Marah Zahalka : « Fendre la route sur un territoire occupé »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Elles sont les femmes les plus rapides de toute la Palestine : Betty, Marah, Mona, Rhana et Noor font par­tie de l’équipe des « Speed Sisters ». Premières à exer­cer ce sport au Moyen-Orient, elles sla­loment entre les check-point mili­taires israé­liens. Présente durant le Festival Ciné-Palestine, Marah se fait dis­crète lors du débat qui accom­pagne le docu­men­taire de la réa­li­sa­trice Amber Fares — c’est pour­quoi nous avons vou­lu l’interviewer. Nous voi­ci à l’étage du ciné­ma Le Luminor, noyés dans les bruits des verres, en com­pa­gnie d’une jeune pales­ti­nienne aus­si réa­liste que cou­ra­geuse, pour qui la course auto­mo­bile est une véri­table échappatoire.


speed Speed Sisters semble démon­ter tous les cli­chés à l’en­droit de la Palestine : la guerre, la reli­gion, et puis c’est tout. Pourquoi, en France et ailleurs, ne pense-t-on votre pays qua­si­ment que par ces biais-là ? 

Les médias y sont pour beau­coup. Il existe une véri­table culture pales­ti­nienne : nous ne sommes pas que des vic­times ou des mar­tyrs. Nous sommes avant tout des indi­vi­dus qui vivent, qui ont des pas­sions. C’est très frus­trant et aga­çant de consta­ter que tout tourne tou­jours autour de la ques­tion de l’oc­cu­pa­tion, comme s’il n’y avait que ça d’in­té­res­sant à racon­ter. Ma pas­sion, c’est la course ; j’ai fait des études, je tra­vaille aujourd’­hui comme comp­table pour pou­voir être indé­pen­dante finan­ciè­re­ment, je mène une vie nor­male — comme vous, comme tout le monde. Nous avons une vie au-delà du conflit, bien qu’il faille évi­dem­ment com­po­ser avec cer­taines situa­tions déli­cates, faire des détours, sor­tir ses papiers, véri­fier tout, etc. Il faut abso­lu­ment mon­trer la Palestine sous un autre angle que celui de la guerre, parce que nous avons tant de choses à apporter…

Qu’est-ce que cela dit aux hommes, dans un sport consi­dé­ré comme mas­cu­lin, qui ne vous croient pas capables de réa­li­ser tout ça ?

« Il faut abso­lu­ment mon­trer la Palestine sous un autre angle que celui de la guerre. »

Peu importe le pays dans lequel on le pra­tique, ce sport a tou­jours été caté­go­ri­sé comme étant un sport d’hommes. Ce n’est pas une ques­tion de Palestine, c’est dans les mœurs de tous les pays. Lorsque des femmes pra­tiquent le foot­ball, c’est pareil : tout le monde les regarde, les admire, les féli­cite, parce que ça paraît infai­sable et excep­tion­nel. Pour moi, c’est avant tout un souffle, c’est une pas­sion qui me per­met de faire le vide, avant d’être un objec­tif visant à écra­ser les hommes ou même les Israéliens en com­pé­ti­tion. Évidemment, à cer­tains moments, j’ai pu vou­loir domi­ner sur le podium et battre un homme pen­dant des com­pé­ti­tions pour dire « regar­dez ce qu’on sait faire ». Je me suis vite ren­due compte que la bar­rière pour gagner, c’est l’argent. Il faut savoir que c’est un sport qui coûte énor­mé­ment, finan­ciè­re­ment. 50 %, c’est de l’entraînement ; les 50 % res­tant, c’est de l’argent, ce que tu peux te payer… ou non. Théoriquement, je devrais chan­ger mes pneus à chaque com­pé­ti­tion ; en réa­li­té, faute de moyens, je les change une fois par an. J’ai, du coup, moins de chance que les plus for­tu­nés. Le manque de finan­ce­ment ralen­tit consi­dé­ra­ble­ment mes chances d’obtenir un meilleur score — et donc, de battre un homme ! (rires)

Les hommes voient-ils vos courses d’un mau­vais œil ? 

Pas du tout. Bien au contraire ! Dans le film, ça se res­sent : nous sommes très encou­ra­gées par eux durant nos courses. Il y en a même qui se déplacent de très loin pour venir voir ça. Ça les fait com­plè­te­ment hal­lu­ci­ner de se dire qu’on arrive à faire un tel sport quand les cli­chés tentent d’ex­pli­quer que c’est impos­sible pour nous, les femmes. Ils sont sou­vent épa­tés. Parfois, on pour­rait presque croire que nous sommes impres­sion­nantes — et donc, un peu effrayantes, domi­na­trices ! (rires)

Vous avez toutes des per­son­na­li­tés bien dif­fé­rentes. Dans le film, vous êtes la bat­tante, celle qui se met dans une rage folle lorsqu’elle perd. D’où vous vient cette volonté ? 

J’ai une énorme res­pon­sa­bi­li­té, notam­ment vis-à-vis de mon père qui tra­vaille 20 heures sur 24 pour m’acheter des pneus à 6 000 she­kels [1 420 €, ndlr]. Mon père se démène pour moi ; il fait tout pour que je puisse exer­cer ma pas­sion pour la course. Forcément, c’est un devoir de gagner pour que mon père soit fier de moi. Je dois gagner pour lui. Ma mère aus­si me sou­tient beau­coup. Pas autant que mon père, c’est vrai, mais elle me sou­tient énor­mé­ment. D’ailleurs, je ne com­prends pas d’où vient tout cet amour qu’il a pour moi, parce que je ne suis ni l’aînée ni la cadette. J’ai une posi­tion un peu bâtarde, je suis au milieu. Je n’ar­rive tou­jours pas a com­prendre pour­quoi mon père est aus­si pas­sion­né par ce que je fais, mais il l’est : c’est à la fois une grand coup de pres­sion et, en même temps, une très belle preuve d’amour.

© Stephane Burlot

Une place très infime est consa­crée à la reli­gion, à l’é­cran, pour­tant pré­sente dans le quo­ti­dien pales­ti­nien. Quelle place tient-elle dans votre vie, entre deux courses automobiles ?

Il y a une scène durant laquelle j’explique que je ne jeûne pas et que je trouve ridi­cule de devoir jeû­ner une fois par an pour com­pa­tir avec les pauvres, alors que les pauvres, eux, n’ont jamais de quoi se nour­rir tout au long de l’année. Toutefois, je ne suis pas très fière de ce pas­sage à la camé­ra. Je suis même assez en colère qu’on l’ait conser­vé… Pour moi, la reli­gion est très impor­tante ; je trouve d’ailleurs que c’est ce qui orga­nise notre vie : nous devons vivre selon ce qui est péché et ce qui ne l’est pas. Cette scène durant laquelle je dénigre le jeûne a été fil­mée il y a quatre ans. Aujourd’hui, je pra­tique le jeûne à nou­veau, rigou­reu­se­ment. Je conserve tou­te­fois les convic­tions qui sont les miennes et consi­dère que la manière dont les pra­ti­quants jeûnent actuel­le­ment est tota­le­ment incor­recte par rap­port aux pré­ceptes de l’Islam. Nous, quand on jeûne, on étale de la nour­ri­ture sur de grandes tables, on se goinfre, on en fait trop. C’est tota­le­ment para­doxal. Dans notre reli­gion, le simple fait de jeter un qui­gnon de pain est péché. Malgré ça, on gas­pille énor­mé­ment, on mange beau­coup moins que ce qu’on a sur nos tables ; c’est tota­le­ment contradictoire.

Avez-vous déjà défié des Israéliens durant une course ? Est-ce seule­ment possible ?

« Betty se prend un impact de balle venant d’un sol­dat israé­lien juste parce qu’on s’entraîne. »

Oui, bien enten­du. On nous a d’ailleurs déjà pro­po­sé de le faire et nous avons refu­sé. Vous savez, la course de voi­tures, c’est un moyen d’oublier le conflit ambiant qui règne sur nos vies. C’est un moyen d’évacuer les ten­sions. Ça ne m’intéresse pas de devoir défier les Israéliens. Oui, c’est vrai qu’avoir une petite vic­toire sur eux pour­rait être gri­sant, mais ça enlè­ve­ra toute la pas­sion et le bon­heur qui m’anime lorsque je pilote sur le ter­rain. Lorsque je suis au volant, l’occupation n’existe plus et, pen­dant quelques minutes, je suis libre. Le fait de concou­rir contre les Israéliens n’au­rait aucun sens : si je pra­tique ce sport pour fuir le conflit, je ne trouve aucune rai­son valable pour lui accor­der une place dans ce qui consti­tue mon souffle.

Combien de temps consa­crez-vous à l’entraînement ?

Pour être hon­nête, cela fait deux ans que je ne m’entraîne plus. Avant, on s’entraînait sur une place de mar­ché mais nous n’a­vons plus le droit. L’homme qui a ache­té le ter­rain refuse que l’on revienne. Pour lui, les deux heures d’en­traî­ne­ment, c’est une perte d’argent consi­dé­rable : pen­dant que nous occu­pons la place, il ne peut pas vendre. Et puis, en soi, c’était déjà très com­pli­qué de s’entraîner avec la pré­sence israé­lienne. Vous avez pu le voir dans le docu­men­taire : Betty se prend un impact de balle venant d’un sol­dat israé­lien juste parce qu’on s’entraîne. Nous nous sommes sou­vent faites insul­ter, aus­si. On s’entraînait à Bétunia, aux abords d’une pri­son israé­lienne. Je me rap­pelle d’une fois où ça nous a posé pro­blème : des Israéliens nous ont insul­tées par méga­phone — sans rai­son. C’est com­pli­qué de s’entraîner entre les routes pour­ries, la sur­veillance israé­lienne et les foules de gens sur les places de marché…

© Tanya Habjouka

Comme tous les concou­ristes, vos courses sont finan­cées par des spon­sors. Est-ce que c’est tou­jours le cas pour vous, aujourd’­hui ? Est-ce que le docu­men­taire est un appui sup­plé­men­taire ?

J’ai été sou­te­nue finan­ciè­re­ment par une équipe de Formule 1, et plus par­ti­cu­liè­re­ment par un pilote pales­ti­nien qui vit en Finlande, Rami Jaber. Il m’envoyait l’équivalent de 5 000 she­kels par course, ce qui me per­met­tait de chan­ger mes pneus à chaque fois. C’était en 2015 — la pre­mière fois de ma vie que j’avais une aide de cette ampleur. Puis, du jour au len­de­main, il n’a plus don­né de nou­velles — depuis, je n’ai plus d’aides. J’ai dû me débrouiller seule, et ce n’était pas simple. Je tra­vaille à pré­sent comme comp­table dans une entre­prise. La course, c’est plus de sacri­fices qu’autre chose, et en Palestine, c’est encore pire. Quant au film, j’aimerais pou­voir vous dire que ça nous a aidé, que ça nous a per­mis de finan­cer nos courses, mais ce n’est pas le cas. Ni au niveau citoyen, ni au niveau ins­ti­tu­tion­nel — rien. Je pen­sais vrai­ment que ça allait nous aider, mais j’étais dans mon monde. J’ai moins d’espoir qu’il y a quatre ans. 

Vous sem­blez com­plè­te­ment pes­si­miste, pour la suite… 

« Fendre la route sur un ter­ri­toire occu­pé, ça donne une sen­sa­tion uto­piste de liberté. »

Je me suis dit que c’était fini, effec­ti­ve­ment. D’autant plus qu’il y a d’autres prio­ri­tés : mes deux frères ont inté­gré une uni­ver­si­té et ça coûte très cher, en Palestine. C’est un luxe de pou­voir étu­dier. Et même sans ces frais-là, nous n’avions pas assez d’argent. Il y a quatre ans, mon père a ache­té un ter­rain : il aime­rait pou­voir bâtir une mai­son sur ses terres. On laisse la course de côté, mais je sais que mon père ne lais­se­ra pas tom­ber. Il est ma force et ma moti­va­tion pour ne pas perdre pied. Dès qu’on aura un autre finan­ce­ment, je repren­drai les courses — ça me manque d’ailleurs déjà beaucoup. 

Vous avez beau­coup d’admirateurs et d’admiratrices. Si une jeune femme pales­ti­nienne sou­hai­tait exer­cer la même pas­sion que vous, lui diriez-vous de ne rien ten­ter, que c’est trop pre­nant, ambi­tieux et trop coû­teux ?

Franchement, mal­gré toutes les galères que ça implique, je l’encouragerais à vivre à fond cette pas­sion. Même si ça n’a jamais été simple, les courses m’ont tou­jours aidée à vivre un quo­ti­dien très dif­fi­cile. Fendre la route sur un ter­ri­toire occu­pé, ça donne une sen­sa­tion uto­piste de liberté. 

© Tanya Habjouka

© Tanya Habjouka


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