veux qu’on les célèbre. […] Si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de cordée, c’est toute la cordée qui dégringole. » De toute évidence, Emmanuel Macron n’a jamais fait d’alpinisme, sans quoi il aurait su qu’en montagne on ne jette de cailloux sur personne, pas plus sur le premier de cordée que sur le second, chacun étant garant de la sécurité de l’autre. À cette tentative de faire de la cordée une métaphore de la société libérale, opposons plutôt cette phrase de Robert Paragot, célèbre grimpeur parisien, réparateur de machines à écrire à la Sécurité sociale, qui évoquait son compagnonnage d’altitude avec Lucien Bérardini : « Y a pas de premier de cordée dans notre cordée. Y en a un, c’est les deux. »
Le solo, consécration libérale de l’alpinisme-spectacle ?
La question de savoir comment grimper les montagnes a toujours beaucoup agité les alpinistes. Nous avons vu les débats suscités par l’usage de la corde, la mise en place d’un système de cotations, le balisage des voies, la compétition, etc. Ce n’en sont que quelques-uns, les alpinistes ayant toujours su s’inventer des questions existentielles pour tuer les temps morts pendant les bivouacs ! Nous pourrions, par exemple, évoquer les disputes autour de l’utilisation des pitons et, plus généralement, de l’équipement des voies d’alpinisme et d’escalade : certains y voient une façon de « dénaturer » les montagnes et l’escalade — et vont jusqu’à « dépitonner » des voies entières —, d’autres un moyen de les rendre un peu plus accessibles et de faire de l’alpinisme une activité moins accidentogène. À ce sujet, contentons-nous, non sans une certaine partialité, de citer Georges Livanos, dit « Le Grec », attachant grimpeur des Calanques et des Dolomites, qui disait qu’il valait mieux un piton de plus qu’un alpiniste de moins, avant de donner sa propre définition de l’escalade libre : « L’escalade libre, la vraie, sans guillemets, c’est être libre de faire ce qu’on veut, de mettre un étrier si on en a envie, de faire du 3 si on en a envie ou d’aller ramasser des fraises. » Car l’essentiel, comme il l’écrit dans son livre Au-delà de la verticale, « c’est de revenir en bas, et pas trop vite ».
« La professionnalisation et la marchandisation progressives de l’alpinisme et de la montagne ont beaucoup contribué au développement du solo. »
[…] La professionnalisation et la marchandisation progressives de l’alpinisme et de la montagne ont beaucoup contribué au développement du solo. C’est presque mécanique : pour s’attacher les grâces d’un sponsor (comprendre « celui qui payera le loyer et les pâtes »), il faut aller toujours plus loin. Gravir un sommet par sa voie normale ne suffisait plus ; le gravir par une voie difficile et en style alpin, non plus ; il fallait désormais s’exposer un maximum en renonçant à l’ultime sécurité : l’autre. Cette course a conduit le solo à des niveaux impressionnants… et nombre de ses pratiquants dans la tombe. [M]ais le solo sera toujours spectaculaire, et le spectacle est une arme puissante : il fait et défait les rois et les reines. Le solo individualise l’alpinisme et invisibilise médiatiquement les pratiques collectives, de groupe.
Cette façon-là de pratiquer l’alpinisme ou l’escalade n’a pas grand-chose à voir avec l’anarchisme. On pourra rétorquer qu’il existe un courant anarchiste individualiste, qui met l’individu au centre de tout et fait de sa transformation le moteur d’un changement révolutionnaire. C’est vrai, mais, dans sa période « faste », ce courant a justement connu certains des travers décrits ci-avant : l’action individuelle spectaculaire a pris le dessus sur l’organisation collective, la libération de l’individu ici et maintenant a supplanté la bataille pour l’émancipation intégrale du genre humain. Les efforts d’organisation des exploités ont été sacrifiés sur l’autel de la reprise individuelle, des braquages et de la bombe. Et les « exploits » des bandits tragiques et autres Ravachol — dont la machine médiatique était particulièrement friande — ont invisibilisé durablement la grande œuvre sociale des anarchistes, en particulier la construction et l’affirmation du syndicalisme révolutionnaire. Ravachol est, de nos jours, mieux connu que Fernand Pelloutier, et c’est bien un drame !
[…] Mais revenons à nos montagnes. Si le solo extrême attire les projecteurs des médias et si l’escalade sur bloc est une mode bien installée chez les urbains des classes dites « supérieures », il n’en reste pas moins que l’alpinisme « traditionnel », celui qui se pratique encordé, dans le cadre d’une activité de groupe, mobilisant et mutualisant les énergies et les savoir-faire des uns et des autres, existe toujours. Chaque année, des femmes et des hommes se promènent ainsi en haute montagne, en groupe, liés, soudés. Ils n’y plantent certes pas tous le drapeau noir, mais chacun y goûte un peu au doux parfum de l’anarchie.
Illustration de bannière : Début du printemps, non daté | Oshiro Sadao
Illustration de vignette : Mont Fuji, 1947 | Onchi Koshiro
REBONDS
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