Cartouches (97)


Un pam­phlet contre la déser­tion des ingé­nieurs, une enquête au sein des uto­pies concrètes, une his­toire récente du sabo­tage, le por­trait d’une révo­lu­tion­naire russe, une car­to­gra­phie cri­tique de l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle, un trai­té d’é­co­lo­gie déco­lo­niale sur le sol, l’a­do­les­cence dans les grands ensembles, une plon­gée au cœur du sys­tème Bolloré, un récit à la gloire des élu­cu­bra­tions beat­niks, une jeu­nesse martini­quaise : nos chro­niques de mars 2025.


Tout pla­quer, d’Anne Humbert

Anne Humbert, ingé­nieure, en a marre de ses col­lègues et ami·es qui désertent. Encore plus quand ils donnent de grandes leçons éthiques à celles et ceux qui res­tent après qu’ils ont « tout pla­qué ». Les exemples sont connus et lar­ge­ment média­ti­sés : des com­mu­ni­cants recon­ver­tis dans l’a­groé­co­lo­gie, des gra­phistes qui ouvrent leur ate­lier de céra­mique, des cher­cheurs et des cher­cheuses qui délaissent leur bureau pour « mettre les mains dans la terre »… À pre­mière vue, rien de mal à ça, au contraire. Ce à quoi s’at­taque l’au­trice, c’est le dis­cours mora­li­sa­teur qui accom­pagne ces déser­tions. Elle rap­pelle : « les injonc­tions à déser­ter s’a­dressent à tous alors qu’elles n’au­ront pas pour tous les mêmes consé­quences ». Soulignant le poids des contraintes sociales, éco­no­miques et psy­cho­lo­giques quand il s’a­git de faire un choix radi­cal, elle argue que « malgré les inci­ta­tions à prendre des risques, nous ne sommes pas tous faits pour être per­pé­tuel­le­ment désta­bi­li­sés ». Au-delà des dif­fi­cul­tés indi­vi­duelles à « tout pla­quer », Anne Humbert évoque des consé­quences col­lec­tives qui sont la plu­part du temps sous-esti­mées. « Je ne pense pas qu’on ait tous les res­sources pour déser­ter. Je ne pense pas non plus que les déser­tions amé­liorent la socié­té, dimi­nuent les inéga­li­tés sociales ni même qu’elles soient sub­ver­sives. En revanche, je pense qu’elles sont por­teuses, et por­tées par, des valeurs néo­li­bé­rales, indi­vi­dua­listes et qu’elles aggravent une situa­tion de com­pé­ti­tion géné­ra­li­sée. » Et de citer le détri­co­tage du droit du tra­vail som­mé de se « flexi­bi­li­ser », l’ab­sence de soli­da­ri­té entre celles et ceux qui partent et celles et ceux qui res­tent, l’im­por­ta­tion de la com­pé­ti­tion dans des sec­teurs d’ac­ti­vi­té qui en étaient rela­ti­ve­ment épar­gnés… Que conclure de cette lettre ouverte aux déser­teurs ? Une invi­ta­tion à la modé­ra­tion ? Un appel à l’im­mo­bi­li­té ? Non. Voyons‑y plu­tôt un vif plai­doyer pour rap­pe­ler que la recherche de solu­tions col­lec­tives, aus­si impar­faites soient-elles, vau­dra tou­jours mieux qu’une planche de salut indi­vi­duelle. [R.B.]

Le monde à l’en­vers, 2023

Dévier, de Guillaume Sabin

Non pas déser­ter, ni « tout pla­quer », mais bel et bien dévier : tel est le déno­mi­na­teur com­mun à l’ensemble des per­sonnes, mais aus­si et sur­tout des lieux dont Guillaume Sabin décrit la vie et retrace les par­cours. Des fermes par­ta­gées aux han­gars réin­ves­tis en des lieux de pro­duc­tion et de créa­tion col­lec­tifs, en pas­sant par un ska­te­park auto­gé­ré sur une ancienne friche indus­trielle, il existe une infi­ni­té de manières de dévier de l’ordre capi­ta­liste, du tra­vail dis­ci­pli­né et de la hié­rar­chie bureau­cra­tique qu’il impose. Mais chaque fois, il s’agit de par­tir du don­né, c’est-à-dire sou­vent de très peu, pour « bri­co­ler » un monde où les êtres et les objets ne sont plus cap­tifs de la rela­tion de pré­da­tion qu’impose l’économie capi­ta­liste. À la ferme de Kerforner, comme à l’association Récup’R de Bordeaux, entre autres exemples, il s’agit tou­jours de sor­tir d’un régime de consom­ma­tion pour adop­ter un régime de fabri­ca­tion : « Faire, voi­là la grande affaire ! » En effet, tout au long du livre, on voit des gens s’affairer et s’attabler, créer et cui­si­ner soi-même et avec les autres. Ainsi se forme, au fil des pages, un pay­sage varié de « milieux » où s’invente ce que l’auteur appelle, en écho à Jacques Rancière, une « éco­no­mie de l’émancipation ». Mais le mili­tant poli­tique aguer­ri, plon­gé dans la bataille des idées et han­té par les ques­tions stra­té­giques, ne man­que­ra pas de sou­le­ver une ques­tion aga­cée : quid, dans tous ces lieux se situant aux lisières du monde capi­ta­liste, de la Politique avec une majus­cule ? Est-ce ain­si que l’on « trans­for­me­ra » le monde ? L’auteur l’assume plei­ne­ment : en écart vis-à-vis du fan­tasme de la prise de pou­voir, qui per­met­trait une trans­for­ma­tion totale et immé­diate de la socié­té, et contre « le mythe des sou­dain », il plaide pour « d’autres trans­for­ma­tions, aus­si pro­fondes et aus­si radi­cales bien qu’insoumises aux sou­dain ». Autrement dit, c’est en tra­vaillant dès main­te­nant à rompre avec les façons capi­ta­listes de faire et de pen­ser, fût-ce par de légers écarts pour com­men­cer, que l’on pour­ra espé­rer l’avènement, dans un futur indé­fi­ni, d’une nou­velle manière d’être de l’humanité, plus juste et plus joyeuse. [A.C.]

Libertalia, 2025

Histoire du sabo­tage (t. 2), de Victor Cachard

Dans le deuxième volume de son Histoire du sabo­tage, Victor Cachard pour­suit la nar­ra­tion des évo­lu­tions de cette tech­nique de lutte reve­nue en pre­mière ligne lors du mou­ve­ment social pour les retraites — sans pour autant jamais avoir com­plè­te­ment dis­pa­ru. Son livre four­mille de réfé­rences et de déve­lop­pe­ments his­to­riques qui en font un outil de for­ma­tion pré­cieux sur l’histoire des luttes et de leur évo­lu­tion au cours du XXe d’un point de vue liber­taire. Le phi­lo­sophe dis­tingue trois grandes évo­lu­tions du sabo­tage. À la fin de la Première Guerre mon­diale, le mou­ve­ment ouvrier orga­ni­sé délaisse cette tech­nique de lutte. Par la suite, « le sabo­tage est deve­nu une pra­tique très répan­due durant la Seconde Guerre mon­diale », ce que l’auteur explique par les évo­lu­tions de la notion de guerre qui sur­viennent à cette époque, dans un cha­pitre foi­son­nant de détails. Le sabo­tage devient alors à la fois un outil « contre l’oppression éco­no­mique des capi­ta­listes » mais éga­le­ment, uti­li­sé par les fas­cistes, un moyen de ren­for­cer « les valeurs natio­na­listes ». Agir contre orga­ni­ser. Le sabo­tage n’est pas une recette. C’est « avant tout l’histoire de l’invention de modes d’action, de ruses opé­ra­toires visant à prendre par sur­prise les tech­niques dis­ci­pli­naires ». À la fin des années 1960, « le pre­mier moment de l’autonomie est insé­pa­rable des textes fon­da­teurs du syn­di­ca­lisme par­mi les­quels figure Le sabo­tage d’Émile Pouget ». Alors que les syn­di­cats rejettent désor­mais son uti­li­sa­tion et que des groupes poli­tiques comme la Gauche Prolétarienne font le choix de l’utilisation de la vio­lence, voire de la lutte armée, les groupes auto­nomes liber­taires vont s’emparer du sabo­tage. La pra­tique retrouve ain­si le che­min des usines — l’auteur décrit toute une série d’actions visant à rendre inuti­li­sable la pro­duc­tion d’usines auto­mo­biles. Le sabo­tage finit par sor­tir des lieux de tra­vail pour viser les infra­struc­tures. C’est ain­si qu’il sera pris dans le cadre des luttes éco­lo­giques, une his­toire racon­tée dans la der­nière par­tie de l’ouvrage. [L.]

Éditions Libre, 2025

Le sablier, de Ekaterina Olitskaïa

Quand on tient Le sablier dans ses mains, on ne peut s’empêcher de son­ger qu’il a fal­lu, pour que ce soit pos­sible, le tra­vail d’une longue chaîne de révo­lu­tion­naires, à com­men­cer par son autrice, Ekaterina Olitskaïa. Ce samiz­dat, livre inter­dit en URSS, a été patiem­ment reco­pié et pas­sé de main en main jusqu’à sor­tir de Russie et être publié pour la pre­mière fois en 1971 en Allemagne et seule­ment vingt ans plus tard en France. L’ouvrage lui-même est l’histoire « d’une mémoire [qui] se trans­met der­rière les portes des pri­sons et les bar­be­lés des camps ». Mais l’hor­reur des camps et de la répres­sion en URSS ne consti­tuent pas le sujet unique de ce livre. L’autrice retrace son par­cours depuis son enfance dans un petit vil­lage proche de l’Ukraine. Née dans une famille enga­gée contre le régime tsa­riste, elle s’intéresse très vite à la poli­tique. Étudiante, elle rejoint le Parti socia­liste-révo­lu­tion­naire (SR) et vit la révo­lu­tion de 1917 et son bouillon­ne­ment. Elle raconte les incer­ti­tudes du moment, la dif­fi­cul­té à suivre la situa­tion et à trou­ver sa place dans le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, les sen­ti­ments par­ta­gés après la prise de pou­voir des Bolcheviques. Très vite, les SR scis­sionnent : une par­tie favo­rable à la col­lec­ti­vi­sa­tion immé­diate des terres s’allie aux Bolcheviques tan­dis que l’autre estime qu’il est encore trop tôt. La jeune Ekaterina ne renonce pas à son enga­ge­ment aux côtés des SR. En 1925, elle est arrê­tée pour la pre­mière fois. Envoyée en relé­ga­tion aux îles Solovki, elle y com­plète sa for­ma­tion poli­tique aux côtés d’autres membres aguer­ris des SR. Dès lors, sa vie se pas­se­ra prin­ci­pa­le­ment en réten­tion, puisqu’après sa libé­ra­tion elle sera de nou­veau arrê­tée pour avoir impri­mé des tracts dénon­çant les dérives du régime bol­che­vique. De la pri­son, elle raconte les résis­tances des déte­nus, en par­ti­cu­lier pour le main­tien du sta­tut de pri­son­nier poli­tique. Témoin bou­le­ver­sante de la bas­cule vers la Terreur sta­li­nienne, elle décrit la dégra­da­tion des condi­tions de déten­tion, vers une ten­ta­tive d’extermination des déte­nus poli­tiques. [L.]

Éditions du bout de la ville, 2024

Contre-atlas de l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle, de Kate Crawford

L’engouement gran­dis­sant pour l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle et la décom­plexion avec laquelle elle est uti­li­sée dans un nombre crois­sant de domaines reposent en grande par­tie sur l’i­mage savam­ment construite d’une tech éthé­rée et propre, une « aura d’im­ma­té­ria­li­té et d’i­né­vi­ta­bi­li­té » qui vient occul­ter les condi­tions de pro­duc­tion de ces outils consi­dé­rés comme mira­cu­leux. Constatant que « l’IA est étroi­te­ment com­prise comme une intel­li­gence dés­in­car­née, déta­chée de toute rela­tion avec le monde maté­riel », la cher­cheuse aus­tra­lienne Kate Crawford cherche au contraire à mettre au jour les sys­tèmes poli­tiques et sociaux dans les­quels elle s’ins­crit, et à mon­trer com­ment elle est pro­duite par « des infra­struc­tures phy­siques qui remo­dèlent la Terre, tout en trans­for­mant la façon dont on voit et com­prend le monde ». Ce Contre-atlas, qui entend car­to­gra­phier « les empires de l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle », par­court les diverses facettes de sa fabri­ca­tion et de sa mise en œuvre — de l’ex­trac­tion de res­sources minières pour la pro­duc­tion des com­po­sants élec­tro­niques (et ses consé­quences meur­trières, notam­ment en République démo­cra­tique du Congo) à l’é­norme quan­ti­té d’éner­gie néces­saire pour faire tour­ner des ser­veurs, des pro­ces­sus de clas­si­fi­ca­tion et de sim­pli­fi­ca­tion du réel à l’ap­pro­pria­tion vorace des don­nées per­son­nelles, en pas­sant par les tra­vailleurs et tra­vailleuses sous-payé·es qui ont la charge de faire appa­raître les IA comme plus fiables et plus intel­li­gentes qu’elles ne sont. Ce fai­sant, Kate Crawford des­sine une image de l’IA comme « indus­trie extrac­tive » à tous points de vue : non pas un sys­tème aux capa­ci­tés sur­na­tu­relles mais sim­ple­ment la décli­nai­son la plus récente de « l’im­bri­ca­tion des tech­no­lo­gies, du capi­tal et du pou­voir ». Face aux mani­fes­ta­tions désor­mais criantes du tech­no­fas­cisme, cet ouvrage pas­sion­nant vient dépas­ser les seules pro­po­si­tions de régu­la­tions cor­rec­trices et inter­ro­ger la néces­si­té même de ces sys­tèmes « ni artificiel[s] ni intelligent[s] ». [A. B.]

Zulma, 2022

Seul le sol, de Lou Sarabadzic et Maya Mihindou

Nous chro­ni­quons peu de livres pour la jeu­nesse et c’est dom­mage, car après tout c’est à elle qu’il est vital de s’adresser si l’on veut trou­ver un relai dans nos luttes. L’écrivaine Lou Sarabadzic et la des­si­na­trice Maya Mihindou se sont atte­lées à cette tâche avec Seul le sol, un trai­té d’écologie déco­lo­niale qui s’adresse à un public de 3 à 99 ans et nous parle de l’importance du sol : « il est sou­tien, le sol », « il est sup­port », « il est semis » et tant d’autres choses encore. La langue est poé­tique, simple et directe. Sa struc­ture fait pen­ser à un long chant à la gloire du sol — et non pas de la terre —, qui nous porte, nous per­met de nous abri­ter et de nous nour­rir, mais qui est aus­si notre mémoire et garde la trace d’histoires bien plus anciennes que celle des humains. Il change sans cesse et est le lieu de mille acti­vi­tés, tout en étant un élé­ment stable dans nos vies car « chaque matin je le retrouve sous mes pas ». Un per­son­nage enfant et le chat qui l’accompagne nous entraînent dans l’exploration de toutes ces facettes du sol. C’est alors au tour des des­sins de conti­nuer la nar­ra­tion. Tout comme les dif­fé­rentes couches ter­restres, les illus­tra­tions se décom­posent en strates. Extrêmement riches en détails, elles nous invitent d’abord à ralen­tir notre lec­ture, à prendre le temps de les obser­ver, de les lire. Ce foi­son­ne­ment rap­pelle la com­plexi­té de ce sol que trop sou­vent on ne voit plus, recou­vert qu’il est d’asphalte ou de béton. Lue avec des enfants, chaque double-page peut deve­nir pré­texte à nombre de ques­tion­ne­ments. Par exemple, sur les éco­sys­tèmes et les consé­quences de l’action des humains sur ceux-ci, à force de béton et com­pa­gnie… Seul le sol sen­si­bi­lise ain­si les enfants — et les plus grands — à l’écologie, sans injonc­tions ni ton mora­li­sa­teur, de manière simple et sen­sible. [L.]

Cambourakis, 2024

Grandir en cité, de Mickaël Chelal

Dans Grandir en cité, Mickaël Chelal, socio­logue, se penche sur la jeu­nesse des grands ensembles, groupe social objet de nom­breux fan­tasmes de chro­ni­queurs de chaînes d’informations en conti­nu ou de poli­tiques en quête de buzz média­tique. Les « jeunes de ban­lieue » sont ain­si sou­vent par­lés de l’extérieur à tra­vers un prisme sécu­ri­taire et pré­sen­tés comme un ensemble homo­gène, un groupe où régne­rait l’anomie. C’est tout l’inverse que le socio­logue a cher­ché à mon­trer. En étu­diant sur une période de sept années les rela­tions entre les dif­fé­rentes géné­ra­tions, il s’est « deman­dé de quelle manière ce lieu de rési­dence, avec ses rela­tions sociales et les pra­tiques qu’il héberge, influe sur la socia­li­sa­tion de ceux, filles et gar­çons, qui y gran­dissent. » Plus pré­ci­sé­ment, son regard s’est por­té « sur les rela­tions entre ‘petits’ et ‘grands’ » dans la cité des Marnaudes à Rosny en Seine-Saint-Denis, où lui-même a gran­di. L’un des traits carac­té­ris­tiques qui res­sort d’abord de son étude, c’est jus­te­ment « l’hétérogénéité du peu­ple­ment des cités, et sur­tout de sa jeu­nesse ». Il a notam­ment pas­sé du temps avec un groupe de jeunes hommes âgés d’une ving­taine d’années au début de sa recherche mais aus­si auprès d’adolescentes, après avoir ren­con­tré l’une d’elles lors d’une phase d’enquête dans un col­lège. Contrairement aux cli­chés, les filles aus­si sont pré­sentes dans le quar­tier. Même si, en revanche « le groupe des petits existe au fémi­nin, celui des grandes n’existe pas ». Pour les gar­çons comme pour elles, le quar­tier est un espace de socia­li­sa­tion où se forgent les per­son­na­li­tés. « Alors que la vision domi­nante de cette jeu­nesse les per­çoit comme sans foi, ni loi », l’auteur montre au contraire que les rela­tions inter­gé­né­ra­tion­nelles sont lar­ge­ment struc­tu­rées par le res­pect dû aux aînés et par la soli­da­ri­té de ceux-ci envers les plus jeunes. Mickaël Chelal achève son ouvrage en pro­po­sant de nou­velles pistes à explo­rer, notam­ment sur la ques­tion des iden­ti­tés de genre. On espère qu’il pour­ra mener à bien ces recherches, tant il est impor­tant que ces espaces soient abor­dés par celles et ceux qui les connaissent, pour décons­truire les dis­cours média­tiques dévas­ta­teurs à leur sujet. [L.]

Le bord de l’eau, 2024

Le péril Bolloré, de Marie Bénilde

« Au cœur du pro­jet de Vincent Bolloré : la recherche d’influence ». On ne peut syn­thé­ti­ser de manière plus lim­pide à la fois les ambi­tions et les idéaux du mil­liar­daire bre­ton qui, héri­tier dans les années 1980 d’une entre­prise spé­cia­li­sée dans l’industrie de la pape­te­rie (notam­ment du papier OCB : B comme Bolloré), est deve­nu une figure cen­trale de l’histoire poli­tique contem­po­raine, pro­mo­teur de la conver­sion à la poli­tique de Zemmour, arti­san de l’alliance entre Ciotti et le RN lors des élec­tions légis­la­tives anti­ci­pées de 2024. Grâce à l’enquête fouillée de Marie Bénilde, il nous est don­né de com­prendre les res­sorts du suc­cès éco­no­mique de l’entreprise Bolloré — autre­ment dit, ses méthodes et astuces pour vam­pi­ri­ser les socié­tés et groupes de ses « amis » mil­liar­daires — ain­si que la mis­sion média­ti­co-poli­tique qu’il s’est assi­gnée au moins depuis le milieu des années 2010. La main­mise acquise sur le groupe Canal+ en 2016 et la trans­for­ma­tion de i‑Télé en CNews en 2017, il y a donc à peine huit ans, en une « véri­table machine de guerre idéo­lo­gique », consti­tuent à ce titre un tour­nant à par­tir duquel l’on assis­te­ra à une accé­lé­ra­tion et à une inten­si­fi­ca­tion de la pro­pa­gande d’extrême-droite. Péril de l’immigration, guerre civi­li­sa­tion­nelle, menace de « l’extrême gauche », etc. : depuis le début de l’ère Macron, com­bien de sujets et de ques­tions débat­tus par le monde poli­tique ont-ils été dic­tés par le groupe média­tique de Bolloré ? Plus grave encore : com­ment celui-ci a‑t-il contri­bué à (re)définir le dicible et l’indicible, le légi­time et l’illégitime, voire le bien et le mal ? Mais il ne suf­fit pas de dénon­cer Bolloré sur le ter­rain de l’indignation morale, en fai­sant de lui quelque Malin Génie de la poli­tique fran­çaise. L’autrice plaide au contraire pour une « approche struc­tu­relle des médias », qui mette au jour l’articulation objec­tive entre le sys­tème capi­ta­liste, la concen­tra­tion des médias et la mon­tée d’une droite auto­ri­taire. C’est à cette condi­tion seule­ment que l’on pour­ra amor­cer, comme nous y invite l’autrice à la fin de son ouvrage, une réflexion sur ce que pour­raient être des médias et une presse libres. [A.C.]

La Dispute, 2025

Contes de la gloire beat­nik, de Ed Sanders (trad. Émilien Bernard et Julien Besse)

Il fal­lait une équipe de passionné·es pour se lan­cer dans le défi de la tra­duc­tion des nou­velles d’Ed Sanders, pro­li­fique écri­vain de la période beat­nik — mais aus­si poète, chan­teur, acti­viste. Le résul­tat est un pavé de 500 pages, qu’une fois lu on peut balan­cer dans une vitrine plu­tôt que dans la mare. La tren­taine de nou­velles regrou­pées dans le recueil dresse le por­trait de la géné­ra­tion beat­nik dans le New-York du Lower East Side. L’écriture est tru­cu­lente, sou­vent hila­rante, par­fois gla­çante. L’auteur décrit les expé­riences artis­tiques, sexuelles et chi­miques d’une bande d’ami·es qu’on suit jusqu’à l’épilogue des années 1990. Mais la quête de liber­té des uns se fait sou­vent au détri­ment des unes. Ed Sanders ne masque rien de la face sombre de ces années de créa­ti­vi­té débri­dée : usage mas­sif de drogues, vio­lences sexuelles, domi­na­tion patriar­cale… Il nous fait éga­le­ment tra­ver­ser l’histoire des luttes aux États-unis dans l’après-guerre, d’une manière sen­sible plu­tôt que sco­laire. On accom­pagne ain­si les pro­ta­go­nistes, acti­vistes pour certain·es, lors des marches pour la Paix atta­quées par des membres du Klan qui menacent de lyn­cher les participant·es, lors des mani­fes­ta­tions anti-nucléaires répri­mées par la police, dans les arrière-salles de res­tau­rants popu­laires où sont impri­més tracts et affiches. Le talent de conteur d’Ed Sanders per­met de faire le lien entre les révoltes des années 1960 et celles du début du siècle. Il raconte éga­le­ment « la grande méta­mor­phose des beat­niks en hip­pies » à tra­vers une grande céré­mo­nie de conver­sion où les beat­niks jettent habits noirs et lunettes de soleil pour se vêtir de sarouels aux tis­sus colo­rés. La guerre du Vietnam démar­re­ra peu après, en même temps que les hip­pies com­mencent à quit­ter les villes pour fon­der des com­mu­nau­tés rurales. Le livre quitte alors New-York — en stop — pour nous emme­ner dans une de ces expé­riences de vie com­mu­nau­taire. Le mou­ve­ment hip­pie n’échappera pas lui non plus à la nor­ma­li­sa­tion. L’ouvrage se conclut à l’occasion de retrou­vailles à l’aube des années 2000 entre les pro­ta­go­nistes. [L.]

L’oie de Cravan/Demain les flammes, 2025

Le temps des madras, de Françoise Ega

L’écrivaine mar­ti­ni­quaise Françoise Ega est connue pour ses Lettres à une Noire où elle raconte le quo­ti­dien des jeunes femmes antillaises pla­cées dans des familles blanches et bour­geoises en métro­pole — et dont nous avions publié un extrait. Sa soif de liber­té et son refus de se plier à l’arbitraire marquent les pages de ce livre pré­cé­dent, son pre­mier, réédi­té par Lux. Cette fois-ci, l’autrice plonge dans son enfance en Martinique dans les années 1920. Elle nait dans une famille modeste et gran­dit prin­ci­pa­le­ment dans des vil­lages, hor­mis une courte période en ville. Avec ses amis et frères et sœurs, elle passe son temps en exté­rieur, cueille les fruits aux branches des arbres, joue avec les ani­maux. Son père, garde-fores­tier, décède des suites d’une mala­die quand elle est encore jeune. C’est alors à sa mère d’assurer la sub­sis­tance de la famille. Françoise Ega n’écrit pas en mili­tante, mais son texte est un vibrant hom­mage au com­bat quo­ti­dien des femmes contre le patriar­cat. Il est aus­si un témoi­gnage impor­tant sur les pra­tiques colo­niales en Martinique. L’esclavage n’est abo­li que depuis peu : ceux qui étaient enfants à cette période sont à pré­sents des anciens, gar­diens de la mémoire des crimes colo­niaux de l’État fran­çais. Une mémoire dont la trans­mis­sion n’est pas une évi­dence : si la tante de Françoise Ega lui fait ren­con­trer le père Azou, pour qu’il lui explique qui étaient les esclaves, sa mère pré­fè­re­rait qu’elle ne remue pas trop ce pas­sé encore vif. Pourtant, les békés, Blancs des­cen­dants des escla­va­gistes, consti­tuent encore la classe domi­nante. Le poids de la reli­gion dans la vie quo­ti­dienne est éga­le­ment lar­ge­ment mon­tré par l’autrice, elle même croyante. Les reli­gieux, blancs, encadrent de près la vie des com­mu­nau­tés, en par­ti­cu­lier dans les vil­lages. Les croyances pré-catho­liques sur­vivent en paral­lèle du catho­li­cisme — ou en sym­biose avec lui — les deux s’accommodant tant bien que mal l’un de l’autre. [L.]

Lux, 2025


Photographie de ban­nière : Magadan Oblast, Fédération de Russie, 1930. Library of Congress.


image_pdf

REBONDS

Cartouches 96, jan­vier 2025
Cartouches 95, décembre 2024
Cartouches 94, novembre 2024
Cartouches 93, sep­tembre 2024
Cartouches 92, juillet 2024
Cartouches 91, mai 2024

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.