Lutter pour la cité : discussion avec l’architecte Jean-Philippe Vassal


ZUP, ZAC, ZEP, ZUS : depuis les années 1950, les acro­nymes pleuvent sur les ban­lieues des grandes villes fran­çaises. Ils ont qua­li­fié d’a­bord le type de loge­ment à construire, les moda­li­tés des tra­vaux : c’é­taient les zones à urba­ni­ser en prio­ri­té et les zones d’a­mé­na­ge­ment concer­té. Ils ont por­té, ensuite, sur les per­sonnes qui habi­taient ces quar­tiers et qui auraient fait des grands ensembles autant de lieux « sen­sibles ». Depuis 2004, l’Agence natio­nale pour la réno­va­tion urbaine (ANRU) est le fer de lance de l’ur­ba­nisme public dans les quar­tiers popu­laires. Son approche : dépla­cer, démo­lir, recons­truire. Une pro­cé­dure que d’au­cuns contre­disent. Jean-Philippe Vassal et Anne Lacaton sont de ceux-là. En 2021, leurs pro­jets leur ont valu le prix Pritzker, l’é­qui­valent du prix Nobel en archi­tec­ture. À la réno­va­tion urbaine, ils pré­fèrent le renou­vel­le­ment urbain : com­po­ser avec l’existant — bâtiments, habi­tants — pour don­ner plus d’espace à moindre coûts. Nous repro­dui­sons un entre­tien avec Jean-Philippe Vassal, paru dans l’ou­vrage Lutter pour la cité, fruit d’une col­la­bo­ra­tion visant à « [défendre] la valeur du col­lec­tif face à des pro­jets urbains menaçants ».


Comment vous est venue votre détermination à refu­ser la poli­tique de démolition-reconstruction des loge­ment sociaux ? 

L’idée de « faire avec l’existant », uti­li­ser ce qui est déjà là, a été pour nous une préoccupation constante, en rela­tion avec les objec­tifs économiques et écologiques actuels. En 1997, la démolition de la Cité lumi­neuse en aval du centre de Bordeaux nous avait particulièrement choqués. Cet immeuble de 15 étages et 360 loge­ments, avec sa façade légèrement incurvée, offrait une vue magni­fique sur la Garonne. Tout a été fait pour lais­ser la situa­tion se dégrade jusqu’au point d’affirmer que la seule solu­tion était sa démolition. Notre ami Frédéric Druot avait fait un très beau pro­jet, qui mon­trait la stu­pi­dité de cette démolition. Ce pro­jet aurait fait de cet immeuble le plus bel endroit pour habi­ter Bordeaux.

Donc, dès qu’une cité « pose problème » ou est considérée comme « trop vieille », elle fait l’objet d’un grand pro­jet de rénovation où la démolition est systématiquement proposée ? 

Oui. C’était le cas à La Courneuve, où nous avions été appelés à réfléchir sur la situa­tion des « 4 000 ». Les barres étaient démolies les unes après les autres, en prétextant des problèmes d’insécurité, de deal et de drogue, réels, mais qui ne se règlent pas par la démolition d’un immeuble. Nous avons ren­contré des jeunes de 14–15 ans qui avaient déjà subi deux ou trois fois la démolition de leur habi­ta­tion. Quelle vio­lence ! Sans comp­ter que rien n’a été réglé. Pourquoi conti­nuer ? Les aménageurs avaient décidé de conser­ver un des immeubles, le Mail de Fontenay, 300 loge­ments sur les 4 000 d’origine, « pour la mémoire de la ville » ! Le coût de réhabilitation pro­posé était de 15 000 euros par loge­ment : rien, juste assez pour repeindre les halls d’entrée et éventuellement peindre une fresque décorative sur le pignon de l’immeuble, rien qui améliore vrai­ment la vie des habi­tants. Dans le même temps, un immeuble simi­laire, Balzac, était pro­mis à la démolition, avec un coût de 150 000 euros par loge­ment pour en démolir 300 et n’en recons­truire que 150. Nous avions pro­posé de mutua­li­ser les bud­gets, conser­ver les 600 loge­ments et les trans­for­mer de façon généreuse pour 55 000 euros par loge­ment. Soit 150 loge­ments de plus et une trans­for­ma­tion capable de pro­po­ser des appar­te­ments de grande qua­lité pour les cin­quante années à venir, en dépensant moins, en évitant les frais de déménagement, les difficultés à relo­ger tem­po­rai­re­ment, en étant beau­coup plus écologiques et en pro­po­sant un plus grand nombre de loge­ments au final. Notre pro­po­si­tion a été retoquée, et l’espoir des habi­tants, déçu.

Ce sont ces cal­culs qui vous per­mettent de vous oppo­ser aus­si clai­re­ment aux démolitions ? 

« Quand en France les machines sont lancées, c’est très dif­fi­cile de les arrêter. On nous dit que la démolition ne doit plus être un tabou. C’est réussi ! »

Nous sommes en oppo­si­tion avec la poli­tique de l’Anru, que ce soit de démolition totale ou par­tielle. Avec Anne Lacaton, nous avons tou­jours refusé les opérations où il pou­vait y avoir une démolition, même par­tielle. Des immeubles qu’on épargne et d’autres qui tombent, c’est insup­por­table : cer­tains sont d’un côté d’un mur et peuvent res­ter, et d’autres, de l’autre côté, dis­pa­raissent, sans rai­son. L’Anru dis­tri­bue des cadeaux, elle dit à la mai­rie et au bailleur : « On va finan­cer la démolition et réaliser un cer­tain nombre de petits équipements, comme une crèche ou une pis­cine. » À la charge du bailleur ensuite de perdre les loyers d’immeubles lar­ge­ment amor­tis et de finan­cer la recons­truc­tion des loge­ments per­dus. La démolition entre ain­si dans les mœurs. Quand en France les machines sont lancées, c’est très dif­fi­cile de les arrêter. On nous dit que la démolition ne doit plus être un tabou. C’est réussi ! Nous disons que cette poli­tique est un gas­pillage considérable et un gâchis écologique. Dans une situa­tion générale de manque de loge­ments, notam­ment de loge­ments abor­dables, l’État a lancé un plan glo­bal de rénovation urbaine [PNRU] dans lequel il y a plus de 25 mil­liards d’euros inves­tis pour démolir envi­ron 160 000 loge­ments et en recons­truire 140 000, ce qui veut dire 25 mil­liards d’argent public dépensés pour perdre 20 000 loge­ments. Cela paraît insensé. La poli­tique de la rénovation urbaine a ensuite été modifiée pour être moins dépensière : il y a moins de démolition dans le deuxième PNRU. Mais la vio­lence reste la même. Et les 5 à 10 % de démolitions dans les quar­tiers concentrent 50 % des bud­gets. Lors d’une démolition-reconstruction, le coût du relo­ge­ment est un véritable gouffre. Les solu­tions de relo­ge­ment ne sont presque jamais prévues à l’avance. Dans cer­tains cas, il s’agit de payer l’hôtel pen­dant trois ou quatre mois aux habi­tants, ou de pro­po­ser des loge­ments où les gens ne veulent pas aller parce qu’ils sont attachés à leur quar­tier. Entre la démolition, le relo­ge­ment tem­po­raire, la recons­truc­tion, le relo­ge­ment définitif, les coûts écologiques, ce sont des sommes faramineuses.

Donc, au lieu de démolir, vous pro­po­sez de trans­for­mer et d’améliorer les loge­ments sociaux, avec des coûts très bas ? 

Oui. Faire des loge­ments de qua­lité, de très beaux loge­ments, bien mieux que ce que le loge­ment stan­dard est capable de faire aujourd’hui, des loge­ments qui coûtent deux à trois fois moins cher que la démolition-reconstruction. Pour le pre­mier pro­jet, avec Frédéric Druot, la tour Bois-le-Prêtre dans le 17e arron­dis­se­ment de Paris, la mai­rie avait incité le bailleur Paris Habitat à lan­cer un concours qui intègre l’argument économique sui­vant : au même prix ou moins cher que celui de la démolition-reconstruction. On a gagné ce concours et pu faire ce pro­jet [en 2011]. Il a été appelé « Métamorphose ». On a pro­posé deux ascen­seurs supplémentaires pour que chaque loge­ment soit acces­sible, on a refait les salles de bains, réaménagé les plans, construit des grands jar­dins d’hiver et bal­cons, orga­nisé le déplacement des loca­taires d’un appar­te­ment à un autre en fonc­tion de leurs besoins ou leurs sou­haits. En coût de tra­vaux, on était autour de 100 000 euros par loge­ment, alors que si on avait démoli, relogé tem­po­rai­re­ment puis recons­truit, ça aurait été 200 000 ou 250 000 euros par loge­ment en coût glo­bal. À Bordeaux, dans le quar­tier du Grand Parc, on a tra­vaillé avec Frédéric Druot et Christophe Hutin après avoir gagné le concours orga­nisé par l’office HLM Aquitanis. Il s’agissait de requa­li­fier trois barres vouées à la démolition, bien visibles dans le pay­sage bor­de­lais, plutôt plat. La grande majo­rité des habi­tants sou­hai­taient res­ter. Les bal­cons, pra­ti­que­ment inexis­tants, petits, ser­vaient avant tout de sto­ckage. Comme d’habitude, les façades avaient été repeintes dans les années 1990, mais les problèmes ther­miques sub­sis­taient : il fai­sait froid l’hiver et sur­tout très chaud en été. C’était une opération hors finan­ce­ment Anru, avec seule­ment 20 % de finan­ce­ments extérieurs envi­ron, l’essentiel était un prêt ban­caire qui a été accordé sur la base des loyers à per­ce­voir dans le futur pour des loge­ments qui res­tent abor­dables (loyer et charges inchangés), deve­nus confor­tables et dura­ble­ment très agréables. En plus de conser­ver les loge­ments, vous main­te­nez les habitant·es chez elles et eux durant les travaux.

[Transformation de la tour Bois-le-Prêtre | Druot, Lacaton et Vassal]

Comment avez-vous fait ? 

On a ins­tallé l’agrandissement des loge­ments par l’extérieur, en créant des jar­dins d’hiver et des bal­cons. Cette exten­sion, un module préfabriqué d’environ 4 mètres sur 6, est en quelque sorte un échafaudage définitif : il faci­lite d’abord l’accès des ouvriers aux appar­te­ments le temps du chan­tier de rénovation, puis il devient un jar­din d’hiver qui pro­longe l’espace privé une fois les tra­vaux finis. Chaque loge­ment gagne envi­ron et en moyenne 50 m2 de sur­face supplémentaire en rela­tion avec son appar­te­ment exis­tant sous forme de jar­din d’hiver et bal­cons. Tous les habi­tants ont gardé l’usage de leur appar­te­ment pen­dant les tra­vaux. On a essayé de limi­ter le désagrément pour chaque famille à envi­ron deux jours pour l’extension.

Ce qui paraît un peu fou, c’est qu’il y avait de l’amiante sur ce site. Un argu­ment sou­vent uti­lisé pour jus­ti­fier une démolition. Et vous, vous avez désamianté en site occupé ? 

L’argument du mau­vais état a bon dos ! Si vous obser­vez des immeubles du XVIe, XVIIe siècle avec des plan­chers en bois de guin­gois, ce n’est pas forcément en meilleur état, mieux inso­no­risé ou plus solide, et on trouve bien le moyen de les conser­ver… À Bordeaux, il y avait des joints d’amiante entre la fenêtre et la maçonnerie et il a fal­lu les enle­ver. On a mesuré le taux d’amiante dans l’air avant et après les tra­vaux, et ins­tallé des systèmes de pro­tec­tion pour protéger les habi­tants et les ouvriers. Il y avait envi­ron 2 000 fenêtres, on a envoyé 2 000 prélèvements au labo­ra­toire à rai­son de 1 000 euros par fenêtre. Au bout de 300 tests, on a vu qu’il y avait zéro fibre d’amiante, on a demandé si on pou­vait considérer que toutes étaient pareilles, mais non, il fal­lait le faire. Au final, tout est rentré dans le budget !

Vous évoquez sou­vent la générosité des espaces et la liberté dans les usages. Comment cela se tra­duit-il dans des loge­ments à coûts maîtrisés ?

« L’habitant est celui qui sait le mieux faire fonc­tion­ner son loge­ment dès lors qu’on lui pro­pose quelques outils simples. »

On défend la sim­pli­cité : sou­vent, faire plus grand, c’est faire plus simple, et comme c’est plus simple, c’est plus économique ! On a tra­vaillé dès le début sur ces ques­tions de maîtrise des coûts, avec la Maison Latapie, notre pre­mier pro­jet de mai­son. Ce n’était pas ce qu’on avait appris à l’école d’archi ! Nous nous sommes inspirés des serres hor­ti­coles et des han­gars. On a amené leurs prin­cipes d’équipement et leurs matériaux dans le registre du loge­ment. Avec le jar­din d’hiver, au Grand Parc, les nou­velles baies vitrées ouvrent un grand pas­sage entre l’ancien intérieur et le pro­lon­ge­ment de l’habitation. Le jar­din d’hiver-balcon per­met de conser­ver les aménagements intérieurs et même de les déployer sur la nou­velle sur­face, tout en améliorant l’aspect extérieur et en résolvant les problèmes de confort et d’énergie. Il y a un exis­tant, des meubles, des tapis­se­ries, des objets, et les gens peuvent leur don­ner plus de place, ache­ter des fleurs supplémentaires, des cana­ris. Dans ce quar­tier, après notre opération, les HLM sont deve­nus mieux que les résidences privées censées être beau­coup plus luxueuses. Ces bâtiments que tout le monde a décriés, il faut arri­ver à leur don­ner une capa­cité supplémentaire, à créer le plai­sir d’habiter, ce qui pro­duit auto­ma­ti­que­ment une autre image. En venir à les admi­rer plutôt qu’à les détester. Créer plus d’espace, c’est plus de mou­ve­ment et c’est plus de liberté. On croit en la cir­cu­la­tion entre ces différents espaces, ça entraîne la mobi­lité de l’habitant dans son appar­te­ment. Plus de lumière per­met aus­si plus de possibilités : celui qui veut res­ter dans le noir peut fer­mer un rideau, alors que celui qui veut de la lumière et n’a mal­heu­reu­se­ment qu’une petite fenêtre ne peut pas l’agrandir. Occulter ou ouvrir plus ou moins le jar­din d’hiver, sui­vant les sai­sons, le jour, la nuit, per­met de gérer l’apport en lumière et en cha­leur et de réduire les dépenses énergétiques, de manière à garan­tir la sta­bi­lité du coût pour le loca­taire (loyer et charges). L’habitant est celui qui sait le mieux faire fonc­tion­ner son loge­ment dès lors qu’on lui pro­pose quelques outils simples. Le jar­din d’hiver peut être des tas de choses : l’été, il se trans­forme en petit jar­din où les tomates poussent, ou bien c’est la zone où l’on va fumer sur le bal­con, où l’on peut sor­tir du bruit de la télé… On cherche à ce que les gens puissent avoir un rap­port à leur intérieur qui se rap­proche de celui d’une mai­son indi­vi­duelle : comme une mai­son avec un jardin.

À Mulhouse, on a pu aller encore plus loin : on a fait des loge­ments neufs beau­coup plus grands que prévu avec exac­te­ment le bud­get du loge­ment stan­dard. Le maître d’ouvrage nous a dit : « Si vous faites des loge­ments plus grands, ils vont être plus chers et je trou­ve­rai per­sonne pour les louer. » Nous lui avons répondu qu’il n’avait pas de rai­son de louer plus cher puisque le coût de construc­tion serait le même que celui de loge­ments deux fois plus petits. Aucune loi ne dit que les loyers doivent être définis en fonc­tion du nombre de mètres carrés. Donc on a défini les loyers en fonc­tion du nombre de pièces, les loyers sont restés les mêmes que pour une sur­face stan­dard et les gens avaient deux fois plus de sur­face ! Dans ce quar­tier qui parais­sait dif­fi­cile, pas accueillant, les gens se sont précipités pour y habiter.

Transformation de la tour Bois-le-Prêtre par Druot, Lacaton et Vassal.

[Transformation de la tour Bois-le-Prêtre | Druot, Lacaton et Vassal]

Comment intégrez-vous les habi­tants à vos projets ? 

À Paris, pour la tour Bois-le-Prêtre, au début, les habi­tants n’étaient pas convain­cus par le pro­jet. Bien sûr, ils ne sou­hai­taient pas la démolition envisagée, puis ils ont com­mencé à sou­te­nir le pro­jet. Il a fal­lu être clairs sur le fait qu’il n’y aurait pas d’augmentation des loyers ni des charges, et que tous ceux qui le vou­laient pour­raient res­ter à la tour. Ils ont mis un peu de temps à le croire, parce que sou­vent les pro­messes qu’ils avaient enten­dues n’avaient pas été tenues. Puis, une fois que le pro­jet avance, les dis­cus­sions changent, ils ont davan­tage confiance et on est deve­nus plus proches des habi­tants. Il était pos­sible de deman­der à chan­ger la taille de son loge­ment ou sa place. Environ 50 % des gens ont changé d’étage, de typo­lo­gie d’appartement ! C’était un peu dif­fi­cile à gérer, mais ce n’était pas impos­sible. Certaines per­sonnes âgées dont les enfants étaient par­tis vou­laient pas­ser d’un T6 à un T2, mais avaient peur de se faire envoyer ailleurs par leur bailleur alors qu’elles vou­laient res­ter dans le quar­tier. D’autres familles qui étaient trois ou quatre dans un T2 vou­laient plus d’espace. On a rétabli la dis­cus­sion avec le bailleur. On a dis­cuté avec les gens, orga­nisé des réunions publiques, des ate­liers, en amont de la pro­gram­ma­tion. Il s’agissait de prendre en compte les besoins, de voir ce qui allait, ce qui n’allait pas, mais en gar­dant la générosité envisagée. Ceci posé, il faut faire confiance aux habi­tants. On nous disait : « Ils ne com­prennent pas les plans d’architecture », en réalité, ils com­pre­naient très bien. C’était dif­fi­cile d’expliquer au bailleur qu’on ne pou­vait se satis­faire des sur­faces mini­males, on vou­lait don­ner plus d’espace au hall d’accueil, on vou­lait faire une serre pour que les gens fassent du jar­di­nage. On a réussi à faire le hall qu’on vou­lait, mais pas la petite serre.

À Bordeaux, c’était différent, il n’y a pas eu de chan­ge­ments d’appartements. Le bailleur était proche et à l’écoute des habi­tants. Il a orga­nisé pour une ving­taine de familles un voyage à Paris pour aller voir le pro­jet de la tour Bois-le-Prêtre. Elles ont dis­cuté avec les habi­tants. Les échanges étaient francs. Certains ont dit qu’il y avait eu de la poussière et du bruit, mais la plu­part des gens étaient contents. Quand les bor­de­lais sont rentrés chez eux, ils ont trans­mis tout ça à leurs voi­sins. Il a été facile de faire accep­ter le projet.

Êtes-vous déjà allés jusqu’à l’auto-réhabilitation accompagnée ou jusqu’à lais­ser le choix des entre­prises aux habitant·es ?

« Nous défendons une manière de pen­ser la ville plus démocratique, plus ambi­tieuse, capable de créer des émotions, de la quiétude et de la poésie. »

On ne l’a jamais pratiquée, mais ça aurait pu avoir sa place à Bordeaux. On pou­vait ima­gi­ner don­ner 1 000 ou 2 000 euros par famille pour cer­tains tra­vaux intérieurs. Elles auraient été moins dérangées et ça aurait pro­ba­ble­ment été fait aus­si bien, ou plus précisément. Avec les habi­tants, on aurait pu tra­vailler sur l’utilisation du sol autour des bâtiments, la création de jar­dins. Il faut très vite arrêter de vou­loir faire à la place des habi­tants. C’est pas à nous de dire « plan­tez des tomates plutôt que des haricots » !

Pourquoi n’y a‑t-il pas plus d’architectes qui pro­posent ce genre de trans­for­ma­tions ambi­tieuses ?

Les archi­tectes seraient cer­tai­ne­ment prêts à pen­ser comme nous, mais les concours proposés par les bailleurs et les pou­voirs publics sont généralement rédigés d’une tout autre manière, tout est déjà décidé. Il n’est pas demandé aux archi­tectes leur avis sur la ques­tion de la démolition, par exemple. L’urbanisme est vu d’en haut, loin des gens, procède par plan-masse et pro­duit de mul­tiples contra­dic­tions et inter­dits, comme l’impossibilité pour les habi­tants de s’occuper des ter­rains aux abords. Ça ne marche pas. On demande à l’architecte de s’occuper d’écologie, d’économie, alors que l’urbanisme dans lequel s’insère le pro­jet fait exac­te­ment le contraire. Il faut regar­der la ville autre­ment, comme un orga­nisme vivant en mou­ve­ment, par­tir de la réalité, du ter­rain, de sa com­plexité et de sa richesse. Commencer par l’architecture pour répondre précisément aux problèmes, aux détails, l’un après l’autre, chaque fois, c’est un pro­jet, puis un sui­vant, le tout agit par accu­mu­la­tion et mul­ti­pli­ca­tion. Il faut être prag­ma­tique et être capable de rêver, faire rêver. Le rêve, l’envie per­mettent tout. Le rêve ne coûte pas cher, il est pour tout le monde. Nous défendons une manière de pen­ser la ville plus démocratique, plus ambi­tieuse, capable de créer des émotions, de la quiétude et de la poésie.

Transformation de la tour Bois-le-Prêtre par Druot, Lacaton et Vassal.

[Transformation de la tour Bois-le-Prêtre | Druot, Lacaton et Vassal]

Que répondez-vous à l’idée que la démolition-reconstruction per­met de faire tra­vailler le sec­teur du BTP et que c’est bon pour la crois­sance économique ?

Il faut regar­der com­ment cette façon de faire génère une économie : moins de démolition, ou pas du tout, pour pen­ser à une économie de trans­for­ma­tion, de petites entre­prises ou d’artisans. C’est bien que l’Anru dépense de l’argent pour les quar­tiers qui ont des difficultés. Il faut que cet argent soit utile, effi­cace, ne pas le gas­piller. On pour­rait faire plus, mieux. Beaucoup mieux.

Un mes­sage pour la lutte des habitant·es de la cité des Groux ? 

Vous avez du mérite et du cou­rage. Il faut vous défendre. Votre richesse, c’est vous, ce sont les espaces intérieurs de vos loge­ments, le temps et l’énergie pour les entre­te­nir, les décorer pen­dant des années, les liens d’amitié que vous avez créés, les efforts pour res­ter là. Il faut convaincre le bailleur social ou la muni­ci­pa­lité qu’un pro­jet magni­fique peut être fait, sans dépenser plus, en fai­sant avec ce qui est déjà là, en réparant ce qui est cassé, en ajou­tant ce qui manque. Pour qu’à la fin, sans démolir, on puisse faire trois fois plus social, écologique, mixte, et en dépensant deux fois moins d’argent !


Extrait de Lutter pour la cité, Renaissance des Groux / Appuii / col­lec­tif Tenaces, publié aux édi­tions de la der­nière lettre en 2022
Photographie de ban­nière : archives per­son­nelles de Lakhdar Daoui, revue Z, n° 8


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