Traduction d’un article paru dans Rebel news
En octobre 2024, des affrontements sanglants ont éclaté à l’est du Congo dans la région frontalière du Nord-Kivu, à proximité du Rwanda et de l’Ouganda, pour le contrôle de cette région riche en minerai. Ils opposent le groupe congolais paramilitaire M23, soutenu par le Rwanda, et l’armée congolaise, appuyée par l’ONU. Début février, le groupe M23 contrôlait la majeure partie de Goma, capitale de la région, ainsi que celle de la région voisine. Ce conflit n’est pas isolé. Il s’inscrit dans une longue séries de luttes post-coloniales pour le pouvoir et la maîtrise des ressources minières. Dans cet article paru dans Rebel news et que nous traduisons, le journaliste irlandais Andy Storey attire l’attention sur les conséquences des agissements impérialistes de l’Union européenne dans les relations économiques et politiques de la région.
Le « jardin » européen
Si l’on cherche à déterminer où les dirigeants européens modernes situent l’horreur et la barbarie, une réponse révélatrice a été fournie en 2022 par l’ancien chef de la politique étrangère de l’Union européenne (UE), Josep Borrell, lorsqu’il a déclaré que « l’Europe est un jardin. Nous avons construit un jardin… Le reste du monde n’est pas exactement un jardin. La majeure partie du reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait envahir le jardin. » Cette formulation aux accents ouvertement racistes occulte la manière dont les « jardiniers » de l’Europe contribuent à cultiver ce qu’il appelle des « jungles » ailleurs dans le monde. L’actuelle République démocratique du Congo (RDC), successeur du Congo belge de Conrad et de Kurtz, en fournit un excellent exemple.
« L’avancée du M23 a jusqu’ici abouti à la prise des capitales régionales de Goma et de Bukavu. Elle a fait selon les estimations 3 000 morts, a déplacé plus de 700 000 personnes. »
Les médias se sont récemment intéressés à la catastrophe humanitaire causée par l’avancée des miliciens du groupe M231 dans l’est de la RDC, et notamment à la combinaison de bombardements d’artillerie et de pillages qui ont détruit quelque 70 000 abris d’urgence. L’avancée du M23 a jusqu’ici abouti à la prise des capitales régionales de Goma et de Bukavu. Elle a fait selon les estimations 3 000 morts (principalement des civils), a déplacé plus de 700 000 personnes et a entraîné une forte augmentation du nombre d’exécutions sommaires, d’enlèvements (y compris d’enfants) à des fins de travail forcé, de viol et d’autres violences sexuelles. Des millions de personnes se sont retrouvées sans accès à la nourriture, à l’eau potable et aux soins médicaux, ce qui a entraîné une recrudescence du paludisme et de la rougeole et risque de provoquer une épidémie de choléra.
Il s’agit de la dernière étape en date des conflits qui ravagent la RDC depuis au moins 1996. Ceux-ci ont entraîné la mort de quelque 6 millions de personnes et le déplacement de près de 7 millions d’autres. La RDC accueille également 520 000 réfugiés d’autres pays, tandis que plus d’un million de Congolais ont été contraints de quitter le leur. Divers acteurs extérieurs ont joué un rôle dans ces conflits, le Rwanda voisin en tête. Les Forces de défense rwandaises (FRD) soutiennent actuellement le M23, que 4 000 soldats rwandais ont directement aidé à s’emparer de Goma début février. Et qui soutient le Rwanda ? Il s’avère que c’est l’UE.
[Esther N'sapu | ONU Info]
UE-Rwanda
La pierre angulaire de ce soutien est un protocole d’accord signé en 2024 pour garantir que le Rwanda continue de fournir l’UE en matières premières considérées comme « critiques », parmi lesquels le tantale (extrait du coltan et utilisé dans une multitude de composants électroniques), le tungstène et l’or. L’UE a ainsi alloué plus de 900 millions d’euros au Rwanda afin de soutenir ses capacités d’extraction minières.
Il est bien établi, toutefois, qu’une grande partie de l’extraction minière « rwandaise » repose en réalité sur le pillage systématique des minéraux et d’autres matières premières venant de la RDC, tant de manière directe que par le biais de milices comme le M23. L’écart, au Rwanda, entre la production nationale et les exportations est depuis longtemps manifeste. Si l’on prend l’exemple de l’or, malgré une production nationale assez limitée, on estime que le Rwanda en a exporté non moins de 654 millions de dollars en 2022.
« Divers acteurs extérieurs ont joué un rôle dans ces conflits, le Rwanda voisin en tête. Et qui soutient le Rwanda ? Il s’avère que c’est l’UE. »
Jason Stearns, ancien enquêteur de l’ONU sur cette question, fait remarquer que « les exportations de minéraux par le Rwanda représentent maintenant plus d’un milliard par an. C’est environ le double de ce qu’elles étaient il y a deux ans. Et nous ne savons pas exactement combien, mais une partie non négligeable provient de la DRC. » L’International Crisis Group décrit pour sa part les actions rwandaises en RDC comme « une expansion territoriale à long terme, qui passe notamment par l’accaparement de régions riches en minéraux ».
Le Parlement européen a voté massivement pour que l’UE suspende le protocole d’accord, étant donnée la complicité du Rwanda dans cette récente phase de violences et de pillages en RDC. Marc Botenga, député belge au Parlement européen, résume la situation de façon succincte : « Ce protocole d’accord doit être suspendu. En réalité, il n’aurait jamais dû être signé. Nous savons qu’il y a des soldats rwandais sur le sol congolais et que cette présence a pour but de voler, de piller certaines ressources naturelles. Ce protocole d’accord avec le Rwanda encourage ces troupes, ces bandes armées à faire ça parce qu’il facilite l’exportation de matières premières par le Rwanda vers les marchés européens et internationaux. »
[Esther N'sapu | ONU Info]
La complicité de l’UE
La Commission de l’UE a toutefois déclaré sans ambages que « la suspension du protocole d’accord pourrait aller à l’encontre du but recherché […]. [Elle] nuirait à l’incitation à garantir une production et un commerce responsables des minerais par le Rwanda. » Cette réponse particulièrement fallacieuse et obscure n’indique pas clairement ce qui est « responsable » dans la situation actuelle. Les députés ont également demandé l’arrêt du soutien apporté à l’armée rwandaise par l’intermédiaire de la Facilité européenne pour la paix, destiné au déploiement des troupes des FRD dans le nord du Mozambique. Que font les troupes rwandaises au Mozambique avec le soutien de l’UE ? Encore une fois, c’est une question d’accès aux ressources.
Une guerre civile brutale fait rage dans le nord du Mozambique depuis 2017 entre le gouvernement et des rebelles islamistes. En 2019, la compagnie pétrolière et gazière française Total a annoncé un investissement de 19 milliards d’euros dans l’exploitation de gisements de gaz offshore, investissement qui a toutefois été menacé par les activités des rebelles. En réponse, l’UE a lancé un programme de soutien à l’armée mozambicaine, épaulée par les forces rwandaises dont l’entretien est subventionné par l’UE. Certains des intérêts commerciaux rwandais impliqués dans le pillage des ressources de la RDC sont également présents au Mozambique.
« Les ressources qui appartiennent en propre aux populations de la région sont pillées par des prédateurs financés par l’Europe. »
Le rôle de l’UE s’inscrit dans une stratégie globale de soutien au régime du Mozambique qui monopolise les bénéfices de l’extraction des ressources, bénéfices dont les Mozambicains pauvres sont exclus, bien qu’ils en supportent les coûts, notamment en termes de déplacements de populations et de perte des moyens de subsistance de l’agriculture et de la pêche. Ce sont précisément ces coûts qui ont alimenté la rébellion. Pendant ce temps, l’UE brandit l’argument de la lutte contre le terrorisme islamiste alors que, selon Kenneth Haar, chercheur au Corporate Europe Observatory, « les véritables enjeux s’articulent […] autour de l’approvisionnement en gaz et de la défense des investissements franco-européens ».
L’UE « civilisée »
Une grande partie du discours de l’élite européenne se caractérise par le fait que l’Europe serait plus civilisée et éclairée que les États-Unis ou la Chine, qu’elle chercherait à faire le bien dans le monde sur la base de ses engagements en faveur de la démocratie, des droits de l’homme, etc. En réalité (et pourquoi s’en étonner ?), l’UE et ses États membres cherchent à promouvoir les intérêts de leurs acteurs économiques dominants. Le fait que cela ne soit pas fait de manière totalement cohérente ou avisée (quel État capitaliste a déjà fait cela ?) ne remet pas en cause ce point fondamental.
[Esther N'sapu | ONU Info]
Pour ne prendre qu’un seul exemple très actuel, les États-Unis ont été blâmés à juste titre pour avoir facilité le génocide israélien à Gaza. Mais l’Europe lui a‑t-elle posé un véritable obstacle ? Loin de là. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a notoirement offert à Israël un soutien inconditionnel ; certains États membres ont parfois émis des critiques à l’encontre d’Israël, sans les assortir pour autant de sanctions ou d’une quelconque pénalité substantielle. L’Allemagne, entre autres, achemine des armes vers Israël. L’idée d’une Europe championne bienfaisante de la puissance occidentale sonne creux dans les ruines de Gaza.
Pour en revenir au Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, son narrateur constate, à propos du colonialisme, que « la conquête de la terre, qui signifie principalement la prendre à des hommes d’une autre couleur que nous, ou dont le nez est un peu plus plat, n’est pas une jolie chose quand on la regarde de trop près ». Cette conquête de la terre se poursuit aujourd’hui en RDC, où les ressources qui appartiennent en propre aux populations de la région sont pillées par des prédateurs financés par l’Europe et revendues à l’Europe pour alimenter le capitalisme européen.
Le fantôme de Roger Casement
Joseph Conrad était ami avec Roger Casement, internationaliste irlandais qui a beaucoup fait pour dénoncer la réalité des horreurs belges au Congo — l’extraction meurtrière du caoutchouc et de l’ivoire que rappelle aujourd’hui l’extraction du tungstène et du tantale. De tous les chefs du soulèvement de 1916, c’est Casement qui a le mieux illustré la solidarité entre les opprimés coloniaux d’Irlande et ceux d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Nous ne pouvons qu’imaginer quelle aurait été sa réaction face à l’appartenance de l’Irlande à un bloc économique européen qui exploite l’Afrique et d’autres régions, tout en s’imbriquant de plus en plus dans des blocs militaires (tant celui de l’UE que celui de l’OTAN) qui sont, ou seront, dirigés contre les pays du Sud.
« Le fantôme de Roger Casement fait grand bruit à la porte », écrivait W. B. Yeats — bruit qui a certainement atteint un niveau assourdissant à présent.
Photographie de bannière : Denys Kutsevalov | Shutterstock
Photographie de vignette : Esther N’sapu | ONU Info
- Le Mouvement du 23 mars (aussi appelé M23) a vu le jour en 2012 après une mutinerie d’anciens rebelles tutsis du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) intégrés au sein de l’armée congolaise. À l’époque, ces rebelles reprochaient à Kinshasa de ne pas respecter les modalités d’un accord signé avec le CNDP le 23 mars 2009. En plus de leur insertion dans l’armée, les clauses du contrat devaient aussi permettre aux rebelles de garder le contrôle sur leur principale source de revenus : l’exploitation de minerais dans la région du Nord-Kivu. Source : France-Info.[↩]
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