Rosa Luxemburg, une vie

9 mars 2015


Naître quelques jours avant que n’éclate la Commune de Paris et mou­rir assas­si­née sous le feu de la social-démo­cra­tie au len­de­main de la Première Guerre mon­diale. Entre : s’en­ga­ger dans le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire en por­tant haut les cou­leurs d’un com­mu­nisme anti-auto­ri­taire. Portrait de Rosa Luxemburg. ☰ Par Léon Mazas


Berlin, 15 jan­vier 1919. Rosa Luxemburg se repose dans sa chambre dans un quar­tier cos­su de Wilmersdorf. Voilà quelques jours qu’elle vit clan­des­ti­ne­ment dans cet immeuble. Des affiches, col­lées aux murs de la cité, exigent sa mise à mort. Il est un peu plus de vingt-et-une heures lorsqu’elle entend des sol­dats. Combien sont-ils ? Qui a pu la dénon­cer ? Elle ramasse des livres — dont Faust, de Goethe. Les mili­taires font irrup­tion dans la pièce ; elle se tient debout, sa valise prête. La nuit porte du noir et Luxemburg boite. Elle a tou­jours boi­té — trace de tous ces mois qu’elle pas­sa, plâ­trée et ali­tée, lorsqu’elle n’était qu’enfant ? peut-être. À moins que ce ne soit cette jambe, fichus os, celle qui fut tou­jours plus courte que l’autre ?… Ils l’installent dans une voi­ture puis roulent en direc­tion de l’hôtel Eden. Karl Liebknecht, cama­rade et fon­da­teur à ses côtés de la Ligue Spartakiste, s’y trouve déjà. On la couvre d’injures. Imagine-t-elle que tout s’achèvera bien­tôt ? Probablement. « L’ordre règne à Berlin », pou­vait-on lire la veille dans l’article qu’elle a écrit pour le jour­nal Die Rote Fahne. Ses mots tenaient soli­de­ment sur leurs pieds. Ses mots n’avaient pas l’œil flot­tant. Ses mots ne cla­quaient pas des dents.

« Des affiches, col­lées aux murs de la cité, exigent sa mise à mort. Il est un peu plus de vingt-et-une heures lorsqu’elle entend des soldats. »

« Que nous enseigne toute l’histoire des révo­lu­tions modernes et du socia­lisme ? La pre­mière flam­bée de la lutte de classe en Europe s’est ache­vée par une défaite. Le sou­lè­ve­ment des canuts de Lyon, en 1831, s’est sol­dé par un lourd échec. Défaite aus­si pour le mou­ve­ment char­tiste en Angleterre. Défaite écra­sante pour la levée du pro­lé­ta­riat pari­sien au cours des jour­nées de juin 1848. La Commune de Paris enfin a connu une ter­rible défaite. La route du socia­lisme — à consi­dé­rer les luttes révo­lu­tion­naires — est pavée de défaites. Et pour­tant cette his­toire mène irré­sis­ti­ble­ment, pas à pas, à la vic­toire finale ! Où en serions-nous aujourd’hui sans toutes ces défaites, où nous avons pui­sé notre expé­rience, nos connais­sances, la force et l’idéalisme qui nous animent ? » Des mots comme ça, il faut bien les payer un jour et Rosa Luxemburg n’est pas sans l’i­gno­rer. « Votre ordre est bâti sur le sable. Dès demain la révo­lu­tion se dres­se­ra de nou­veau avec fra­cas, pro­cla­mant à son de trompe pour votre plus grand effroi J’étais, je suis, je serai ! » Le capi­taine Waldemar Pabst l’interroge ; elle refuse de lui répondre. Ses mots ne sont pas pour lui.

La révolution par les masses

Un mois plus tôt. Le Kaiser a été chas­sé du trône par les insur­gés alle­mands et l’Empire mord la pous­sière. Mutineries, grèves, créa­tion de Conseils ouvriers aux quatre coins de du pays. Le dra­peau rouge est his­sé au Berliner Stadtschloss, le châ­teau impé­rial. N’est-ce pas là, enfin, l’avènement de la révo­lu­tion ? Les socia­listes alle­mands s’écharpent. Mais les spar­ta­kistes, menés par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, n’en­tendent pas bal­bu­tier : une Assemblée élue au suf­frage uni­ver­sel don­ne­ra, comme de juste, les clés du pays à la bour­geoi­sie, fût-elle répu­bli­caine. Foin du par­le­men­ta­risme ! Foin de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive ! La classe ouvrière doit s’emparer de l’appareil d’État puis bâtir un véri­table régime d’émancipation. Seul hori­zon pos­sible, dès lors : lutte à mort contre les nan­tis. « Aujourd’hui, écrit Luxemburg, nous sommes au milieu de la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne, et il s’agit aujourd’hui de por­ter la hache sur l’arbre de l’exploitation capi­ta­liste elle-même. Le par­le­men­ta­risme bour­geois, comme la domi­na­tion de classe de la bour­geoi­sie, dont il est l’objectif poli­tique essen­tiel, est déchu de son droit à l’existence. C’est main­te­nant la lutte de classes sous sa forme la plus dépouillée, la plus nue, qui entre en scène. Le capi­tal et le tra­vail n’ont plus rien à se dire, ils n’ont plus main­te­nant qu’à s’empoigner dans un corps à corps sans mer­ci pour que le com­bat décide lequel sera jeté à terre. »

[Varennes-en-Argonne, 26 septembre 1918 (U.S. Army | U.S. National Archives)]

Le temps presse donc. Chaque jour en vain consu­mé conforte l’ennemi ; la révo­lu­tion attend seule­ment d’être confis­quée par les plus prompts. La prise de pou­voir des bol­che­viks, l’an pas­sé, hante tous les esprits. Liebknecht et Luxemburg créent le Parti com­mu­niste d’Allemagne le 30 décembre. Leurs objec­tifs ? Actualiser le pro­gramme en dix points que Marx et Engels avaient for­mu­lé dans le Manifeste du par­ti com­mu­niste, en 1848. Soit vingt-cinq mesures en quatre volets. Parmi les­quelles : désar­mer la police et les sol­dats « d’origine non pro­lé­ta­rienne » et armer la classe ouvrière pour défendre, dans l’immédiat, la Révolution ; ins­tau­rer un tri­bu­nal révo­lu­tion­naire pour juger les res­pon­sables de la guerre ; réqui­si­tion­ner des vivres pour nour­rir la popu­la­tion ; créer une République alle­mande socia­liste uni­fiée ; rem­pla­cer les par­le­ments par des conseils d’ouvriers élus (avec pos­si­bi­li­té de révo­quer cha­cun des repré­sen­tants) ; sup­pri­mer « toutes les dif­fé­rences de caste, de tous les ordres et de tous les titres » ; assu­rer l’égalité entre les hommes et les femmes ; réduire le temps de tra­vail (durée maxi­male jour­na­lière fixée à six heures) ; confis­quer les biens dynas­tiques de l’Empire ; annu­ler les dettes de l’État ; expro­prier les grandes et moyennes exploi­ta­tions agri­coles et créa­tions de coopé­ra­tives agri­coles socia­listes ; expro­prier les banques, mines, grandes entre­prises indus­trielles et com­mer­ciales ; confis­quer toutes les for­tunes excé­dant un mon­tant à défi­nir ; prendre en main les trans­ports publics par la République des Conseils et la direc­tion des usines par des conseils d’entreprises élus liés à des conseils ouvriers ; sou­te­nir, à l’extérieur, les révo­lu­tions pro­lé­ta­riennes à échelle mon­diale. Rien de moins.

« Quatre années à écor­cher le cœur des nations. Quatre années à creu­ser la terre pour n’y voir que du sang. Quatre années à ram­per pour les rois. »

« Le socia­lisme est deve­nu une néces­si­té, non seule­ment parce que le pro­lé­ta­riat ne veut plus vivre dans les condi­tions maté­rielles que lui réservent les classes capi­ta­listes, mais aus­si parce que nous sommes tous mena­cés de dis­pa­ri­tion si le pro­lé­ta­riat ne rem­plit pas son devoir de classe en réa­li­sant le socia­lisme », lance-t-elle à sa créa­tion. Les masses arri­ve­ront à matu­ra­tion au cours de l’entreprise révo­lu­tion­naire elle-même. Hors de ques­tion, tou­te­fois, de s’emparer du pou­voir sans le sou­tien du peuple. Son par­ti « ne pren­dra jamais le pou­voir que par la volon­té claire et sans équi­voque de la grande majo­ri­té des masses pro­lé­ta­riennes dans l’ensemble de l’Allemagne. Elle ne le pren­dra que si ces masses approuvent consciem­ment ses vues, les buts et les méthodes de lutte de la Ligue Spartakiste. » La dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, oui ; la dic­ta­ture sur le pro­lé­ta­riat, cer­tai­ne­ment pas. C’est que Rosa Luxemburg a mis en garde contre l’appropriation mino­ri­taire du pou­voir, qui ne manque jamais de trans­for­mer le nou­veau régime en une « dic­ta­ture d’une poi­gnée de poli­ti­ciens, c’est-à-dire une dic­ta­ture dans le sens bour­geois, dans le sens de l’hégémonie jaco­bine ». Mais un demi-mil­lion de tra­vailleurs en grève marchent dans Berlin au début du mois de jan­vier 1919. Les masses sont donc prêtes. N’a‑t-elle d’ailleurs pas noti­fié, un jour, dans sa cor­res­pon­dance, que « la masse est tou­jours ce qu’elle doit être, selon les cir­cons­tances his­to­riques » ?

L’Europe ago­nise encore le ventre à l’air. Quatre années à écor­cher le cœur des nations. Quatre années à creu­ser la terre pour n’y voir que du sang. Quatre années à ram­per pour les rois. Tranchées et gueules cas­sées, mitrailleuses MG 08–15 et ypé­rite. Dix-neuf mil­lions d’hu­mains morts, et tant d’autres ani­maux. Où donc étaient-elles, les masses ? Dans la Marne, à Verdun, dans l’Aisne, à Pozières ou à Liège. Elles igno­raient peut-être qu’elles avaient une mis­sion his­to­rique à rem­plir. Alors elles se bat­tirent. L’écrivain fran­çais Léon Werth en fut et se sou­vint, dans Clavel sol­dat : par­tout, de part et d’autre, la même ser­vi­li­té. « Il ne peut plus croire à l’esprit révo­lu­tion­naire des masses, puisque, orien­té contre la guerre, il suf­fit de la guerre pour l’anéantir. […] Derrière les deux talus, il y a deux masses obéis­santes qui sont deve­nues inertes au point de n’être plus capables de souf­frir. Derrière les deux talus, il y a des kilo­mètres d’obéissance. » Personne pour rele­ver le men­ton. Ou si peu. À comp­ter sur les doigts d’une main qui ferme le poing : Luxemburg, cita-t-il. Laquelle pas­sa jus­te­ment une par­tie de la guerre en pri­son pour s’être dres­sée contre elle.

[Massiges (Reuters | collection Odette Carrez)]

L’Internationale sera le genre humain

Le natio­na­lisme avait plan­té ses clous aux fron­tières. Le chau­vi­nisme avait cer­clé de ronces la nuque des peuples. États fiers-à-bras par­tout prêts à croi­ser le fer. Rosa Luxemburg avait été l’une des rares à haus­ser la voix : « Devons-nous nous lais­ser entraî­ner lamen­ta­ble­ment dans une guerre ? Jamais ! » Se battre contre les tra­vailleurs fran­çais pour les intrigues et les inté­rêts des puis­sants ? « Si on attend de nous que nous bran­dis­sions les armes contre nos frères de France et d’ailleurs, alors nous nous écrions : Nous ne le ferons pas ! » Rosa la rouge, la Juive, l’apatride. Rosa née en Pologne sous domi­na­tion russe et natu­ra­li­sée alle­mande par un mariage blanc. Rosa la cos­mo­po­lite déra­ci­née. Rosa l’ennemie de la patrie. La presse lyn­cha, la Justice offi­cia : une pre­mière année sous les bar­reaux du Kaiser. « Et main­te­nant, condam­nez-moi ! », lan­ça-t-elle au tri­bu­nal qui la jugea. « Tôt ou tard une guerre mon­diale écla­te­ra néces­sai­re­ment », avait-elle annon­cé quelques mois avant qu’une balle en plein crâne ne vînt faire taire Jean Jaurès à jamais. Le vent tour­nait, et avec lui les têtes à qui par­tout le sang mon­tait. Les socia­listes alle­mands votèrent les cré­dits mili­taires : Rosa Luxemburg vou­lut se sui­ci­der le soir venu.

« Le vent tour­nait, et avec lui les têtes à qui par­tout le sang mon­tait. Les socia­listes alle­mands avaient voté les cré­dits militaires. »

Ceux qui déclenchent les guerres ont une cer­ti­tude : celle de ne jamais les faire. Luxemburg appe­la donc un chat par son nom. « Cet effroyable mas­sacre réci­proque de mil­lions de pro­lé­taires auquel nous assis­tons actuel­le­ment avec hor­reur, ces orgies de l’impérialisme assas­sin qui ont lieu sous les panon­ceaux hypo­crites de patrie, civi­li­sa­tion, liber­té, droit des peuples et dévastent villes et cam­pagnes, souillent la civi­li­sa­tion, foulent aux pieds la liber­té et le droit des peuples, consti­tuent une tra­hi­son écla­tante du socia­lisme. » L’impérialisme et le mili­ta­risme sont, expli­qua-t-elle, les corol­laires du sys­tème capi­ta­liste. Luxemburg enra­geait entre les murs de sa cel­lule : « Le cri rauque des vau­tours et des hyènes qui rôdent autour des champs de bataille »… Le « sui­cide col­lec­tif de la classe ouvrière euro­péenne »… Un hon­neur, la guerre ? « Une folie, un enfer san­glant… Les divi­dendes grimpent et les pro­lé­taires tombent ! »

À sa sor­tie, des femmes l’avaient atten­due dans la rue. Des cen­taines, peut-être un mil­lier, peut-être plus. Elles lan­cèrent des fleurs et des cris : « Vive Rosa, vive la paix ! » Sa liber­té fut tou­te­fois de courte durée : deux mois plus tard, aux côtés de Karl Liebknecht, elle appe­la à la fin de la guerre et à la chute du gou­ver­ne­ment. Le prix de la paix ? Deux années sous les fers. La déten­tion n’entama pas sa déter­mi­na­tion. Un poli­cier l’importuna ? Luxemburg le trai­ta de « salaud » et lui lan­ça une pla­quette de cho­co­lat en pleine figure. Au trou. Isolement. Pas la moindre lumière. Un mois et demi dans une pièce d’onze mètres car­rés : « Je ne serai plus jamais la même », avouait-elle en rega­gnant sa cel­lule. Orphelins et veuves, la guerre récla­mait chaque jour son tri­but de cœurs. Une lettre tom­ba un jour comme il était tom­bé lui, Hans Diefenbach, son tendre ami, son âme aimante de treize années son cadet, lui qui per­dit la vie en soi­gnant celle d’autrui. Chairs arra­chées par une grenade.

[Perthes-les-Hurlus (Reuters | collection Odette Carrez)]

« Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. Comme le pro­lé­ta­riat de chaque pays doit en pre­mier lieu conqué­rir le pou­voir poli­tique, s’ériger en classe diri­geante de la nation, deve­nir lui-même la nation, il est encore par là natio­nal, quoique nul­le­ment au sens bour­geois du mot », assé­nèrent en leur temps les rédac­teurs du Manifeste du Parti com­mu­niste. En 1845, le jeune Engels esti­ma même que le pro­lé­ta­riat était, dans son ensemble et par essence, dépour­vu de « pré­ju­gés natio­naux ». Échec et mat dans les tran­chées : les pro­lé­taires s’en­tre­tuèrent au son des hymnes. Mais Luxemburg n’en démor­drait pas. L’État-nation, écri­vit-elle en 1908 dans l’ar­ticle « L’État-nation et le pro­lé­ta­riat », repré­sente « la forme his­to­rique indis­pen­sable à la bour­geoi­sie pour pas­ser de la défen­sive natio­nale à l’offensive ». La tâche du pro­lé­ta­riat demeu­rait d’abolir la struc­ture éta­tique. L’hostilité de Luxemburg à l’endroit des reven­di­ca­tions natio­nales sus­ci­ta la polé­mique au sein même des mou­ve­ments socia­listes : l’indépendance de la Pologne ? à quoi bon ?, pen­sait-elle. La ligne de par­tage des eaux ne passe pas entre un Polonais et un Russe mais entre un tra­vailleur polo­nais et un bour­geois polo­nais : unir les exploi­tés et les exploi­teurs sous une même ban­nière illu­soire ravit seule­ment la bourgeoisie.

« Les sabres, trem­pés dans l’eau bénite de la Civilisation, de la Démocratie et des Droits de l’Homme, tranchent les têtes et ouvrent seule­ment la voie aux financiers. »

Si Rosa Luxemburg ne niait nul­le­ment les sin­gu­la­ri­tés cultu­relles his­to­riques — dans son article « Le pro­blème des natio­na­li­tés dans le Caucase », elle plai­da en faveur de « la liber­té de l’exis­tence cultu­relle » —, elle n’en consi­gnait pas moins que le « droit des peuples à dis­po­ser d’eux-mêmes n’est qu’une phrase creuse, une fou­taise petite-bour­geoise ». Son désir le plus cher ? « Une fra­ter­ni­sa­tion socia­liste des peuples. » Son anti­co­lo­nia­lisme ne souf­frait d’aucune ambi­va­lence : les États capi­ta­listes ravagent, ran­çonnent et raz­zient les popu­la­tions et les terres les moins aptes à se défendre mili­tai­re­ment. Les sabres, trem­pés dans l’eau bénite de la Civilisation, de la Démocratie et des Droits de l’Homme, tranchent les têtes et ouvrent seule­ment la voie aux financiers.

La République est si fière de ses prin­cipes qu’elle peut se dis­pen­ser de les appli­quer. À Madagascar, « ce sont les bouches des canons fran­çais qui ont semé la mort et de la déso­la­tion. Les tirs de l’artillerie fran­çaise ont balayé des mil­liers de vies humaines de la sur­face de la Terre jusqu’à ce que ce peuple libre se pros­terne face contre terre et que la reine des sau­vages soit traî­née, comme tro­phée, dans la Cité des Lumières. » L’Humanité de Luxemburg a l’orgueil de sa majus­cule : si l’on s’aventurait à lui par­ler de quelque sin­gu­la­ri­té juive, la mili­tante rétor­quait sitôt : « Pour moi, les mal­heu­reuses vic­times des plan­ta­tions de caou­tchouc dans la région de Putumayo, les nègres d’Afrique dont les corps ser­vaient de bal­lons aux Européens, me sont tout aus­si proches. […] Il n’y a pas dans mon cœur un petit coin spé­cial pour le ghet­to : je me sens chez moi dans le monde entier, par­tout où il y a des nuages, des oiseaux et les larmes des hommes. »

[Soissons, juin 1918 (National Archive)]

Ni bolchevik, ni anarchiste ?

Le « luxem­bur­gisme » est un objet aux contours rela­ti­ve­ment souples — on ne s’é­ton­ne­ra pas de la diver­si­té de celles et ceux qui se réclament de l’é­co­no­miste. Le pro­fes­seur éta­su­nien William A. Pelz, auteur de l’ouvrage Karl Marx, A World to Win, a iden­ti­fié cinq traits : « 1) confiance constante dans la démo­cra­tie ; 2) com­plète confiance au peuple (les masses) ; 3) dévoue­ment à l’internationalisme dans la théo­rie et dans les actes ; 4) enga­ge­ment pour un par­ti révo­lu­tion­naire démo­cra­tique ; 5) pra­tique inébran­lable de l’humanisme. » Est-ce tra­hir l’œuvre de Marx et d’Engels que de s’en ins­pi­rer sans s’incliner ? Non point. Du moins, dans l’esprit de Luxemburg. Elle notait ain­si dans son texte « Arrêts et pro­grès du mar­xisme », paru en 1903 : « C’est seule­ment dans le domaine éco­no­mique qu’il peut être plus ou moins ques­tion chez Marx d’une construc­tion par­fai­te­ment ache­vée. Pour ce qui est, au contraire, de la par­tie de ses écrits qui pré­sente la plus haute valeur, la concep­tion maté­ria­liste, dia­lec­tique de l’histoire, elle reste qu’une méthode d’enquête, un couple d’idées direc­trices géné­rales, qui per­mettent d’apercevoir un monde nou­veau, qui ouvrent aux ini­tia­tives indi­vi­duelles des pers­pec­tives infi­nies, qui offrent à l’esprit des ailes pour les incur­sions les plus auda­cieuses dans des domaines inex­plo­rés. » La fidé­li­té ? Un pas de côté pour mieux reve­nir au centre.

« Ni hosan­na ni mise au ban, ni dédain ni dithy­rambe : lire la mar­xiste l’œil sec et lucide pour pré­le­ver l’or qu’elle char­rie, ici ou là. »

Quels ont du reste été les rap­ports qu’entretenaient Lénine et Luxemburg ? Ambigus, à tout le moins. Obliques et com­po­sites, faits d’admiration et de franches réserves. Les deux êtres se res­pec­taient mutuel­le­ment pour leur intel­li­gence et leur cou­rage : Lénine la com­pa­ra à un aigle et Luxemburg fit savoir qu’il per­mit, avec Trotsky et leurs cama­rades bol­che­viks, d’ouvrir une brèche, de redon­ner des cou­leurs au verbe oser et de « montr[er] l’exemple au pro­lé­ta­riat mon­dial ». Elle cri­ti­qua cepen­dant la ligne auto­cra­tique du lea­der sovié­tique — celle de l’esprit « sté­rile » du gar­dien de nuit —, dénon­ça la « cui­rasse bureau­cra­tique » qui étouf­fait les tra­vailleurs et repro­cha aux bol­che­viks le sim­plisme de cer­tains de leurs posi­tion­ne­ments ain­si que leur mépris des pré­ceptes démo­cra­tiques les plus élé­men­taires. Le jour­nal bol­che­vik Pravda l’écœurait et elle écri­vit que Lénine se trom­pait « inté­gra­le­ment » lorsqu’il abor­dait la ques­tion des moyens et des fins : on n’élève pas le socia­lisme sur le sang ; on n’érige pas la démo­cra­tie en gar­rot­tant la pen­sée et les opi­nions ; on ne bâtit rien sur la ter­reur. « La liber­té, c’est tou­jours au moins la liber­té de celui qui pense autre­ment », rap­pe­la-t-elle pour l’oc­ca­sion. La liber­té de la presse, la liber­té de réunion et la liber­té d’expression n’étaient pas à ses yeux de simples pec­ca­dilles petites-bour­geoises : elles garan­tissent la « voie qui mène à une renais­sance ». Elle décla­ra même, lors de la créa­tion de son par­ti, que la révo­lu­tion ouvrière « n’a besoin d’aucune ter­reur pour atteindre ses objec­tifs, elle abhorre et haït le meurtre ».

Le com­mu­niste liber­taire Daniel Guérin s’intéressera à Luxemburg au point de lui consa­crer un essai en 1971 : Rosa Luxemburg et la spon­ta­néi­té révo­lu­tion­naire. Un cha­pitre, dédié aux liens entre l’anarchisme et la révo­lu­tion­naire alle­mande, revien­dra sur les coups por­tés par cette der­nière : l’anarchisme ne serait que « mala­die infan­tile » et « chi­mères ». Son article « Grève de masse, par­ti et syn­di­cat », rédi­gé en 1906, avait même des allures de pro­cès : « L’anarchisme dans la révo­lu­tion russe n’est pas la théo­rie du pro­lé­ta­riat mili­tant mais l’enseigne idéo­lo­gique du Lumpenproletariat contre-révo­lu­tion­naire gron­dant comme une bande de requins dans le sillage du navire de guerre de la révo­lu­tion. » Une posi­tion qui n’empêchera pas Guérin de ral­lier Luxemburg sous l’étendard du socia­lisme anti-auto­ri­taire : preuve en est, notam­ment, des cri­tiques qu’elle for­mu­la à l’encontre de Lénine. Il salue­ra éga­le­ment son atta­che­ment à « l’auto-activité des masses » (une posi­tion qu’aucun mar­xiste, esti­me­ra-t-il, n’avait à ce point tenue avant elle), pour mieux conclure : la pen­sée de Luxemburg est féconde à condi­tion d’y plon­ger muni d’un tamis. Ni hosan­na ni mise au ban, ni dédain ni dithy­rambe : lire la mar­xiste l’œil sec et lucide pour pré­le­ver l’or qu’elle char­rie, ici ou là. En 2014, Michael Löwy et Olivier Besancenot ver­ront d’ailleurs en elle une pas­se­relle pos­sible entre com­mu­nistes et anar­chistes : toute mar­xiste qu’elle fut sans conteste, Rosa Luxemburg s’a­vé­rait à leurs yeux « proche de la culture liber­taire ».

[Soldat britannique en France (National Library of Scotland | John Warwick Brooke)]

Quelle militante féministe ?

Rosa Luxemburg est régu­liè­re­ment mobi­li­sée sous le fanal fémi­niste — de l’ex­té­rieur et au sein même du mou­ve­ment de libé­ra­tion des femmes. À dire vrai, l’af­faire est moins nette. Rappelons que dans l’Anti-Dühring, para­phra­sant Fourier, Engels rap­por­tait que le « degré d’émancipation des femmes est la mesure natu­relle de l’émancipation géné­rale » (à quoi il ajou­ta quelques années plus tard, dans L’Origine de la famille, de la pro­prié­té pri­vée et de l’État, que l’homme endosse, au sein de la cel­lule fami­liale, le rôle de la bour­geoi­sie et la femme celui du pro­lé­ta­riat). Dans les Manuscrits de 1844, Marx par­la quant à lui de la femme comme d’une « proie et ser­vante de la volup­té col­lec­tive ». Et Lénine d’ar­ti­cu­ler enfin la condi­tion de la femme — « l’esclave domes­tique » atta­chée à sa cui­sine comme à ses enfants — à la trans­for­ma­tion éco­no­mique de la socié­té tout entière.

« Rosa Luxemburg est régu­liè­re­ment mobi­li­sée sous le fanal fémi­niste — de l’ex­té­rieur et au sein même du mou­ve­ment de libé­ra­tion des femmes. À dire vrai, l’af­faire est moins nette. »

À la fin du second volet du Deuxième sexe, Simone de Beauvoir écri­ra que Rosa Luxemburg, parce qu’elle était « laide », n’a jamais « été ten­tée de s’engloutir dans le culte de son image, de se faire objet, proie et piège : dès sa jeu­nesse, elle a été tout entière esprit et liber­té ». Affirmation pour le moins dis­cu­table. Toujours est-il que Luxemburg eut à affron­ter, jusque dans ses propres rangs, le sexisme le plus viru­lent. « Bonne femme que­rel­leuse et hys­té­rique », disait-on ici ; « oie doc­tri­naire », ful­mi­nait-on là. Quant au pré­sident du Parti social-démo­crate d’Allemagne, August Bebel, il la trou­vait « trop femme » et la qua­li­fia de « garce » aus­si maligne qu’« un singe » (mais, ajou­tait-il, en dépit du « venin de cette femme », il ne pou­vait conce­voir le par­ti sans elle…). Ce même Bebel n’en avait pas moins rédi­gé l’ou­vrage La Femme et le socia­lisme, dans lequel on peut lire : « La femme est le pre­mier être humain qui ait eu à éprou­ver la ser­vi­tude. Elle a été esclave avant même que l’esclave fût. »

Rosa Luxemburg n’a consa­cré qu’un seul texte théo­rique ayant tota­le­ment trait à la ques­tion des femmes : « Suffrage fémi­nin et lutte de classes », en 1912. Elle y sou­tient le droit de vote des femmes et juge magni­fique « l’éveil poli­tique et syn­di­cal des masses du pro­lé­ta­riat fémi­nin » au cours des quinze der­nières années. L’inégalité face au suf­frage, pré­cise-t-elle, ne concerne pas seule­ment les femmes : elle est « un maillon de la chaîne qui entrave la vie du peuple ». La mili­tante mar­xiste cor­rèle cette dis­cri­mi­na­tion à l’existence même du régime monar­chique alle­mand et fait de ces deux tares d’un autre temps « les plus impor­tants ins­tru­ments de la classe capi­ta­liste régnante ». Convoquant La Théorie des quatre mou­ve­ments de Fourier, lorsqu’il fit savoir que la situa­tion de la femme dans la socié­té révèle l’état de ladite socié­té, Luxemburg conclut : « En lut­tant pour le suf­frage fémi­nin, nous rap­pro­che­rons aus­si l’heure où la socié­té actuelle tom­be­ra en ruines sous les coups de mar­teau du pro­lé­ta­riat révo­lu­tion­naire. » En der­nière ins­tance, le cli­vage fon­da­men­tal demeu­rait à ses yeux d’ordre éco­no­mique : la révo­lu­tion­naire n’en­ten­dait en rien faire des femmes une « classe », agglo­mé­rant par là même celles de la bour­geoi­sie et du pro­lé­ta­riat. Les bour­geoises n’étaient pour elle que des « para­sites ».

[Armée américaine, Meuse-Argonne, 26 septembre 1918 (AP)]

Dans La Question natio­nale et l’autonomie, Luxemburg dénon­ça les par­ti­sans du « droit de la femme » qui ne cherchent pas à bou­le­ver­ser les struc­tures poli­tiques et éco­no­miques. L’« oppo­si­tion géné­ra­li­sée au sys­tème » capi­ta­liste, assu­rait-elle, prime sur l’ensemble des batailles : le reste en découle. Œuvrer pour l’égalité des femmes ne doit s’entendre que dans le cadre d’une remise en ques­tion glo­bale de « tout pou­voir de domi­na­tion ». Rosa Luxemburg refu­sa de par­ti­ci­per à la vie poli­tique en tant que femme, c’est-à-dire d’être affi­liée à des fonc­tions et des postes exclu­si­ve­ment fémi­nins, exi­geant d’être trai­tée comme les hommes dont elle par­ta­geait le com­bat au quo­ti­dien. C’est en ce sens qu’elle affir­ma, un jour, n’avoir « rien à faire avec le mou­ve­ment des femmes » — ce qui ne l’empêcha pas de décla­rer, dans une lettre en date de 1911 : « Imagine ! Je suis deve­nue fémi­niste ! »

« Rosa Luxemburg refu­sa de par­ti­ci­per à la vie poli­tique en tant que femme, c’est-à-dire d’être affi­liée à des fonc­tions et des postes exclu­si­ve­ment fémi­nins, exi­geant d’être trai­tée comme les hommes. »

L’une de ses plus proches amies n’était autre que Clara Zetkin. Fondatrice du jour­nal Die Gleichheit (L’égalité) et ins­ti­ga­trice de la Journée inter­na­tio­nale des droits des femmes, elle avait fait entendre, dans son texte « Ce que les femmes doivent à Karl Marx », que le théo­ri­cien alle­mand avait per­mis de pen­ser l’articulation entre lutte sociale et éman­ci­pa­tion des femmes. Tout comme Luxemburg, Zetkin repous­sait le « mou­ve­ment bour­geois des suf­fra­gettes » et dénon­çait le fémi­nisme libé­ral : les femmes ne pour­ront se libé­rer qu’au sein d’une dyna­mique plus large, celle de la lutte socia­liste et révo­lu­tion­naire. En 1966, John Peter Nettl écri­ra, dans la monu­men­tale bio­gra­phie qu’il consa­cre­ra à Rosa Luxemburg, qu’elle ne « s’intéressait pas aux luttes pour les droits de la femme, contrai­re­ment à son amie Clara Zetkin ». L’historien et socio­logue Yvon Bourdet abon­de­ra dans son sens, avec l’étude « Rosa Luxemburg et le mar­xisme anti-auto­ri­taire », affir­mant que l’on irait bien vite en besogne en enré­gi­men­tant Luxemburg dans le com­bat fémi­niste. Pour quels motifs ? Elle ne jurait que par la révo­lu­tion, n’hésitait pas à glo­ri­fier la viri­li­té, à railler les « bonnes femmes » cloî­trées chez elles et à don­ner libre cours à sa coquet­te­rie comme à son pro­fond désir de maternité…

Deux ouvrages nuan­ce­ront ces pro­pos hâtifs. La phi­lo­sophe éta­su­nienne Raya Dunayevskaya — auteure, en 1982, de l’essai Rosa Luxemburg, Women’s Liberation, and Marx’s Philosophy of Revolution — met­tra en évi­dence l’« étroite col­la­bo­ra­tion » qui unis­sait Luxemburg et Zetkin, et évo­que­ra la « dimen­sion fémi­niste » de sa pen­sée (tout en admet­tant que la pre­mière, contrai­re­ment à la seconde, appré­hen­dait le socia­lisme et le fémi­nisme comme deux « com­par­ti­ments sépa­rés »). Avec Rosa Luxemburg, ombre et lumière, Claudie Weill pré­ci­se­ra en 2009 que ses prises de posi­tion poli­tiques revê­tirent « une impor­tance emblé­ma­tique pour le mou­ve­ment des femmes » et qu’elle publia, convain­cue de l’importance et de l’urgence que cela repré­sen­tait, des tri­bunes de Zetkin dans son propre jour­nal afin d’accroître la par­ti­ci­pa­tion des femmes à la vie poli­tique. Et Weill d’ajouter : « Son aspi­ra­tion à l’universalité fai­sait obs­tacle à une spé­cia­li­sa­tion dans les reven­di­ca­tions spé­ci­fiques. »

[France, 1918 (Bibliothèque nationale de France)]

La chair sous l’armure

Rosa Luxemburg se consi­dé­rait comme un « sol­dat » qui exer­çait, avec dis­ci­pline, le « métier de com­bat­tant pro­lé­ta­rien de la liber­té ». L’énergie qu’elle met­tait dans la rédac­tion de ses textes lui fit dire, un jour, qu’elle aurait pu don­ner la moi­tié de sa vie pour ache­ver l’un d’eux. Elle tenait la pri­son comme par­tie inté­grante de sa fonc­tion et répé­tait qu’elle n’attendait rien d’autre que de mou­rir pour la révo­lu­tion. Une dévo­tion qu’elle n’en a pas moins par­fois haïe : la poli­tique lui volait son temps, ses proches et ses amours. Il lui arri­vait de ne dési­rer qu’une chose, si petite, bête et banale : être heu­reuse — apai­sée et sereine, disait-elle, aimée d’un homme qui la trou­ve­rait belle et mère d’un enfant qu’elle aime­rait à son tour. Mais la lutte pour un monde meilleur exige sa part de pri­va­tions : le confort ou la liber­té, il faut choi­sir. À treize ans, elle écri­vait déjà à l’attention de l’empereur d’Allemagne : « Tes hon­neurs ne repré­sentent rien pour moi, je veux que tu le saches… » Plus que des mots, un destin.

« La diplo­ma­tie ? Repassez. Âme abrupte et tran­chante. Ne crai­gnant pas de se mon­trer sèche et brutale. »

Luxemburg avouait sans ména­ge­ment ce qu’elle avait sur le cœur. La diplo­ma­tie ? Repassez. Âme abrupte et tran­chante. Ne crai­gnant pas de se mon­trer sèche et bru­tale. Implacable avec ses cama­rades comme ses amants. « Je vais lit­té­ra­le­ment te ter­ro­ri­ser », écri­vit-elle un jour à celui qui par­ta­geait sa vie, mena­çant même de le « bri­ser » pour obte­nir de lui ce qu’elle atten­dait. Ses phrases, jetées lors d’un mee­ting ou sur papier, ne s’encombraient d’aucunes manières : « racaille », « fumier oppor­tu­niste », « [il] appar­tient au type des putains », « gre­din », « chiens », « para­sites », « laquais »… Elle avait ache­té une arme pour se pré­ve­nir d’un amour deve­nu dan­ge­reu­se­ment jaloux et jurait avoir assez de forces en elle pour « incen­dier une steppe ». Du fond de sa cel­lule, elle pro­met­tait à l’un de ses inter­lo­cu­teurs : « Dès que je pour­rai mettre le nez dehors, je pren­drai en chasse et har­cè­le­rai votre bande de gre­nouilles, à son de trompe, à coup de fouet, et je lâche­rai sur elle mes chiens ». Plaisir du mot piquant ? Sans doute. La théo­ri­cienne savait écrire. Mieux : écrire avec son sang — rai­son pour laquelle elle repro­chait aux gens de ne pas vivre ce qu’ils cou­chaient sur le papier.

Mais Luxemburg n’était pas Lénine, lequel confiait n’être plus en mesure d’écouter de la musique : « Cela me donne envie de dire des choses gen­tilles et sottes, et de tapo­ter la tête des gens. Or main­te­nant il faut frap­per sur la tête, les frap­per sans mer­ci. » Nombre de ses amis s’accordèrent à dire qu’elle était gaie, drôle, vive et cha­leu­reuse. Fragile, aus­si. Intelligence rava­geuse et dérou­tante, disait-on encore d’elle. « Je suis dif­fé­rente à chaque ins­tant », confia un jour celle qui affir­mait vou­loir « boire la vie à grands traits ». Sa cor­res­pon­dance la révèle sans voiles : un jour heu­reuse et l’autre abat­tue. « Je suis un peu comme une écor­chée… » Souvent seule mais appe­lant constam­ment ses proches à trou­ver le bon­heur dans la bon­té ordi­naire. Ses lettres attestent de l’attention qu’elle por­tait à la nature comme aux ani­maux, que l’être humain si sou­vent opprime : elle rin­çait la guêpe qui chu­tait dans son encrier, vouait une pas­sion à son lapin comme à son chat, pleu­rait à la vue de buffles bat­tus, imi­tait le chant des mésanges et sui­vait, de sa pri­son, le « déve­lop­pe­ment » de chaque buis­son, de chaque brin d’herbe. Cœur en rou­lis : Rosa Luxemburg pou­vait jurer que « toute l’humanité [lui] donn[ait] la nau­sée » tout en ris­quant sa vie pour elle ; pou­vait avouer que son « moi le plus pro­fond » pré­fé­rait la com­pa­gnie des bour­dons à celle des cama­rades du Parti tout en cer­ti­fiant qu’il n’y a que « fou­taise » en dehors de la révo­lu­tion ; pou­vait écrire que la mort d’un mou­che­ron écra­sé équi­vaut à « la fin du monde » tout en louant le « poing de fer » de ceux qui ne reculent « devant aucun moyen de contrainte pour impo­ser cer­taines mesures dans l’intérêt de la col­lec­ti­vi­té ». Les sub­jec­ti­vi­tés insur­gées n’ont jamais eu le goût des allées au cor­deau ; elles savent les flux et les ten­sions qui les ravagent — les autres peuvent seule­ment se ras­su­rer d’un mot : contradictions.

[Belgique, 1917 (National Library of New Zealand)]

Que deux syllabes

Berlin, nuit du 15 jan­vier 1919.

Rosa Luxemburg ne parle pas. Ils ne sont pas de la même espèce, ni de la même langue. Ces sol­dats servent le pou­voir qu’elle n’aspire qu’à bri­ser pour le rendre au peuple. Les mili­tants de la Ligue Spartakiste sont tom­bés un à un. Les Corps francs — qui, quelques années plus tard, rem­pli­ront les rangs nazis — ont été recru­tés par la social-démo­cra­tie pour que revienne « l’ordre ». « Ne faites pas de dis­cours ! Ne vous consul­tez pas éter­nel­le­ment ! Pas de trac­ta­tions ! À l’action ! », a lan­cé Luxemburg il y a dix jours. Y croyait-elle vrai­ment ? On peut, sinon en dou­ter, s’interroger : ses articles, lyriques et viru­lents, tranchent avec les réserves qu’elle a émises, au même moment, dans les cou­lisses de l’insurrection com­mu­niste… Luxemburg a cher­ché à frei­ner l’ardeur des mili­tants et même pro­po­sé de par­ti­ci­per à l’Assemblée consti­tuante pré­vue par le pou­voir bour­geois : elle n’avait pas l’ambition d’importer, telle quelle, l’expérience russe en Allemagne. Trop tôt, il était trop tôt pour un sou­lè­ve­ment armé, a répé­té Luxemburg. On ne l’a pas écou­tée. La révo­lu­tion est là ! Les tra­vailleurs, déjà pré­sents sur les bar­ri­cades, n’attendent plus qu’un signe pour ren­ver­ser le gou­ver­ne­ment ! Cinq cent mille gré­vistes défilent dans les rues ! Il n’était plus l’heure de dis­cu­tailler. Les spar­ta­kistes ont lan­cé le sou­lè­ve­ment avec l’espoir d’emporter avec eux le peuple alle­mand tout entier. Rosa Luxemburg, fidèle aux siens, a accom­pa­gné le mou­ve­ment. Et voi­ci qu’on la frappe, elle qui n’a tué per­sonne, elle dont la valise était prête quand les sol­dats ont fait irrup­tion dans sa chambre, et voi­ci qu’on la frappe au sor­tir de l’hôtel Eden.

« Elle tombe. Son corps est trans­por­té dans une voi­ture jusqu’au canal Landwehrkanal. »

Coups de crosse en plein visage. Elle tombe. Son corps est trans­por­té dans une voi­ture jusqu’au canal Landwehrkanal. Le capi­taine Waldemar Pabst, l’homme à qui elle n’a pas dai­gné répondre, a quant à lui don­né des ordres… Un mili­taire lui tire une balle dans la tête — tempe, côté gauche. On racon­te­ra qu’elle fut tuée par une foule en colère. Prescience funèbre ; Rosa Luxemburg avait entre­vu cette issue : « À mon tour peut-être, je serai expé­diée dans l’autre monde par une balle de la contre-révo­lu­tion qui est par­tout à l’affût. » Karl Liebknecht vient lui aus­si d’être exé­cu­té. Les sol­dats lestent de pierres ce petit corps sans vie puis le jettent du haut d’un pont. On entend la voix d’un mili­taire : « Voilà la vieille salope qui nage main­te­nant » — les meur­triers ont tou­jours le mot pour rire. De son vivant, elle avait décré­té : « Sur la pierre de mon tom­beau, on ne lira que deux syl­labes : tsvi-tsvi. C’est le chant des mésanges char­bon­nières que j’imite si bien qu’elles accourent aus­si­tôt. » Plus per­sonne n’est là pour fer­mer ses yeux qui ont vou­lu ouvrir ceux de son temps. Elle avait qua­rante-sept ans. Se savait et se disait idéa­liste. Trop, sans doute.

On ne retrou­ve­ra sa dépouille que cinq mois plus tard, près d’une écluse. Visage impos­sible à iden­ti­fier. On l’enterrera le 13 juin aux côtés de Karl Liebknecht — du moins, on le dira. En 2009, un méde­cin légiste alle­mand pré­ten­dra que le véri­table corps de Rosa Luxemburg repo­se­rait à l’institut médi­co-légal de la Charité depuis l’année de son assas­si­nat (le cadavre, tête, mains et pieds arra­chés, serait celui d’une noyée âgée de qua­rante à cin­quante ans qui souf­frait d’une défor­ma­tion à la hanche, ain­si que d’une jambe plus courte que l’autre…). Une data­tion par le car­bone 14 révé­le­ra qu’il « peut tout à fait s’agir » de Luxemburg. Des recherches d’ADN seront entre­prises. Sans résul­tats, à ce jour.


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