Texte inédit pour le site de Ballast
Sur 7 milliards d’êtres humains, 1,9 milliards d’entre eux sont en surpoids ; en France plus de 8 millions de personnes sont considérées comme obèses, soit 17 % de la population. L’ensemble des discriminations qui structurent la vie des personnes grosses a désormais un nom : grossophobie. Si le concept peut encore paraître abstrait pour certains, il s’inscrit pourtant bien dans une réalité matérielle et concrète : stigmatisations quotidiennes, hostilité du milieu médical, discriminations au travail, etc. Fanny, ébéniste à son compte dans un petit atelier du Pays basque, connaît bien tout cela. Tandis qu’une émission de télévision se livre à une mise en scène humiliante des personnes grosses1, Fanny nous raconte ici son parcours personnel et militant.
Je m’appelle Fanny et je suis ébéniste, bien que je n’en vive pas intégralement — loin de là. Pour payer les factures, je suis également valoriste2 dans une recyclerie. Une partie de mon identité est que je suis grosse et qu’on me traite différemment à cause de mon poids. Je crois que j’en ai toujours eu conscience. Déjà, parce que mon corps et celui de ma sœur obsédaient ma mère et qu’elle voulait à tout prix qu’on ne soit pas grosses — même si elle l’est également. Quand j’avais 9 ou 10 ans, elle m’a emmenée chez une diététicienne et c’est à ce moment-là que j’ai pris la mesure de ma « différence ». Je me suis construite avec et j’ai accepté avec une certaine dose de résilience la manière dont on me traitait. La suite n’est qu’un catalogue d’événements au cours desquels on m’a traitée différemment des autres.
« Une partie de mon identité est que je suis grosse et qu’on me traite différemment à cause de mon poids. »
La grossophobie est une discrimination dont on parle peu, et quand on en parle, c’est souvent pour expliquer que c’est une fausse discrimination et que les personnes comme moi devraient faire un effort plutôt que de se plaindre — c’est l’idée que nous nous laissons aller, nous les gros·ses, que c’est facile d’être mince. C’est pour ça que les magazines nous expliquent tous les étés comment avoir un bikini body et tous les hivers comment restreindre les effets des fêtes. Ça nourrit le cliché du gros qui serait plaintif, assis sur son canapé à manger des McDo en regardant la télé. Quand on creuse, pourtant, on rencontre tellement de personnes actives, dynamiques, fortes et toniques, mais qui sont toujours envisagées ou présentées comme des exceptions dans une masse de gros·ses dégoulinant·es de gras… C’est d’autant plus difficile de rester combative ou combatif quand on est considéré comme une exception : en étant exclu du « troupeau », on n’a pas envie de se battre pour tout le monde. C’est ce que je retiens du monde militant féministe, dont j’ai fait partie un temps. J’ai souvent été une sorte d’« élue », la preuve qu’on n’est pas tous et toutes pareil·les et qu’il y a bon·ne et mauvais·e gros·se… Le fait que je sois dynamique, sportive, que j’aime danser, aller aux concerts, faire la fête, et surtout que je ne sois pas timide, me place souvent en porte-à-faux avec l’image que la société peut avoir des gros·ses. Et loin de changer cette image, ça fait plutôt de moi une « exception » : en fait, j’ai simplement refusé de me laisser enfermer dans la case qui m’était destinée.
Même si le monde militant n’en est pas exempt, le milieu féministe a fait un énorme chemin ces cinq dernières années. Aujourd’hui, on se retrouve dans des logiques beaucoup plus inclusives de toutes les oppressions plutôt que dans le stéréotypage d’un mouvement — merci la troisième vague féministe, d’ailleurs. De plus en plus, ce sont les « concerné·es » qui prennent la parole et mènent les débats, et ça change la vie d’arriver dans des espaces militants où la parole n’est pas volée par celles et ceux qui ont le plus de « pouvoir ». Personnellement, j’apprécie énormément ces endroits de non-mixité, qu’ils soient physiques ou sur Internet. Les paroles et les idées sont de plus en plus mouvantes : on peut clairement se tromper, réfléchir et revenir en arrière, droit qui était un peu nié auparavant, je trouve. Mais on se retrouve parfois dans certaines luttes de clan, qui sont pour le moins contre-productives : les minces contre les gros·ses, les valides contre les non-valides, etc. J’ai eu une petite altercation avec une autre personne grosse il y a quelques mois à propos du fait que certaines personnes vivent une oppression en rapport avec leur maigreur. Cette personne niait l’existence de cette oppression alors que je l’ai côtoyée au jour le jour, à travers l’histoire de quelqu’un dont je suis très proche — et quand je parle d’oppression, je parle d’impossibilité de trouver du travail, l’amour, des fringues, mais également de remarques agressives et déplacées quant au corps de la personne concernée. C’est dommage pour le mouvement d’essayer d’écraser une autre oppression, même si elle est plus rare et moins étendue dans la société. J’imagine que c’est directement en lien avec la souffrance qu’on a vécue et à quel endroit du militantisme on se retrouve.
[Laetitia Piccaretta]
J’ai tellement entendu de remarques grossophobes qu’à vrai dire, c’est compliqué d’en choisir une. Je peux évoquer cette période, il y a cinq ans, où j’ai fait une grosse dépression durant laquelle j’ai quasiment arrêté de manger. Peut-être parce que je voulais me supprimer ou, en tout cas, réduire mon existence. Comme je perdais beaucoup de poids — que j’ai repris, bien entendu —, tout le monde me félicitait pour les efforts que je faisais. J’étais littéralement en train de couler dans mon seau de merde et tout le monde trouvait que j’avais l’air d’aller très bien. Un jour, j’ai répondu que non, que ça n’allait pas, que j’étais en pleine déprime, et la personne m’a rétorqué que ça m’allait très bien la déprime. Autant dire que ça a été une pilule très difficile à avaler…
« J’ai vu un médecin du travail il y a peu, qui a râlé quand je lui ai demandé de prendre un bracelet plus large pour me prendre la tension. »
Médicalement, j’ai plusieurs soucis de santé depuis quelques années et je me fais balader par les médecins. Mon généraliste est très correct, mais la première endocrinologue [spécialiste des hormones, ndlr] que j’ai vue m’a proposé une chirurgie bariatrique alors que jamais, lors de nos rendez-vous, je ne me suis plainte de mon poids, et que jamais — du moins, j’avais cette impression — mon but n’a été de maigrir. J’aimerais simplement arrêter d’avoir mal (canaux carpiens, cervicales et douleurs menstruelles), mais ça n’a pas l’air d’intéresser beaucoup le corps médical. J’ai vu un médecin du travail il y a peu, qui a râlé quand je lui ai demandé de prendre un bracelet plus large pour me prendre la tension. Heureusement que je sais que la tension prise aurait été fausse ! J’ai de la peine pour toutes les personnes qui, sans s’en apercevoir, subissent un regard malveillant et désapprobateur ; du coup, ce médecin a bien fermé sa bouche quand je lui ai dit que j’étais en phase avec mon poids et mon corps. Si j’avais eu en face de moi une oreille attentive, peut-être que je lui aurais parlé de mes problèmes physiques — comme j’ai la chance de pouvoir le faire avec mon généraliste. Mais je m’en suis aussi privée face au médecin du travail, parce que je sentais que je ne serai pas entendue…
Dans la rue, on passe des regards et remarques rigolardes aux remarques hypersexuelles et fétichisantes de certains hommes libidineux. « Toi, ma grosse, je vais t’en faire trembler les bourrelets », « Ça sent la vieille fille », « Mate-moi la grosse, là-bas »… Des remarques clairement envoyées pour être entendues. Ou bien des regards de dégoût. Avec les années, je soutiens les regards et je réponds aux remarques. J’ai décidé d’exister plus fort face à des personnes qui commentent une chose qui ne les regarde pas. Mais, bon sang, ça a été un chemin long et difficile ! Et, encore aujourd’hui, je sais avant d’entrer n’importe où que dans 90 % des situations je suis la personne la plus grosse de la pièce : je m’y prépare systématiquement. Et puis il y a les ami·es et leurs petites phrases « sans faire exprès » : « Tu serais tellement mieux si tu faisais un petit effort », « T’es sûre que tu vas bien ? », « Tu fais plus de sport ? », « Ça t’irait bien le noir », « T’es pas grosse, t’es ronde, toi », « Tu devrais essayer [tel produit/plante/nourriture/régime miracle], ma mère a perdu 20 kilos comme ça. » C’est terrible d’être traitée d’une manière différente par les gens qu’on aime.
[Laetitia Piccaretta]
Ma grosseur ne sera jamais mon fer de lance, même si c’est évidemment un des éléments de mon identité. Pour autant, j’ai un immense respect pour celles et ceux qui s’engagent plus que moi dans leur cause et notamment dans la lutte contre la grossophobie. J’aimerais en faire partie, mais la distance — j’habite en pleine campagne —, le temps — cumuler deux boulots et rénover une maison —, et toutes les autres excuses que je me trouve ne me permettent pas d’être de la partie autant que ce que j’aimerais. Les militant·es d’aujourd’hui permettent réellement de faire avancer le débat et de le relancer systématiquement, dès que quelque chose est problématique. On ne peut pas oublier que malgré des avancées énormes, il y a encore aujourd’hui des émissions bien dégueulasses sur des chaînes très en vue, qui font leurs choux gras de personnes en souffrance qui souhaitent perdre du poids et qui se retrouvent sur le devant de la scène comme des bêtes de foire. Sans les dénonciations des militant·es, ça passerait sans faire de vague : peu de gens relèveraient…
« Sans les dénonciations des militant·es, ça passerait sans faire de vague : peu de gens relèveraient… »
Pour autant, est-ce que le militantisme doit être le seul outil pour protéger, informer et rassurer ? Déjà, ça pose la question de ce que c’est et de qui l’incarne. Je ne peux pas être militante sur le terrain toute la journée, je n’en ai pas la capacité mentale et physique. C’est un boulot énorme, fastidieux, épuisant, d’où mon respect pour celles et ceux qui s’exposent et se mettent dans des positions plus que désagréables. J’ai cependant une position militante, idéologiquement parlant, sur le sujet de la grossophobie, et je suis persuadée que prendre ma place dans la société, assumer qui je suis et vivre comme je l’entends sont des actions militantes. Il m’est plus facile de militer dans un cercle privé. Pouvoir partager ce que pensent, disent et élaborent des Daria Marx, Gabrielle Deydier, Stephanie Yeboah, Nicole Byer, Barbara Butch, c’est incroyable. Et il y en a tellement ! C’est sans fin, et c’est passionnant, qu’on ait enfin le droit d’exister et d’être qui nous sommes, d’avoir des représentations fidèles et heureuses de nos corps et de nos identités.
Aujourd’hui, je vois mon corps comme un véhicule. Ce n’est peut-être pas le meilleur ni le plus performant mais c’est le mien, et ça ne va pas changer, que je le déteste ou que je l’aime. Par contre, ma vie serait largement différente — et pas dans le bon sens — si je prenais l’angle de vue le plus négatif quant à ma morphologie. Plus nous serons nombreux et nombreuses à témoigner, plus les personnes qui se détestent parce qu’elles détestent leurs corps pourront déconstruire puis reconstruire cette partie de leur identité. Cette déconstruction qui m’était « offerte » en tant que grosse a pris une dizaine d’années. Je pense qu’elle a démarré vers 2000, au lycée, quand j’ai décidé d’exister tout simplement. D’avoir le droit d’être là — même si j’étais la plus grosse et la plus moche : ma sensation à l’époque. Mes parents bossaient comme des dingues, Internet commençait à exister, je lisais énormément et je me renseignais beaucoup sur le monde et ce qui s’y passait. Le féminisme m’a frappé en pleine tête. J’ai intégré du mieux que je pouvais, seule et dans mon coin, les deux premières vagues ; j’ai pris part à la troisième qui se dessinait, en faisant partie de plusieurs associations. J’ai rencontré des personnes homosexuelles et j’ai beaucoup appris de leurs histoires. Surtout, j’ai appris à me taire et à écouter les récits d’oppressions des autres. Appris à m’écouter, à essayer de comprendre ce qui m’avait été imposé et ce que je pouvais garder de mon éducation, de la société, des rapports humains — ce qui m’était tolérable et ce qui ne l’était pas du tout.
[Laetitia Piccaretta]
La manière dont je me suis construite a fait que, pendant longtemps, j’étais « OK » avec l’idée de ne pas être normale. C’est à partir de 2008 que j’ai vraiment commencé à me voir comme quelqu’une de tout à fait acceptable et légitime. Il n’est pas hors de question de vouloir maigrir, d’être en meilleure santé, de changer de mode de vie, mais ce sont des questions pleinement personnelles : elles n’ont pas à être traitées par les autres. Les autres, ce ne sont pas que les personnes qui nous entourent, ce sont aussi les médias, du journal de 13 heures à la météo, à la radio, en passant par les magazines et le gouvernement, la morale générale. Ce qui est bon pour moi — si je suis vraiment honnête —, je le sais, et je peux le mettre en place seule ou avec de l’aide. Même si cette aide est terriblement difficile à trouver. Je crois que ça amène beaucoup de personnes grosses (pour ne parler que de la grossophobie, mais c’est aisément transposable à d’autres oppressions) à se fondre dans un moule qui les voit et qui les veut de telle ou telle manière.
Avec Internet, si le militantisme anti-grossophobie a trouvé une certaine place et voix, on a aussi vu arriver des courants éhontément grossophobes : dessins « humoristiques », chaînes de fitness qui associent directement bonne santé et régime, réactions partagées durant le confinement… Les mèmes et les publications grossophobes pullulent et ne sont que très rarement modérés par les plateformes. Rien qu’à voir le nombre de publicités sur Facebook et sur Instagram, je sens bien que l’algorithme cherche à me dire quelque chose. Heureusement, il y a des victoires : la création de Gras Politique. Enfin, un collectif a réussi à se créer autour de la seule question de la grossophobie ! Le G.R.O.S. en était déjà un, où on considérait les gros·ses comme des patient·es à part entière, à prendre en charge de manière humaine. Mais Gras Po, c’est… merveilleux de radicalité. Ça demande plus que de la considération : du respect pour ce que je suis. C’est un peu la première fois que je me suis sentie abritée sous un parapluie politique. Il y en avait d’autres pour écoper la fuite sur le bateau. J’ai arrêté d’avoir honte d’être grosse en permanence. C’est un truc de fou, ça change la vie d’assumer ce qu’on est.
Photographies de bannière et de vignette : Laetitia Piccaretta | www.laetitiapiccarreta.com
- Il s’agit de l’émission « Opération renaissance », diffusée sur M6 durant trois lundis du mois de janvier 2021. Initialement prévue en cinq épisodes, seulement trois seront diffusés : la faible audience et une forte mobilisation — notamment initié par le collectif Gras Politique — auront raison d’elle.↑
- Opérateur ou opératrice de quartier qui assure, dans des déchetteries ou recycleries, une intervention technique visant à limiter les déchets en favorisant leur réutilisation. Peut également être amené à sensibiliser les habitants au réemploi des objets, ainsi qu’aux gestes de tri.↑
REBONDS
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