John Vasquez Mejías : se souvenir des révoltes portoricaines


Si l’his­toire de l’im­pé­ria­lisme éta­su­nien et de ses résis­tances en Amérique du Sud et cen­trale est aujourd’­hui bien connue, l’ou­bli per­siste quand il s’a­git de Porto Rico. En 2017, les rares élec­teurs d’un réfé­ren­dum lar­ge­ment boy­cot­té ont pro­po­sé d’al­ler plus loin dans le rat­ta­che­ment de l’île cari­béenne aux États-Unis : « Nous nous pré­sen­te­rons sur la scène inter­na­tio­nale pour défendre l’importance de voir Porto Rico deve­nir le pre­mier État his­pa­no des États-Unis », affir­mait le gou­ver­neur de l’île après la publi­ca­tion des résul­tats. Soixante-dix ans plus tôt, c’est un élan tout à fait contraire qui sem­blait près de s’im­po­ser : le mou­ve­ment indé­pen­dan­tiste por­to­ri­cain lan­çait alors une insur­rec­tion pour se débar­ras­ser du gou­ver­ne­ment fan­toche mis en place par la puis­sance colo­niale éta­su­nienne. La répres­sion fut bru­tale. Cette his­toire, sou­vent igno­rée des Portoricains eux-mêmes, forme la trame de Et l’île s’embrasa : un récit entiè­re­ment com­po­sé de gra­vures sur bois, récem­ment tra­duit en fran­çais. Nous repro­dui­sons ici l’en­tre­tien mené avec son auteur, John Vasquez Mejías, qui accom­pagne l’ouvrage.


Vous avez consa­cré un livre entier à l’insurrection des indé­pen­dan­tistes por­to­ri­cains en 1950 : pour­quoi ça ?

Tout sim­ple­ment parce que per­sonne ne connaît cette his­toire, pas même la plu­part des Portoricains. J’avais donc envie de la mettre en lumière. Les gens savent géné­ra­le­ment que Porto Rico est une des­ti­na­tion tou­ris­tique agréable, mais c’est tout. Quand j’étais gamin, mon père me racon­tait l’histoire du lea­der indé­pen­dan­tiste porto­ricain Pedro Albizu Campos. Il me racon­tait aus­si que notre dra­peau avait été inter­dit par le gou­ver­ne­ment éta­su­nien. Il savait que des bases mili­taires éta­su­niennes étaient déployées sur l’île et que lui-même a été consi­dé­ré comme de la main‑d’œuvre bon mar­ché lorsqu’il s’était ins­tal­lé à New York. Il a par ailleurs eu beau­coup de mal à trou­ver une mai­son car il ne s’en ven­dait pas aux Portoricains. Pour autant, il reste un peu cir­cons­pect. L’indépendance de l’île, pour lui, ne peut advenir.

Lorsqu’il se rend compte que la presse éta­su­nienne décrit l’insurrection comme un conflit entre Portoricains, un de vos per­son­nages se demande : « Sommes-nous invi­sibles ? » Votre tra­vail n’est-il pas jus­te­ment de rendre ces évé­ne­ments visibles ? 

Exactement. Beaucoup de gens se sont adres­sés à moi en disant qu’ils appre­naient des choses. Transmettre l’histoire de Porto Rico est mon deuxième enga­ge­ment après celui que je mène en tant qu’enseignant. C’est le mieux que je puisse faire. À l’école, je m’intéressais aux mou­ve­ments indé­pen­dan­tistes irlan­dais. Bien plus tard, un ami du cercle fami­lial, un pro­fes­seur spé­cia­liste de l’histoire de Porto Rico, m’a don­né des réfé­rences à lire. Puis j’ai conti­nué de me docu­men­ter. Et je me suis mis au tra­vail pen­dant six ans sur ce roman en gra­vures, en paral­lèle de mon emploi à ­plein temps.

Comment vous y êtes-vous pris ?

Une case me pre­nait une soi­rée entière. À chaque page cor­res­pond un mor­ceau de bois, sans ajout ni col­lage ulté­rieur. Quand je ratais un des­sin, toute la planche allait à la pou­belle. C’est impor­tant pour moi que la page impri­mée cor­res­ponde au résul­tat phy­sique de la gra­vure. Cependant, mes des­sins ne sont pas aus­si lisibles que ceux de Lynd Ward, par exemple. Ils s’apparentent plu­tôt aux gra­vures de l’expressionniste Ernst Kirchner. Parfois, je grave sans des­sin préa­lable. Et lorsque je rate la taille d’un visage, je peux le sau­ver en impro­vi­sant. C’est assez amu­sant de voir où ça peut m’amener. Le résul­tat me paraît plus natu­rel en pro­cé­dant de cette manière.

La nar­ra­tion n’est par­fois pas linéaire. Est-ce inten­tion­nel de votre part ?

« Transmettre l’histoire de Porto Rico est mon deuxième enga­ge­ment après celui que je mène en tant qu’enseignant. C’est le mieux que je puisse faire. »

Oui. Ma stra­té­gie esthé­tique est maxi­ma­liste. J’aime quand le lec­teur doit pas­ser du temps sur chaque page pour la com­prendre. Il lui est impos­sible de seule­ment lais­ser glis­ser son regard pour sai­sir tout ce qu’il y a à voir. Il doit s’approprier le récit, l’approcher et le domp­ter. Sur Instagram, on regarde une image et on passe à autre chose, ça ne s’arrête jamais et on n’observe rien avec atten­tion. Un bon livre ou un bon film, on veut pas­ser du temps avec, on veut le retrou­ver plu­sieurs fois pour y décou­vrir des choses dif­fé­rentes. Ce livre com­bine natu­rel­le­ment tout ce que j’aime et ce que j’ai appris. Du gamin qui ado­rait les super-héros jusqu’au jeune adulte pas­sion­né de gravures.

Justement, quelles furent vos pre­mières lec­tures de bande dessinée ?

Dès le plus jeune âge, j’ai dévo­ré des comic books de super-héros, comme ceux du des­si­na­teur Jack Kirby. J’aimais Daredevil, X‑Men, mais éga­le­ment The Savage Sword of Conan et Elfquest, deux comics en noir et blanc. Je les pré­fé­rais aux comics dont la cou­leur recouvre tous les détails. Quand j’étais gamin, on pou­vait s’en pro­cu­rer dans le pre­mier maga­sin venu pour 65 ou 75 cents. Un brin de mon­naie per­met­tait de deve­nir un vrai col­lec­tion­neur de comics ! Je lisais aus­si Mad et Heavy Metal. J’ai tou­jours beau­coup aimé le des­sin. J’en étais obsé­dé au point de réa­li­ser mon propre comic book : un super-héros appe­lé Moose Man, l’Homme-Élan. En gran­dis­sant, je me suis inté­res­sé à l’art avec un grand A parce que je vou­lais deve­nir un artiste sérieux. Je suis allé en école d’art à 18 ans, j’y ai décou­vert la gra­vure et l’expressionnisme alle­mand d’Ernst Kirchner et Max Beckmann. Je vou­lais des­si­ner comme eux, mais je n’ai pas com­pris au pre­mier abord que leurs œuvres étaient des gra­vures sur bois. Je pen­sais juste qu’ils des­si­naient avec un trait très épais. J’ai ensuite étu­dié des gra­veurs comme Lynd Ward, Frans Masereel, et d’autres des pays du Sud comme José Alicea de Porto Rico, José Guadalupe Posada du Mexique et Antonio Frasconi d’Uruguay. À ce moment-là, j’ai per­du de vue la bande dessinée.

[John Vasquez Mejías]

Comment y êtes-vous retour­né ?

Quand vous allez en école d’art, vous vou­lez deve­nir un artiste sans connaître véri­ta­ble­ment la forme que vous allez adop­ter. Je n’aimais pas la pein­ture, alors qu’elle est très pri­sée dans ces écoles. À l’obtention de mon diplôme, je ne savais pas trop quoi faire. J’ai démé­na­gé à New York à 22 ans. Il y avait une bou­tique de fan­zines juste en face de chez moi. Je pou­vais voir la devan­ture depuis la fenêtre de mon appar­te­ment. See Hear, elle s’appelait, mais elle n’existe plus aujourd’hui. J’avais tou­jours le nez four­ré dans ses rayons, mais le ven­deur me détes­tait. Je n’ai d’ailleurs jamais com­pris pour­quoi, je dépen­sais tout mon argent chez lui ! J’achetais tout ce que je pou­vais décou­vrir : Love and Rockets, Jimmy Corrigan, Eightball de Daniel Clowes, Mœbius ou encore Jacques Tardi. J’ai alors com­pris que les comics pou­vaient prendre des formes variées ! Et je me suis ren­du compte que je pré­fé­rais pro­duire des petites bandes des­si­nées pour m’amuser à tout ce que j’avais pu réa­li­ser dans le domaine de l’art sérieux.

Que racon­taient ces pre­miers fan­zines ?

Il s’agissait de bandes des­si­nées humo­ris­tiques sur ma vie fami­liale. J’en don­nais des exem­plaires à mes amis, sans aucune pré­ten­tion. À Porto Rico, les adultes sur­nomment par­fois leurs enfants papi. En retour, j’ai sur­nom­mé mon père papin. Le fan­zine s’appelle donc Paping en son hom­mage. Lorsque j’étais gamin, il me pro­po­sait sou­vent des acti­vi­tés à la mai­son. Le sport ne nous inté­res­sant pas, on a fabri­qué ensemble des livres avec des débris qui traî­naient autour de la mai­son, on a orga­ni­sé des courses de caisses à savon, mené des batailles avec des armées de hari­cots, etc. Issu d’une famille pauvre, il s’amusait avec trois bouts de ficelle lorsqu’il était enfant. Il avait inven­té ces jeux faute de mieux. Mais pour moi, cette créa­ti­vi­té était plus pas­sion­nante que n’importe quoi d’autre. Je l’ai donc cré­di­té comme mon pre­mier pro­fes­seur d’art. Plus tard, j’en suis deve­nu un et j’ai racon­té mon expé­rience de prof dans le livre Paping : The Teachers Edition, publié en 2007. J’y détaille les dif­fi­cul­tés à ensei­gner dans les quar­tiers popu­laires comme le Bronx, où l’on peut être confron­té à la violence.

Comment êtes-vous deve­nu pro­fes­seur d’art ?

« Le let­trage de ce livre est entiè­re­ment gra­vé. Sur cer­taines pages, c’est comme si on pou­vait me voir suer sur mon mor­ceau de bois pour gra­ver chaque lettre. »

Après mes études, j’ai pris un bou­lot ali­men­taire que je ne vou­lais pas conti­nuer éter­nel­le­ment. Donc je suis retour­né à l’école pour avoir une for­ma­tion de pro­fes­seur. Lorsque j’y étais, un type nous a dit : « Vous pou­vez avoir un bou­lot dès main­te­nant, mais ce seront des mis­sions dans les quar­tiers pauvres du Bronx, avec des gamins por­to­ri­cains et afro-amé­ri­cains. » J’ai été le seul de la classe à me por­ter volon­taire. J’enseigne sur­tout de la mater­nelle à la qua­trième, en école publique. Et j’interviens auprès d’enfants qui n’ont sou­vent jamais fait de pein­ture de leur vie. Ils n’en ont jamais eu l’occasion chez eux. Certains ont des parents sans domi­cile fixe, ou avec des pro­blèmes d’addiction. On mélange du bleu avec du jaune et… « Oh mon Dieu ! Tu as fait du vert, bra­vo ! » J’essaie d’être un modèle posi­tif pour eux. C’est comme ça que je mets en pra­tique mes convic­tions de jus­tice sociale. J’agis bien plus effi­ca­ce­ment en tant que prof qu’en tant qu’artiste. J’adore ce métier et je le prends très au sérieux. Quand je rentre chez moi, je prends mon dîner et, ensuite, j’ai le temps de me consa­crer à mon art.

Est-ce pour ça que vous avez si peu publié en trente ans de pra­tique ?

Oui. Je l’explique aus­si parce que j’ai mis des années à maî­tri­ser la gra­vure. Ça me prend un temps fou. Il y a des années j’ai créé un récit court en gra­vures sur la Première Guerre mon­diale, tout en me disant que c’était trop fas­ti­dieux, que je ne refe­rai plus cela. Mais j’ai per­sis­té. J’ai ensuite réa­li­sé un autre court roman en gra­vures sur des enfants qui avaient volé ma bicy­clette. Mais le texte était écrit à l’encre. Je n’étais pas encore prêt à gra­ver les lettres. Maintenant, je le suis. Le let­trage de ce livre est entiè­re­ment gra­vé. Sur cer­taines pages, c’est comme si on pou­vait me voir suer sur mon mor­ceau de bois pour gra­ver chaque lettre. Vers la fin du récit, le let­trage devient plus réus­si, je me suis amé­lio­ré au fur et à mesure de la réa­li­sa­tion du livre. J’aimerais que la réa­li­sa­tion ne prenne pas autant de temps. Je vais avoir 50 ans : com­bien de pro­jets pour­rais-je encore mener avant de mou­rir ? Mais je ne veux pas renon­cer à la gra­vure. Quand je grave un des­sin dans le bois, ça lui donne un sens, une épais­seur sup­plé­men­taire. Avant je des­si­nais déjà avec un trait épais et angu­leux, que la gra­vure sur bois rend plus intéressant.

[John Vasquez Mejías]

Le let­trage prend toute son impor­tance sur la double-page où Griselio s’apprête à par­tir assas­si­ner Truman.

Je vou­lais une page qui fasse mon­ter la ten­sion et montre la gra­vi­té de ce qu’il va se pas­ser. Griselio n’est pas du tout un tueur pro­fes­sion­nel. L’enjeu est de mon­trer à quel point il devait être ner­veux et se dire qu’il allait peut-être mou­rir dans la jour­née. J’ai pris le mor­ceau de bois et j’ai com­men­cé à tailler la phrase « Appuie sur la gâchette » une ou deux fois, sans savoir que j’allais la répandre sur toute la double-page. Je me disais : « Fais-en un de plus, allez. » Le texte dévoile son poten­tiel gra­phique. Il n’est pas là pour être sim­ple­ment lu mais pour être consi­dé­ré comme une forme visuelle au même titre que le des­sin. Ça m’a pris des années pour maî­tri­ser cette démarche tout en res­tant lisible.

Pour impri­mer cor­rec­te­ment une gra­vure, il faut la réa­li­ser à l’envers. Avez-vous réa­li­sé les gra­vures de ce livre de cette manière ?

Non. Pour d’autres pro­jets, j’ai bien gra­vé à l’envers comme on le fait habi­tuel­le­ment, même pour le let­trage. L’astuce est de d’abord écrire les lettres sur un papier-calque, puis de le ren­ver­ser pour l’appliquer sur le mor­ceau de bois et tailler à par­tir du modèle. Pour ce livre, cepen­dant, j’ai réa­li­sé chaque gra­vure à l’endroit, sur un bois noir. Puis j’ai pho­to­gra­phié les gra­vures plu­tôt que d’en réa­li­ser des impres­sions. Les pages pré­sen­tées au lec­teur sont donc les mor­ceaux de bois eux-mêmes. C’est impor­tant pour moi car je les consi­dère comme des objets d’art à part entière. Si on regarde atten­ti­ve­ment, on peut voir cer­taines marques d’entailles sur le bois. Lorsque je réa­lise des impres­sions à par­tir d’une gra­vure, je peux en faire des cen­taines sur plu­sieurs années. La gra­vure est macu­lée d’encre et res­semble à un vieux mor­ceau de bois. Et pour­tant, je pré­fère ce mor­ceau de bois aux impres­sions, son aspect est déjà assez satis­fai­sant sans étape sup­plé­men­taire. Le mor­ceau de bois est peut-être l’œuvre qu’on a envie de voir, finalement.

Des motifs de forme abs­traite constellent les décors du récit. Comment avez-vous éla­bo­ré ces effets gra­phiques ?

« Tout comme l’art mural, la gra­vure a des rap­ports étroits avec le socia­lisme et sa concep­tion d’un art pour les masses, dis­tri­bué massivement. »

On voit de tels motifs dans cer­taines vieilles gra­vures japo­naises. J’ai aus­si réa­li­sé une fresque murale avec de tels motifs. J’ai ado­ré la faire adve­nir petit à petit en ajou­tant une mul­ti­tude de détails afin que les gens s’arrêtent pour la contem­pler. Dans le livre, ces motifs sont l’équivalent des trames dans les comics, pour poser les gris et les ombres, une atmo­sphère. Sur cer­taines planches, ça pou­vait me prendre une semaine pour déve­lop­per un motif. J’aime les des­sins bour­rés de détails qui ont deman­dé une grande quan­ti­té de tra­vail. C’est une obses­sion dif­fi­cile à expliquer.

La gra­vure est depuis long­temps uti­li­sée pour réa­li­ser des œuvres poli­ti­que­ment enga­gées comme la vôtre. Comment l’expliquez-vous ?

Il y a un siècle, on pou­vait en réa­li­ser faci­le­ment en série pour les vendre aux gens à des prix peu éle­vés plu­tôt que de faire une pein­ture ven­due à une seule per­sonne, for­cé­ment riche. Tout comme l’art mural, la gra­vure a des rap­ports étroits avec le socia­lisme et sa concep­tion d’un art pour les masses, dis­tri­bué mas­si­ve­ment. Cette concep­tion était celle de José Guadalupe Posada. Internet a cham­bou­lé les modes de dif­fu­sion de l’art. Mais l’aspect gra­phique des gra­vures évoque tou­jours l’art révo­lu­tion­naire. Mon œuvre porte sur la vie des gens et leur situa­tion sociale. Avant d’être direc­te­ment poli­tiques, mes récits ques­tionnent des faits mécon­nus du lecteur.

[John Vasquez Mejías]

Pourquoi avoir d’abord publié ce roman en gra­vures en autoédition ?

J’ai l’habitude de publier mes créa­tions avec mes propres moyens. Je vais chez un repro­graphe et réa­lise des exem­plaires très faci­le­ment. Pour ce livre, je me suis dit que si quelqu’un vou­lait le publier, tant mieux. Mais s’il était refu­sé, je n’allais pas m’arrêter en si bon che­min. Certains de mes amis, les plus intran­si­geants, me disent que je ne tra­vaille pas assez dur pour être publié. Ou, à l’inverse, on m’a conseillé de prendre un agent pour vendre mes créa­tions. J’ai pré­fé­ré démar­cher moi-même des édi­teurs pour être publié, mais per­sonne ne m’a répon­du. La pre­mière fois que je l’ai édi­té, en 2020, je vou­lais en faire 500 exem­plaires mais l’imprimeur m’a dit qu’il fal­lait en faire au moins 1 000 pour réduire le coût à l’unité. J’ai accep­té, tout en étant embê­té de devoir tout sto­cker chez moi ! Je les ai reliés moi-même à la ficelle pour leur don­ner un aspect arti­sa­nal. En com­mu­ni­quant sur les réseaux sociaux, je les ai tous ven­dus. Koyama, une édi­trice cana­dienne, m’a contac­té pour me deman­der d’en impri­mer d’autres. Je lui ai répon­du que j’avais dépen­sé tout l’argent pour man­ger. Elle m’a ver­sé de l’argent pour faire un deuxième tirage. J’en ai donc impri­mé à nou­veau 1 000 exem­plaires. Le livre est aujourd’hui en rup­ture de stock. Je suis en négo­cia­tion avec des édi­teurs états-uniens pour qu’ils publient le livre. Si cela tombe à l’eau, je ferai un troi­sième tirage par moi-même [en plus de l’é­di­tion fran­çaise, l’ouvrage est depuis cet entre­tien publié par l’éditeur Union Square].

Vous avez adap­té ce récit en spec­tacle de marion­nettes. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

J’ai d’abord envi­sa­gé de faire des lec­tures publiques du livre, mais ça ne me plai­sait pas vrai­ment. J’ai donc pen­sé à des marion­nettes. C’est juste un autre moyen de racon­ter des his­toires. Et puis après avoir pas­sé des jour­nées seul sur mes gra­vures, j’avais envie de sor­tir pour les pré­sen­ter devant un public. Avant l’épidémie de Covid-19, j’ai pu réa­li­ser une dou­zaine de repré­sen­ta­tions, notam­ment dans les jar­dins com­mu­nau­taires por­to­ri­cains du Bronx et dans une librai­rie à Philadelphie. Je vais bien­tôt pou­voir en refaire à Brooklyn dans une autre librai­rie. C’est mon troi­sième spec­tacle de marion­nettes. J’en avais déjà fait un sur le métier d’enseignant, avec des gra­vures sur bois sus­pen­dues au bout de bâtons. J’ai réa­li­sé les marion­nettes moi-même, mais j’ai besoin de trois autres per­sonnes pour réa­li­ser le spec­tacle. Au début j’ai embau­ché ma mère et ma sœur, puis j’ai embar­qué des amis pour m’épauler. C’est l’équivalent d’une adap­ta­tion au ciné­ma, bien que je ne sois pas Steven Spielberg. Je col­la­bore d’ailleurs actuel­le­ment avec un réa­li­sa­teur pour faire un court métrage avec ces marion­nettes. On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a !

La fin du récit est mar­quée par une scène d’interlude de quatre pages, l’escalade d’un arbre frui­tier à Porto Rico. Est-ce une évo­ca­tion de votre rap­port per­son­nel à l’île ?

« Mon père est né à Porto Rico, moi à New York. Mais je suis Portoricain, c’est mi gente, mon peuple. »

Pas exac­te­ment. L’enfant qui esca­lade l’arbre, ce n’est pas moi, même si j’ai grim­pé dans les arbres comme lui et beau­coup de jeunes Portoricains. J’ai ajou­té cette scène car je me suis ren­du compte que je ne racon­tais que des évé­ne­ments tristes et désas­treux dans ce livre. Je vou­lais qu’un pas­sage contre­ba­lance tout ça, d’autant que Porto Rico est un lieu dont la beau­té est excep­tion­nelle. J’ai donc ajou­té ces quatre pages sor­ties de nulle part afin d’induire une pause dans le récit. 

Avez-vous long­temps vécu à Porto Rico ?

Non. Mon père est né à Porto Rico, moi à New York. Mais je suis por­to­ri­cain, c’est mi gente, mon peuple. Entre les années 1950 et 1970, plus d’un demi-mil­lion de Portoricains ont migré vers les États-Unis. Mon père, comme tant d’autres, s’est ins­tal­lé à cette époque dans le Harlem espa­gnol. Sa vie, c’était exac­te­ment comme dans West Side Story. Il appar­te­nait à un gang, The Royal Cavaliers. Il est ensuite entré dans les Marines puis il est deve­nu poli­cier. Ma mère est éga­le­ment d’origine por­to­ri­caine. Ils ont atteint le rêve de tout Portoricain vivant à Harlem : par­tir s’installer en ban­lieue avec ma sœur et moi. Mes grands-parents sont reve­nus à Porto Rico pour y acqué­rir une ferme. Tous les étés nous allions leur rendre visite. Là-bas, j’ai ache­té une dinde pour 20 cents, cou­ru sans chaus­sures, esca­la­dé les man­guiers pour prendre des fruits comme dans l’interlude, ce genre de choses.

[John Vasquez Mejías]

Vous y allez tou­jours aus­si sou­vent ?

Non. Quand mes grands-parents sont décé­dés en 1991, nous avons arrê­té d’y aller faute de moyens. Mais une gale­rie d’art m’a invi­té là-bas l’été der­nier pour orga­ni­ser une expo­si­tion sur mon livre. Ça fai­sait des années que je n’y étais pas allé. Le direc­teur du musée d’art de Porto Rico m’a ache­té quelques œuvres pour les expo­ser. Je pen­sais que tout le monde en aurait marre d’entendre ces his­toires de conflits armés datant des années 1950, mais, en fait, on ne leur en dit rien à l’école. J’étais très sur­pris que cette insur­rec­tion répri­mée dans le sang par l’armée éta­su­nienne soit aus­si mécon­nue. Je devrais y retour­ner l’été pro­chain pour un fes­ti­val d’art mural.

Quels sont vos pro­chains projets ?

Je tra­vaille sur un nou­veau roman en gra­vures du même for­mat. Il s’agit d’une bio­gra­phie de la mili­tante du Parti natio­na­liste de Porto Rico Lolita Lebrón. Cette révo­lu­tion­naire s’est ins­tal­lée à New York pour tra­vailler à l’usine. Une par­tie de sa vie converge — beau­coup — avec celle de ma mère, qui y a vécu à la même époque et dans les mêmes condi­tions. C’est ce qui m’a moti­vé à racon­ter cette his­toire. Je me base notam­ment sur des entre­tiens avec mes parents qui témoignent de leur quo­ti­dien dans les années 1950. En 1954, avec d’autres indé­pen­dan­tistes armés, Lolita Lebrón a pris d’assaut la Chambre des repré­sen­tants des États-Unis en bran­dis­sant un dra­peau por­to­ri­cain. Là encore, per­sonne ne la connaît ni ne sait ce qu’elle a fait. J’ai à ce jour réa­li­sé trente pages, il m’en reste encore soixante. Je pré­pare aus­si d’autres pro­jets plus courts. Un récit sur les chiens vivant dans le Bronx, Dogs of the Bronx, et un autre sur les per­sonnes avec des pro­blèmes d’addiction qui vivent dans la sta­tion de métro à côté de chez moi [tous deux parus à ce jour].

Que sou­hai­tez-vous pour l’avenir de Porto Rico ?

J’aimerais beau­coup que l’île devienne indé­pen­dante, plu­tôt qu’elle ne reste un ter­ri­toire éta­su­nien. Je ne pense pas que les États-Unis nous méritent. Dans tous les cas, on a besoin d’un gou­ver­ne­ment qui ne soit pas cor­rom­pu pour résoudre les nom­breux pro­blèmes que l’île ren­contre. En 2017, l’île a été décla­rée en ban­que­route à cause des gou­ver­nants cor­rom­pus, puis l’ouragan Maria a tout rava­gé. Durant l’été 2019, 500 000 Portoricains sont des­cen­dus dans la rue pen­dant des jours, for­çant le gou­ver­neur Rosselló à pré­sen­ter sa démis­sion. Il fau­drait faire ça tout le temps pour régler tant d’autres pro­blèmes. Mais les choses ne vont pas bou­ger tout de suite. Le gros pro­blème que l’île tra­verse aujourd’hui concerne l’accaparement des terres. Les inves­tis­seurs étran­gers peuvent en ache­ter tout en payant moins d’impôts que les Portoricains eux-mêmes. D’autre part, il n’y a que des plages publiques à Porto Rico. Il me paraît impor­tant qu’elles res­tent acces­sibles à tout le monde. Une pri­va­ti­sa­tion des plages serait terrible !


Entretien mené par Marius Jouanny, paru à la suite de l’é­di­tion fran­çaise de Et l’île s’embrasa, Ici-Bas, 2023
Illustrations de ban­nière et de vignette : John Vasquez Mejías


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