« Grève, blocage, manif sauvage » : témoignage d’une jeune manifestante


Texte inédit | Ballast

Sur tous les pla­teaux les langues de bois s’es­soufflent à force de vou­loir dis­tin­guer : il y aurait les « bons mani­fes­tants » et les « élé­ments radi­caux », les « ultras » et pour­quoi pas les « ter­ro­ristes de gauche ». Les édi­to­ria­listes s’y perdent. Depuis le 16 mars et l’an­nonce du recours à l’ar­ticle 49.3 pour que passe la réforme des retraites, c’est simple : ce ne sont plus des mani­fes­tants qui font face à la police, mais des « cas­seurs » sur­gis du néant. Police contre cas­seurs, vrai­ment ? Pour contri­buer aux récits mul­tiples de la mobi­li­sa­tion en cours, nous avons dis­cu­té avec une jeune mani­fes­tante. Comme ceux et comme celles qui, par­fois très jeunes, courent les rues des grandes villes la nuit venue et se lèvent aux aurores, entre deux marches inter­syn­di­cales, pour sou­te­nir les luttes locales. Un témoi­gnage ano­nyme qui tresse une tra­jec­toire indi­vi­duelle avec des émo­tions poli­tiques col­lec­tives, dans un unique sou­ci : la digni­té pour tous et pour toutes. 


Rayon de miel ou boule de feu selon les heures, je vais sur ma vingt-sixième année. Mon frère est char­pen­tier, mon père est retrai­té et ma mère sans emploi. Je suis née et j’ai gran­di dans une petite ville du lit­to­ral de Loire-Atlantique, à l’entrée des marais salants, et aujourd’hui je vis en loca­tion dans 30 m² à Paris, en couple. On est bien ins­tal­lé. Dernièrement, je ne dirais pas que c’est la galère mais c’est un peu le bor­del niveau tra­vail : j’ai quit­té un CDI qui se pas­sait mal, j’arrive à cho­per des CDD à droite à gauche et j’ai des pro­jets pour la suite.

Quand j’étais jeune, j’ai com­men­cé à me poli­ti­ser via le fémi­nisme, la cause pour laquelle j’ai fait le plus de manifs, de marches et d’actions, parce que j’avais un groupe d’amies au col­lège qui m’a sen­si­bi­li­sée. Certaines étaient très matures et avan­cées poli­ti­que­ment, grâce à leurs lec­tures ou à leurs parents, et elles m’ont accom­pa­gnée dans mon éveil poli­tique. En vingt-six ans j’ai aus­si connu des moments assez mar­quants. Je pense notam­ment aux Nuits debout pen­dant la loi Travail. J’ai tou­jours eu la chance d’intégrer des groupes d’ami·es où on pou­vait par­ler col­lec­ti­ve­ment de l’état des choses. Mon com­bat, de manière géné­rale, on peut le situer contre le patriar­cat (que ce soit par rap­port à des déci­sions qu’on prend dans l’éducation des enfants, à la com­po­si­tion d’un gou­ver­ne­ment ou au fait que des hommes vio­lents res­tent à la tête de postes déci­sion­naires), contre le capi­ta­lisme et les vio­lences poli­cières. Contre les vio­lences en géné­ral, en fait.

« Mon com­bat, on peut le situer contre le patriar­cat, contre le capi­ta­lisme et les vio­lences poli­cières. Contre les vio­lences en géné­ral, en fait. »

J’ai com­men­cé à aller en mani­fes­ta­tion à par­tir de 2015, quand je suis arri­vée dans une grande ville, à Nantes. J’avais un cama­rade de classe qui était très inves­ti poli­ti­que­ment et qui a sen­si­bi­li­sé pas mal de monde dans la pro­mo. Il fai­sait par­tie d’un col­lec­tif de sou­tien aux sans-papiers et aus­si de l’Étincelle, une frac­tion du NPA. Il nous conviait régu­liè­re­ment à des réunions ou à des actions. On avait par exemple pas­sé toute une jour­née à dis­cu­ter de Mai 68. Il y avait plein de per­sonnes qui pre­naient la parole, c’était hyper enri­chis­sant. J’ai dû aller à cinq ou six grosses jour­nées comme ça. Le fémi­nisme, j’y suis entrée plu­tôt par les livres, grâce à une prof qui nous conseillait des lec­tures, notam­ment Annie Ernaux, et qui m’a aus­si fait décou­vrir le ciné­ma de Céline Sciamma. À l’é­poque de la loi Travail j’ai fait mes pre­mières manifs mais je me réveillais dou­ce­ment, tout ça res­tait vache­ment flou, ça res­tait quelque chose « à côté ».

Quand je suis arri­vée à Paris, en 2018, ça a été la claque. À chaque fois qu’il y avait des grosses manifs, j’y allais. J’ai ensuite com­men­cé les col­lages fémi­nistes fin 2019, avec trois copines. On était un col­lec­tif « auto­nome » puisqu’on ne fai­sait pas par­tie du groupe Collages Féministes, mais on res­pec­tait les cri­tères des col­lages (feuilles A4, pein­ture noire, slo­gans par­ta­gés). Une fois, on a flip­pé : on col­lait sous le pont d’Austerlitz des chiffres de fémi­ni­cides et on a vu un groupe d’hommes qui nous regar­daient de loin. Ils se sont appro­chés, on est par­ties en cou­rant et ils ont déchi­ré nos col­lages, mais on est reve­nues recol­ler ensuite. Cette même nuit, une per­sonne un peu âgée a com­men­cé à nous dire qu’on fai­sait n’importe quoi, j’ai essayé de lui par­ler et elle m’a pous­sée contre le mur. C’était stres­sant et assez rageant. Puis début 2020 il s’est pas­sé plein de trucs. Avec les copines, on a rejoint plu­sieurs actions contre Polanski. C’est les pre­mières grosses nasses que j’ai connues, c’était assez spor­tif ! Puis il y a eu la marche en non-mixi­té du 7 mars, celle du 8 mars, et on a été confiné·es peu de temps après. Je n’ai jamais eu d’engagement syn­di­cal ou asso­cia­tif en lien direct avec la poli­tique mais, je ne sais pas si on peut dire que c’est en lien, j’ai fait pas mal de cours béné­voles pour des mineur·es isolé·es qui n’avaient pas la natio­na­li­té fran­çaise. Pendant la deuxième année du Covid, on a par exemple tra­vaillé avec un élève pour qu’il puisse pas­ser le code (et il l’a eu !). Je fais aus­si par­tie d’un club de sport LGBTQIA+. On milite pour la place et la visi­bi­li­té des per­sonnes queer dans le sport. On fait des régu­liè­re­ment des AG pour l’or­ga­ni­sa­tion de l’as­so, mais aus­si pour apprendre à gérer des situa­tions d’ho­mo­pho­bie qui peuvent arri­ver sur le terrain.

[Melissa De Vincenzo | formesdesluttes.org

Le mou­ve­ment social actuel, je l’ai rejoint en adop­tant le trip­tyque « grève, blo­cage, manif sau­vage » : je fais un peu des trois. Par rap­port à mon par­cours je dirais que c’est la suite logique. Ça me semble évident d’être enga­gée aujourd’hui. Il y a bien sûr toute la colère accu­mu­lée face à tous les fou­tages de gueule subis ces der­nières années. Mais je pense aus­si sou­vent à mes grands-parents quand je suis dans la rue. Ils étaient bou­chers-char­cu­tiers, ils n’ont pas eu accès à plein de choses et ils ont pu être mépri­sés du fait de ne pas avoir fait d’études. C’est des choses qui me mettent en colère, tous ces cli­chés autour de la dis­tinc­tion entre les « intel­lec­tuels » et les « manuels » et le fait que ces der­niers soient tout le temps des­cen­dus. Il y a de la colère, et aus­si l’envie de retour­ner la peur : qu’on voie qu’on est beau­coup dans la rue, beau­coup à être d’accord, et que tout ça est absurde. Avec le mou­ve­ment actuel, mon enga­ge­ment a pas­sé un cap parce qu’il est plus intense et plus régu­lier. Ça s’é­qui­libre enfin entre théo­rie et pra­tique : avant, j’avais l’impression que les choses pou­vaient res­ter théo­riques, main­te­nant j’arrive à la fois à m’informer, à lire, et à aller phy­si­que­ment dans des endroits pour appor­ter du sou­tien. Je suis allé aider plu­sieurs fois sur des piquets de grève, notam­ment à Ivry et à Vitry.

« Il y a de la colère, et aus­si l’envie de retour­ner la peur : qu’on voie qu’on est beau­coup dans la rue, beau­coup à être d’accord. »

Pour ces piquets de grève et les blo­cages, sou­vent il faut du monde tôt le matin. Le pre­mier où je suis allée, sur un site de Pizzorno, on s’est rejoint à 5 heures. Il y avait un feu, les gens étaient ras­sem­blés et buvaient du café en dis­cu­tant ou en jouant de la musique, il fai­sait encore nuit, ça sou­riait, certain·es essayaient d’amorcer des conver­sa­tions. Il y avait des camions qui pas­saient avec leur musique pour mon­trer leur sou­tien, et les député·es Mathilde Panot et Louis Boyard étaient là aus­si. C’était plu­tôt bonne ambiance. Un res­pon­sable de la CGT est venu nous faire un petit dis­cours pour nous expli­quer com­ment ça se pas­se­rait : on allait empê­cher la sor­tie des camions de ramas­sage, puis les CRS allaient arri­ver vers 10 heures du matin. À par­tir de là, notre rôle serait de res­ter en ligne. Le jour s’est levé. Moi, je n’ar­ri­vais pas encore à réa­li­ser ce qui allait se pas­ser, mais très vite l’adrénaline est mon­tée quand les CRS sont arri­vés. On a créé une chaîne humaine. On s’est vite pris des lacry­mos. Un CRS a vou­lu gazer et, soit il s’est trom­pé de sens, soit le vent allait contre lui, mais il s’est tout pris dans la gueule ! Il avait pas bais­sé sa visière : tout le monde a explo­sé de rire. On criait des slo­gans, et plus les CRS pous­saient, plus on criait fort. À la fin ça venait vrai­ment du ventre. On a arrê­té seule­ment quand on a eu du gaz dans la gorge. Au bout d’un moment, des coups de matraque ont com­men­cé à tom­ber, deux ou trois per­sonnes se sont fait embar­quer. Après, c’est deve­nu irres­pi­rable, ils ont balan­cé des gre­nades de désen­cer­cle­ment, donc on a tous, toutes recu­lé. Les camions ont pu par­tir du garage mais nous on est resté·es pour dis­cu­ter avec les gens avant de repar­tir. Ensuite je suis allée sur d’autres piquets de grève. Parfois c’est tran­quille, on est là, on se fait pas délo­ger, on dis­cute avec les gré­vistes. Et dis­cu­ter, c’est hyper impor­tant pour moi. Je trouve ça beau qu’on trouve des moyens pour faire du lien mal­gré le chaos dans lequel on est en ce moment. Des moyens qu’on se don­nait pas for­cé­ment avant. 

Mais ce qui est vrai­ment nou­veau pour moi, c’est les actions de blo­cage de route : l’autre jour on est allé blo­quer un périph, j’avais jamais fait ça. Ce que je remarque, c’est qu’en plus des contextes de sécu­ri­té, il y a des dif­fé­rences de tem­po­ra­li­té. Pour le blo­cage du périph, c’é­tait toute une orga­ni­sa­tion en amont (dont je n’avais pas fait par­tie). On avait tous les élé­ments néces­saires : il y avait un groupe « pneus », un groupe « palettes » et un groupe « bar­ri­cades ». Au final, l’action a duré dix minutes : on est arri­vé sur le périph, un feu a été allu­mé et il a très vite fal­lu par­tir. Alors que dans une manif de jour, qui peut durer par­fois jusqu’à 4 ou 5 heures, ou dans une manif sau­vage qui peut durer une heure comme toute la nuit, ça prend pas le même genre d’énergie ou de capa­ci­tés, et ça n’implique pas la même cohé­sion de groupe.

[Marrow Melow | formesdesluttes.org

D’ailleurs, en fonc­tion des évé­ne­ments, marches ou manifs, les per­sonnes avec qui je par­tage les actions ne sont pas les mêmes. Si c’est des manifs de jour, par­fois j’y vais avec des gens qui ont moins l’habitude d’être confronté·es aux CRS, à qui ça peut faire peur. On y va dans l’idée de se ras­sem­bler, d’être en col­lec­tif et de se sen­tir soli­daires. Les manifs de nuit, for­cé­ment, il faut être assez réac­tif, assez spor­tif, donc j’y vais plus avec des per­sonnes qui sont « prêtes » à prendre des risques, et qui le peuvent — on sait bien qu’être en garde à vue n’implique pas la même chose pour tout le monde. J’ai tout un groupe d’ami·es assez déter pour ces manifs sau­vages. Ça nous est arri­vé plu­sieurs fois de devoir cou­rir très vite pour esqui­ver la BRAV‑M. Ça peut faire super peur. Il y a aus­si des actions fémi­nistes comme les col­lages, que je fais en groupe et en mixi­té choi­sie. Là, ça fait du bien de se retrou­ver entre sœurs ou adelphes. Donc je peux être accom­pa­gnée de per­sonnes dif­fé­rentes selon les contextes, et je trouve ça trop bien : c’est un moyen de pou­voir inclure tout le monde dans la lutte. Il y a des gens qui phy­si­que­ment ne peuvent pas faire des manifs, et qui vont plu­tôt faire de l’information, par exemple. Il y a des « for­mats » pour tout le monde et ça c’est hyper impor­tant. C’est toutes ces choses ensemble qui font qu’il y a une force de cohé­sion plus grande.

Les trucs aux­quels j’ai par­ti­ci­pé récem­ment ont beau­coup repo­sé sur des liens pré­exis­tants : c’est machin qui connaît bidule qui te dit d’aller là-bas. Une fois je suis allée à une manif de nuit seule, ce que je fais rare­ment, mais très rapi­de­ment on recroise des têtes qu’on connaît et on se rac­croche à un wagon. Je ne fais pas par­tie d’un groupe, d’un par­ti ou d’une orga­ni­sa­tion spé­ci­fique. J’ai les infor­ma­tions via des ami·es qui font par­tie de groupes plu­tôt auto­nomes, donc ça marche par bouche à oreille. Je débarque quand je peux. Je suis un corps en plus, une voix en plus, des mains en plus. C’est les dif­fé­rents groupes que je rejoins qui vont me dire de quoi il y a besoin : aller cher­cher des pneus pour blo­quer l’autoroute, crier tel slo­gan, etc. Vu que je ne fais pas par­tie d’un groupe, je peux aus­si recu­ler si je ne le sens pas pour mon inté­gri­té per­son­nelle, et ce n’est pas grave.

« Je suis un corps en plus, une voix en plus, des mains en plus s’il y a besoin. »

Un lun­di soir, quand je suis arri­vée pour un ren­dez-vous place Vauban, il y avait déjà une énorme nasse et la BRAV‑M qui était de sor­tie. Un groupe d’ami·es à moi a pré­fé­ré déca­ler à Saint-Lazare, puisqu’il y avait appa­rem­ment des manifs sau­vages qui se lan­çaient. Moi, j’avais envie de voir com­ment ça allait se pas­ser place Vauban. J’ai croi­sé d’autres potes sur place. C’est d’abord par­ti en contes­ta­tion un peu timide autour de la place, pour aller à l’encontre de la nasse, puis on a nous-mêmes com­men­cé à se faire nas­ser. Il y avait une dame assez rigo­lote qui disait à la BRAV‑M « Heureusement que vous avez pas un diplôme pour ce que vous faites ». Puis les flics nous ont mis la pres­sion et poussé·es vers les bouches de métro. Donc on est tous et toutes allé·es à Saint-Lazare. Au final, les flics sont par­tis et on a pu sor­tir de la gare. Ils ont cou­ru où ? Vers une nasse où il y avait quatre jeunes entou­rés par une ving­taine de flics. On s’est mis autour d’eux en criant « Libérez nos cama­rades ! »… Ce qu’ils ont fait ! Ils sont encore par­tis en cou­rant, comme si on était en train de leur lan­cer des pavés alors qu’on ne fai­sait que crier. Ensuite, c’est assez beau ce qui s’est pas­sé : tout le monde a bou­gé ensemble, on a lon­gé la gare de Saint-Lazare et on a occu­pé un grand bou­le­vard où plein de feux ont été mis à des pou­belles. Assez rapi­de­ment une ligne de CRS est arri­vée en face de nous, des gaz ont volé, des coups aus­si, et on s’est retrou­vé un peu blo­qué, en demi-cercle sur un trot­toir. Une sorte de demi-nasse. On est res­té là-dedans une petite heure, les gens pro­po­saient de jouer au loup-garou, fumaient des clopes. Puis les flics nous ont laissé·es sor­tir cinq par cinq en nous deman­dant si on allait bien ren­trer chez nous. Par la suite, ce qu’on a appris, et qui était cool, c’est qu’on a rete­nu cette bri­gade pen­dant une heure alors que des actions conti­nuaient de rue en rue. C’était le but : les essouf­fler, les appe­ler un peu par­tout. Quand tu sais que la BRAV‑M est en train de rou­ler par­tout dans les rues et qu’elle arrive à cho­per per­sonne, tu te dis « Yes, on les fait bien chier ».

Le len­de­main, je suis retour­née mani­fes­ter le soir, vers Hôtel-de-Ville. Pareil, on a fait cou­rir les flics dans tous les sens. Là, on a réus­si à ras­sem­bler du monde. C’est assez beau : on com­mence à dix, on a l’air un peu débiles avec nos slo­gans dans la rue mais au bout d’un moment on se retourne et on est cent. On arrive au bout d’une rue, et là, bam, la BRAV‑M. J’ai pas eu le temps de réflé­chir, j’ai vu tous mes potes déta­ler dans tous les sens. Comme j’étais trop prise au dépour­vu pour cou­rir, j’ai juste eu le réflexe d’enlever mon masque, mon couvre-chef, et de mettre mes mains dans mes poches en mar­chant l’air de rien. Et ça a mar­ché ! Il ne m’ont pas du tout cal­cu­lée. J’ai même vu trois per­sonnes faire mieux : elles sont entrées hyper non­cha­lam­ment dans un bar et ont com­man­dé des pintes. Le flegme, j’étais impres­sion­née ! On s’est rejoint quelques rues plus loin, ça a conti­nué, c’était rigo­lo de semer la ziza­nie comme ça.

[Dorian Delavault | formesdesluttes.org

Je pense que je n’encours jamais des risques énormes. À la limite, quand on va col­ler avec des copines, on sait qu’on peut se prendre une amende. Mais je suis pas arri­vée au niveau où je lance des pro­jec­tiles ni où j’allume des feux : si je suis mise en garde à vue, je n’aurai rien à décla­rer. Ce que je fais, c’est mettre en jeu mon corps. Je cours, je marche, je crie. En tant que femme ça me ras­sure quand même pas trop de savoir que je pour­rais finir en garde à vue. On a vu récem­ment ces étu­diantes à Nantes qui ont subi des vio­lences sexistes et sexuelles au moment de leur inter­pel­la­tion. Il y a eu des manifs où j’étais en deuxième ligne, pas loin des matraques, et j’ai pas mal été dans les gaz. On ne m’a pas don­né de coups mais je sais que c’est un des risques qu’on prend quand on va en manif. On sait que la police est vio­lente. D’ailleurs, à chaque fois qu’on fait des ras­sem­ble­ments sur des places à Paris, toutes les sor­ties sont blo­quées, il y a même sou­vent des canons à eau, ça crée une nasse géante et ça peut être anxio­gène. C’est absurde et je ne com­prends pas du tout com­ment c’est orga­ni­sé tout ça. À l’in­verse, par­fois ça fait peur de voir com­ment les CRS sont bien orga­ni­sés, quand ils sont embus­qués dans des petites rues par exemple. On recon­naît aus­si les indics dans la foule, avec leurs oreillettes, ça peut créer de la parano. 

Je suis sou­vent consi­dé­rée par mes proches comme quelqu’un de très sen­sible. J’ai des émo­tions très fortes et je suis très empa­thique, ce qui peut être dif­fi­cile dans la vie en géné­ral. Mais là, quand on parle de moments de sécu­ri­té ou au contraire d’insécurité, c’est-à-dire des moments où on va se trou­ver face aux CRS, face à la BRAV‑M, dans du gaz, des moments où notre inté­gri­té aus­si bien phy­sique que psy­cho­lo­gique peut être mise à mal, j’ai déve­lop­pé quelque chose, avec le groupe, qui me rend sereine. Il y a tout ce monde autour de moi, tous mes potes et les gens avec qui on fait une action. J’ai une espèce de sang-froid qui est peut-être pas réel et qui est peut-être du déni, je sais pas, mais j’arrive à réagir cal­me­ment, à prendre les bonnes déci­sions. Si quelqu’un a besoin je peux faci­le­ment être là pour le ou la gui­der. C’est assez étrange ce qui se passe. Normalement, je devrais être en train de crier par­tout, et là pas du tout. Après coup je peux res­sen­tir beau­coup de tris­tesse (il y a des actions où on se fait déga­ger d’un lieu en quelques minutes et où des per­sonnes de sont pas res­pec­tées), de fatigue et aus­si beau­coup de colère. J’ai un énorme feu en moi, qui est construc­tif, qui me donne la gnaque et fait que je conti­nue à y aller tous les jours. S’il y a un truc à gagner dans ce mou­ve­ment, on l’a peut-être déjà gagné par le fait d’être là, de mon­trer qu’on est uni·es, qu’on est soli­daires. C’est peut-être pas très pous­sé comme idée, mais nous on ment pas, on est là avec nos tripes dans la rue, tout le monde est là pour des rai­sons peut-être dif­fé­rentes mais on se retrouve dans une lutte com­mune. Quand on voit le nombre qu’on est, que ce soit aux mani­fes­ta­tions inter­syn­di­cales, pour les actions, Paris en flamme (on en parle à l’international !), pour moi c’est déjà une belle vic­toire. Ce qui importe, c’est que cha­cun et cha­cune soit entendu·e.


Illustrations de vignette : Alice Forge | formesdesluttes.org
Illustration de ban­nière : Apolline Floc’h | formesdesluttes.org


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