Un pamphlet contre la désertion des ingénieurs, une enquête au sein des utopies concrètes, une histoire récente du sabotage, le portrait d’une révolutionnaire russe, une cartographie critique de l’intelligence artificielle, un traité d’écologie décoloniale sur le sol, l’adolescence dans les grands ensembles, une plongée au cœur du système Bolloré, un récit à la gloire des élucubrations beatniks, une jeunesse martiniquaise : nos chroniques de mars 2025.
☰ Tout plaquer, d’Anne Humbert
Anne Humbert, ingénieure, en a marre de ses collègues et ami·es qui désertent. Encore plus quand ils donnent de grandes leçons éthiques à celles et ceux qui restent après qu’ils ont « tout plaqué ». Les exemples sont connus et largement médiatisés : des communicants reconvertis dans l’agroécologie, des graphistes qui ouvrent leur atelier de céramique, des chercheurs et des chercheuses qui délaissent leur bureau pour « mettre les mains dans la terre »… À première vue, rien de mal à ça, au contraire. Ce à quoi s’attaque l’autrice, c’est le discours moralisateur qui accompagne ces désertions. Elle rappelle : « les injonctions à déserter s’adressent à tous alors qu’elles n’auront pas pour tous les mêmes conséquences ». Soulignant le poids des contraintes sociales, économiques et psychologiques quand il s’agit de faire un choix radical, elle argue que « malgré les incitations à prendre des risques, nous ne sommes pas tous faits pour être perpétuellement déstabilisés ». Au-delà des difficultés individuelles à « tout plaquer », Anne Humbert évoque des conséquences collectives qui sont la plupart du temps sous-estimées. « Je ne pense pas qu’on ait tous les ressources pour déserter. Je ne pense pas non plus que les désertions améliorent la société, diminuent les inégalités sociales ni même qu’elles soient subversives. En revanche, je pense qu’elles sont porteuses, et portées par, des valeurs néolibérales, individualistes et qu’elles aggravent une situation de compétition généralisée. » Et de citer le détricotage du droit du travail sommé de se « flexibiliser », l’absence de solidarité entre celles et ceux qui partent et celles et ceux qui restent, l’importation de la compétition dans des secteurs d’activité qui en étaient relativement épargnés… Que conclure de cette lettre ouverte aux déserteurs ? Une invitation à la modération ? Un appel à l’immobilité ? Non. Voyons‑y plutôt un vif plaidoyer pour rappeler que la recherche de solutions collectives, aussi imparfaites soient-elles, vaudra toujours mieux qu’une planche de salut individuelle. [R.B.]
Le monde à l’envers, 2023
☰ Dévier, de Guillaume Sabin
Non pas déserter, ni « tout plaquer », mais bel et bien dévier : tel est le dénominateur commun à l’ensemble des personnes, mais aussi et surtout des lieux dont Guillaume Sabin décrit la vie et retrace les parcours. Des fermes partagées aux hangars réinvestis en des lieux de production et de création collectifs, en passant par un skatepark autogéré sur une ancienne friche industrielle, il existe une infinité de manières de dévier de l’ordre capitaliste, du travail discipliné et de la hiérarchie bureaucratique qu’il impose. Mais chaque fois, il s’agit de partir du donné, c’est-à-dire souvent de très peu, pour « bricoler » un monde où les êtres et les objets ne sont plus captifs de la relation de prédation qu’impose l’économie capitaliste. À la ferme de Kerforner, comme à l’association Récup’R de Bordeaux, entre autres exemples, il s’agit toujours de sortir d’un régime de consommation pour adopter un régime de fabrication : « Faire, voilà la grande affaire ! » En effet, tout au long du livre, on voit des gens s’affairer et s’attabler, créer et cuisiner soi-même et avec les autres. Ainsi se forme, au fil des pages, un paysage varié de « milieux » où s’invente ce que l’auteur appelle, en écho à Jacques Rancière, une « économie de l’émancipation ». Mais le militant politique aguerri, plongé dans la bataille des idées et hanté par les questions stratégiques, ne manquera pas de soulever une question agacée : quid, dans tous ces lieux se situant aux lisières du monde capitaliste, de la Politique avec une majuscule ? Est-ce ainsi que l’on « transformera » le monde ? L’auteur l’assume pleinement : en écart vis-à-vis du fantasme de la prise de pouvoir, qui permettrait une transformation totale et immédiate de la société, et contre « le mythe des soudain », il plaide pour « d’autres transformations, aussi profondes et aussi radicales bien qu’insoumises aux soudain ». Autrement dit, c’est en travaillant dès maintenant à rompre avec les façons capitalistes de faire et de penser, fût-ce par de légers écarts pour commencer, que l’on pourra espérer l’avènement, dans un futur indéfini, d’une nouvelle manière d’être de l’humanité, plus juste et plus joyeuse. [A.C.]
Libertalia, 2025
☰ Histoire du sabotage (t. 2), de Victor Cachard
Dans le deuxième volume de son Histoire du sabotage, Victor Cachard poursuit la narration des évolutions de cette technique de lutte revenue en première ligne lors du mouvement social pour les retraites — sans pour autant jamais avoir complètement disparu. Son livre fourmille de références et de développements historiques qui en font un outil de formation précieux sur l’histoire des luttes et de leur évolution au cours du XXe d’un point de vue libertaire. Le philosophe distingue trois grandes évolutions du sabotage. À la fin de la Première Guerre mondiale, le mouvement ouvrier organisé délaisse cette technique de lutte. Par la suite, « le sabotage est devenu une pratique très répandue durant la Seconde Guerre mondiale », ce que l’auteur explique par les évolutions de la notion de guerre qui surviennent à cette époque, dans un chapitre foisonnant de détails. Le sabotage devient alors à la fois un outil « contre l’oppression économique des capitalistes » mais également, utilisé par les fascistes, un moyen de renforcer « les valeurs nationalistes ». Agir contre organiser. Le sabotage n’est pas une recette. C’est « avant tout l’histoire de l’invention de modes d’action, de ruses opératoires visant à prendre par surprise les techniques disciplinaires ». À la fin des années 1960, « le premier moment de l’autonomie est inséparable des textes fondateurs du syndicalisme parmi lesquels figure Le sabotage d’Émile Pouget ». Alors que les syndicats rejettent désormais son utilisation et que des groupes politiques comme la Gauche Prolétarienne font le choix de l’utilisation de la violence, voire de la lutte armée, les groupes autonomes libertaires vont s’emparer du sabotage. La pratique retrouve ainsi le chemin des usines — l’auteur décrit toute une série d’actions visant à rendre inutilisable la production d’usines automobiles. Le sabotage finit par sortir des lieux de travail pour viser les infrastructures. C’est ainsi qu’il sera pris dans le cadre des luttes écologiques, une histoire racontée dans la dernière partie de l’ouvrage. [L.]
Éditions Libre, 2025
☰ Le sablier, de Ekaterina Olitskaïa
Quand on tient Le sablier dans ses mains, on ne peut s’empêcher de songer qu’il a fallu, pour que ce soit possible, le travail d’une longue chaîne de révolutionnaires, à commencer par son autrice, Ekaterina Olitskaïa. Ce samizdat, livre interdit en URSS, a été patiemment recopié et passé de main en main jusqu’à sortir de Russie et être publié pour la première fois en 1971 en Allemagne et seulement vingt ans plus tard en France. L’ouvrage lui-même est l’histoire « d’une mémoire [qui] se transmet derrière les portes des prisons et les barbelés des camps ». Mais l’horreur des camps et de la répression en URSS ne constituent pas le sujet unique de ce livre. L’autrice retrace son parcours depuis son enfance dans un petit village proche de l’Ukraine. Née dans une famille engagée contre le régime tsariste, elle s’intéresse très vite à la politique. Étudiante, elle rejoint le Parti socialiste-révolutionnaire (SR) et vit la révolution de 1917 et son bouillonnement. Elle raconte les incertitudes du moment, la difficulté à suivre la situation et à trouver sa place dans le processus révolutionnaire, les sentiments partagés après la prise de pouvoir des Bolcheviques. Très vite, les SR scissionnent : une partie favorable à la collectivisation immédiate des terres s’allie aux Bolcheviques tandis que l’autre estime qu’il est encore trop tôt. La jeune Ekaterina ne renonce pas à son engagement aux côtés des SR. En 1925, elle est arrêtée pour la première fois. Envoyée en relégation aux îles Solovki, elle y complète sa formation politique aux côtés d’autres membres aguerris des SR. Dès lors, sa vie se passera principalement en rétention, puisqu’après sa libération elle sera de nouveau arrêtée pour avoir imprimé des tracts dénonçant les dérives du régime bolchevique. De la prison, elle raconte les résistances des détenus, en particulier pour le maintien du statut de prisonnier politique. Témoin bouleversante de la bascule vers la Terreur stalinienne, elle décrit la dégradation des conditions de détention, vers une tentative d’extermination des détenus politiques. [L.]
Éditions du bout de la ville, 2024
☰ Contre-atlas de l’intelligence artificielle, de Kate Crawford
L’engouement grandissant pour l’intelligence artificielle et la décomplexion avec laquelle elle est utilisée dans un nombre croissant de domaines reposent en grande partie sur l’image savamment construite d’une tech éthérée et propre, une « aura d’immatérialité et d’inévitabilité » qui vient occulter les conditions de production de ces outils considérés comme miraculeux. Constatant que « l’IA est étroitement comprise comme une intelligence désincarnée, détachée de toute relation avec le monde matériel », la chercheuse australienne Kate Crawford cherche au contraire à mettre au jour les systèmes politiques et sociaux dans lesquels elle s’inscrit, et à montrer comment elle est produite par « des infrastructures physiques qui remodèlent la Terre, tout en transformant la façon dont on voit et comprend le monde ». Ce Contre-atlas, qui entend cartographier « les empires de l’intelligence artificielle », parcourt les diverses facettes de sa fabrication et de sa mise en œuvre — de l’extraction de ressources minières pour la production des composants électroniques (et ses conséquences meurtrières, notamment en République démocratique du Congo) à l’énorme quantité d’énergie nécessaire pour faire tourner des serveurs, des processus de classification et de simplification du réel à l’appropriation vorace des données personnelles, en passant par les travailleurs et travailleuses sous-payé·es qui ont la charge de faire apparaître les IA comme plus fiables et plus intelligentes qu’elles ne sont. Ce faisant, Kate Crawford dessine une image de l’IA comme « industrie extractive » à tous points de vue : non pas un système aux capacités surnaturelles mais simplement la déclinaison la plus récente de « l’imbrication des technologies, du capital et du pouvoir ». Face aux manifestations désormais criantes du technofascisme, cet ouvrage passionnant vient dépasser les seules propositions de régulations correctrices et interroger la nécessité même de ces systèmes « ni artificiel[s] ni intelligent[s] ». [A. B.]
Zulma, 2022
☰ Seul le sol, de Lou Sarabadzic et Maya Mihindou
Nous chroniquons peu de livres pour la jeunesse et c’est dommage, car après tout c’est à elle qu’il est vital de s’adresser si l’on veut trouver un relai dans nos luttes. L’écrivaine Lou Sarabadzic et la dessinatrice Maya Mihindou se sont attelées à cette tâche avec Seul le sol, un traité d’écologie décoloniale qui s’adresse à un public de 3 à 99 ans et nous parle de l’importance du sol : « il est soutien, le sol », « il est support », « il est semis » et tant d’autres choses encore. La langue est poétique, simple et directe. Sa structure fait penser à un long chant à la gloire du sol — et non pas de la terre —, qui nous porte, nous permet de nous abriter et de nous nourrir, mais qui est aussi notre mémoire et garde la trace d’histoires bien plus anciennes que celle des humains. Il change sans cesse et est le lieu de mille activités, tout en étant un élément stable dans nos vies car « chaque matin je le retrouve sous mes pas ». Un personnage enfant et le chat qui l’accompagne nous entraînent dans l’exploration de toutes ces facettes du sol. C’est alors au tour des dessins de continuer la narration. Tout comme les différentes couches terrestres, les illustrations se décomposent en strates. Extrêmement riches en détails, elles nous invitent d’abord à ralentir notre lecture, à prendre le temps de les observer, de les lire. Ce foisonnement rappelle la complexité de ce sol que trop souvent on ne voit plus, recouvert qu’il est d’asphalte ou de béton. Lue avec des enfants, chaque double-page peut devenir prétexte à nombre de questionnements. Par exemple, sur les écosystèmes et les conséquences de l’action des humains sur ceux-ci, à force de béton et compagnie… Seul le sol sensibilise ainsi les enfants — et les plus grands — à l’écologie, sans injonctions ni ton moralisateur, de manière simple et sensible. [L.]
Cambourakis, 2024
☰ Grandir en cité, de Mickaël Chelal
Dans Grandir en cité, Mickaël Chelal, sociologue, se penche sur la jeunesse des grands ensembles, groupe social objet de nombreux fantasmes de chroniqueurs de chaînes d’informations en continu ou de politiques en quête de buzz médiatique. Les « jeunes de banlieue » sont ainsi souvent parlés de l’extérieur à travers un prisme sécuritaire et présentés comme un ensemble homogène, un groupe où régnerait l’anomie. C’est tout l’inverse que le sociologue a cherché à montrer. En étudiant sur une période de sept années les relations entre les différentes générations, il s’est « demandé de quelle manière ce lieu de résidence, avec ses relations sociales et les pratiques qu’il héberge, influe sur la socialisation de ceux, filles et garçons, qui y grandissent. » Plus précisément, son regard s’est porté « sur les relations entre ‘petits’ et ‘grands’ » dans la cité des Marnaudes à Rosny en Seine-Saint-Denis, où lui-même a grandi. L’un des traits caractéristiques qui ressort d’abord de son étude, c’est justement « l’hétérogénéité du peuplement des cités, et surtout de sa jeunesse ». Il a notamment passé du temps avec un groupe de jeunes hommes âgés d’une vingtaine d’années au début de sa recherche mais aussi auprès d’adolescentes, après avoir rencontré l’une d’elles lors d’une phase d’enquête dans un collège. Contrairement aux clichés, les filles aussi sont présentes dans le quartier. Même si, en revanche « le groupe des petits existe au féminin, celui des grandes n’existe pas ». Pour les garçons comme pour elles, le quartier est un espace de socialisation où se forgent les personnalités. « Alors que la vision dominante de cette jeunesse les perçoit comme sans foi, ni loi », l’auteur montre au contraire que les relations intergénérationnelles sont largement structurées par le respect dû aux aînés et par la solidarité de ceux-ci envers les plus jeunes. Mickaël Chelal achève son ouvrage en proposant de nouvelles pistes à explorer, notamment sur la question des identités de genre. On espère qu’il pourra mener à bien ces recherches, tant il est important que ces espaces soient abordés par celles et ceux qui les connaissent, pour déconstruire les discours médiatiques dévastateurs à leur sujet. [L.]
Le bord de l’eau, 2024
☰ Le péril Bolloré, de Marie Bénilde
« Au cœur du projet de Vincent Bolloré : la recherche d’influence ». On ne peut synthétiser de manière plus limpide à la fois les ambitions et les idéaux du milliardaire breton qui, héritier dans les années 1980 d’une entreprise spécialisée dans l’industrie de la papeterie (notamment du papier OCB : B comme Bolloré), est devenu une figure centrale de l’histoire politique contemporaine, promoteur de la conversion à la politique de Zemmour, artisan de l’alliance entre Ciotti et le RN lors des élections législatives anticipées de 2024. Grâce à l’enquête fouillée de Marie Bénilde, il nous est donné de comprendre les ressorts du succès économique de l’entreprise Bolloré — autrement dit, ses méthodes et astuces pour vampiriser les sociétés et groupes de ses « amis » milliardaires — ainsi que la mission médiatico-politique qu’il s’est assignée au moins depuis le milieu des années 2010. La mainmise acquise sur le groupe Canal+ en 2016 et la transformation de i‑Télé en CNews en 2017, il y a donc à peine huit ans, en une « véritable machine de guerre idéologique », constituent à ce titre un tournant à partir duquel l’on assistera à une accélération et à une intensification de la propagande d’extrême-droite. Péril de l’immigration, guerre civilisationnelle, menace de « l’extrême gauche », etc. : depuis le début de l’ère Macron, combien de sujets et de questions débattus par le monde politique ont-ils été dictés par le groupe médiatique de Bolloré ? Plus grave encore : comment celui-ci a‑t-il contribué à (re)définir le dicible et l’indicible, le légitime et l’illégitime, voire le bien et le mal ? Mais il ne suffit pas de dénoncer Bolloré sur le terrain de l’indignation morale, en faisant de lui quelque Malin Génie de la politique française. L’autrice plaide au contraire pour une « approche structurelle des médias », qui mette au jour l’articulation objective entre le système capitaliste, la concentration des médias et la montée d’une droite autoritaire. C’est à cette condition seulement que l’on pourra amorcer, comme nous y invite l’autrice à la fin de son ouvrage, une réflexion sur ce que pourraient être des médias et une presse libres. [A.C.]
La Dispute, 2025
☰ Contes de la gloire beatnik, de Ed Sanders (trad. Émilien Bernard et Julien Besse)
Il fallait une équipe de passionné·es pour se lancer dans le défi de la traduction des nouvelles d’Ed Sanders, prolifique écrivain de la période beatnik — mais aussi poète, chanteur, activiste. Le résultat est un pavé de 500 pages, qu’une fois lu on peut balancer dans une vitrine plutôt que dans la mare. La trentaine de nouvelles regroupées dans le recueil dresse le portrait de la génération beatnik dans le New-York du Lower East Side. L’écriture est truculente, souvent hilarante, parfois glaçante. L’auteur décrit les expériences artistiques, sexuelles et chimiques d’une bande d’ami·es qu’on suit jusqu’à l’épilogue des années 1990. Mais la quête de liberté des uns se fait souvent au détriment des unes. Ed Sanders ne masque rien de la face sombre de ces années de créativité débridée : usage massif de drogues, violences sexuelles, domination patriarcale… Il nous fait également traverser l’histoire des luttes aux États-unis dans l’après-guerre, d’une manière sensible plutôt que scolaire. On accompagne ainsi les protagonistes, activistes pour certain·es, lors des marches pour la Paix attaquées par des membres du Klan qui menacent de lyncher les participant·es, lors des manifestations anti-nucléaires réprimées par la police, dans les arrière-salles de restaurants populaires où sont imprimés tracts et affiches. Le talent de conteur d’Ed Sanders permet de faire le lien entre les révoltes des années 1960 et celles du début du siècle. Il raconte également « la grande métamorphose des beatniks en hippies » à travers une grande cérémonie de conversion où les beatniks jettent habits noirs et lunettes de soleil pour se vêtir de sarouels aux tissus colorés. La guerre du Vietnam démarrera peu après, en même temps que les hippies commencent à quitter les villes pour fonder des communautés rurales. Le livre quitte alors New-York — en stop — pour nous emmener dans une de ces expériences de vie communautaire. Le mouvement hippie n’échappera pas lui non plus à la normalisation. L’ouvrage se conclut à l’occasion de retrouvailles à l’aube des années 2000 entre les protagonistes. [L.]
L’oie de Cravan/Demain les flammes, 2025
☰ Le temps des madras, de Françoise Ega
L’écrivaine martiniquaise Françoise Ega est connue pour ses Lettres à une Noire où elle raconte le quotidien des jeunes femmes antillaises placées dans des familles blanches et bourgeoises en métropole — et dont nous avions publié un extrait. Sa soif de liberté et son refus de se plier à l’arbitraire marquent les pages de ce livre précédent, son premier, réédité par Lux. Cette fois-ci, l’autrice plonge dans son enfance en Martinique dans les années 1920. Elle nait dans une famille modeste et grandit principalement dans des villages, hormis une courte période en ville. Avec ses amis et frères et sœurs, elle passe son temps en extérieur, cueille les fruits aux branches des arbres, joue avec les animaux. Son père, garde-forestier, décède des suites d’une maladie quand elle est encore jeune. C’est alors à sa mère d’assurer la subsistance de la famille. Françoise Ega n’écrit pas en militante, mais son texte est un vibrant hommage au combat quotidien des femmes contre le patriarcat. Il est aussi un témoignage important sur les pratiques coloniales en Martinique. L’esclavage n’est aboli que depuis peu : ceux qui étaient enfants à cette période sont à présents des anciens, gardiens de la mémoire des crimes coloniaux de l’État français. Une mémoire dont la transmission n’est pas une évidence : si la tante de Françoise Ega lui fait rencontrer le père Azou, pour qu’il lui explique qui étaient les esclaves, sa mère préfèrerait qu’elle ne remue pas trop ce passé encore vif. Pourtant, les békés, Blancs descendants des esclavagistes, constituent encore la classe dominante. Le poids de la religion dans la vie quotidienne est également largement montré par l’autrice, elle même croyante. Les religieux, blancs, encadrent de près la vie des communautés, en particulier dans les villages. Les croyances pré-catholiques survivent en parallèle du catholicisme — ou en symbiose avec lui — les deux s’accommodant tant bien que mal l’un de l’autre. [L.]
Lux, 2025
Photographie de bannière : Magadan Oblast, Fédération de Russie, 1930. Library of Congress.
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