Photoreportage inédit | Ballast
Malgré l’accord de cessez-le-feu décrété le 26 novembre 2024 entre Israël et le Hezbollah, la guerre n’a pas tout à fait pris fin au Liban. En vertu du texte, l’armée israélienne est censée se retirer sous 60 jours et le Hezbollah rester à 30 kilomètres de la frontière, tandis que l’armée libanaise et des casques bleus doivent se déployer dans le sud du pays. Pourtant, pas une semaine ne passe sans que les protagonistes ne menacent d’intervenir, s’accusant mutuellement de rompre l’accord. Pendant ce temps, les habitant·es ne peuvent que constater l’étendu des dégâts engendrés par les bombardements israéliens, responsables de 4 000 morts, et entamer une reconstruction incertaine, avec ou sans le parti chiite. Après être revenu dans un précédent article sur l’année de guerre qui s’est écoulée depuis le 7 octobre 2023, le photographe et journaliste Laurent Perpigna Iban aborde, dans ce second volet, le quotidien des Libanais et des Libanaises depuis le début du cessez-le-feu.
Beyrouth, 27 novembre. Les heures qui ont précédé la mise en application de la trêve ont été particulièrement violentes : la veille, tout au long de la journée et de la soirée, des ordres d’évacuation massifs ont visé l’ensemble de la capitale. Sonnés, les Beyrouthins ont quitté en masse leurs domiciles, provoquant des embouteillages monstres. Simultanément, le Premier ministre israélien a confirmé l’approbation de son gouvernement à la proposition de cessez-le-feu, fixé au lendemain matin à quatre heures. Au beau milieu de la nuit, le fracas des bombes s’est enfin tari. Quelques heures après, des dizaines de milliers de Libanais se ruaient vers la banlieue sud de Beyrouth, frappée quotidiennement depuis la fin du mois de septembre.
Pour de nombreux habitants de la banlieue sud, c’est le choc et la consternation. Beaucoup n’étaient pas revenus chez eux depuis des semaines. Dans le quartier de Haret Hreik, des rues entières sont dévastées, les devantures des magasins sont presque toutes soufflées par les explosions, des gravats et du verre brisé jonchent le sol sur des kilomètres. Le danger continue de rôder : beaucoup de bâtiments ne tiennent plus qu’à un fil et menacent de s’écrouler.
Au second plan, Hassan, 32 ans, avait quitté son appartement de la banlieue sud à la fin du mois de septembre. L’immeuble dans lequel il vivait s’est effondré, avec le peu de biens qu’il possédait. Pourtant, l’homme ne se laisse pas abattre : « Nous reconstruirons, comme nous avons toujours fait. Je suis en vie, et mieux encore, la Résistance [le Hezbollah] est encore là », clame-t-il.
Même si le Hezbollah a encaissé des coups extrêmement durs et s’est résigné à faire des concessions énormes — le retrait de ses forces au nord du fleuve Litani et la séparation du front libanais de celui de Gaza, par exemple —, il règne très paradoxalement sur la banlieue sud un parfum de victoire. Ali, 19 ans, se dit soulagé : « C’est un jour très important, pas que pour les supporters du Hezbollah. C’est une grande victoire pour le pays, nous les [les soldats israéliens] avons renvoyés chez eux. Le Hezbollah n’est pas un groupe terroriste, c’est un mouvement armé qui pratique l’autodéfense. La preuve : à aucun moment la Résistance n’a ciblé délibérément des civils en Israël, alors qu’ici des milliers d’innocents ont perdu la vie ! »
Toute la journée, c’est un déluge de balles perdues qui fend le ciel de Beyrouth afin de célébrer ce cessez-le-feu durement acquis. De jeunes combattants du Hezbollah défilent un peu partout dans Dahieh, tantôt sur les places centrales de la banlieue sud, tantôt juchés sur des deux-roues.
Depuis l’annonce de la trêve de 60 jours, les routes qui mènent au Sud-Liban sont saturées de véhicules. Au petit matin, la ville de Tyr — à une vingtaine de kilomètres de la frontière israélienne — se réveille lentement. Les habitants, hagards, découvrent l’ampleur des dégâts. Dans les heures qui ont précédé le cessez-le-feu, l’armée israélienne s’est littéralement acharnée sur le cœur commercial de la cité côtière.
Malek, 71 ans, ne parvient pas à retenir ses larmes. L’homme, canne à la main, se déplace péniblement dans les rues du centre-ville de Tyr. « C’est une punition, ils ont voulu nous faire mal, et c’est réussi. Jamais je n’avais vu ma ville dans cet état, malgré toutes les guerres que nous avons subies », dit-il, la voix tremblante.
Tenter de réparer, ou récupérer ce qui peut l’être ? Voici le dilemme dans lequel est plongée la population des villes les plus touchées. Dans une rue de Tyr, Sadik, 25 ans, se tient devant sa demeure familiale, et observe son voisin assis dans la carcasse de son habitation. « C’est un choc terrible, il me reste un semestre à l’université, après, je partirai. Personne ne mérite d’expérimenter ce genre de drame, c’est une décision douloureuse, mais elle est prise. Je ne crois pas que ce cessez-le-feu durera, malheureusement, et la guerre nous rattrapera, tôt ou tard. »
Conformément à l’accord de cessez-le-feu, les soldats libanais se déploient dans le sud du pays. Une mission difficile tant ce terrain stratégique est chasse gardée du Hezbollah depuis des décennies. D’autant que la passivité de l’armée libanaise lors de ces mois de guerre interroge sur sa capacité à imposer une présence : alors que des dizaines de ses membres ont été mortellement touchés par des frappes israéliennes, que le pays a été plongé sous un flot continu de bombes et qu’une partie de son territoire a été envahi par l’ennemi, celle que l’on appelle « la grande muette » n’a jamais contre-attaqué. Un ancien officier de haut rang de l’armée libanaise entend l’incompréhension générale des Libanais face à l’inaction de l’institution lors des derniers mois, mais tient à en préciser les raisons : « Le gouvernement libanais n’a pas décrété la guerre à Israël, il est par conséquent normal que l’armée ne soit pas mobilisée. »
Alors que le soleil décline lentement, la petite bourgade de Maasaké, au Sud-Liban, se drape des couleurs du Parti de Dieu. Six de ses combattants, originaires du village, sont tombés au combat ; leurs corps, qui avaient été enterrés provisoirement ailleurs, s’apprêtent à être inhumés dans le cimetière du patelin.
Les cercueils des combattants morts défilent devant une foule immense. Des dizaines de femmes, enveloppées dans des abayas sombres, hurlent de douleur au passage du convoi funéraire. « Ce sont nos martyrs, ceux du village, mais également du Liban. Ils sont immortels », explique Rania, 45 ans. C’est une évidence qui saute au visage : fragilisé sur le plan militaire, décapité de sa chaîne de commandement, le Hezbollah a néanmoins renforcé son aura auprès de la communauté chiite du pays.
Le centre-ville de Nabatiyeh, une des villes libanaises les plus durement frappées, est sens dessus dessous. Juché sur le toit-terrasse de son café, Jalal Nasr fume un narguilé et observe le va-et-vient des tractopelles, déjà à l’œuvre. « Je suis resté jusqu’à la fin du mois d’octobre, j’ai passé un mois sous les bombes, c’était interminable. Jusqu’à ce qu’une frappe touche le centre commercial situé de l’autre côté de la rue. Si je restais un jour de plus, j’allais à une mort certaine. »
Le souk de la ville qui datait de l’époque ottomane, à gauche sur la photo, n’existe plus. Il a été rasé par l’armée israélienne dans le courant du mois d’octobre. Des habitants, de retour sur site, défilent en larmes devant ce bout d’histoire réduit en poussière.
« Les Israéliens ne respectent rien. Regardez ! C’était depuis des années le seul endroit où je me sentais en paix, auprès de la tombe de ma grand-mère. Le missile n’est pas tombé sur un site à côté, il a visé délibérément le cimetière », s’exclame un jeune homme de 32 ans, à Nabatiyeh. À quelques mètres de lui, un cratère béant a éventré la terre, et la dizaine de sépultures qui s’y trouvaient a littéralement disparu.
Une famille, exilée à Beyrouth depuis l’intensification des frappes au Sud-Liban, rentre afin d’inspecter sa maison. Elle a été visée par un missile israélien : « Nous avons dépensé tout notre argent afin de nous loger pendant deux mois. Nous n’avons plus rien. Je ne sais pas où nous dormirons ce soir », explique la mère de famille, professeur des écoles. Selon les autorités libanaises, sur l’ensemble du pays, au moins 43 000 logements ont été totalement détruits et plus de 310 000 ont été gravement endommagés.
Les locaux qui sont rentrés dans leurs villages affrontent de nombreuses difficultés : quand leurs maisons sont habitables, elles sont dépourvues d’eau courante, d’électricité, et le manque de nourriture se fait parfois cruellement ressentir. Ici, au Sud-Liban, une femme vient d’aller chercher quelques rations de pain.
Personne ou presque ne semble croire à la pérennité du cessez-le-feu, d’autant que les termes de l’accord sont pour le moins ambigus, conférant à l’État d’Israël une grande liberté d’action au Liban. Depuis sa mise en application, plus d’une centaine de violations israéliennes de l’accord ont été répertoriées. En outre, les Nations unies estiment qu’environ 20 % des déplacés libanais n’ont toujours pas pu regagner leur domicile : depuis la signature du cessez-le-feu il y a un mois, une soixantaine de villages du Sud-Liban sont placés en zone rouge par l’armée israélienne, et interdites d’accès à leurs habitants.
Le village de Majdel Salem est situé à deux kilomètres à peine de l'armée israélienne, qui stationne dans le village adjacent de Hula. Les drones vrombissent dans le ciel, les bombardements se font encore entendre. Selon des informations divulguées par le quotidien israélien Haaretz, l’armée israélienne envisagerait de rester au Sud-Liban au-delà de la période des soixante jours. Pendant ce temps, le Hezbollah continue de ronger son frein. L’incertitude et la peur du lendemain sont toujours bien présentes dans l’esprit des Libanais : quand viendra la paix ?
REBONDS
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