La dernière toile


Texte paru dans le n° 8 de la revue papier Ballast (septembre 2019)

L’un est sur le point d’être exé­cu­té par stran­gu­la­tion, dans une pri­son d’Espagne. L’autre a les genoux dou­lou­reux, les mains cal­leuses et peint sa der­nière toile. Il pense à sa propre mort et à celui que l’on tue. L’un est le mili­tant anar­chiste Salvador Puig i Antich, membre du Movimiento Ibérico de libe­ra­ción (MIL) ; l’autre est le peintre cata­lan Joan Miró. D’eux, une écri­vaine trace ici un por­trait croi­sé. « Ce que les hommes font aux hommes, seuls le mesurent les condam­nés à mort et les très vieux peintres mou­rants. » ☰ Par Adeline Baldacchino


Le peintre fré­mis­sait des pieds à la tête. Il était à demi-nu dans son ate­lier. Réveillé très tôt, il n’avait pas vrai­ment pris le temps de s’habiller. Son vieux corps, son corps noueux de vieil homme (il avait main­te­nant atteint les quatre-vingts ans, et n’en reve­nait tou­jours pas), était ferme mais tout frois­sé de ridules. Une tache jaune dégou­li­nait depuis son ventre vers son cale­çon blanc. Il n’en avait cure. Plus rien ne lui impor­tait que de peindre cette vision qui le ren­dait fou. Toutes les nuits main­te­nant, ou presque, depuis le mois de jan­vier, il se réveillait en sueur, effa­ré, pan­te­lant. Il se levait et vou­lait peindre. Il avait pré­pa­ré trois énormes toiles au fond blanc vague­ment gri­sé, deux mètres soixante-dix par trois mètres soixante. Deux étaient ache­vées, la troi­sième en cours. Il savait que c’étaient les der­nières. Il sen­tait qu’il n’y aurait plus rien d’autre, plus per­sonne d’autre après lui pour com­prendre, pour entendre, pour tra­duire. Ce matin du 2 mars 1974, deux cadres s’appuyaient déjà contre le mur, sobres, énig­ma­tiques et pour­tant sai­sis­sants. Ceux qui les avaient entre­vus s’arrêtaient, per­plexes et inquiets. Miró ne vou­lait rien expli­quer. La pein­ture s’impose et les mots suivent. La der­nière toile du der­nier trip­tyque serait ter­mi­née à 9 h 40. L’Espoir III. Pas n’importe quel espoir. L’espoir du condam­né à mort. Point final.

De l’autre côté de la ville, dans la pri­son modèle de Barcelone, la Modelo, dont le nom était depuis long­temps deve­nu une sinistre plai­san­te­rie, il y avait un jeune homme. Le vieux peintre connais­sait son nom, toute la presse en par­lait depuis des mois. Le jeune homme ne pen­sait pas au vieux peintre. Lui n’avait pas eu besoin de se réveiller tôt : il n’avait pas dor­mi de la nuit, ni du jour qui avait pré­cé­dé. Dort-on jamais, la der­nière nuit du der­nier espoir ?

Dans l’atelier, les deux toiles abou­ties. Sur la pre­mière, une épaisse ligne noire, comme un pro­fil de visage. Des cou­lures ver­ti­cales au bas de la toile, sur toute sa lar­geur, grif­fures ou bar­be­lés, ves­tiges de roseaux, pous­sière de mémoire, crasse ou larmes, nul ne savait. Pas grand-chose de com­mun avec les tableaux les plus célèbres du vieil homme. Pas d’étoiles ni de constel­la­tions, pas de femmes ni d’oiseaux, pas d’escargots ni de fleurs. Rien que cette ébauche de visage ten­du vers la nuit blanche. Et une tâche rouge, gri­bouillis informe, à peu près à la hau­teur de ce qui pour­rait être les yeux d’un mort encore vivant.

[Miró]

Sur la deuxième toile, la ligne noire com­mence à se défaire. Ce qui aurait pu être un homme ne regarde plus vers le ciel. Dos tour­né à l’infini, la terre l’attire et la face s’enfonce dans les cou­lures de gris qui défi­gurent bruyam­ment le silence. C’est désor­mais dans la tête, et non plus sous les yeux, que gran­dit une tache bleue grouillante. On ne voit vrai­ment plus grand-chose d’autre que cette ligne qui s’ouvre et ce bleu qui se dilate. Un vieil homme est en train de se perdre. Un jeune homme s’apprête à mourir.

Joan Miró tourne en rond dans son ate­lier, la lumière d’hiver le vio­lente, son corps est blanc, son crâne par­fai­te­ment chauve, ses genoux cagneux, ses pieds cal­leux, ses mains encore habiles tremblent pour­tant, il change ner­veu­se­ment de pin­ceau, se dirige vers la troi­sième toile, la der­nière. Éjecte furieu­se­ment quelques gouttes de noir, s’agite, recule, fronce les sour­cils, sait que c’est la fin, veut que la fin soit à la hau­teur du début. Cherche un soleil. Se dirige vers le pot de pein­ture jaune, s’arrête au milieu de la pièce, comme frap­pé au visage par un sou­ve­nir qui agi­rait comme un souf­flet. Puig i Antich, condam­né en jan­vier, doit-il vrai­ment mou­rir ? Et quand ?

La veille au soir, le fameux « ente­ra­do » fran­quiste, le gla­cial « infor­mé » qui confirme l’ordre d’exécution, est arri­vé, vers 20 heures. Ce sera le gar­rot. Il res­tait 12 heures pour espé­rer la grâce. Les avo­cats ont tra­vaillé toute la nuit, remué ce qui res­tait de ciel et toute la terre qui les englou­tis­sait pour fabri­quer un miracle avec des sup­pliques. Le soleil, ce matin-là, ne réchauffe plus les âmes en peine.

De l’autre côté de la ville, dans la pri­son modèle de Barcelone qui n’est plus modèle depuis si long­temps, la vie de Salvador Puig i Antich tient à un fil. La mort est un lacet qu’on vous passe autour du cou pour vous étouf­fer. La mort est un ban­deau noir qu’on vous attache autour des yeux. Né le 30 mai 1948, il a vingt-cinq ans et ses san­glots étouf­fés n’ont pas encore défi­gu­ré son beau visage. Il sert dans les bras ses trois sœurs. Elles caressent la gorge blanche et condam­née. Salva n’a pas vou­lu que la qua­trième, trop jeune et trop aimée, soit pré­sente — il ne vou­lait pas s’apprêter pour la mort devant celle qui s’apprêtait à vivre.

Le père n’est pas venu. Lui-même a man­qué de mou­rir, condam­né à mort par les fran­quistes au retour de son exil fran­çais, à la fin de la guerre civile. À la der­nière minute, l’ordre était venu de bais­ser le fusil qui allait le tuer. Le père ne s’en est pas remis. Il est res­té là-bas, toute son âme prise au filet de l’Histoire, coin­cée dans cette inter­mit­tence du temps : mour­ra, mour­ra pas ? Il ne sait plus très bien s’il est vivant sans y croire ou mort sans le savoir. Le père ne parle plus. Le père ne parle pas de son fils qui va mou­rir. Il n’ira pas ser­rer dans les bras le fils qui le ramène à son pas­sé mal pas­sé. L’Histoire bégaie et le père est muet.

[Miró]

La mère, Immaculada, n’est plus là. La mala­die l’a empor­tée quelques mois plus tôt. Salvador est arri­vé trop tard. Il était occu­pé à se cacher. Il jouait avec ses fausses lunettes, ses mous­taches de contre­bande et de vraies armes. Il bra­quait des banques. Il vou­lait sau­ver le monde et voyait encore sa petite sœur en cachette, mais ren­trer à la mai­son aurait été trop dan­ge­reux. La mère s’en est allée sans le fils pas­sion­né­ment aimé.

Ce matin du 2 mars 1974, un prêtre est venu, Padre Manero. Le seul que Salvador res­pecte. Celui qui ne croit plus en rien et ne fut jamais un enfant sage semble ras­su­ré de sen­tir près de lui cet homme en noir. Il lui assure que rien n’est fini, que tout peut recom­men­cer. Le curé pense à l’outre-monde. Salvador espère encore la grâce des hommes. Un vieux peintre tout nu, de l’autre côté de la ville, lance un coup de pied dans un pot de pein­ture et crie. La ville ne s’éveille pas, il est trop tôt.

Les avo­cats ont appe­lé toute la nuit, Willy Brandt et le Vatican, les prix Nobel et les artistes, les conseillers et les amis d’amis, ils ont tapé à toutes les portes, ils ont sup­plié sur tous les tons. Seulement, Franco a annon­cé qu’il ne serait dis­po­nible pour per­sonne. Le dic­ta­teur ne prend pas les appels, même ceux du pape. L’homme qui condamne ne décroche pas son télé­phone. Celui qui ne répond pas ne peut pas s’excuser ni s’expliquer. Il lui suf­fit de dor­mir sur ses oreilles d’assassin en atten­dant que la cla­meur du monde s’efface. Le soleil ne l’intéresse pas. Les rideaux noirs sont tirés dans la chambre de Franco. Que nul ne le dérange.

Puis l’homme qui va tuer se pré­sente à la porte de la pri­son. Il a trop bu, comme avant chaque exé­cu­tion, et titube un peu. Le bour­reau n’est pas sobre. Il donne des ins­truc­tions pour qu’on fabrique un gar­rot sur mesure, tâtonne un peu pour trou­ver le bon endroit où le fixer. Beaucoup de bois et un peu de métal. On hésite pour choi­sir la pièce dans laquelle on va trans­for­mer le vivant en mort. Les gar­diens de pri­son sont fébriles. Le plus fié­vreux, c’est le pauvre Jesus. Il a joué au bas­ket dans la cour de la pri­son matin et soir avec Salvador. Il ne va pas tar­der à accom­plir l’acte le plus fou de sa jeune car­rière de jeune gar­dien de pri­son, fils de gar­dien de pri­son. Jesus va trai­ter Franco de « fils de pute ». Jesus va hur­ler à la mort devant un cadavre. Mais à l’heure qu’il est, Jesus sue à grosses gouttes.

Tout le monde tremble, à Barcelone, dans cette nuit qui devient ce matin-là. Le 2 mars 1974.

[Miró]

Joan Miró croyait peindre l’espoir et se rend compte qu’il est condam­né. Qui ? L’espoir ou le peintre ? Salvador ou le soleil ? Tous, ensemble, condam­nés à ne plus jamais être jeunes et vio­lents, rieurs et sérieux, rebelles et joueurs. Joan s’approche de son der­nier tableau. Il n’arrive plus à déchif­frer la ligne du visage. Il marche sur sa toile éten­due sur le sol. Il se baisse, ses os craquent, et pose le pin­ceau dans l’angle droit, tout en haut. Le geste est esquis­sé. Mais inter­mi­nable. Pas de visage, cette fois. La ligne s’arrête à peine enta­mée. C’est un début de la fin. L’âme doit pou­voir s’échapper du corps qui s’en remet au silence.

Quelque chose en lui com­mence à s’éteindre. Il sent que « ça meurt ». Il se dit qu’il a quatre-vingts ans et que c’est bien. Que c’est jus­tice. Mais l’autre ? Miró se cabre et saute comme un chat hors de son propre cadre. L’autre, com­ment pour­rait-il mou­rir, à vingt-cinq ans ? Le peintre cherche fré­né­ti­que­ment le der­nier article qu’il a lu sur Salvador. Qu’a‑t-il fait, déjà ? Braquage de banques. Participation à un com­man­do armé d’idéalistes anar­chistes, conseillistes, situa­tion­nistes. Voilà, le MIL. Movimiento Ibérico de Liberación. Ils vou­laient prendre l’argent des uns pour le don­ner aux autres. Robins des Bois mâti­nés de Don Quichotte au car­ré. Les mou­lins à vent du capi­ta­lisme auront leur peau.

La pre­mière fois qu’il est pas­sé à l’acte, Salvador a eu peur. La seconde, il a beau­coup ri. C’est lui qui conduit les voi­tures. Lui qui alerte les cama­rades si des poli­ciers appa­raissent. Lui qui fait le pont entre la théo­rie et la pra­tique, les intel­los et les pieds nicke­lés du groupe. Il est beau, il aime les femmes, les femmes l’aiment mais celle qu’il vou­lait plus que tout s’est refu­sée à lui. Alors, il s’amuse pour oublier qu’il s’ennuie. On prend des armes et on les sou­pèse, elles sont chaudes dans la main, elles pro­longent un corps vibrant de colère inas­sou­vie. On tire dans la forêt pour s’entraîner. On tient sa vie et sa mort à por­tée de balles. On cache un calibre dans la cein­ture et on se sent invul­né­rable. Jamais ils ne l’attraperont. La liber­té ou la mort.

Les banques, c’était facile : un mil­lion de pese­tas la pre­mière fois, autant la seconde, un peu plus la fois d’après. Ils allaient boire des verres et man­ger tard dans la nuit pour fêter chaque suc­cès. Ils étaient roman­tiques et char­mants, voyous et justes, sûrs d’eux et de leur idéal. Ils avaient créé une revue : CIA. Le peintre n’en sai­sit pas toute l’ironie. Conspiration Internationale Anarchiste. Des enfants de Mai 68, convain­cus que tout pas­se­rait par le mou­ve­ment ouvrier, qu’il fal­lait donc de l’argent pour les caisses de soli­da­ri­té avec les usines en grève, de l’argent pour édi­ter des tracts et publier des livres, pour trans­mu­ter la rage en conscience poli­tique, pour ne tra­vailler à rien sinon à chan­ger le monde. La révo­lu­tion passe donc par la banque.

[Miró]

Jusqu’à l’accident bête, la police qui sur­git quand ils allaient par­tir en sif­flo­tant d’une énième banque, cette fois c’est la panique impré­vi­sible, le flingue qui part — ce n’est pas Salvador qui tire, mais c’est tout pareil, il fait par­tie du groupe. Un comp­table est à terre, dans une flaque de sang. Il ne meurt pas mais fini­ra aveugle. Les temps bénis du bra­quage heu­reux sont révo­lus. On ne fait plus la fête au MIL. On se planque dans les appar­te­ments clan­des­tins. On se grime. On s’envoie des télé­grammes en douce. L’ancienne petite amie de Salvador les récu­père sans se dou­ter de rien. Puis, c’est la gaffe de trop : Salvador oublie sa sacoche dans un bar. La police y trouve ses papiers d’identité, remonte la piste. Les intel­los du groupe en ont assez. Le MIL s’auto-dissout. Comme le gris dans le blanc de la toile trop grande.

Miró lit et relit l’article sans com­prendre. Pourquoi ces gens ont-ils pris des armes au lieu de faire gicler de la pein­ture à larges gouttes sur des toiles ? Et de l’encre sur des pages, et de l’argile et des copeaux de bois ? Pourquoi ne se sont-ils pas empa­rés de la matière et de tout ce qui sert à la for­cer, à dire la colère qu’on ne peut pas se sor­tir de la chair à coup de revol­ver ? Et ça lui monte à la tête car il ne sait plus qui, d’eux ou de lui, a eu rai­son, qui aura le plus inten­sé­ment vécu sa vie, qui aura tout ten­té avant de renon­cer à tout, il ne sait plus si l’art gueule assez fort dans le noir, et ça le rend fou et il tré­buche, et du noir s’effondre encore et s’étale sur la toile qui palpite.

Il se dit pareil, Puig i Antich, dans sa pri­son pas modèle, quand il croise le regard de Jesus le gar­dien, et quand il devine la ter­reur d’Oriol Arau, son avo­cat ter­ras­sé par le cha­grin et la défaite, à son retour à la pri­son, puisqu’il sera bien­tôt 9 heures, l’ordre a été don­né à 21 heures la veille, il avait douze heures pour essayer de toutes ses forces de ne pas mou­rir, mais Franco dort. Franco ne veut pas qu’on le dérange.

Il se dit pareil — après tout, j’aurais pu écrire, ou peindre, ou sculp­ter. J’aurais pu étu­dier, fabri­quer, dési­rer. J’aurais pu tou­cher, goû­ter, sen­tir. J’aurais pu conti­nuer. Mais rien ne me suf­fi­sait. C’est tout cela qu’il vou­lait dire à son frère absent, celui qui est par­ti tra­vailler à New York, où il a une bonne situa­tion et assez de temps pour ne pen­ser à rien. Il vient de lui écrire une lettre, en cata­lan, il n’avait pas le droit puisque tout doit être rédi­gé en espa­gnol ici, pour res­ter cen­su­rable, mais Jesus a piqué une colère ter­rible quand les autres ont ten­té de lui inter­dire d’écrire en cata­lan, le gar­dien de pri­son n’en peut plus des règles folles de la pri­son, il leur a dit, ça suf­fit main­te­nant, ça change quoi hein, s’il va mou­rir il peut bien la retrou­ver, sa langue, la vraie, la mater­nelle ! Et qu’il s’y baigne comme Joan Miró plonge ses pieds dans le pot de pein­ture jaune et se démène avec son ombre détra­quée qu’il chasse à tra­vers tout l’atelier en hulu­lant. L’Espoir III va prendre forme. La der­nière toile du peintre.

[Miró]

Salvador ne sait rien de Joan. Connaît-il seule­ment son nom ? Il n’y a pas assez de place dans la peur pour pen­ser aux peintres. Il n’ira plus voir d’expositions, de toute façon. Il vou­drait juste écou­ter une der­nière chan­son des Beatles, ou peut-être Leonard Cohen, « Suzanne », like a bird on the wire / like a drunk in a mid­night choir / I have tried in my way to be free. Se sou­vient du piège qu’on lui a ten­du. Le bar où il ne devait même pas se rendre. Il a vou­lu accom­pa­gner Xavier Garriga, qui devait réa­li­ser le contact avec Santiago Soler, l’un des théo­ri­ciens du MIL, pour l’exfiltrer hors d’Espagne. En pas­sant en voi­ture devant le bar El Funicular pour faire du repé­rage, Salvador n’a rien remar­qué. Surtout pas les poli­ciers en civil qui atten­daient à côté de Santiago. Dès que Salvador et Xavier sont entrés, ils se sont jetés sur eux. Ne jamais être pris, tu te sou­viens. La mort ou la liber­té. Alors, il a fait comme dans les films. Il a résis­té, s’est défen­du. On a enten­du des coups de feu dans tous les sens. Francisco Anguas Barragan, 23 ans, jeune poli­cier fou de ciné­ma, bai­gnait dans son sang. Le temps d’arriver à l’hôpital, il ne res­pi­rait plus. Dans son corps, cinq ou six balles.

Personne ne savait exac­te­ment. « On » n’a pas vou­lu comp­ter. L’autopsie fut conduite dans un com­mis­sa­riat, les rap­ports tenus secrets. Oriol, l’avocat, retient mal ses larmes. Il est per­sua­dé qu’il aurait pu sau­ver Salvador. Le jeune homme avait lui-même reçu deux balles, dont une dans la mâchoire. Il en avait tiré trois ou quatre. Le compte n’y était donc pas : qui avait tiré celles aux­quelles suc­com­ba Francisco ? Peut-être était-ce celles de Salvador, peut-être celles des poli­ciers qui avaient répli­qué — peut-être les deux. Le dos­sier curieu­se­ment fice­lé, les preuves dis­pa­rues auraient dû jouer en faveur de l’accusé. Mais, quelques semaines après son arres­ta­tion, l’attentat de l’ETA contre l’amiral Carrero Blanco, chef du gou­ver­ne­ment de Franco, signait l’arrêt de mort de Salvador. Il fal­lait faire un exemple. C’est à cela que servent les jeunes hommes qui lisent L’Iliade en pri­son pour avoir trop vou­lu rejouer la guerre de Troie.

Miró se dit, ce n’est pas un héros. C’est un homme comme les autres, plu­tôt plus doux et plu­tôt plus rêveur. Mais c’est un homme qui a tiré pour tuer.

Je ne le nie pas, pense Salvador.

[Miró]

Et là-bas, dans le grand ate­lier, la tache rouge sous les yeux de L’Espoir I s’agrandit encore : est-ce Salvador qui regarde mou­rir Francisco ? Est-ce Joan qui regarde mou­rir Salvador ? L’espoir est souillé par la tache de sang qu’on n’effacera plus jamais. Ceux qu’on a tués, ceux qu’on tue parce qu’ils ont tué. Qui tue­ra donc le der­nier qui tue­ra bien ?

Je le recon­nais, pense Salvador à cette heure. Il ne méri­tait pas non plus de mou­rir, Francisco. Il était peut-être bon, drôle et gen­til. Dans une autre vie, nous aurions pu boire des verres ensemble et regar­der des films en par­lant de filles. Il avait trois frères, et une petite amie. Il aimait bien l’interview d’Hitchcock par Truffaut.

Et là-bas, dans le grand ate­lier, la tache bleue dans la tête de L’Espoir II se délite : que regrette le plus Salvador à cette heure ? De n’avoir pas tué assez ou d’avoir trop tué ? Qu’aurait-il fait de la suite de sa vie s’il avait pu s’enfuir, échap­per à l’embuscade ce jour-là ? Se serait-il marié, aurait-il aimé, cares­sé, ber­cé ? Aurait-il tem­pê­té, fra­cas­sé, kidnappé ?

Ce n’est pas un héros, mar­tèle Joan. Je n’en ferai pas un héros. Il por­tait des pis­to­lets pour tuer, il tuait pour chan­ger le sys­tème, il ne com­pre­nait pas que le sys­tème ne meurt pas avec les hommes qui le servent, il ne voyait pas qu’en tuant un homme il assas­si­nait son propre idéal. Je n’en ferai pas un héros.

Je ne demande vrai­ment pas cela, pense Salvador. J’ai beau­coup dou­té. Je me suis beau­coup trom­pé. Il y a des poli­ciers au regard d’enfant. Il y a des gar­diens de pri­son qui jouent au bal­lon. Il y a des hommes par­tout et des idées presque nulle part. Il y a des idées qui valent la peine de vivre, et j’aurais pré­fé­ré vivre plu­tôt que de mou­rir pour elles.

Ce n’est pas un héros, mais c’est un frère. Et Joan qui a relu l’article pense aux trois sœurs qu’il ne connaît pas. Il les nomme pour faire rou­ler leurs noms dans sa bouche, sous sa langue. Il y a Imma, vingt-sept ans, Montse, vingt-deux ans, Carme, vingt ans. Et Merçona, treize ans, qui n’est pas là, qui ne sup­por­te­ra jamais de ne pas avoir été là, d’avoir été empê­chée d’être là, d’avoir ima­gi­né ce que cela fai­sait, d’être là, avec un vivant, juste avant qu’on le trans­forme en fantôme.

[Miró]

Elles sont toutes là, réunies autour de Salvador, elles serrent si fort ses mains, contre leur cœur qui bat­tra encore quand le sien se sera tu. Ces femmes font ce que les mères et les sœurs font le mieux au monde — elles tissent autour de lui un cocon de cha­leur et de ten­dresse pour le pro­té­ger de la dou­leur et de l’effroi.

Miró se dit, elles n’ont pas fait de poli­tique. Elles n’ont pas vou­lu sau­ver le monde. Elles constatent sim­ple­ment qu’il va bien mal, ce fou­tu monde, s’il faut tuer Salvador pour ven­ger Francisco qui n’en deman­dait pas tant. Elles serrent le gar­çon contre leurs poi­trines. Et puis l’officier s’approche.

Ce que les hommes font aux hommes, seuls le mesurent les condam­nés à mort et les très vieux peintres mourants.

Et pen­dant qu’il adresse un der­nier pauvre et faible sou­rire aux femmes de sa vie ; pen­dant qu’il s’accroche à la manche du prêtre ; pen­dant qu’on le pousse plu­tôt qu’on ne le conduit jusqu’à la salle ignoble, Joan peint. Miró peint la fin qui s’annonce et l’injustice de la mort. Il éclate en san­glots devant sa der­nière toile. Miró ne sait rien de ce qui se passe à cette heure dans la pri­son Modelo de Barcelone, puisque Salvador est encore vivant et que la nou­velle ne sera annon­cée que dans la matinée.

Miró ne peut pas savoir, c’est son corps qui devine. Les antennes du peintre sont ten­dues tout entières vers l’invisible qui l’interpelle et le pro­voque, le bru­ta­lise et l’oblige. Ce matin-là, quelque chose se passe. Les grandes traî­nées noires du bas du tableau montent len­te­ment vers le haut du cadre. Miró jette un point noir comme un der­nier cri sur la gauche.

Salvador vient d’entrer dans la pièce où tout s’accomplira. Le bour­reau ivre fait bonne figure. Le jeune homme qui croyait vivre com­prend que c’est fini. À moins qu’il choi­sisse de ne pas com­prendre. Après tout, fils de son père qui fut gra­cié à la der­nière minute, il peut encore espé­rer. Dans les films, c’est tou­jours quand l’homme est fice­lé au poteau qu’arrive l’ordre de le libé­rer. In extre­mis.

[Miró]

Pourtant, c’est en voyant la chose qu’il com­mence à dou­ter. On ne le fusille­ra pas. On l’attachera à un poteau, les mains menot­tées dans le dos. On pla­ce­ra autour de sa gorge un car­can de fer, un col­lier métal­lique. On action­ne­ra le tour­ni­quet qui res­serre peu à peu, comme une énorme vis, ce col­lier, jusqu’à écra­ser son larynx. El gar­rote vil. C’est donc cela, mou­rir. Dans une pièce sans lumière. Et l’odeur d’humidité et de peur qui efface les der­niers effluves du par­fum des sœurs. C’est donc cela, même pas de mise en scène, même pas un mur sous un arbre, même pas une fleur qui dégout­te­ra de son sang, même pas la chance qu’une arme s’enraie, que les balles le ratent, qu’une corde de pen­du se détache du gibet. Rien d’autre qu’une vis de métal qui sans pitié tour­ne­ra jusqu’à la fin. Jesus, le gar­dien, qui s’effondrera en gueu­lant « Franco, fils de pute », l’uniforme trem­pé de larmes. Salvador, subi­te­ment, voit tout, pressent tout. C’est là que se défait tout espoir.

Et dans son ate­lier, Joan Miró s’empare enfin du pin­ceau qui trem­pait dans le jaune, déli­ca­te­ment le dépose à l’endroit de la toile qui lui fait le plus mal, et dou­ce­ment, tan­dis que des larmes débordent de ses yeux gon­flés, sabote un rayon de soleil, lui vole son jus, pro­voque une explo­sion de lumière, vio­lente et crue, déchire le silence au-des­sus du blanc et du gris, de la ligne noire et des traces brutes ; il y aura, là, cette der­nière pul­sa­tion qui crève la toile, ce cœur ban­dé contre la nuit, plus de visage, plus de héros, plus de per­son­nage, plus de pour­quoi, plus de pro­cès, plus de lan­gage, plus de rien, sinon, à 9 h 40, ce 2 mars 1974, l’annonce de la der­nière exé­cu­tion au gar­rot d’un condam­né à mort en Espagne. Le vieil homme épui­sé par la vie et le jeune homme qui avait vou­lu l’épuiser se trou­vaient enfin réunis.

Joan Miró apprit quelques heures plus tard que Salvador Puig i Antich avait ren­du son der­nier souffle à l’heure même où il le trans­for­mait en éclat de soleil. Ce fut la der­nière toile du peintre cata­lan, qui devait dis­pa­raître dix ans plus tard, à 90 ans, en 1983 — le temps de voir les lois d’amnistie de 1977 et 1978 qui auraient peut-être conduit à la libé­ra­tion de Salvador. Miró avait don­né pour nom à son der­nier trip­tyque rouge, bleu et jaune : L’Espoir du condam­né à mort. Ceux qui passent par Barcelone peuvent encore aller médi­ter devant lui sur ce que les Hommes font aux Hommes.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Miró


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Adeline Baldacchino

Elle essaie de mener une vie poétique. A un faible pour les inclassables et les oubliés, les aventuriers et les polygraphes. On peut suivre ses publications sur http://abalda.tumblr.com.

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