Blanqui et Bensaïd : l'Histoire ouverte

4 mai 2015


Texte inédit pour le site de Ballast

Auguste Blanqui fut, selon Marx, l’homme qui man­qua à la Commune : le révo­lu­tion­naire se trou­vait alors sous les bar­reaux. Contre « l’o­dieuse domi­na­tion des pri­vi­lé­giés », le mili­tant, dif­fi­ci­le­ment clas­sable dans quelque cou­rant consti­tué, a inlas­sa­ble­ment pro­mu le ren­ver­se­ment du pou­voir cen­tral par une mino­ri­té socia­liste orga­ni­sée. Le phi­lo­sophe Daniel Bensaïd, trots­kyste de for­ma­tion et théo­ri­cien de la LCR (puis du NPA), l’a mobi­li­sé de très nom­breuses fois dans son œuvre. Retour un com­pa­gnon­nage intel­lec­tuel. ☰ Par Émile Carme 


Les pas­séistes aiment le pas­sé pour le figer (ombres piquées sur le liège, gloires amères, nos­tal­gies fos­si­li­sées) ; les révo­lu­tion­naires s’y plongent pour remon­ter à la sur­face, les pou­mons char­gés des forts souffles d’an­tan. Daniel Bensaïd était de ces der­niers, bien sûr. Il convo­quait les morts pour ragaillar­dir les vivants et fouet­ter le sang d’une époque cour­ba­tu­rée : notre temps se paie comp­tant et n’a plus rien à offrir qu’une Histoire finie, se cha­maillant entre bon­net blanc démo­crate et blanc bon­net répu­bli­cain. À tout pen­seur ses ancêtres : balises ou phares, bous­soles ou points d’ap­pui, mires ou roses des vents. Bensaïd n’y cou­pait pas et flot­taient, jamais loin de lui, quelques lueurs anciennes : Charles Péguy, Walter Benjamin et Auguste Blanqui l’ont escor­té sa vie durant. C’est ce der­nier, tête dure dis­pa­rue en 1881, qui nous retient ici. On retrouve sa trace de la créa­tion du NPA aux ultimes notes du phi­lo­sophe, avant qu’il ne nous quitte à son tour, en 2010.

« Notre temps se paie comp­tant et n’a plus rien à offrir qu’une Histoire finie, se cha­maillant entre bon­net blanc démo­crate et blanc bon­net républicain. »

La réfé­rence demeure embar­ras­sante. Impénitent com­bat­tant empri­son­né plus de trente années de sa vie, inven­teur de la fameuse for­mule « Ni Dieu ni maître », pri­son­nier de Thiers sous la Commune (ce répu­bli­cain bon teint qui englou­tit Paris dans le sang et dont Zola affir­mait qu’il était le « génie fran­çais incar­né »), chat des rues doc­tri­naires (ni mar­xiste, ni anar­chiste, il se récla­mait du com­mu­nisme et d’une Anarchie régu­lière), l’homme a tout pour trou­bler les ban­quets et les hom­mages que la Nation se plaît à rendre à ses défunts. La République lui pré­fère donc Ferry ou Clemenceau. La mise au ban n’au­to­rise tou­te­fois pas l’ab­so­lu­tion : Blanqui n’eut jamais le pou­voir. Bien malin qui pour­rait jurer qu’il n’en aurait pas abu­sé dans le cadre de la « dic­ta­ture pari­sienne » qu’il conviait de ses vœux. Son goût, confi­nant à l’ob­ses­sion, pour les avant-gardes armées et les coups de force n’a guère connu, le futur en sera témoin, de len­de­mains radieux.

À n’en pas dou­ter, Daniel Bensaïd pri­sait en lui l’in­flexi­bi­li­té, la droi­ture et la pas­sion. Les réfé­rences à sa pen­sée — Blanqui, dit l’Enfermé, était un homme d’ac­tion plus qu’un théo­ri­cien, mais la rue pense et l’intéressé a légué au socia­lisme radi­cal quelques grains à moudre — abondent dans ses ouvrages et ses articles. Trois lignes de force s’en dégagent : Bensaïd puise dans le « blan­quisme »1 son refus du déter­mi­nisme his­to­rique, son mépris des uto­pies et sa pro­pen­sion à la mélancolie.

[Ilya Bolotowsky]

Un socialisme sans Progrès

Le mot, en lettre minus­cule, a bonne presse : qui serait contre ? Le sens com­mun veut même qu’on ne l’ar­rête pas. Il devient matière à bis­billes sitôt qu’il se fait concept. Dans les rangs tra­di­tion­nel­le­ment contre-révo­lu­tion­naires, cela s’en­tend, mais aus­si, et cela se dit moins, dans le camp anti­ca­pi­ta­liste. Sauf à pen­ser le monde en deux blocs, noir face au blanc, se toi­sant d’une tran­chée l’autre au mépris des teintes entières exis­tantes (ce qui, dans le domaine médi­cal, porte le nom d’a­chro­ma­tie et tient de la patho­lo­gie), force est d’ad­mettre que les cou­rants se croisent et se che­vauchent plus qu’on ne veut bien l’ad­mettre : « pro­gres­siste », « conser­va­teur », « réac­tion­naire », « moderne » et « anti­mo­derne » n’é­clairent pas tou­jours, en tout cas pas assez, les enjeux comme les forces en pré­sence. Mots fétiches qui aident à pros­crire plus qu’à pen­ser. Jaugeons-les avec modes­tie, ras les pâque­rettes, à la loupe plus qu’à la louche : il est des pro­grès qui abaissent et d’autres dont on ne sau­rait se pas­ser, des conser­va­tions salu­taires et d’autres à mettre au poteau. Lieu com­mun : le cas par cas a, faute de génie, par­fois quelques vertus.

« Les années passent mais ne pro­mettent rien : mal­heur à qui croit le des­tin don­né, tra­cé, plié. »

En 2006, Daniel Bensaïd a cosi­gné aux côtés du phi­lo­sophe Michael Löwy l’ar­ticle « Auguste Blanqui, com­mu­niste héré­tique ». Les auteurs fai­saient de l’Enfermé l’un des ava­tars de la troi­sième gauche : si la pre­mière est d’une rai­deur toute éta­tiste, la seconde réfor­miste et démo­cra­tique, cette der­nière, plus radi­cale, s’a­vance hors les ins­ti­tu­tions. Elle rejette les pan­ta­lon­nades par­le­men­taires, ronds de ser­viette à la table des ministres, com­pro­mis et cotes mal taillées. Elle n’est pas une mou­vance struc­tu­rée, appoin­tée et enca­drée, mais, écri­vaient-ils, une « constel­la­tion » : aréo­page d’âmes rétives, bric-à-brac d’é­toiles filantes — celles-là sont peu nom­breuses et l’on y compte Sorel, Péguy, Lazare et ledit Blanqui. Bensaïd signait à deux mains son ins­crip­tion propre dans la tra­di­tion mar­xiste : il n’est à ses yeux nul­le­ment ques­tion de la dépas­ser mais de l’en­ri­chir, de l’é­mailler, de la fécon­der par des forces hété­ro­doxes mécon­nues, plus enclines aux ombrages qu’aux homé­lies. Et les deux pen­seurs d’as­su­rer : Blanqui porte sur ses épaules cette ten­dance non pro­gres­siste du socia­lisme. « Son image ne cesse de nous han­ter. »

L’Enfermé fut un oppo­sant réso­lu au posi­ti­visme (l’hu­ma­ni­té appré­hen­dée par stades, de l’ir­ra­tion­nel des temps pre­miers à la science comme som­met), au scien­tisme, au déter­mi­nisme et au carac­tère sup­po­sé­ment linéaire du deve­nir his­to­rique. Non, mar­te­lait-il, l’a­ve­nir ne porte pas en lui l’é­lé­va­tion de l’es­pèce. Le pas­sé, un sou­ve­nir amer ; le pré­sent, un trem­plin pour un futur enfin affran­chi des tares anciennes ? Farces et fou­taises. Le temps ne monte pas les marches de l’é­vo­lu­tion, de la tourbe ani­male aux cités radieuses de l’Homme libre. Les années passent mais ne pro­mettent rien : mal­heur à qui croit le des­tin don­né, tra­cé, plié. Blanqui : « Je ne suis pas de ceux qui pré­tendent que le pro­grès va de soi, que l’hu­ma­ni­té ne peut pas recu­ler2. »

Ilya Bolotowsky

Le hasard n’a pas pous­sé Bensaïd à convo­quer le sul­fu­reux Sorel. On lui doit son célèbre essai Les Illusions du pro­grès, paru en 1908. Le phi­lo­sophe fran­çais, par­ti­san du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, y retra­çait page à page les ori­gines de ce « dogme », le pro­grès, qu’il assi­mi­lait à « une doc­trine bour­geoise3 ». Quatre décen­nies plus tard, l’an­cien trots­kyste Dwight Macdonald, deve­nu liber­taire pour n’être pas com­plice du sang ver­sé à Kronstadt par le lea­der de l’Armée rouge (vis-à-vis duquel Daniel Bensaïd, il faut bien le dire, fai­sait montre d’une large indul­gence), publiait The Root Is Man. On y lit : « Le pro­gres­siste, si prompt à taxer les autres de méta­phy­si­ciens ou d’uto­pistes, est en réa­li­té l’ar­ché­type du méta­phy­si­cien de notre temps, prêt à sacri­fier indé­fi­ni­ment et à très grande échelle les inté­rêts réels, maté­riels, concrets d’êtres de chair et de sang sur l’au­tel du concept méta­phy­sique de Progrès, dont il pos­tule (en termes méta­phy­siques là encore) qu’il est la véri­table essence de l’his­toire4. » Camus enté­ri­ne­rait bien­tôt, dans L’Homme révol­té : « [L]e pro­grès, l’a­ve­nir de la science, le culte de la tech­nique et de la pro­duc­tion sont des mythes bour­geois5. »

« Si rien n’est tra­cé, rien n’est fatal ; un fait n’est jamais accom­pli, sauf à croire les vain­queurs qui le déclarent. »

C’est qu’une pen­sée irrigue l’œuvre entière de Bensaïd : l’Histoire n’est pas une ligne droite obéis­sant à quelque des­sein (le telos d’Aristote, la Cité de Dieu de saint Augustin, l’âge posi­tif de Comte ou la Révolution finale). Elle ne se déplie ni ne connaît d’é­pi­logue. Le mili­tant trots­kyste, s’ap­puyant sur Blanqui, Benjamin et Marx, tenait à lais­ser la porte ouverte aux aléas comme aux accrocs, aux impré­vus comme aux hasards. Le monde est une boule capri­cieuse, sale gosse mar­chant contre les vents pré­dits. Chaque ins­tant porte son poids de doutes et de pos­sibles, d’es­quives et de peut-être. Et si rien n’est tra­cé, rien n’est fatal ; un fait n’est jamais accom­pli, sauf à croire les vain­queurs qui le déclarent. Dans son essai Marx, mode d’emploi, Bensaïd convo­quait une phrase chère à son cœur, à en juger par sa récur­rence dans son œuvre : « L’histoire ne fait rien6. » Signée Engels. Les hommes seuls la font et la façonnent, dans l’é­ter­nel com­bat quotidien.

Dans ses Mémoires, Une lente impa­tience, Bensaïd consi­gnait encore : « Le cher Blanqui voyait juste7 » dans sa cri­tique du posi­ti­visme. Plus loin : « Les bifur­ca­tions stra­té­giques de Blanqui lais­saient entre­voir un autre rap­port entre his­toire et évé­ne­ment, règle et excep­tion, récep­tion infer­nale de la catas­trophe et irrup­tion mes­sia­nique du pos­sible8. » Rien ne nous auto­rise « à nous lais­ser de nou­veau endor­mir par les ber­ceuses du pro­grès, comme si, à l’ins­tar des opé­rettes Belle Époque, tout devait s’ar­ran­ger, dans une apo­théose finale de paillettes et de chan­sons9 ». Il enfon­çait le clou dans son essai Un nou­veau théo­lo­gien, évo­quant Blanqui dere­chef : non, défi­ni­ti­ve­ment non, l’Histoire n’est pas close et la Révolution n’est pas son point final, sa lettre Z, son ter­mi­nus atten­du. Il n’est pas d’en­gre­nage, de logiques per­cluses, mais, à toute heure, des points de fuite pos­sibles et pen­sables, des per­cées et des brèches à ten­ter ou à prendre, des fis­sures dans les grandes parois de l’ordre. Pas de cours des choses aux semelles de plomb, de fatum sans failles. Le terme « bifur­ca­tion », emprun­té au même Blanqui, revient conti­nuel­le­ment sous la plume de Bensaïd : Tout est encore pos­sible, tel est bien le nom de l’un de ses der­niers livres, paru aux édi­tions La Fabrique en 2010.

[Ilya Bolotowsky]

Dans son article inache­vé « Walter Benjamin, thèses sur le concept d’histoire », Bensaïd est reve­nu sur sa cri­tique du posi­ti­visme. Même pro­pos, autres for­mules. Il déve­loppe en revanche l’i­dée selon laquelle, chez Blanqui (et Benjamin), le pas­sé serait un gise­ment, un mag­ma enfoui prêt à sur­gir. Il parle d’une « caté­go­rie de la Résurrection/Réveil », d’un pas­sé qui sait, peut et doit se défaire de ses pous­sières pour armer le pré­sent en son­geant au futur proche. L’Histoire est hachures, dents de scie, sauts et contre-sauts ; elle gonfle, s’é­lance, s’é­broue puis se rétracte, prend du recul, cherche un biais, esquisse et esquive, puis repart avant de s’é­crou­ler ou de gagner la manche. Le pré­sent, esti­mait Bensaïd, doit réveiller les « poten­tia­li­tés inex­plo­rées » du pas­sé. Le trots­kyste rejoint ici le répu­bli­cain Régis Debray, avec qui il polé­mi­qua fra­ter­nel­le­ment : la mémoire est révo­lu­tion­naire et le fan­tasme de la page blanche, de la table rase, n’a­muse que la chan­son ou les tyrans. « Pour Blanqui, décla­rait Bensaïd en 2007, le pas­sé reste donc un champ de bataille sur lequel le juge­ment des flèches, le sort des armes, et le fait accom­pli ne prouvent rien quant au par­tage du juste et de l’injuste10 » : autre­ment dit, il per­met une approche éthique du socia­lisme, non plus seule­ment stratégique.

La révolution n’est pas une utopie

« On pri­vi­lé­gie les petits chan­tiers alter­na­tifs et les micro­ré­sis­tances au bou­le­ver­se­ment glo­bal des struc­tures et des institutions. »

Étymologiquement, le mot « uto­pie », inven­té par Thomas More en 1516, signi­fie « qui n’est d’au­cun lieu ». S’il est des anti­ca­pi­ta­listes, à com­men­cer par Löwy, pour louer en lui sa force éman­ci­pa­trice, d’autres, à l’ins­tar de Bensaïd, refusent de l’in­té­grer à leur lexique cri­tique. La lutte sociale est l’af­faire des courtes durées, des temps sur les­quels on peut avoir prise : Bensaïd pré­fère les plans B à ceux sur la comète. Aux socié­tés idéales et aux ven­deurs de mirages, il oppose le réel et son impla­cable humi­li­té : « Là-des­sus, je suis blan­quiste jusqu’au bout des ongles : regar­der loin fatigue. […] On est là, on a des pro­blèmes à résoudre, on ne les résou­dra pas tous. On vit dans une époque où ce que l’on appelle la bar­ba­rie a pris plu­sieurs lon­gueurs d’avance, essayons de résoudre cela. Que sera une huma­ni­té demain ? Est-ce qu’il y aura une insa­tis­fac­tion chro­nique ? Est-ce qu’il y aura d’autres manières d’être mal­heu­reux ? Peut-être. Très pro­ba­ble­ment même. Mais enfin, c’est une inter­ro­ga­tion sans réponse. Je reste terre à terre, si tant est que cela soit terre à terre que de se deman­der quoi faire dans les deux siècles qui viennent pour évi­ter une catas­trophe11 »

Face à l’u­to­pisme, Bensaïd dresse « la rai­son stra­té­gique12 ». Les rêves d’an­tan — Owen, Saint Simon ou Fourrier — avaient au moins pour eux, esti­mait le mili­tant, d’as­pi­rer à chan­ger le monde ; ceux qu’offre notre temps s’af­fichent par frag­ments et miettes, bouts de ficelle et pis-aller. On veut se chan­ger « soi » ou faire bou­ger la donne « à son modeste niveau », on pri­vi­lé­gie les petits chan­tiers alter­na­tifs et les micro­ré­sis­tances au bou­le­ver­se­ment glo­bal des struc­tures et des ins­ti­tu­tions. Une époque de « petits trai­tés et petites gor­gées de bière13 », iro­ni­sait le philosophe.

[Ilya Bolotowsky]

Le com­mu­nisme, jurait quant à lui Blanqui en 1870, « doit se gar­der des allures de l’u­to­pie et ne se sépa­rer jamais de la poli­tique14 ». À l’u­to­pie, le phi­lo­sophe pri­vi­lé­giait en réa­li­té la notion de mes­sia­nisme laïc. Qu’est-ce à dire ? « L’inquiétude éveillée du pos­sible », expli­quait-il dans son article « Obscures lumières d’août ». Mais encore ? Ce mes­sia­nisme n’est pas celui de l’at­tente apa­thique, de l’es­poir reli­gieux, du désir d’un Messie sau­veur et rédemp­teur ; le sien est méta­pho­rique, sécu­la­ri­sé. Dans le sillon de Walter Benjamin, Bensaïd sug­gère qu’il faut se tenir sur le guet, prêt, en attente de, tou­jours dis­po­nible « à l’irruption du pos­sible15 ». Il expli­ci­ta son pro­pos dans l’ou­vrage Éloge de la résis­tance à l’air du temps : aux côtés de Blanqui et de Sorel, il assu­rait ain­si, au regard de la tra­di­tion juive, que le Messie peut arri­ver à tout ins­tant, qu’il peut « se fau­fi­ler dans la porte étroite de l’im­promp­tu évé­ne­men­tiel16 ».

Éloge de la mélancolie

« C’est la mélan­co­lie des ventres noués et des yeux flin­gués par les défaites, des corps sur les pavés et des espoirs au fond des rues, cre­vés la gorge nue. »

Des dan­dys aux poètes per­dus dans leur spleen, des phra­seurs aux esthètes alan­guis dans leur Moi, le vague-à-l’âme est d’or­di­naire asso­cié aux gar­diens de l’im­mo­bile. Il existe pour­tant une tra­di­tion révo­lu­tion­naire empreinte de mélan­co­lie : en 1992, Sayre et Löwy ont publié une étude appro­fon­die, Révolte et mélan­co­lie, sur ce cou­rant somme toute sou­ter­rain. Les auteurs se portent en faux contre l’i­dée que le roman­tisme serait inévi­ta­ble­ment contre-révo­lu­tion­naire et célèbrent la force anti­ca­pi­ta­liste de celui-ci : le roman­tisme défie la moder­ni­té, donc sa part de cal­cul, de désen­chan­te­ment, d’hé­gé­mo­nie ratio­na­liste et d’emprise bureau­cra­tique. « Le sou­ve­nir du pas­sé sert comme arme dans la lutte pour le futur17 », révèlent-ils, avant de mettre en lumière les tenants d’une telle mélan­co­lie révo­lu­tion­naire : Marx, Engels, Lukacs, Rosa Luxemburg, Péguy ou encore Ernst Bloch. Bensaïd apporte tou­te­fois une pré­ci­sion, à valeur de rec­ti­fi­ca­tion : la mélan­co­lie qu’il célèbre est clas­sique et non roman­tique. La pre­mière ne donne pas dans l’emphase ni le pathos, ne s’embarrasse pas de larmes sous la lune. Dans Le Pari mélan­co­lique, Bensaïd en brosse le por­trait : lucide, fru­gale, maî­tri­sée. Elle ne s’é­panche pas et espère, tout en ne sachant se défaire du pes­si­misme qui l’ha­bite. Elle risque, parie. Blanqui, estime-t-il, en est l’un des plus justes représentants.

Le socio­logue Philippe Corcuff, ami de Bensaïd, rap­porte dans l’un de ses textes que la mélan­co­lie, comme motif, tra­verse l’in­té­gra­li­té de l’œuvre du pen­seur du NPA. C’est la mélan­co­lie des ventres noués et des yeux flin­gués par les défaites, des corps sur les pavés et des espoirs au fond des rues, cre­vés la gorge nue, celle des dra­peaux ne bat­tant plus que sur les cer­cueils, celle du souffle froid des oubliés, des vain­cus et des pau­més, celle des fosses com­munes face au sou­rire satis­fait des salauds. « Cette tris­tesse, en 1939, c’est l’Allemagne, c’est l’Espagne (celle de la culpa­bi­li­té ron­geuse et alcoo­lique de Lunar Caustic ou de Geoffrey Firmin). C’est l’imminence évi­dente de la guerre18. » C’est encore celle, para­phra­sant Nietzsche, de l’é­ter­nel retour des échecs qu’eut à connaître l’Enfermé (1830, 1839, 1848, 1871…), celle des révo­lu­tions tra­hies — et Bensaïd de lier alors Blanqui à Trotsky —, celle, enfin, du Che n’i­gno­rant rien des obs­tacles mais se bat­tant tout de même. « La mélan­co­lie n’est pas pour moi un ali­bi à l’inaction, mais au contraire un levier de l’action dés­illu­sion­née (à ne pas confondre avec dépas­sion­née), d’un enga­ge­ment qui s’efforce de ne pas se racon­ter d’histoire, de ne pas mar­cher à la croyance19. »

[Ilya Bolotowsky]

*

Un mar­gi­nal, un out­si­der, un héré­tique : c’est ain­si que Bensaïd se plai­sait à décrire Blanqui, que tant d’autres ont cou­vert d’in­sultes (déma­gogue et fana­tique pour Larousse ; brute inca­pable d’a­mour pour Hugo ; indi­vi­du immonde, méchant et dégoû­tant pour Tocqueville). Mais Bensaïd a salué ses ver­tus sans igno­rer ses fai­blesses. « On trouve, au cœur des écrits de Blanqui, un équi­libre instable entre l’illu­mi­nisme auto­ri­taire et une pro­fonde sen­si­bi­li­té liber­taire20. » Tensions, en effet, dans l’œuvre-vie du révo­lu­tion­naire : si son aile auto­ri­taire est mani­feste, l’autre, liber­taire, s’en­tend par son éloge de la plu­ra­li­té des doc­trines et des cou­rants au sein du socia­lisme, et, même, de son impé­rieuse néces­si­té contra­dic­toire. Par son refus de la Terreur ins­ti­tuée, aus­si : aux traîtres et aux contre-révo­lu­tion­naires, Blanqui pro­po­sait l’exil en lieu et place de la guillo­tine robes­pier­riste21. « L’appel est tou­jours ouvert », jurait ce der­nier, pour la plus grande joie sans illu­sions de Bensaïd.


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  1. Utilisons ce terme en tant que cor­pus ori­gi­nel et non comme mou­ve­ment consti­tué par ses dis­ciples.[]
  2. Cité par Alain Decaux, Blanqui l’insurgé, Perrin, 1976, p. 484.[]
  3. Georges Sorel, Les Illusions du pro­grès, Études sur le Devenir Social, Marcel Rivière et Cie, 1947, pp. 5–6.[]
  4. Dwight Macdonald, Le Socialisme sans le Progrès, Éditions La Lenteur, 2011, p. 135.[]
  5. Albert Camus, L’Homme révol­té, Folio essais, 2008, p. 245.[]
  6. Cité par Daniel Bensaïd, Marx, mode d’empoi, Zones, 2009, p. 74.[]
  7. Daniel Bensaïd, Une lente impa­tience, Stock, 2004, p. 91.[]
  8. Ibid., p. 404.[]
  9. Ibid., p. 460.[]
  10. Daniel Bensaïd, « Temps his­to­riques et rythmes poli­tiques », 2007.[]
  11. Entretien « Pensée stra­té­gique et uto­pie », Mortibus n° 1, prin­temps 2006.[]
  12. Daniel Bensaïd, « Socialismes uto­piques d’hier et d’aujourd’hui », 2007.[]
  13. Daniel Bensaïd, Éloge de la résis­tance à l’air du temps, Textuel, 1999, p. 60.[]
  14. Auguste Blanqui, Maintenant il faut des armes, La Fabrique, 2008, p. 216.[]
  15. Entretien « À pro­pos de Walter Benjamin, sen­ti­nelle mes­sia­nique », Petit Périgord rouge, 1990.[]
  16. Daniel Bensaïd, Éloge de la résis­tance à l’air du temps, Textuel, op. cit., p. 59.[]
  17. Robert Sayre et Michael Löwy, Révolte et mélan­co­lie, Payot, 2011, p. 39.[]
  18. Daniel Bensaïd, « Walter Benjamin, thèses sur le concept d’histoire ».[]
  19. Entretien « La Politique et l’histoire », Libre choix, Bruxelles, février 1998.[]
  20. Daniel Bensaïd et Michael Löwy, « Auguste Blanqui, com­mu­niste héré­tique », 2006.[]
  21. Lire à ce pro­pos ses « Notes inédites », parues dans le vingt-hui­tième numé­ro des Annales his­to­riques de la Révolution fran­çaise, en 1928.[]

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