Paule Minck : le socialisme aux femmes

3 janvier 2022


Texte inédit pour le site de Ballast

Quatre ans avant que n’é­clate la Commune — ou, devrait-on bien plu­tôt dire, les Communes —, Paule Minck fonde la Société fra­ter­nelle de l’ouvrière. L’an 1871 venu, elle ouvre une école, anime des clubs révo­lu­tion­naires et prend sa part dans l’or­ga­ni­sa­tion des ser­vices ambu­lan­ciers. Elle a 31 ans ; elle est socia­liste et fémi­niste, ou fémi­niste et socia­liste ; c’est tout comme. « [A]vec [l’i­dée socia­liste] marche l’é­man­ci­pa­tion de la femme », dit-elle ain­si. Du moins en théo­rie… Versailles fond sur la Commune de Paris et la com­mu­narde s’exile. Elle dis­pa­raî­tra en 1901, après s’être enga­gée au sein du Parti ouvrier fran­çais. De son vivant, un pério­dique suisse évo­qua, pour déplo­rer « la révo­lu­tion des femmes », « deux mégères de dis­tinc­tion : Louise Michel et Paule Minck ». Si la pre­mière a aujourd’­hui tout de la légende, la seconde n’a pour­tant l’at­ten­tion que des spé­cia­listes. Peut-être cela chan­ge­ra-t-il : en 2021, à l’oc­ca­sion du 150e anni­ver­saire de la Commune de Paris, un jar­din public a pris son nom dans la capi­tale. Portrait de la mili­tante et jour­na­liste. ☰ Par Élie Marek


11 décembre 1880. Observons les menus évé­ne­ments du jour. Et, comme si l’on pre­nait un jour­nal à l’en­vers, com­men­çons par les nou­velles lit­té­raires — la poli­tique sui­vra. Dans Le Figaro, sur trois larges pages, Émile Zola exhibe ses sou­ve­nirs de Gustave Flaubert, décé­dé quelques mois plus tôt1. Dans les pre­mières lignes, le roman­cier se sou­vient d’une visite récente faite à l’é­cri­vain en com­pa­gnie de quelques amis — Goncourt et Daudet, leur édi­teur Charpentier. Sans doute ces hommes-là ont-ils eu un mot, sur la route ou devant une grande che­mi­née nor­mande, pour l’am­nis­tie que cer­tains dépu­tés demandent depuis quelque temps à accor­der aux communard·es, neuf années après l’é­cra­se­ment de l’in­sur­rec­tion ; sans doute ont-ils moqué ou déplo­ré l’en­tre­prise, la voix de l’un plai­dant mol­le­ment la cause sociale pour mieux sou­te­nir la République bour­geoise enfin ache­vée2 ; sans doute sont-ils rapi­de­ment pas­sés à autre chose, eux qui n’ont su écrire que des injures durant l’in­sur­rec­tion3.

« Une foule s’est dépla­cée pour écou­ter les deux com­mu­nardes de retour, elles et l’in­fa­ti­gable Blanqui qui les accom­pagne, quelques mois avant sa mort. »

Laissons ces mes­sieurs et pen­chons-nous sur les poli­ti­ciens en ques­tion. Ferry et Gambetta jouent aux chaises musi­cales dans les ins­ti­tu­tions répu­bli­caines. Alors, le pre­mier pré­side le Conseil des ministres et le second la Chambre des dépu­tés ; por­te­feuilles et stra­pon­tins s’é­changent chaque mois entre les mêmes barbes brunes ou grises ou blanches. Parmi les récentes mesures, Gambetta a pris le temps de se pro­non­cer en faveur de l’am­nis­tie au seuil de l’é­té et, depuis peu, les insurgé·es de la Commune reviennent à Paris4. Avec eux, revient la crainte du désordre, car on rentre de Suisse, d’Angleterre et de Belgique, où les gou­ver­ne­ments libé­raux ont fait mine d’i­gno­rer la cou­leur poli­tique des exilé·es dix années durant, comme on rentre de Nouvelle-Calédonie ou plu­tôt de ses bagnes, où plus de quatre mille hommes et femmes ont été déporté·es. Le retour de quelques femmes, sur­tout, anime les pas­sions : deux d’entre elles, nous le ver­rons, n’ont pas fini de faire parler.

La poli­tique, encore — mais bien autre­ment. Ce même same­di de décembre, au 3 rue d’Arras, dans le Ve arron­dis­se­ment de Paris, on se presse pour écou­ter certain·es de ces agi­ta­teurs et agi­ta­trices enfin de retour d’exil, de dépor­ta­tion ou de pri­son. Une pho­to bien connue, qui a peut-être été prise ce jour, montre trois par­ti­ci­pantes. À gauche, assise, Marie Ferré, com­pa­gnonne dévouée de Louise Michel et révo­lu­tion­naire aguer­rie. Il ne lui reste que deux années à vivre et ce soir-là, c’est elle qui tient la caisse à l’en­trée de la salle. À ses côtés, debout au centre de l’i­mage, le regard posé hors du cadre, voi­ci Louise Michel, jus­te­ment. À droite, une main posée sur l’é­paule de sa voi­sine, aus­si connue que cette der­nière alors — mais aujourd’­hui oubliée — c’est Paule Minck5. De ces deux der­nières, un jour­na­liste écri­ra trois ans plus tard : « Si la révo­lu­tion se fait, on pour­ra bien l’ap­pe­ler la révo­lu­tion des femmes, car elle aura été conduite par deux mégères de dis­tinc­tion, Paule Minck et Louise Michel6. » Une foule s’est dépla­cée pour écou­ter les com­mu­nardes de retour, elles et l’in­fa­ti­gable Blanqui qui les accom­pagne, quelques mois avant sa mort7. Dans un coin, un agent de police prend des notes et rap­porte que la salle est comble. Les inter­ven­tions s’en­chaînent, ponc­tuées d’ap­plau­dis­se­ments, de cris, tout cela au son des fan­fares. Vient enfin le tour de Paule Minck. L’objet de son dis­cours : « L’émancipation de la femme ». Un extrait d’une sem­blable prise de parole quelques années plus tard laisse devi­ner la teneur des pro­pos : « L’idée socia­liste fait de grands pro­grès dans les masses et avec elle marche l’é­man­ci­pa­tion de la femme, et nous espé­rons que le XIXe siècle ne s’é­tein­dra pas sans que nous ayons obte­nu satis­fac­tion sur tous ces points et, pour cela, nous comp­tons sur la socié­té future dont vous êtes ici les repré­sen­tants8. » Un sou­hait, un appel, une exhor­ta­tion, appe­lons cela comme on le veut, l’o­ra­trice n’au­ra que faire des juge­ments : elle dédie­ra sa vie à plai­der la cause des plus faibles, des salles pari­siennes aux jar­dins du Nord, des rues mar­seillaises aux places du Var — par­tout où on la demande et ce sans craindre l’opprobre.

[Hannelore Baron]

Inépuisable pro­pa­gan­diste du socia­lisme, ins­ti­ga­trice d’un fémi­nisme révo­lu­tion­naire, figure de la Commune : pour­quoi a‑t-on oublié Paule Minck ? Un de ses contem­po­rains, le biblio­phile Firmin Maillard, peu amène à l’é­gard de l’é­man­ci­pa­tion des femmes, a consa­cré plu­sieurs pages à la révo­lu­tion­naire. Il y note : « Si Louise Michel est une pla­nète dans le ciel flam­boyant de la Commune, Paule Minck est une étoile de pre­mière gran­deur ; comme écri­vain, comme ins­ti­tu­trice et comme confé­ren­cière, elle ne me paraît pas infé­rieure à Louise Michel ; même rouge bon teint, mêmes doc­trines, mêmes théo­ries et sur­tout même enthou­siasme, seule­ment elle est plus vivante et donne moins dans le vague que sa com­pagne. Cependant, sa popu­la­ri­té est moindre… pour des causes diverses que je ne veux point ana­ly­ser ici9. » Un siècle plus tard, l’his­to­rien Alain Dalotel reprend là où Maillard s’é­tait arrê­té, et tente d’é­lu­ci­der les causes de cet oubli : « Peut-être parce qu’elle ne pou­vait être rat­ta­chée au mar­xisme. Peut-être parce que son côté insur­gé parais­sait dépas­sé. Ou tout sim­ple­ment parce qu’elle était une femme10. » L’argumentaire, néan­moins, reste léger ; les pré­cau­tions affleurent à chaque mot. À explo­rer plus avant le par­cours de la com­mu­narde, les intui­tions de l’his­to­rien se confirment mais méritent d’être pré­ci­sées. Le socia­lisme de Minck était indé­pen­dant et tein­té d’a­nar­chisme, oui ; la colère de la mili­tante n’a jamais fai­bli mal­gré les attaques, certes ; son sta­tut social, condi­tion­né en par­tie par son genre, l’a contrainte à éle­ver la voix plus que l’au­rait fait un autre, c’est cer­tain. Mais pour autant, est-ce que ce sont des rai­sons suf­fi­santes pour jus­ti­fier de l’a­voir per­due de vue si long­temps ? Posons à nou­veaux frais la ques­tion : pour­quoi donc Paule Minck fut-elle oubliée ?

*

« On remarque sur­tout la citoyenne Paule Minck, petite femme très brune, un peu sar­cas­tique, d’une grande éner­gie de parole. »

Si elle voit le jour en novembre 1839 à Clermont-Ferrand, son acte de nais­sance poli­tique date quant à lui de l’an­née 1868. Les com­men­ta­teurs de l’é­poque — jour­na­listes, agents de police, révo­lu­tion­naires — en ont lais­sé quelques traces. Cette année-là, cinq inter­ven­tions com­mencent à la faire connaître. Depuis peu, en effet, le droit de réunion a été assou­pli et l’on se ras­semble en nombre pour par­ler d’i­dées nou­velles qui, écri­ront plus tard les historien·nes, portent la Commune sur leur dos11. La salle de Tivoli-Vauxhall, dans le Xe arron­dis­se­ment, est l’un des lieux pri­vi­lé­giés où républicain·es et socia­listes de tous bords se retrouvent pour dis­cou­rir. Dans ses mémoires, Gustave Lefrançais se sou­vient des prises de parole de nombre de participant·es qui se sont exprimé·es à l’oc­ca­sion d’une série de réunions sur le tra­vail des femmes. Parmi eux, par­mi elles, « on remarque sur­tout la citoyenne Paule Minck, petite femme très brune, un peu sar­cas­tique, d’une grande éner­gie de parole. La voix est un peu aigre, mais elle s’ex­prime faci­le­ment. Elle raille avec esprit ses contra­dic­teurs plu­tôt qu’elle ne les dis­cute et ne paraît pas, jus­qu’a­lors, avoir des idées bien arrê­tées sur les diverses concep­tions qui divisent les socia­listes. Mais elle est infa­ti­gable dans sa pro­pa­gande. Professeur de langues ou lin­gère, sui­vant les cir­cons­tances, on la dit aus­si habile à l’ai­guille qu’à don­ner des leçons12. » Un por­trait en demi-teinte d’une femme dont on ne ces­se­ra de décrire le phy­sique ou la voix avant de se pen­cher sur les idées. Pourtant, elle avance ces der­nières dans de nom­breuses cau­se­ries et touche un large public, non seule­ment celui de Tivoli-Vauxhall : en tout, elle aurait fait soixante-seize inter­ven­tions entre 1868 et 1870, prin­ci­pa­le­ment sur le mariage et le divorce, le tra­vail des femmes, l’hé­ri­tage, le peuple et la misère, ou encore l’é­du­ca­tion13. À cela, elle ajoute l’é­cri­ture d’un pam­phlet contre l’empereur et la bour­geoi­sie qui paraît dans une publi­ca­tion heb­do­ma­daire qui n’au­ra que deux numé­ros. Son nom : Les Mouches et les arai­gnées. Les pre­mières figurent le peuple, « pay­sans et pro­lé­taires » ; les secondes ne sont autres que « tous ceux qui vivent à nos dépens, nous foulent à leurs pieds et se rient de nos souf­frances et de nos vaines récri­mi­na­tions14 ».

Malgré cette intense acti­vi­té, il n’é­tait pas simple d’être prise au sérieux devant un audi­toire com­po­sé de révo­lu­tion­naires et de libres pen­seurs, certes, mais dont beau­coup sont éga­le­ment de fer­vents adeptes de Proudhon, miso­gyne notoire. Les textes de ce der­nier sont ain­si par­mi les pre­miers à être com­men­tés, cri­ti­qués et inva­li­dés par des femmes qui, à l’ins­tar de Juliette Adam ou Jenny d’Héricourt, ont accès à la presse ou aux édi­teurs. Ailleurs, d’autres hommes, moins péremp­toires, pro­fessent l’é­ga­li­té en public tout en man­quant de l’ap­pli­quer au foyer. Un évé­ne­ment par­mi d’autres illustre ce cli­mat conser­va­teur : en 1866, une motion hos­tile au tra­vail des femmes a été votée au congrès annuel de l’Internationale, orga­ni­sé à Genève — ce qui n’empêche pas Paule Minck d’adhé­rer à l’or­ga­ni­sa­tion trois ans plus tard. Devant ces résis­tances, des femmes se ras­semblent et créent des socié­tés, des ligues, des asso­cia­tions : ain­si, en Suisse, Marie Goegg fonde l’Association inter­na­tio­nale des femmes, en faveur d’un suf­frage fémi­nin et d’une édu­ca­tion laïque, tan­dis qu’André Léo15 et Noémie Reclus créent, en 1868 à Paris, la Ligue en faveur des droits des femmes qui devien­dra, l’an­née sui­vante, la Société de reven­di­ca­tion des droits de la femme16. D’autres, on l’a vu, donnent de la voix lors de réunions où leur place n’est pour­tant pas sou­hai­tée. D’autres, encore, créent des jour­naux ou écrivent, par­fois sous pseu­do­nyme, dans ceux de cama­rades sym­pa­thi­sants, par­mi les­quels Le Droit des femmes, heb­do­ma­daire que dirigent le jour­na­liste Léon Richer et la fémi­niste répu­bli­caine Maria Deraismes. Ensemble, ils cherchent autant à « ral­lier les femmes à l’i­dée répu­bli­caine » qu’à « ral­lier les répu­bli­cains à l’é­ga­li­té des droits entre hommes et femmes17 ».

[Hannelore Baron]

Paule Minck, lorsque le temps le lui per­met, par­ti­cipe à cha­cune de ces ini­tia­tives. L’historienne Édith Thomas, la pre­mière à pro­po­ser un tableau de l’ac­tion des femmes durant la Commune, com­mente les acti­vi­tés de la future com­mu­narde : « Professeur de langue, lin­gère, un peu jour­na­liste », tout cela « car aucun de ces métiers ne lui per­met de vivre18 ». Un début d’ex­pli­ca­tion, point : plus que celles de Deraismes, de Léo ou, plus tard, de Louise Michel, les mains de Paule Minck sont cal­leuses et tachées. Ses mains ont tenu le corps de jeunes enfants, du fil et des épingles, des draps humides et la hampe d’un dra­peau rouge, « l’é­ten­dard du peuple et de la révo­lu­tion sociale19 » ; ses mains ont ser­vi de porte-voix, de porte-plume et, lorsque le poing se refer­mait afin d’être lan­cé haut vers le ciel, de mot d’ordre. Née dans un milieu bour­geois, « à l’é­poque de sa jeu­nesse, une pri­vi­lé­giée de la vie20 », Minck pei­ne­ra pour­tant à trou­ver les res­sources néces­saires pour mener de front le tra­vail de mère, la pra­tique du jour­na­lisme et la pro­pa­gande révo­lu­tion­naire. Elle sera néan­moins de tous les évé­ne­ments révo­lu­tion­naires de son temps.

*

« Le sou­lè­ve­ment polo­nais, le der­nier du siècle en ces lieux, a été écra­sé. Il fau­dra attendre les secousses de 1905, en Russie, pour que le pays se relève. »

Reprenons. On a dit le mois, l’an­née et la ville de nais­sance. Il nous faut dire quelques mots de sa généa­lo­gie, car cette der­nière importe. La mère, Jeanne Blanche Cornélie Delaperrierre, fait par­tie d’une famille de comédien·nes de la petite bour­geoi­sie auver­gnate. Le père, Jean Népomucène Mekarski, est issu de la noblesse polo­naise. C’est un parent de Stanislas II, le der­nier roi de Pologne, pays alors sous tutelle russe. Comme de nom­breux com­pa­triotes, le père émigre en France après la défaite des insurgé·es polonais·es en 1831 et échoue à Clermont-Ferrand la même année. Cette ascen­dance comp­te­ra pour Paule et plus encore pour l’un de ses deux frères, Jules. C’est en tant que « polo­naise » que Minck se dépein­dra sou­vent21 ; c’est avec un homme de même ori­gine qu’elle se marie d’a­bord et c’est en Pologne qu’elle assiste à sa pre­mière insur­rec­tion. Elle et Jules partent à l’Est en 1863 pour sou­te­nir le sou­lè­ve­ment indé­pen­dan­tiste qui a écla­té en jan­vier. Certaines sources indiquent une arri­vée plus pré­coce, mais on ne sau­rait dire avec pré­ci­sion tous les faits et gestes de Minck à cette période. En Pologne, Jules et Paule sont accom­pa­gnés de Paul Bohdanowicz, com­pa­gnon qu’elle a ren­con­tré à Paris où elle a pas­sé les années pré­cé­dentes. Un enfant naît bien­tôt de cette union. Le terme qui approche et la défaite qui vient les pousse à repar­tir. C’est à Paris qu’Anna, leur pre­mière fille, voit le jour l’an­née sui­vante. Le sou­lè­ve­ment polo­nais, le der­nier du siècle en ces lieux, a été écra­sé. Il fau­dra attendre les secousses de 1905, en Russie, pour que le pays se relève.

Compagnons et enfants seront nom­breux dans la vie de Paule Minck. Après Paul Bohdanowicz, mort au cours de la guerre de 1870, ce sera le peintre com­mu­nard Jean-Baptiste Noro, puis l’a­nar­chiste Maxime Negro ; après Anna, vien­dront Wanda, puis Henna et Mignon, avant que les biens nom­més Lucifer Blanqui Vercingétorix et Spartacus Blanqui Révolution ne naissent d’une der­nière union22. Longtemps mère céli­ba­taire comme a pu l’être Nathalie Le Mel et cer­tai­ne­ment beau­coup de com­mu­nardes, par­ta­gée, à l’ins­tar d’André Léo, entre plu­sieurs rela­tions au cours de sa vie, Minck n’a pas, selon Carolyn J. Eichner, « cette pure­té qui fai­sait de Michel une icône révo­lu­tion­naire23 ». Suivant les intui­tions d’Alain Dalotel et d’Édith Thomas, l’his­to­rienne étaie cette piste qui expli­que­rait sa pos­té­ri­té moindre : « Bien que l’une comme l’autre [aient] mené une vie publique, l’u­ni­vers de Mink com­pre­nait aus­si hommes, mariages, sépa­ra­tions et enfants. […] Longtemps res­tée mère céli­ba­taire, Minck lut­ta en per­ma­nence pour par­ve­nir à joindre les deux bouts. Partageant son temps et son éner­gie entre les sou­cis finan­ciers, le tra­vail, les rela­tions amou­reuses et les enfants, elle ne put s’of­frir entiè­re­ment à la cause24 ». Si l’on prend en compte le tra­vail domes­tique qui lui échoit, l’ac­ti­vi­té révo­lu­tion­naire de Minck a, plus encore, de quoi impres­sion­ner. Bien que les traces écrites qu’elle a lais­sées soient peu nom­breuses et épar­pillées, son action pen­dant la Commune et après celle-ci est remar­quable et n’a pas man­qué d’être remar­quée : jus­qu’à sa mort, l’in­sur­gée fera l’ob­jet d’une sur­veillance poli­cière permanente.

[Hannelore Baron]

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C’est à Auxerre, dans l’Yonne, que Paule Minck pres­sen­tit la Commune et c’est là, quelques mois plus tard, qu’elle trou­ve­ra refuge pour fuir la répres­sion. Au cours de l’é­té 1870, elle a gagné la ville bour­gui­gnonne avec son deuxième frère, Louis, afin de s’a­bri­ter pen­dant l’oc­cu­pa­tion prus­sienne et, aus­si, de mieux par­ti­ci­per à l’ef­fort patrio­tique. Si Minck décri­ra plus tard le dra­peau tri­co­lore comme « une gue­nille souillée de la boue de Sedan et du sang des Parisiens19 », la déroute fran­çaise est toute fraîche encore et les Parisien·nes bien vivant·es. Minck prend les armes, fait pas­ser des mis­sives de part et d’autre de la ligne de front et clame tout haut dans La Liberté, le jour­nal local dont elle a reçu la charge, la néces­si­té de pour­suivre la guerre. Quelques mois plus tard, le conflit ter­mi­né, elle appelle dans les mêmes pages les habitant·es de la ville à se sou­le­ver afin de suivre les Parisien·nes dans leur ini­tia­tive. Nous sommes le 18 mars 1871 : Paule Minck quitte ses quar­tiers pro­vin­ciaux, gagne une capi­tale qui s’a­nime et plonge dans la défense de la ville aus­si bien que dans le bouillon­ne­ment des clubs socia­listes. Le dérou­le­ment des soixante-douze jours d’in­sur­rec­tion est bien connu : les canons de Montmartre, les sor­ties désor­don­nées des troupes en avril, les mani­fes­ta­tions de femmes, la nais­sance des jour­naux et la liber­té de parole, le Comité cen­tral et les groupes indé­pen­dants qui fleu­rissent, la colonne Vendôme mise à terre, le palais des Tuileries incen­dié et les 20 000 morts de la der­nière semaine. Toutefois, quelle fut la Commune de Paule Minck ? Quel rôle fut le sien, elle qui, les trente années sui­vantes, n’au­ra de cesse d’ap­pe­ler à un nou­veau sou­lè­ve­ment armé ?

« Tandis qu’on raille volon­tiers la bigo­te­rie des femmes jusque dans les rangs révo­lu­tion­naires, les voix qui résonnent sous les nefs sont d’une vio­lence rare­ment enten­dues à l’en­contre de l’Église. »

Carolyn J. Eichner qui, dans Franchir les bar­ri­cades, s’est inté­res­sée aux tra­jec­toires de plu­sieurs com­mu­nardes avant, pen­dant, et après l’é­vé­ne­ment, met en évi­dence la mar­gi­na­li­té dans laquelle s’ins­crit l’ac­tion de Minck durant la Commune. Ce qui inté­resse la mili­tante, ce sont les assem­blées qui gagnent les salles publiques, les églises, les places. Selon l’his­to­rienne éta­su­nienne, « le mili­tan­tisme de Mink est la mani­fes­ta­tion d’une approche hori­zon­tale du socia­lisme pri­vi­lé­giant l’ac­tion et l’or­ga­ni­sa­tion25 », approche qui laisse bien peu de traces dans les archives car faite pour l’es­sen­tiel d’in­ter­ven­tions orales. La perte du dos­sier qui ser­vi­ra à son juge­ment dans un incen­die n’a fait que ren­for­cer ces carences. Là où divers cou­rants s’af­frontent dans le Comité cen­tral, là où des asso­cia­tions de femmes sont en passe de se struc­tu­rer, Paule Minck n’a que faire des que­relles internes et entend agir auprès de celles qui débattent hors des ins­ti­tu­tions. Tandis qu’on raille volon­tiers la bigo­te­rie des femmes jusque dans les rangs révo­lu­tion­naires, les voix qui résonnent sous les nefs sont d’une vio­lence rare­ment enten­due à l’en­contre de l’Église. Alors que les décrets du Comité cen­tral se font attendre pour réfor­mer l’é­du­ca­tion, Minck les devance et fonde une école gra­tuite pour filles dans l’un des bâti­ments réqui­si­tion­nés. Enfin, si des appels sont lan­cés par voie de presse en direc­tion des cam­pagnes, Minck se charge d’en dif­fu­ser le conte­nu elle-même, avec son frère Jules, dans les dépar­te­ments qu’elle par­vient à rejoindre — une entre­prise que com­mente en des termes simples Édith Thomas : « elle prê­chait dans le désert26 ». Malgré un enthou­siasme qu’on devine, on sait peu de choses de la com­mu­narde entre mars et mai 1871. À l’in­verse, Élisabeth Dmitrieff fut pro­lixe durant le sou­lè­ve­ment par l’in­ter­mé­diaire de l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux bles­sés, lais­sant une empreinte cer­taine, et Louise Michel a su s’emparer de sa propre légende après la répres­sion, la rela­tant abon­dam­ment dans ses écrits. En ce sens, Minck paraît plus proche que ses com­parses des femmes qui n’ont pris la parole qu’à quelques reprises dans les réunions ; qui, par­fois, n’ont fait qu’y assis­ter ; qui, ailleurs, ont appe­lé aux meurtres des prêtres ou à leur pro­tec­tion ; qui, fina­le­ment, ont fait l’é­vé­ne­ment mais dont les figures ont été recou­vertes par d’autres, plus visibles. Aussi, après la Semaine san­glante, retrouve-t-on celle de Paule Minck en fuite, à Auxerre, avant qu’elle ne rejoigne la Suisse, échap­pant ain­si à une condam­na­tion certaine.

*

11 mai 1872. À Porrentruy, aux confins de la Suisse, un des nom­breux obser­va­teurs qui a eu un jour à suivre Paule Minck rap­porte à ses supé­rieurs : « le jour où un mou­ve­ment se préparer[ait], c’est à Porrentruy que partir[aient] les armes27 ». Rien ne laisse pré­sa­ger que ce bourg fron­ta­lier pour­rait être sujet à pareil évé­ne­ment. Pourtant, l’in­for­ma­teur a vu juste : des armes passent depuis quelques mois d’un pays à l’autre, un réseau de contre­bande s’or­ga­nise et l’une de ses prin­ci­pales ins­ti­ga­trices n’est autre que Paule Minck. Durant la décen­nie qu’elle passe en exil, elle entre­prend de nom­breux voyages clan­des­tins en France, jus­qu’à Paris, pour par­ti­ci­per à des réunions ou à la coor­di­na­tion entre les groupes qui ont échap­pé à la dépor­ta­tion et les proscrit·es. Une action fort éloi­gnée des quelques mots glis­sés par le roman­cier anar­chiste Lucien Descaves dans son récit Philémon. Vieux de la vieille à pro­pos des femmes exi­lées : « Elles gagnèrent à la pros­crip­tion deux choses indis­pen­sables : l’es­time et l’in­té­rêt. Légitimes ou non, les ménages échoués en Suisse y méri­tèrent géné­ra­le­ment, par leur conduite, le droit d’a­sile. Les enfants allèrent à l’é­cole, les femmes furent cou­tu­rières, modistes, cor­se­tières, piqueuses de bot­tines, blan­chis­seuses28… » Paule Minck n’au­rait été capable que « [coudre] des cha­peaux de paille », tan­dis qu’André Léo n’au­rait rien fait d’autre que « la cui­sine elle-même, dans la petite chambre que des amis lui avaient meu­blée à Montbrillant29 ». L’une et l’autre, Minck et Léo, ne sont pas épar­gnées par le roman­cier, qui esca­mote leur impor­tance durant la récente insur­rec­tion : selon lui, elles « ne jouèrent, pen­dant la Commune, qu’un rôle effa­cé. Si elles s’exi­lèrent, ce fut sur­tout pro­ba­ble­ment afin de suivre, l’une Benoît Malon, et l’autre le peintre Noro29. » « Réductions exem­plaires30 », remarque Alain Dalotel : juge­ment défi­ni­tif qui nous dis­pense d’en for­mu­ler d’autres.

[Hannelore Baron]

Il sem­ble­rait que les contemporain·es aient fait peu de cas du rôle de cer­taines femmes dans l’a­ni­ma­tion des réseaux révo­lu­tion­naires, leur recon­nais­sant seule­ment quelques com­pé­tences qui seraient propres à leur genre. De même que leurs mots avaient du mal à être enten­dus avant la Commune, que leurs droits pei­naient à être consi­dé­rés pen­dant celle-ci, les suites de l’in­sur­rec­tion ne sont pas plus favo­rables à leur par­ti­ci­pa­tion aux diverses orga­ni­sa­tions au côté des hommes. Si Minck par­ti­cipe à la Société des pros­crits répu­bli­cains en Suisse, elle ne le doit qu’à sa pug­na­ci­té et ne peut envi­sa­ger d’y obte­nir une place trop éle­vée. Ainsi, une de ses prises de parole, lors du Congrès de la Paix et de la Liberté de Lausanne, quelques mois après le mas­sacre pari­sien, est com­men­tée par un par­ti­ci­pant en des termes peu amènes : « Madame Minck se pro­di­gua un peu trop dans la dis­cus­sion, oubliant que la modes­tie est la pre­mière qua­li­té d’une femme qui aborde la tri­bune31. » Cet homme-là n’a­vait peut-être pas appré­cié que les pre­miers mots de l’in­ter­ven­tion sou­lignent le genre de l’o­ra­trice, et par là, la par­ti­cu­la­ri­té de son édu­ca­tion poli­tique : « Citoyennes et citoyens, mal­gré mon titre de femme, peut-être à cause de ce titre, je me per­mets d’a­bor­der la ques­tion la plus redou­table de ce temps, la ques­tion sociale32. » Minck n’est pas la seule à être ain­si atta­quée : de sem­blables reproches sont faits à André Léo lors du même évé­ne­ment. Toutefois, alors que cette der­nière se retire dans l’é­cri­ture roma­nesque, Minck, elle, per­sé­vère. Ses confé­rences, il est vrai, lui pro­curent un reve­nu plus que néces­saire. Jonglant de nou­veau entre divers métiers, éle­vant une, puis deux, puis trois filles, elle fait face aux mêmes dif­fi­cul­tés qu’à Paris. Toutefois, son nom conti­nue de réson­ner dans les salles gene­voises et elle entend bien ampli­fier son écho jus­qu’en France. Alors, en même temps que ses cama­rades, mais pour d’autres rai­sons, la police fran­çaise s’a­larme de son acti­vi­té. Car si on ne lui accorde pas autant de consi­dé­ra­tion qu’elle l’ai­me­rait à Genève, d’autres réseaux s’ouvrent peu à peu à elle. Durant ces années, elle se lie avec un dénom­mé Jules Guesde, dont l’im­por­tance dans la for­ma­tion du mou­ve­ment ouvrier fran­çais s’a­vè­re­ra déterminante.

*

« Je pour­suis modes­te­ment, mais non sans fatigue, le but que je me suis don­né : socia­li­ser et révo­lu­tion­ner la pro­vince. »

Là où l’ac­ti­vi­té poli­tique de nom­breuses com­mu­nardes, à l’ins­tar d’Élisabeth Dmitrieff ou d’Anna Jaclard, s’est radi­ca­le­ment réduite avec la répres­sion, celle de Paule Minck n’a pas fai­bli, bien au contraire. Après son retour, sitôt l’am­nis­tie pro­cla­mée, elle entame une série de confé­rences, tan­tôt accom­pa­gnée de Louise Michel, tan­tôt seule. Firmin Maillard rend compte de cette période dans les pages qu’il consacre à la mili­tante dans La Légende de la femme éman­ci­pée : « De retour en France, […] elle file sur la pro­vince où elle orga­nise des confé­rences et se livre à une pro­pa­gande des plus actives et des plus bruyantes ; on n’en­tend plus par­ler que de la citoyenne Paule Minck33. » Aussi est-ce seule qu’elle inter­vient au congrès ouvrier du Havre ou, du moins, qu’elle tente de le faire, com­po­sant à son arri­vée avec un accueil gla­cial. Seule, elle che­mine un mois dans le Var, chaque jour dans un vil­lage dif­fé­rent, haran­guant les badauds. Seule, elle déjoue la fila­ture d’un agent dans un bourg du Nord. Il faut s’i­ma­gi­ner alors la verve de l’o­ra­trice, sa répar­tie et son sens de la déri­sion face à cet homme qui l’empêche de réser­ver une chambre dans quelque auberge et la har­cèle de ques­tions dans l’es­poir de la faire cou­cher en pri­son plu­tôt que dans un lit. Une lettre à son amie Louise résume le conte­nu de ses voyages : « [J]e pour­suis modes­te­ment, mais non sans fatigue, le but que je me suis don­né : socia­li­ser et révo­lu­tion­ner la pro­vince34. » Si le socia­lisme de Minck a pu sem­bler impur ou hété­ro­doxe à cer­tains, elle a visé juste quant à ses lieux d’in­ter­ven­tion : les réunions publiques d’a­bord, puis les clubs durant la Commune et, enfin, toutes les salles à même de l’ac­cueillir par­tout en France, loin d’une capi­tale où l’am­biance est moribonde.

Pour Alain Dalotel, « Paule Minck n’a pas de modèle, mais des prin­cipes dont l’his­toire lui four­nit des exemples35 » — exemples qu’elle trouve sur sa route, lors de ses tour­nées en France, ou à l’é­tran­ger, par le biais des réseaux mili­tants. C’est l’é­poque où, selon l’his­to­rienne Carolyn J. Eichner, Minck effec­tue un « virage blan­quiste » qui la fait défendre « un révo­lu­tion­na­risme conspi­ra­teur et hau­te­ment cen­tra­li­sé36 ». À ces mots, on songe à la lutte qui fit s’af­fron­ter Bakounine et Netchaïev dix ans aupa­ra­vant, aux socié­tés secrètes et aux coups d’é­clat qu’ap­pré­ciaient les deux hommes. Ça n’est pas un hasard si Minck défen­dra le meurtre du tsar Alexandre II en mars 1881 per­pé­tré par des membres de l’or­ga­ni­sa­tion Narodnaïa Volia qui s’ins­pire pré­ci­sé­ment de Netchaïev. Quelques jours après avoir appris le régi­cide, elle salue le geste de ses cama­rades russes, à l’oc­ca­sion d’un défi­lé dans les rues de Toulon qu’elle orga­nise en com­mé­mo­ra­tion de la Commune. L’événement semble avoir régé­né­ré son désir insur­rec­tion­nel : « La pro­pa­gande par le fait tant prô­née et pra­ti­quée par notre véné­ré maître Blanqui, com­mence à être com­prise ; le peuple s’a­per­çoit de plus en plus que pour conqué­rir ses droits, il lui faut de l’éner­gie, et que ce n’est que par la sup­pres­sion de ses maîtres divers qu’il pour­ra s’af­fran­chir37. » Cette mani­fes­ta­tion et ce sou­tien lui valent tou­te­fois un mois d’en­fer­me­ment à Marseille. Le juge­ment qui la condamne ne manque pas de la faire réagir : loin de regret­ter son enga­ge­ment, loin, aus­si, de contes­ter la peine, c’est la men­tion de cir­cons­tances atté­nuantes qui la mobi­lise. « C’est une atteinte por­tée à ma digni­té », indique-t-elle à Louise Michel, avant de pour­suivre, excé­dée : « que l’on m’ap­plique la peine entière, mais que l’on ne m’in­sulte pas38 ». Elle qui, avant le pro­cès, avait osé défier les auto­ri­tés en appa­rais­sant sur fond rouge et noir dans une réunion publique, à Lyon, aux côtés de Louise Michel et d’Édouard Vaillant, refuse tout trai­te­ment de faveur, quel qu’en soit le motif.

[Hannelore Baron]

Si Minck par­court le pays pour dif­fu­ser les idées socia­listes, elle consacre beau­coup de son temps et de son éner­gie à défendre des motions en faveur des femmes à l’in­té­rieur des orga­ni­sa­tions aux­quelles elle par­ti­cipe. Il convient d’in­for­mer les citoyens et les citoyennes sur la ques­tion sociale, oui, mais éga­le­ment d’é­du­quer des révo­lu­tion­naires peu enclins à se voir cha­hu­ter par une femme. C’est auprès de Jules Guesde, au sein du Parti ouvrier fran­çais (POF) crée en 1882, que Minck s’in­ves­tit avec le plus d’ar­deur — une adhé­sion qu’Alain Dalotel croit un peu hâti­ve­ment « essen­tiel­le­ment moti­vée par un sou­ci d’ef­fi­ca­ci­té39 ». L’organisation, lit-on ailleurs, demeure « une pla­te­forme pour le socia­lisme fémi­niste tout au long de la décen­nie40 » et, de même qu’elle l’a fait pour l’an­ti­clé­ri­ca­lisme41, contri­bue à fon­der une voie médiane à pro­pos des femmes. Entre le refus conser­va­teur de la par­ti­ci­pa­tion fémi­nine aux ins­ti­tu­tions poli­tiques, ancré pour de longues années encore dans les milieux socia­listes comme répu­bli­cains, et un com­bat pour l’ac­qui­si­tion de droits poli­tiques que mène, entre autres, Hubertine Auclert, Minck et le POF abordent le sta­tut des femmes par le biais du tra­vail, de l’in­dé­pen­dance et de la liber­té42. Guesde main­tien­dra ce cap jus­qu’à la fin du siècle : en 1898, il s’é­ton­ne­ra encore que ses cama­rades puissent refu­ser aux femmes l’ac­cès à un tra­vail rému­né­ra­teur, accu­sant ceux-ci de « vou­loir faire de la femme le pro­lé­taire de l’homme43 ». Une déter­mi­na­tion qui rap­pelle celle de Paule Minck, qu’im­portent les obs­tacles ou les tentations.

« La mili­tante se montre telle qu’elle le res­te­ra jus­qu’à la fin de sa vie : pour une union ouvrière der­rière la ban­nière socia­liste, en faveur de l’é­ga­li­té des sexes dans tous les com­bats sociaux. »

Voyons deux exemples qui ont fis­su­ré la gauche anti­par­le­men­taire : la crise bou­lan­giste et l’af­faire Dreyfus. Le pre­mier évé­ne­ment a vu une par­tie des militant·es blan­quistes se ran­ger der­rière un géné­ral bel­li­queux et déma­gogue, le second a fait res­sur­gir un anti­sé­mi­tisme latent au nom d’un anti­mi­li­ta­risme de façade. Si Minck ne cesse de pour­fendre « l’hon­neur de l’ar­mée et le culte de la patrie44 », elle rompt avec les gues­distes, trop équi­voques à son goût à l’é­gard du Général Boulanger, puis sou­tient Zola dans sa défense de Dreyfus. Lors de ces deux évé­ne­ments, elle se montre telle qu’elle le res­te­ra jus­qu’à la fin de sa vie : pour une union ouvrière der­rière la ban­nière socia­liste, en faveur de l’é­ga­li­té des sexes dans tous les com­bats sociaux, indé­pen­dante dans ses juge­ments et auto­nome, mal­gré la misère, dans la conduite de sa vie.

Ces années, en effet, sont par­mi les plus âpres qu’eut à vivre la com­mu­narde. Trop remuante au goût des auto­ri­tés, on la menace d’ex­pul­sion. Née d’un père polo­nais, mariée en pre­mier lieu à un com­pa­triote, elle ne peut léga­le­ment reven­di­quer la natio­na­li­té fran­çaise. En guise de réponse, elle se marie avec l’ou­vrier Maxime Negro, et ajoute des mots défi­ni­tifs à cette déci­sion : « Mon socia­lisme a déci­dé d’u­ser du mariage45. » Le couple s’ins­talle à Montpellier où, bien­tôt, naissent deux enfants. Bien vite, cepen­dant, Minck décide de retour­ner à Paris, avec ses deux filles plus âgées. L’agitation poli­tique y est plus forte qu’ailleurs et lui manque. D’un quar­tier à l’autre de la ville, elle démé­nage sans cesse, le plus sou­vent avant le terme afin d’é­vi­ter de payer un loyer qu’elle n’a pas tou­jours les moyens d’as­su­mer. Si elle accepte ce rythme épui­sant, c’est qu’elle a trou­vé dans la capi­tale de nou­veaux groupes aux­quels s’as­so­cier. En retrait du POF depuis que celui-ci ne sou­tient plus la grève géné­rale, mais tou­jours affi­liée à ce der­nier, Minck se tourne vers de nou­velles orga­ni­sa­tions fémi­nistes. Parmi elles, Solidarité des femmes, fon­dée par Eugénie Potonié-Pierre et Maria Martin, qui lui pro­pose d’être can­di­date aux élec­tions muni­ci­pales de 1893. Là où d’autres, dont Deraismes et la jour­na­liste Séverine, ont refu­sé, Minck accepte. Après des années pas­sées à reje­ter toute forme d’é­lec­tion, elle se retrouve can­di­date à son tour pour défendre le rôle poli­tique des femmes. Elle s’en explique : « [S]oldat dis­ci­pli­né du par­ti ouvrier, auquel j’ap­par­tiens depuis douze ans, je crois de mon devoir de mettre en pra­tique les déci­sions de nos congrès, qui, tous, ont affir­mé l’é­ga­li­té de la femme, aux divers points de vue éco­no­mique, civil, et poli­tique46 ». Ailleurs, elle pré­cise : « Ce n’est pas une can­di­da­ture fémi­nine […] que j’ai vou­lu poser, mais bien une can­di­da­ture socia­liste révo­lu­tion­naire. Je ne suis pas por­tée comme femme, mais comme mili­tante47. » Elle qui refu­sait de suivre Auclert et d’autres suf­fra­gettes dans leur enga­ge­ment la décen­nie pré­cé­dente, change ain­si d’a­vis afin de mieux ser­vir la cause socia­liste. Malgré cette jus­ti­fi­ca­tion, mal­gré, il est vrai, des motions en ce sens, le POF ne la sou­tient pas ; un désa­veu qui la conduit à rompre et à se ran­ger der­rière le seul mou­ve­ment qui lui paraît méri­ter ses efforts : le mou­ve­ment ouvrier. Pendant huit ans encore elle accepte can­di­da­tures et confé­rences, elle se déplace où on veut l’en­tendre, jus­qu’à l’é­pui­se­ment. Elle meurt une nuit d’a­vril 1901.

[Hannelore Baron]

*

Les unes enterrent les autres et les éloges funèbres se clament avec une douce colère. Ce fut Louise Michel qui prit la parole pour Anna Jaclard, cette « intel­li­gente et brave Russe48 » qui comp­ta au nombre de ses amies. Plus tard, la même Louise sera célé­brée par Séverine au cime­tière de Levallois-Perret par ces mots : « Le popu­laire se mirait en elle comme une glace au tain ter­ni, cra­que­lé, un miroir de pauvre49 ! » Mais pour l’heure, ce 1er mai 1901, ça n’est pas une figure unique qui se détache pour prendre la parole en l’hon­neur de Paule Minck. Depuis la mai­son mor­tuaire, sise rue de Billancourt, jus­qu’au colum­ba­rium du Père Lachaise où l’on dépose les cendres de la révo­lu­tion­naire, c’est un cor­tège immense, assor­ti d’un dis­po­si­tif poli­cier déme­su­ré, qui accom­pagne la dépouille50 : « […] plus de six cents agents de police, cinq cents sol­dats d’in­fan­te­rie et cent cava­liers51 » s’a­joutent à la foule. Alain Dalotel résume ain­si le dérou­le­ment de la jour­née : « Rien n’y manque : le peuple, le dra­peau rouge, l’Internationale et la Carmagnole, les cris sédi­tieux anti­mi­li­ta­ristes, les dis­cours enflam­més pour la Commune pro­chaine et l’é­man­ci­pa­tion des femmes, et, en face, les forces de l’ordre agres­sives, comme il se doit ; des bagarres éclatent même devant le mur des fédé­rés et porte de Bagnolet, entre ouvriers et poli­ciers, clô­tu­rant en beau­té la céré­mo­nie52. » Que la céré­mo­nie ait été belle, oui, cela ne fait pas de doute.

*

Un matin de décembre, même lieu, cent vingt années plus tard. Le colum­ba­rium du Père-Lachaise a bien chan­gé depuis qu’on y a dépo­sé les cendres de Paule Minck : désor­mais, plus de qua­rante mille cases entourent la sienne. On la cherche. Elle serait au numé­ro 1029. Mais les conces­sions sont péris­sables et, à la place de celle de la com­mu­narde, on lit un nom dif­fé­rent et d’autres dates que celles qui bornent sa vie. Là aus­si, l’ou­bli. À droite, cepen­dant, une case est vide. Ce serait la sienne. Mais le vide retient bien peu l’at­ten­tion et, déjà, les yeux se perdent sur les niches alen­tour. Un mètre plus bas, sur la gauche, l’une accroche le regard. « Louise Michel », née en 1888. Pas celle que l’on connaît, non, mais bien une autre. La cor­res­pon­dance fait sou­rire. Elle aurait plu, sûre­ment, à deux femmes heu­reuses, peut-être, de se trou­ver non loin dans la mort.


Le titre de ce por­trait a été choi­si en réfé­rence à un article col­lec­tif inti­tu­lé « Le socia­lisme aux pay­sans », rédi­gé prin­ci­pa­le­ment par André Léo et paru le 3 mai 1871 dans La Sociale
Illustration de ban­nière : extrait d’une toile de Hannelore Baron

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  1. Émile Zola, « Mes sou­ve­nirs sur Gustave Flaubert », Le Figaro, 6e année, n° 50, 11 décembre 1880.[]
  2. Si la IIIe République est pro­cla­mée en sep­tembre 1870, les élus répu­bli­cains à la Chambre des dépu­tés ne sont majo­ri­taires qu’en 1876, tan­dis que ceux au Sénat rem­portent les élec­tions en 1879, année où le pré­sident MacMahon, légi­ti­miste et bou­cher de la Commune, cède sa place à Jules Grévy. Après neuf années d’exis­tence, la République est enfin tenue par ses défen­seurs. Aussi, pour l’his­to­rien libé­ral François Furet, ça n’est qu’à cette date que « la Révolution fran­çaise entre au port » (dans La Révolution II (1814–1880), Pluriel, p. 467).[]
  3. Paul Lidsky, Les Écrivains contre la com­mune (1970), La Découverte, 2021.[]
  4. Laure Godineau, « L’amnistie des com­mu­nards : autour du dis­cours de Léon Gambetta, 21 juin 1880 », Nineteenth-Century French Studies, vol. 49, n° 3–4, 2021.[]
  5. Plusieurs ortho­graphes de son nom coexistent. Nous pré­fé­rons écrire ici Minck plu­tôt que Mink, car son uti­li­sa­tion est plus cou­rante. Pour les cita­tions nous res­pec­tons le choix d’o­ri­gine.[]
  6. Tribune de Genève, 13 mars 1883, dans Daniel-François Ruchon, « Georges Favon et les réfu­giés de la com­mune à Genève », Revue euro­péenne des sciences sociales, vol. 11, n° 29, 1973.[]
  7. On retrouve un extrait de cette soi­rée dans le recueil de textes écrits par Louise Michel et à son pro­pos, À mes frères, Libertalia, 2019, p. 113–114.[]
  8. Réunion publique du 5 mai 1893, dans Alain Dalotel, Paule Minck. Communarde et fémi­niste, 1839–1901, Syros, 1981, p. 165.[]
  9. Firmin Maillard, La Légende de la femme éman­ci­pée, Librairie illus­trée, 1886, p. 317–318.[]
  10. Alain Dalotel, op. cit., p. 8.[]
  11. Alain Dalotel, Alain Faure et Jean-Claude Freiermuth, Aux ori­gines de la Commune. Le mou­ve­ment des réunions publiques à Paris (1868–1870), François Maspero, 1980.[]
  12. Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révo­lu­tion­naire, 1902, p. 323.[]
  13. Pour plus de détails, on peut lire l’ar­ticle de Michèle Audin, « 1868–1870, un poli­cier suit Paule Minck dans les réunions publiques », 4 juin 2018.[]
  14. Les Mouches et les arai­gnées, 1869, dans Alain Dalotel, op. cit., p. 49.[]
  15. Élie Marek, « André Léo : toutes avec tous », Ballast, n° 11, 2021.[]
  16. Alice Primi, « La Ligue en faveur des droits des femmes (1868–1870) : un huma­nisme uni­ver­sa­liste et socia­liste », dans Frédéric Chauvaud, François Dubasque, Pierre Rossignol et Louis Vibrac, Les Vies d’André Léo, Presses uni­ver­si­taires de Rennes, 2015.[]
  17. Alban Jacquemart, « Engagements fémi­nistes mas­cu­lins dans le der­nier XIXe siècle (1869–1900) : de la cen­tra­li­té à la mar­gi­na­li­té », dans Frédéric Chauvaud et al., op. cit., p. 158.[]
  18. Édith Thomas, Les « Pétroleuses » (1963), L’Amourier, 2019, p. 59.[]
  19. Lettre à Louise Michel du 14 décembre 1880, dans Alain Dalotel, op. cit., p. 98.[][]
  20. Albert Goullé, « Paul Mink », L’Aurore, 5e année, n° 1290, 1er mai 1901.[]
  21. Depuis la pri­son des Feuillantines où elle se trouve enfer­mée pen­dant un mois, elle écrit par exemple en juin 1881 : « Nous avons défen­du Jessa Helfmann, une femme mal­heu­reuse, que j’aime comme mère et comme Polonaise » (dans Alain Dalotel, op. cit., p. 60).[]
  22. Le choix de ces pré­noms conduit à une polé­mique que Minck choi­sit de rendre publique par une lettre ouverte au ministre de l’Intérieur, publiée dans la presse.[]
  23. Carolyn J. Eichner, Franchir les bar­ri­cades, Éditions de la Sorbonne, 2020, p. 250.[]
  24. Ibid.[]
  25. Carolyn J. Eichner, op. cit., p. 176.[]
  26. Édith Thomas, op. cit., p. 185.[]
  27. Cité dans Carolyn J. Eichner, op. cit., p. 244.[]
  28. Lucien Descaves, Philémon. Vieux de la vieille, La Découverte, 2019 [1913].[]
  29. Ibid.[][]
  30. Alain Dalotel, op. cit., p. 20.[]
  31. Alain Dalotel, op. cit., p. 20–21.[]
  32. Discours pro­non­cé le 27 sep­tembre 1871 au Congrès de la Paix et de la Liberté de Lausanne, dans Alain Dalotel, op. cit., p. 82.[]
  33. Firmin Maillard, op. cit., p. 318.[]
  34. Lettre à Louise Michel, 9 avril 1881, dans Alain Dalotel, op. cit., p. 77.[]
  35. Alain Dalotel, op. cit., p. 77.[]
  36. Carolyn J. Eichner, op. cit., p. 241. À noter qu’Alain Dalotel, quelques années avant l’his­to­rienne éta­su­nienne, refu­sait de qua­li­fier Minck de blan­quiste car cette der­nière ne par­ti­ci­pait pas aux groupes se récla­mant de ce cou­rant, essen­tiel­le­ment pari­sien, quand la mili­tante pri­vi­lé­giait le reste du pays.[]
  37. La Révolution sociale, 3 avril 1881, dans Alain Dalotel, op. cit., p. 73.[]
  38. Lettre à Louise Michel, 5 juin 1881, dans Alain Dalotel, op. cit., p. 63.[]
  39. Alain Dalotel, op. cit., p. 28.[]
  40. Carolyn J. Eichner, op. cit., p. 263.[]
  41. Robert Stuart, « Marxism and Anticlericalism : The Parti Ouvrier Français and the War against Religion, 1882–1905 », The Journal of Religious History, vol. 22, n° 3, 1998.[]
  42. Robert Stuart, « Gendered Labour in the Ideology Discourse of French Marxism : The Parti Ouvrier Français, 1882–1905 », Gender & History, vol. 9, n° 1, 1997.[]
  43. Jules Guesde, « La femme et son droit au tra­vail », Le Socialiste, 9 octobre 1898.[]
  44. Alain Dalotel, op. cit., p. 40.[]
  45. Le pays, 19 juillet 1881, dans Carolyn J. Eichner, op. cit., p. 258.[]
  46. Germinal, 7 avril 1893, dans Carolyn J. Eichner, op. cit., p. 264.[]
  47. La petite répu­blique, 19 août 1893, dans Carolyn J. Eichner, op. cit., p. 265.[]
  48. Louise Michel, À tra­vers la mort. Mémoires inédits 1886–1890, La Découverte 2015.[]
  49. Cité dans Évelyne Le Garrec, Séverine (1855–1929) — Vie et com­bats d’une fron­deuse, L’Archipel, 2015.[]
  50. De nou­veau, plus de détails sont dis­po­nibles dans un article de Michèle Audin, « Paule Minck, deux ou trois choses que l’on sait d’elle (4) », 1er mai 2020.[]
  51. Carolyn J. Eichner, op. cit., p. 239.[]
  52. Alain Dalotel, op. cit., p. 44.[]

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