La police contre Pasolini, Pasolini contre la police


Traduction d’un article du Wu Ming pour le site de Ballast

Des manifestants font face à la police ; s’en­suivent quelques étin­celles : resur­gissent aus­si­tôt, sur Internet, quelques vers de 1968 signés de Pasolini pour condam­ner les pre­miers, « fils à papa », et ral­lier l’é­cri­vain et cinéaste ita­lien du côté des forces de l’or­dre, ces « fils de pauvres ». Un réflexe, une pul­sion, en Italie comme en France. Ces vers sont extraits du poème « Le P.C.I. aux jeunes », jamais cité dans son inté­gra­li­té : on y lirait aus­si que les étu­diants — qu’il convie à s’emparer du Parti com­mu­niste — figurent du côté « de la rai­son » et la police de celui « du tort ». Mais rap­pe­lons sur­tout que Pasolini les qua­li­fia ensuite de « laids », ces vers, assu­ra qu’ils avaient été publiés « déloya­le­ment, à [s]on insu » (l’un de ses bio­graphes1 rap­porte que le jour­nal avait tron­qué le poème, titré « Je vous hais, chers étu­diants ») et pris soin de pré­ci­ser qu’ils auraient été dif­fé­rents s’ils avaient été publiés dans d’autres condi­tions. Qu’importe, les récu­pé­rateurs droi­tiers de Pasolini n’en finissent pas de res­sas­ser ces quelques mots dont l’au­teur avoua lui-même qu’ils n’ex­pri­maient pas ce qu’il tenait à expri­mer. Nous tra­dui­sons cet article du col­lec­tif ita­lien Wu Ming, paru en octobre 2015 : il s’é­lève contre le por­trait « sim­pli­fié, rabou­gri, poli » pro­duit par l’ins­tru­men­ta­li­sa­tion post­hume de Pasolini et retrace les liens his­to­riques de ce der­nier avec l’État et ses agents.


« Ce bâtard est mort »

Marcello Elisei, 19 ans, meurt à 3 heures du matin, seul, enchaî­né comme un chien dans une mai­son aban­don­née. Il meurt après un jour et une nuit de cris, de sup­pli­ca­tions, de lamen­ta­tions, de gémis­se­ments, lais­sé sans eau ni nour­ri­ture, atta­ché par les poi­gnets et les che­villes à une table dans une cel­lule de la pri­son Regina Coeli [à Rome, ndlr]. Il a une bron­cho­pneu­mo­nie, il est en état de choc, la cel­lule est gla­ciale. Les liens bloquent sa cir­cu­la­tion san­guine. D’une cel­lule proche, un autre pri­son­nier — le néo­fas­ciste Paolo Signorelli — entend le jeune homme crier long­temps, sa res­pi­ra­tion sif­flante, il l’entend deman­der de l’eau, puis le silence. Le len­de­main matin, il demande ce qu’il s’est pas­sé. « Ce bâtard est mort », lui répond un gar­dien. Nous sommes le 29 novembre 1959.

« Une longue chaîne d’enquêtes et d’audiences qui ont traî­né Pasolini dans des tri­bu­naux d’innombrables fois, par­fois plu­sieurs fois par jour, d’hu­mi­lia­tion en oppression. »

Marcello Elisei pur­geait une peine de quatre ans et sept mois pour avoir volé des pneus de voi­ture. Il pré­sen­tait des signes de troubles men­taux. Des signes très clairs : il avait ava­lé des clous, extraits ensuite par lavage gas­trique ; la veille, il s’é­tait vio­lem­ment frap­pé la tête contre le mur, à plu­sieurs reprises, en cher­chant à se tuer. Les méde­cins de la pri­son l’avaient accu­sé de « simu­la­tion » ; les gar­diens l’avaient traî­né puis atta­ché à cette table. Le 15 décembre, le direc­teur de la pri­son Carmelo Scalia démis­sionne, offi­ciel­le­ment pour des rai­sons de san­té — à part ça, per­sonne ne paie­ra pour la mort d’Elisei. Les enquêtes et les pro­cès blan­chi­ront toutes les par­ties mises en exa­men. À la lec­ture de cet évé­ne­ment, Pier Paolo Pasolini est cho­qué. « Je ne sais pas com­ment j’aurais pu écrire un article sur cette mort hor­rible », déclare-t-il dans le maga­zine Noi donne en date du 27 décembre 1959. « Mais c’est cer­tai­ne­ment un épi­sode que je vais inclure dans l’une des his­toires que j’ai en tête, ou peut-être même dans le roman Il rio del­la gra­na [Le Grain rio] ». Un roman inache­vé, inclus par la suite dans le recueil Ali dagli occhi azzur­ri [Ali a les yeux bleus] en 1965. « Si je devais écrire une enquête », ajoute-t-il, « je serais abso­lu­ment impi­toyable avec les res­pon­sables : des gar­diens jusqu’au direc­teur. Et je n’oublierais pas de men­tion­ner la res­pon­sa­bi­li­té de ceux qui nous dirigent. »

L’agonie et la mort soli­taire de Marcello Elisei auront un impact pro­fond sur Pasolini ; elles ins­pi­re­ront la fin de son deuxième film, Mamma Roma, en 1962. Mais, en 1959, Pasolini n’est pas encore réa­li­sa­teur. Il a 37 ans, a écrit des recueils de poé­sie, des scé­na­rios et deux romans qui ont pro­vo­qué un tol­lé : Ragazzi di vita [Les Ragazzi] et Una vita vio­len­ta [Une vie vio­lente]. Il a déjà été vic­time d’ar­res­ta­tions, d’ac­cu­sa­tions et de pro­cès. Le cabi­net du Premier ministre a par­ti­ci­pé direc­te­ment à la cen­sure de Ragazzi di vita. Mais ce n’est rien face au har­cè­le­ment des fas­cistes, aux per­sé­cu­tions poli­cières et judi­ciaires, au lyn­chage média­tique que l’homme va endu­rer. Dans l’ouvrage col­lec­tif Pasolini : judi­cial report, per­se­cu­tion, death, paru en 1977, le juriste Stefano Rodotà résume cela en une phrase : « Pasolini a été pla­cé de manière inin­ter­rom­pue entre les mains de juges de 1960 à 1975. » Et même au-delà, en réa­li­té. Post mor­tem. Rodotà parle d’un « unique pro­cès », à savoir une longue chaîne d’enquêtes et d’audiences qui ont traî­né Pasolini dans des tri­bu­naux d’innombrables fois, par­fois plu­sieurs fois par jour, d’hu­mi­lia­tion en oppres­sion, alors que la presse au dehors l’insultait, le raillait, le lyn­chait verbalement.

Franz Kline, Black Reflections, 1959

Le journalisme libre

« Nous sommes évi­dem­ment en désac­cord avec l’exis­tence de l’institution poli­cière. » L’homme qui écrit ce vers en juin 1968 a déjà subi quatre arres­ta­tions, 16 chefs d’accusation et 11 pro­cès ; à quoi s’ajoutent trois agres­sions par des néo­fas­cistes (toutes igno­rées par les juges) ain­si que la fouille de son appar­te­ment par la police, à la recherche d’armes à feu. « Dès que j’aurai un peu de temps, écrit Pasolini dans une note inédite, je publie­rai un livre blanc consti­tué de la dou­zaine de condam­na­tions judi­ciaires dont j’ai fait l’ob­jet — sans com­men­taires. Ce sera l’un des livres les plus comiques jamais publiés en Italie. Mais la situa­tion n’est plus comique. Elle est deve­nue tra­gique, parce qu’il ne s’agit plus seule­ment de la per­sé­cu­tion d’un bouc émis­saire : c’est désor­mais une entre­prise de répres­sion éten­due, sys­té­ma­tique et déli­bé­rée, à laquelle les repré­sen­tants les plus réac­tion­naires du sys­tème judi­ciaire se sont consa­crés avec zèle… » Plus loin : « J’ai dépen­sé près de 15 mil­lions en frais d’a­vo­cats pour me défendre dans des pro­cès absurdes et pure­ment poli­tiques. »

« Ce sont les pério­diques de droite qui har­cèlent Pasolini le plus vio­lem­ment et le plus systématiquement. »

Il est aujourd’hui dif­fi­cile, voire impos­sible, de mesu­rer l’ampleur de la per­sé­cu­tion subie par Pasolini pen­dant 15 ans. « A stra­te­gy of lyn­ching and of mys­ti­fi­ca­tions » — une expo­si­tion réa­li­sée en 2005 et récem­ment pré­sen­tée à nou­veau dans la biblio­thèque Salaborsa de Bologne — ne s’en fait que l’é­cho loin­tain. Il fau­drait, pour qu’il en soit autre­ment, des­cendre au fond de l’abîme — ce qu’a pré­ci­sé­ment fait Franco Grattarola, auteur en 2005 de Pasolini, Una vita vio­len­ta­ta — et avoir en mémoire les matra­quages média­tiques en série dont Pasolini a été vic­time. Nous assis­te­rions alors au déchaî­ne­ment d’une homo­pho­bie inima­gi­nable et immonde en médi­tant sur un cor­pus d’articles aus­si nau­séa­bonds qu’un tas de fumier et de vers. Parmi les quo­ti­diens, Il Tempo est le plus remar­quable. Mais ce sont les pério­diques de droite qui har­cèlent Pasolini le plus vio­lem­ment et le plus sys­té­ma­ti­que­ment. Des maga­zines illus­trés tels que Lo Specchio et Il Borghese s’attellent avec enthou­siasme à leur mis­sion, avec des repor­ters et des rédac­teurs filant la vic­time, la pro­vo­quant, l’attaquant à toute occa­sion par des titres comme « Le cul bat à gauche » : un style inimi­table dont a héri­té aujourd’hui Libero — pour ne men­tion­ner qu’un seul de ces torchons.

Les calom­nia­teurs les plus odieux d’Il Borghese sont le cri­tique musi­cal Piero Buscaroli et le futur auteur et réa­li­sa­teur de télé­vi­sion Pier Francesco Pingitore, fon­da­teur d’Il Bagaglino. D’autres insultes émanent de l’écrivain Giovannino Guareschi et, à une reprise, du cri­tique de films Gian Luigi Rondi. La reine de l’antipasolinisme est cepen­dant sans aucun doute Gianna Preda2, qui cofon­de­ra plus tard — devi­nez quoi — Il Bagaglino en ques­tion. Reconnue jusqu’à aujourd’hui dans un blog de droite comme la « Dame du jour­na­lisme libre », « au des­sus du lot », « ni une mora­liste, ni une obs­cu­ran­tiste », et ain­si de suite, Preda entre­tient une véri­table obses­sion homo­phobe, éro­to­phobe et — ça va sans dire — idéo­lo­gique contre Pasolini. Elle désigne sou­vent l’auteur-cinéaste comme « la Pasolina ». Pour dési­gner les homo­sexuels, pré­sen­tés comme des conspi­ra­teurs de l’ombre, elle forge le terme « paso­li­ni­di ». Elle se voue à son obses­sion des années durant — même après la mort de Pasolini — en écri­vant des choses comme : « Avec une impu­dence intacte, [Pasolini] a conti­nué de confondre les ques­tions du der­rière avec celles de l’antifascisme […]. Une alliance secrète […] a contri­bué à faire des inver­tis le plus grand et le plus déci­dé des par­tis en Italie ; un par­ti qui finit tou­jours — par la voix de ses plus émi­nents repré­sen­tants — à ser­vir ou diri­ger le PCI [Parti com­mu­niste ita­lien]. […] L’inver­ti sent ce qui est bon pour lui et sur qui il doit s’appuyer pour que son vice ne soit pas expo­sé à l’opinion publique […]. Ainsi est né un vice nou­veau […]. La presse de gauche se char­ge­ra [de le célé­brer], par­ve­nant à faire pas­ser pour de l’héroïsme ce qui en réa­li­té est la peur de tel ou tel inver­ti. […] C’est pour­quoi, face à de nou­veaux affron­te­ments avec les mar­xistes, […] avant de pro­té­ger nos poi­trines nous devrons pro­té­ger nos fesses… »

Franz Kline, Orange and Black Wall, 1959

La « méthode Boffo » [attaques média­tiques calom­nieuses visant à délé­gi­ti­mer un per­son­nage public, ndlr] a une longue his­toire der­rière elle. Tout comme les nom­breuses théo­ries conspi­ra­tion­nistes dia­bo­li­sant la « théo­rie du genre ». L’homologue de Gianna Preda à Lo Specchio est Giossi Rimanelli, écri­vain et ancien membre de la République de Saló, dis­si­mu­lé sous le nom de plume A. G. Solari. Sans sur­prise, les attaques fré­né­tiques contre Pasolini pro­viennent aus­si d’Il Secolo d’Italia, bien qu’une entre­prise d’assassinat public plus fourbe et plus influente soit menée dans la presse natio­na­liste conser­va­trice de masse, comme Oggi ou Gente. Malheureusement, cela va beau­coup plus loin. Pasolini semble incar­ner le révé­la­teur du pire. En 1968, le réa­li­sa­teur Sergio Leone, inter­viewé par Il Boghese, croit néces­saire de com­men­ter ain­si les contro­verses autour de son film Teorema [Théorème] : « Je suis convain­cu que de nom­breux films sur l’homosexualité ont contri­bué à rendre par­fai­te­ment nor­male et légi­time cette forme anor­male de rela­tion. » Des bou­tades homo­phobes se retrouvent même dans le Manifesto : « La thèse [de Pasolini], réduite à l’essentiel (au sacrum), est très claire… » Comme l’écrit Tullio de Mauro : « Les jets d’eau sale finissent par pol­luer même les eaux rela­ti­ve­ment loin­taines. Le lan­gage ver­bal ne se limite pas à ce que nous disons et enten­dons. Il com­prend aus­si les choses qui, dans la mémoire com­mune, entoure ce qui est dit et enten­du. Le non-dit pèse lour­de­ment sur ce qui est dit, il en défi­nit notre appré­cia­tion et notre com­pré­hen­sion. Celui qui lit l’article Pasolini bénit les nudistes dans L’Espresso du 18 février 1968, avec la pho­to­gra­phie d’un jeune homme nu juché sur un vio­lon­celle, est sou­mis à l’effet de cette érup­tion fas­ciste, qu’il l’apprécie ou non, et que les édi­teurs de l’hebdomadaire radi­cal-socia­liste le veuillent ou non. »

« C’est une vaste cam­pagne visant à favo­ri­ser, ou plu­tôt à inci­ter, non seule­ment des actions poli­cières ou judi­ciaires, mais aus­si des agres­sions phy­siques par des fascistes. »

C’est une vaste cam­pagne visant à favo­ri­ser, ou plu­tôt à inci­ter, non seule­ment des actions poli­cières ou judi­ciaires, mais aus­si des agres­sions phy­siques par des fas­cistes. Fascistes qui ne seront jamais inquié­tés par les juges, et qui appa­raî­tront un jour ou l’autre dans plu­sieurs inves­ti­ga­tions menées sur la « stra­té­gie de la ten­sion », comme Serafino Di Luia, Flavio Campo et Paolo Pecoriello [membres de l’or­ga­ni­sa­tion néo­fas­ciste Avanguardia Nazionale, ndlr]. Le 13 février 1964, devant la Maison de l’é­tu­diant de Rome, une Fiat 600 tente de per­cu­ter un groupe d’amis de Pasolini, qui le défen­daient contre une attaque fas­ciste. Le chauf­feur est Adriano Romualdi, dis­ciple du phi­lo­sophe fas­ciste Julius Evola et fils de Pino Romualdi, membre du Parlement et pré­sident du Mouvement social ita­lien (MSI). Alors que l’événement est détaillé dans toutes les bio­gra­phies de Pasolini, il n’y en a pas trace sur la page Wikipedia de Romualdi [c’est désor­mais le cas, suite à la publi­ca­tion ori­gi­nale de cet article, ndlr]. Pasolini ne porte pas plainte, ni pour les calom­nies de la presse, ni pour les agres­sions phy­siques. C’est là une déci­sion réflé­chie : il ne pré­tend pas s’abaisser au niveau de ses per­sé­cu­teurs. Et quand bien même por­te­rait-il plainte, cela ne ferait qu’augmenter le temps déme­su­ré qu’il passe dans les tribunaux.

Comment cela se fait-il ?

Pourquoi une telle per­sé­cu­tion ? Parce qu’il était homo­sexuel ? Il n’était à l’é­vi­dence pas le seul par­mi les artistes et les écri­vains. Parce qu’il était homo­sexuel et com­mu­niste ? Certes, mais ça ne suf­fit pas. Parce qu’il était homo­sexuel, com­mu­niste, et qu’il s’exprimait ouver­te­ment contre la bour­geoi­sie, le gou­ver­ne­ment, la démo­cra­tie chré­tienne, les fas­cistes, les juges et la police ? Oui. Cela aurait suf­fi n’importe où, alors en Italie, et dans cette Italie-là qui plus est… Comme le fait remar­quer l’é­cri­vain Alberto Moravia, Pasolini scan­da­li­sait cette « bour­geoi­sie ita­lienne qui avait créé en quatre siècles deux des mou­ve­ments les plus conser­va­teurs d’Europe, à savoir la contre-réforme et le fas­cisme ». La bour­geoi­sie ita­lienne a pris sa revanche, et la prend encore d’une manière per­fide. L’absurdité selon laquelle « Pasolini était du côté de la police », répé­tée par les fas­cistes, les confor­mistes et les faux anti­con­for­mistes d’aujourd’hui, fait suite à la ven­geance des fas­cistes, confor­mistes et anti­con­for­mistes d’hier. Le por­trait post­hume de Pasolini — sim­pli­fié, rabou­gri, poli et réduit à un patron de car­ton — fait par­tie inté­grante de cette revanche.

Franz Kline, King Oliver, 1958

« Ils ne peuvent mentir pour toujours »

Fernando Tambroni, ancien ministre de l’Intérieur puis des Finances, devient en 1960 le Premier ministre du gou­ver­ne­ment chré­tien démo­crate. Ce cabi­net s’est for­mé grâce aux voix du MSI au Parlement. À peine 15 ans après la Libération, une force néo­fas­ciste se rap­proche du gou­ver­ne­ment. Des mani­fes­ta­tions et des sou­lè­ve­ments éclatent dans tout le pays. Le 30 juin, des dizaines de mil­liers de mani­fes­tants affrontent la police à Gênes, une ville d’ouvriers et de résis­tance choi­sie par le MSI pour tenir son congrès. Le 7 juillet, la police tire à Reggio Emilia sur une marche syn­di­cale, tuant cinq per­sonnes. Le 19 juillet, Tambroni démis­sionne. Le maga­zine Vie Nuove — dans lequel Pasolini tient une rubrique pour inter­agir avec les lec­teurs — pro­duit immé­dia­te­ment un docu­ment audio du mas­sacre de Reggio Emilia. C’est un enre­gis­tre­ment de la fusillade. Dans le numé­ro du 20 août 1960, Pasolini com­mente : « Ce qui frappe […], c’est la froi­deur méca­nique et orga­ni­sée de la police en train de faire feu : tir après tir, décharge après décharge, inces­sant, comme dans un jeu, confi­nant au plai­sir dis­trait de l’amusement. »

« Nos enne­mis sont aus­si faibles sur le plan ration­nel et cri­tique qu’ils sont forts sur le plan poli­cier : ils ne peuvent men­tir pour tou­jours. »

On est alors en plein pro­cès d’Eichmann, et Pasolini fait le lien entre les deux évé­ne­ments : « Il tuait comme cela, avec ce déta­che­ment atten­du et froid, avec cette dis­so­cia­tion démente. Les jus­ti­fi­ca­tions de la police […] seront pro­ba­ble­ment conformes à celles que nous connais­sons déjà… Ils évo­que­ront aus­si les ordres, le devoir, etc. […] La police ita­lienne est qua­si­ment orga­ni­sée comme une armée étran­gère d’occupation, pos­tée au cœur de l’Italie. Comment lut­ter contre ce pou­voir et cette armée ? […] Nous déte­nons une arme puis­sante : la force de la rai­son, avec la cohé­sion et la résis­tance morale et phy­sique qu’elle nous donne. C’est avec elle que nous devons lut­ter, sans perdre une seule bataille, sans battre en retraite. Nos enne­mis sont aus­si faibles sur le plan ration­nel et cri­tique qu’ils sont forts sur le plan poli­cier : ils ne peuvent men­tir pour tou­jours. » En 1961, Pasolini réa­lise son pre­mier film, Acattone. Dans un pays où les gens lisent très peu, le ciné­ma est poten­tiel­le­ment plus dan­ge­reux que la lit­té­ra­ture. La désap­pro­ba­tion bour­geoise, la cen­sure et la répres­sion contre les films de Pasolini (sans excep­tion) seront incom­men­su­ra­ble­ment plus grandes que pour ses livres et ses articles. Et si l’un de ses films évoque la mort de Marcello Elisei…

En 1962, la fin de Mamma Roma — un film qui déclenche une intense vio­lence fas­ciste et se voit immé­dia­te­ment inter­dit — met en scène Ettore, un jeune homme fébrile qui meurt en pri­son, pleu­rant et appe­lant sa mère, atta­ché en sous-vête­ments à un lit. « Au secours, au secours, pour­quoi m’avez-vous mis ici ? Je n’en peux plus, je vous le jure, je n’en peux plus… Je suis calme main­te­nant… Maman, j’ai si froid… Je ne me sens pas bien… Maman ! Maman, je meurs… J’ai pas­sé la nuit ici… Je n’en peux plus. » Le 31 août 1962, le lieu­te­nant-colo­nel Giulio Fabi, com­man­dant des cara­bi­nie­ri de Vénétie, dénonce Mamma Roma pour obs­cé­ni­té, avec ce com­men­taire : « Nous notons que l’auteur et réa­li­sa­teur Pasolini ain­si qu’un des acteurs, Citti, sont connus pour avoir été condam­nés aupa­ra­vant au tri­bu­nal de Rome. » Chez ceux qui suivent et appré­cient Pasolini, cer­tains estiment que c’est la fin du film qui a fait trem­bler la police. À par­tir de cette date, Pasolini se trouve en butte à une vague vio­lente de cen­sure et de répres­sion, inédite pour n’importe quel autre artiste italien.

Franz Kline, Zinc Yellow, 1959

« Détruire le pouvoir »

« Nous sommes évi­dem­ment en désac­cord avec l’exis­tence de l’institution poli­cière » : on com­prend là tout le sens de l’adverbe « évi­dem­ment », uti­li­sé par Pasolini pour ren­for­cer une pré­misse impor­tante à ses yeux. Il est bien évident que Pasolini est contre l’institution poli­cière. Le vers sui­vant est encore plus expli­cite : « Mais essayez de vous en prendre aux juges et vous ver­rez ! » Ces juges qui ont tant per­sé­cu­té Pasolini, conti­nuent et conti­nue­ront à le per­sé­cu­ter même après sa mort. C’est dans cette pers­pec­tive que l’au­teur du poème « Il PCI ai gio­va­ni » [« Le PCI à la jeu­nesse »] couche sur la page un tas de « vers laids » — selon ses propres termes : une réflexion confuse qui déraille rapi­de­ment vers la dia­tribe, la tirade anti­bour­geoise. Comme il l’écrira peu de temps après : « Je suis trop trau­ma­ti­sé par la bour­geoi­sie, et ma haine contre elle est main­te­nant patho­lo­gique. » Bien que for­mel­le­ment pauvre et man­quant d’un axe sub­stan­tiel, nul ne peut conclure, après avoir lu toute la tirade (entiè­re­ment, et pas seule­ment les quatre ou cinq vers extra­po­lés et bran­dis comme une batte de base­ball par quelques hommes de main), que « Pasolini était du côté de police ».

« La révo­lu­tion, dit Pasolini, ne peut être faite que par les ouvriers. Les ouvriers sont une vraie menace pour le pou­voir capi­ta­liste, c’est pour­quoi ils endurent la répres­sion la plus sévère de la part de la police. »

Pasolini décrit les poli­ciers qui affrontent les étu­diants à Valle Giulia comme « humi­liés par la perte de leur qua­li­té humaine / Pour celle de poli­cier ». L’institution poli­cière déshu­ma­nise. Par consé­quent, les étu­diants — « Ces mille ou deux mille jeunes, mes frères, / qui opèrent à Trente ou à Turin / à Pavie ou à Pise / à Florence et aus­si un peu à Rome » — sont « du côté de la rai­son », et la police « a tort ». Si l’on ne com­prend pas cela, on ne peut sai­sir l’intention para­doxale de Pasolini. Ce para­doxe tient à ce qu’il affirme que la vraie révo­lu­tion ne sera pas menée par les étu­diants, car ils sont les enfants des bour­geois — tout au plus seront-ils capables de com­men­cer une « guerre civile » géné­ra­tion­nelle au sein de la bour­geoi­sie. La révo­lu­tion, dit Pasolini, ne peut être faite que par les ouvriers, dont la presse bour­geoise ne « léche­ra jamais le cul » comme elle le fait pour les étu­diants — pour reprendre l’hyperbole de Pasolini. Les ouvriers sont une vraie menace pour le pou­voir capi­ta­liste, c’est pour­quoi ils endurent la répres­sion la plus sévère de la part de la police ; « La police se limi­te­ra-t-elle à rece­voir quelques coups de poing dans une usine occu­pée ? », demande-t-il rhé­to­ri­que­ment. C’est donc pré­ci­sé­ment là que doivent être les étu­diants, s’ils veulent être révo­lu­tion­naires : par­mi les ouvriers. « Les Maîtres se forgent en occu­pant des Usines / pas des Universités ». Surtout, les étu­diants doivent se sai­sir « [du] seul outil réel­le­ment dan­ge­reux / pour lut­ter contre [leurs] pères : / le com­mu­nisme ».

Pasolini les exhorte à prendre le PCI, un par­ti dont l’« objec­tif théo­rique » est la « des­truc­tion du Pouvoir » (le dépé­ris­se­ment de l’État, que Marx défi­nit comme l’objectif final de la lutte des classes et du socia­lisme), mais qui se trouve dans des mains hon­teuses, les mains de « gent­le­men à ves­ton croi­sé », les « pairs bour­geois de vos pères stu­pides ». Occuper les fédé­ra­tions du PCI, explique Pasolini, aide­rait le par­ti « à détruire au moins l’élément bour­geois qu’il contient ». Cette exhor­ta­tion est pré­sente dans toute la deuxième par­tie du poème ; pour­tant — sans sur­prise —, elle n’est jamais men­tion­née. La tête vous tourne. On vous avait dit que « Il PCI ai gio­van­ni » fai­sait l’éloge de la répres­sion poli­cière ! Vous avez enten­du des vers de ce poème cités par des pro­cu­reurs publics alors qu’ils requé­raient de lourdes peines à l’encontre des mili­tants NO TAV [mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion contre le pro­jet de construc­tion de la nou­velle ligne Lyon-Turin, ndlr]. Vous les avez enten­dus dans la bouche de Belpietro [pré­sen­ta­teur de télé­vi­sion ita­lien, ndlr]. Vous les avez lus dans les com­mu­ni­qués du Sap et de la Coisp [syn­di­cats de police majo­ri­taires en Italie, ndlr]

Un mantra infâme

Le poème « Il PCI ai gio­van­ni » fut immé­dia­te­ment atta­qué, et pas seule­ment par les étu­diants qu’il cri­ti­quait. L’écrivain Franco Fortini cou­vrit Pasolini d’insultes. Par-delà ce tom­be­reau d’injures, ses cri­tiques étaient justes. Pasolini ten­ta de s’expliquer, sans tou­te­fois renier ce que son texte avait de para­doxal. Si ces vers étaient « laids », c’est parce qu’ils ne suf­fi­saient pas « en eux-mêmes à expri­mer tout ce que l’au­teur [vou­lait] expri­mer ». Ces vers étaient « dédou­blés », c’est-à-dire iro­niques, auto-iro­niques. Il par­la de bou­tade, d’une cap­ta­tio male­vo­lan­tiae3, mais n’abdiqua jamais sur ce qu’il avait cher­ché à faire valoir : une invi­ta­tion aux étu­diants à « faire le seul choix res­tant pos­sible […] en faveur de ce qui n’était pas bour­geois ».

Franz Kline, Untitled

Mais le mal était déjà fait, et conti­nue­ra à se mani­fes­ter pen­dant les 40 années sui­vantes, pour le plus grand plai­sir des « post-fas­cistes », des syn­di­cats jaunes, des direc­teurs de pro­gramme télé, des experts « je-sais-tout » et des com­men­ta­teurs pav­lo­viens. Chaque fois que flambe la lutte sociale et que la police inter­vient pour la répri­mer, le « man­tra infâme » de Pasolini appuyant les forces de l’ordre et ses matraques refait sur­face. Il a accom­pa­gné tous les recours à la vio­lence poli­cière. Les matra­quages, les gaz lacry­mo­gènes en pleine figure, les fumées toxiques, l’assassinat de l’é­tu­diant Carlo Giuliani, l’invasion de l’école Diaz à Gênes, la soli­da­ri­té du monde des affaires pour les meur­triers de Federico Aldovandri [étu­diant assas­si­né par la police ita­lienne à Ferrare en 2005, ndlr], etc. De temps en temps, des phrases sor­ties de leur contexte sur les mani­fes­tants « fils à papa » et les poli­ciers pro­lé­taires seront uti­li­sées contre des tra­vailleurs pré­caires, des per­sonnes expul­sées ou des popu­la­tions qui luttent contre la dévas­ta­tion de leur ter­ri­toire. J’ai cepen­dant l’impression que ce man­tra ne s’est impo­sé que depuis les années 1990, avec quelques autres « appro­pria­tions » de la pen­sée de Pasolini. Dans la période 1968–1975, il est évident qu’aucun diri­geant, aucun par­ti­san de l’ordre n’ont com­pris ces vers comme une apo­lo­gie de la répres­sion. Il suf­fit de voir com­ment les rela­tions entre Pasolini, la police et le sys­tème judi­ciaire se sont main­te­nues, contrai­re­ment à ses rela­tions ulté­rieures avec le mou­ve­ment étu­diant et la gauche extraparlementaire.

« Propagande antinationale »

« Désarmer la police signi­fie en effet créer une condi­tion objec­tive pour un chan­ge­ment immé­diat dans la psy­cho­lo­gie du poli­cier. »

En août 1968, deux mois après la contro­verse autour de « Il PCI ai gio­van­ni », Pasolini par­ti­cipe à une mani­fes­ta­tion contre le fes­ti­val de ciné­ma de Venise. Il occupe le Palais du ciné­ma du Lido, résiste à son éva­cua­tion par la police, et est à nou­veau mis en accu­sa­tion. Il sera jugé avec d’autres réa­li­sa­teurs pour avoir « per­tur­bé la jouis­sance paci­fique de la pro­prié­té d’autres per­sonnes », puis acquit­té en octobre 1969. Dans le maga­zine Tempo du 21 sep­tembre 1968, la rubrique tenue par Pasolini — « Chaos » — publie une « lettre au Premier ministre », Giovanni Leone, pas encore pré­sident de la République, et pas encore des­ti­tué. L’écrivain accuse le chef du gou­ver­ne­ment de la répres­sion exer­cée à Venise. Ceux qui croient que Pasolini était contre Mai 68 et contre les mani­fes­tants seraient cho­qués par cet extrait : « En 1944–1945 et en 68, le peuple ita­lien a com­pris, bien que par­tiel­le­ment, le sens — peut-être seule­ment de manière prag­ma­tique — de l’autogestion et de la décen­tra­li­sa­tion, et est pas­sé vio­lem­ment à une exi­gence de démo­cra­tie réelle, quoique non défi­nie. La Résistance et le mou­ve­ment étu­diant sont les deux seules expé­riences démo­cra­tiques-révo­lu­tion­naires du peuple ita­lien. Tout autour, c’est le silence et le désert : l’apathie poli­tique, le dépé­ris­se­ment de l’État, l’horreur des tra­di­tions savoyarde, bour­bo­nienne et papale. »

Leone répond de manière alam­bi­quée. Pasolini reste cam­pé sur ses posi­tions et rap­pelle, dans le numé­ro du 5 octobre 1968 : « J’y étais cette nuit-là, et j’ai vu la vio­lence de la police de mes propres yeux. » Deux mois plus tard, dans le numé­ro daté du 21 décembre 1968, Pasolini com­mente un nou­veau meurtre per­pé­tré par la police — deux pay­sans mitraillés à Avola, en Sicile — et exprime son sou­tien à la pro­po­si­tion du PCI de désar­mer cette der­nière : « Désarmer la police signi­fie en effet créer une condi­tion objec­tive pour un chan­ge­ment immé­diat dans la psy­cho­lo­gie du poli­cier. Un poli­cier désar­mé est un poli­cier dif­fé­rent. Cela mène­rait à l’écroulement sou­dain de cette fausse idée de lui-même qui lui est attri­buée par le pou­voir, qui l’a pro­gram­mé comme un robot. » Dans un article retrou­vé par le cri­tique lit­té­raire Gian Carlo Feretti, Pasolini répond ain­si à un cer­tain Romana Grandi, un lec­teur de droite qui avait envoyé un tract du MSI-DN4 rem­pli d’insultes le visant, lui ain­si que d’autres intel­lec­tuels : « Tu aurais pu faire au moins un petit effort, puisque tu répètes sans cesse que tu es un ouvrier : n’as-tu pas remar­qué que ceux qui sont tabas­sés par la police sont les ouvriers (et les étu­diants qui luttent aux côtés des ouvriers) ? »

Franz Kline, Henry H II, 1960

L’automne 1969 — connu comme « l’automne chaud » — est une sai­son de luttes impor­tantes et de vic­toires des tra­vailleurs. Une bombe explose le 12 décembre sur la Piazza Fontana à Milan : une cam­pagne est lan­cée pour incul­per les anar­chistes, les gau­chistes et le mou­ve­ment ouvrier. Le 15 décembre, Giuseppe Pinelli, che­mi­not et anar­chiste, meurt ; le 16, le repor­ter de la Rai 1, Bruno Vespa, annonce à des mil­lions de spec­ta­teurs que « Pietro Valpreda est le cou­pable, l’un des cou­pables du car­nage de Milan ». L’anarchiste Valpreda devient le monstre. Pasolini, Moravia, Maraini, Asor Rosa et d’autres intel­lec­tuels signent un appel « contre la mon­tée de la répres­sion ». Dans le numé­ro du 18 décembre 1969 d’Il Borghese, le jour­na­liste Alberto Giovannini ne rate pas l’occasion et écrit : « À part Valpreda, qui ne tourne pas le dos qu’à la bour­geoi­sie hon­nie, mais aus­si aux jeunes hommes qu’il aime tant, il y a de nom­breux tra­ves­tis et pédés par­mi les per­sonnes arrê­tées ; et cela ne peut lais­ser P. P. Pasolini indif­fé­rent, puisqu’il est cer­tai­ne­ment le père spi­ri­tuel de tous les inver­tis d’Italie, uni­que­ment parce que sa nature ingrate […] ne lui a pas per­mis d’être leur mère. »

« C’est aujourd’hui l’une des appa­ri­tions télé­vi­sées les plus connues de Pasolini, mais beau­coup ne savent pas qu’elle a été cen­su­rée et dif­fu­sée seule­ment après sa mort. »

Dans le numé­ro de Tempo du 10 jan­vier 1970, Pasolini s’adresse direc­te­ment au dépu­té social-démo­crate Mauro Ferri : « L’extrémisme de groupes gau­chistes mino­ri­taires et extra­par­le­men­taires n’a en aucun cas mené au car­nage de la Piazza Fontana (il serait odieux ne serait-ce que de le pen­ser) : il a mené à la plus grande vic­toire des ouvriers métal­lur­gistes. Avant l’action de Potere Operaio et d’autres groupes mino­ri­taires en dehors du Parti, les syn­di­cats dor­maient. » À par­tir du 1er mars 1971 et durant deux mois, Pasolini est le direc­teur de publi­ca­tion de Lotta Continua : il risque, il le sait, des inves­ti­ga­tions, des mises en exa­men et des pro­cès pour le conte­nu du jour­nal. C’est d’ailleurs ce qui se pro­duit le 18 octobre de la même année ; on l’ac­cuse d’avoir « appe­lé les mili­taires à déso­béir aux ordres […], effec­tué de la pro­pa­gande anti­na­tio­nale en faveur de la sub­ver­sion de l’ordre éco­no­mique et social garan­ti par l’État et appe­lé publi­que­ment à com­mettre des crimes ». Sentence maxi­male du code pénal : 15 ans d’emprisonnement. Les témoins à charge : des offi­ciers, des sous-offi­ciers, des agents de la sécu­ri­té publique et des cara­bi­nie­ri. Suite à cette mise en accu­sa­tion, la Rai bloque la dif­fu­sion de l’émission de télé­vi­sion d’Enzo Biagi [où Pasolini appa­raît, ndlr], reje­tant ain­si toute pré­somp­tion d’innocence. C’est aujourd’hui l’une des appa­ri­tions télé­vi­sées les plus connues de Pasolini, mais beau­coup ne savent pas qu’elle a été cen­su­rée et dif­fu­sée seule­ment après sa mort, cinq ans après le tournage.

Pendant la même période, des membres de la police sont en pre­mière ligne pour exi­ger — ce qu’ils obtiennent sou­vent — la réqui­si­tion de l’œuvre de Pasolini. À Bari, l’inspecteur de police Santoro sou­ligne l’« hor­rible » obs­cé­ni­té du film Il Decameron ; à Ancone, une plainte est dépo­sée contre le film par le garde fores­tier Lorenzo Mannozzi Torini. Épuisé mais en rien inti­mi­dé, Pasolini finance et tourne avec le col­lec­tif de ciné­ma de Lotta Continua un docu­men­taire d’investigation sur la Piazza Fontana et sur l’état des luttes en Italie. Avec un scé­na­rio de Giovanni Bonfanti et Goffredo Fofi, le docu­men­taire, inti­tu­lé Le 12 décembre, est lan­cé en 1972 avec la légende : « Sur une idée de Pier Paolo Pasolini ». De nou­veau, en 1973, alors que ses rela­tions avec Lotta Continua sont ten­dues et prêtes à rompre, Pasolini dit : « Les gamins de Lotta Continua sont des extré­mistes, oui, peut-être des fana­tiques et des rustres d’un point de vue cultu­rel, mais ils tentent leur chance et c’est pré­ci­sé­ment pour cela que je pense qu’ils méritent d’être sou­te­nus. Il nous faut vou­loir trop pour obte­nir un peu. »

Franz Kline, Untitled, 1959

« Nos vieilles connaissances »

Les textes de la der­nière par­tie de sa vie, les Écrits cor­saires et les Lettres luthé­riennes, se carac­té­risent par l’exigence renou­ve­lée et achar­née d’une vaste mise en accu­sa­tion de la démo­cra­tie chré­tienne, de ses diri­geants et man­da­rins, ain­si que des com­plices de leurs poli­tiques. Après « Il PCI ai gio­van­ni », quelques autres lignes de la période 1974–1975 seront constam­ment sor­ties de leur contexte et sujettes à des lec­tures qui les ins­tru­men­ta­lisent. Ainsi des para­doxes comme celui du « fas­cisme des anti­fas­cistes » sont-ils extra­po­lés pour défendre des ras­sem­ble­ments d’extrême droite, en omet­tant de men­tion­ner que Pasolini uti­li­sait cette expres­sion pour dénon­cer l’hypocrisie de tous les par­tis au pou­voir qui, dit-il dans un entre­tien en juin 1975, « conti­nue­ront à pro­duire d’autres assas­si­nats et d’autres car­nages, et par consé­quent des mer­ce­naires fas­cistes ; ils vont ain­si créer une ten­sion anti­fas­ciste pour retrou­ver leur anti­fas­cisme vir­gi­nal, et voler des votes aux voleurs ; mais ils main­tien­dront, ce fai­sant, l’impunité des gangs fas­cistes dont ils pour­raient se débar­ras­ser en un jour s’ils le sou­hai­taient ».

« Sans le contexte, il reste le mythe tech­ni­ci­sé d’un pseu­do-Pasolini allé­gé et sans lac­tose, pro­duit par la même culture domi­nante qui per­sé­cu­tait Pasolini, par les héri­tiers jour­na­lis­tiques de ses calomniateurs. »

Sans le contexte, que reste-t-il ? Une poi­gnée d’images — les lucioles, la fin du monde pay­san, les corps homo­lo­gués des hip­pies aux che­veux longs — réduites à des cli­chés et ren­dues inof­fen­sives. Sans le contexte, il reste le « mythe tech­ni­ci­sé » d’un pseu­do-Pasolini « allé­gé » et « sans lac­tose », pro­duit par la même culture domi­nante qui per­sé­cu­tait Pasolini, par les héri­tiers jour­na­lis­tiques de ses calom­nia­teurs et par les héri­tiers poli­tiques de ceux qui l’attaquaient dans la rue. Le 8 octobre 1975, dans les pages du Corriere de la Sera, Pasolini com­mente la dif­fu­sion, par la Rai, d’Accatone. Il explique que son pre­mier film montre deux phé­no­mènes de conti­nui­té entre les régimes fas­ciste et chré­tien-démo­crate : « D’abord, la ségré­ga­tion d’une sous-classe dans une mar­gi­na­li­té où tout est dif­fé­rent ; ensuite, la vio­lence poli­cière impi­toyable, cri­mi­nelle, incon­tes­table. » Pour ce qui est du pre­mier phé­no­mène, écrit Pasolini, la socié­té consu­mé­riste a été jus­qu’à « inté­grer » et homo­lo­guer cette sous-classe, ses habi­tudes, ses corps. C’est pour­quoi le monde qui est mon­tré dans Accatone a dis­pa­ru à jamais. Peu de temps a pas­sé, mais ces quar­tiers de Rome ont chan­gé. Pasolini les tra­verse et der­rière chaque croi­se­ment, chaque immeuble, chaque cabane de jeunes, il voit — comme par super­po­si­tion, mais légè­re­ment déca­lée — ce que ce croi­se­ment, cet immeuble et ces jeunes étaient alors. Tout semble iden­tique, mais la tona­li­té émo­tion­nelle est alté­rée, la note fon­da­men­tale est mécon­nais­sable. On peut retrou­ver un puis­sant récit psy­cho­géo­gra­phique de cette dupli­ci­té dans « Le Merde », dans Petrolio [Pétrole].

Mais que dit Pasolini du deuxième phé­no­mène de conti­nui­té entre le régime fas­ciste et le régime chré­tien-démo­crate ? « Sur ce point, nous sommes tous d’accord », écrit-il, en sachant qu’il fait de la pro­vo­ca­tion. Il s’adresse aux lec­teurs du Corriere dela Sera, et il est impen­sable que tous soient d’ac­cord pour consi­dé­rer la vio­lence poli­cière comme « impi­toyable » et « cri­mi­nelle ». L’auteur n’en est pas moins inflexible : « Il est inutile d’en dire plus. Une par­tie de la police est encore ain­si. » S’ensuit une réfé­rence à la police espa­gnole, la guar­dia civil du régime fran­quiste. Référence incom­pré­hen­sible aujourd’hui si l’on ne sait pas ce qui se pas­sait alors en Espagne. À la une de L’Unità du 4 octobre 1975 : « Torture à Madrid. — Elle a été sys­té­ma­ti­que­ment uti­li­sée par la police fran­quiste sur pas moins de 250 Basques. — La conclu­sion d’une enquête d’Amnesty International — Des témoi­gnages épou­van­tables ». Le pas­sage est court, mais pas super­fi­ciel pour autant. Il nous montre, là encore, un « monde double », déca­lé. À tra­vers la police fas­ciste de Madrid et de Barcelone, écrit Pasolini, nous voyons notre propre police, « nos vieilles connais­sances dans toute leur sor­dide splen­deur ».

Franz Kline, Untitled, 1957

L’homme qui sourit

Trois semaines plus tard, dans la nuit du 1er au 2 novembre, le corps de Pasolini gît dans la boue d’Ostie, bat­tu, réduit à unique chif­fon gor­gé de sang. Pour conclure, j’emprunte ces mots au cri­tique de ciné­ma Roberto Chiesi : « Si l’on observe les hor­ribles pho­tos de la décou­verte du cadavre de Pasolini, il y en a une, peut-être la plus hor­rible, qui montre le corps tor­tu­ré, entou­ré par des enquê­teurs et des poli­ciers à genoux. Il y a notam­ment un poli­cier, age­nouillé près du corps de Pasolini, qui sou­rit. La pho­to le montre sans doute pos­sible : c’est un sou­rire dédai­gneux, un sou­rire plein de mépris. Cette image est un échan­tillon du pire de l’Italie, de ce qu’on doit refu­ser, conden­sé dans cette image en noir et blanc, publiée à la une de nom­breux jour­naux de l’époque. » Pasolini a conti­nué d’être contre la police, la police a conti­nué d’être contre Pasolini.


Texte paru en ita­lien — sous le titre « La poli­zia contro Pasolini, Pasolini contro la poli­zia » — dans l’édition en ligne du maga­zine Internazionale en octobre 2015, puis en anglais — sous le titre « The Police vs. Pasolini, Pasolini vs. The Police » — sur le Wu Ming Foundation Blog.
Traduit par Jean Ganesh et Anne Feffer pour le site de Ballast.


  1. Voir Enzo Siciliano, Pasolini, une vie, Éditions de la Différence, 1983.
  2. Pseudonyme de Maria Giovanna Pazzagli Predassi.
  3. « Il s’a­git d’un cas de cap­ta­tio male­vo­len­tiae, c’est-à-dire de l’u­sage d’une figure de rhé­to­rique qui n’existe pas et ne peut exis­ter, qui vise à s’a­lié­ner l’au­di­toire et à le mettre dans de mau­vaises dis­po­si­tions vis-à-vis de l’o­ra­teur. » Umberto Eco.
  4. Movimento sociale ita­lia­no – Destra nazio­nale.

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☰ Lire notre abé­cé­daire de Pier Paolo Pasolini, avril 2018
☰ Lire notre article « Orwell, Pasolini, Gramsci : halte au pillage ! », Émile Carme, mars 2017
☰ Lire notre article « Gramsci & Pasolini : récit d’une fra­ter­ni­té », Émile Carme, novembre 2015
☰ Lire notre article « Les ban­lieues de Cecilia Mangini et Pasolini », Anne-Violaine Houcke, novembre 2015
☰ Lire notre article « Pasolini, par-delà les détour­ne­ments », Julie Paquette, novembre 2015
☰ Lire « Contre la ter­reur — par P. P. Pasolini » (Memento), novembre 2015

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