République démocratique du Congo : derrière les conflits, l’Europe ?


Traduction d’un article paru dans Rebel news

En octobre 2024, des affron­te­ments san­glants ont écla­té à l’est du Congo dans la région fron­ta­lière du Nord-Kivu, à proxi­mi­té du Rwanda et de l’Ouganda, pour le contrôle de cette région riche en mine­rai. Ils opposent le groupe congo­lais para­mi­li­taire M23, sou­te­nu par le Rwanda, et l’ar­mée congo­laise, appuyée par l’ONU. Début février, le groupe M23 contrô­lait la majeure par­tie de Goma, capi­tale de la région, ain­si que celle de la région voi­sine. Ce conflit n’est pas iso­lé. Il s’ins­crit dans une longue séries de luttes post-colo­niales pour le pou­voir et la maî­trise des res­sources minières. Dans cet article paru dans Rebel news et que nous tra­dui­sons, le jour­na­liste irlan­dais Andy Storey attire l’at­ten­tion sur les consé­quences des agis­se­ments impé­ria­listes de l’Union euro­péenne dans les rela­tions éco­no­miques et poli­tiques de la région.


Dans le roman de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres, publié en 1899, qui se déroule dans l’en­fer du Congo belge, pillé par des puis­sances étran­gères, les der­niers mots du vision­naire et impé­ria­liste tour­men­té Kurtz sont : « L’horreur ! L’horreur ! » Depuis, le débat fait rage sur ce que Conrad vou­lait dire : l’hor­reur fai­sait-elle réfé­rence à la soi-disant bar­ba­rie afri­caine à laquelle Kurtz avait suc­com­bé, ou à l’ex­ploi­ta­tion colo­niale dont il était lui-même un pionnier ?

Le « jardin » européen

Si l’on cherche à déter­mi­ner où les diri­geants euro­péens modernes situent l’hor­reur et la bar­ba­rie, une réponse révé­la­trice a été four­nie en 2022 par l’an­cien chef de la poli­tique étran­gère de l’Union euro­péenne (UE), Josep Borrell, lors­qu’il a décla­ré que « l’Europe est un jar­din. Nous avons construit un jar­din… Le reste du monde n’est pas exac­te­ment un jar­din. La majeure par­tie du reste du monde est une jungle, et la jungle pour­rait enva­hir le jar­din. » Cette for­mu­la­tion aux accents ouver­te­ment racistes occulte la manière dont les « jar­di­niers » de l’Europe contri­buent à culti­ver ce qu’il appelle des « jungles » ailleurs dans le monde. L’actuelle République démo­cra­tique du Congo (RDC), suc­ces­seur du Congo belge de Conrad et de Kurtz, en four­nit un excellent exemple.

« L’avancée du M23 a jus­qu’i­ci abou­ti à la prise des capi­tales régio­nales de Goma et de Bukavu. Elle a fait selon les esti­ma­tions 3 000 morts, a dépla­cé plus de 700 000 personnes. »

Les médias se sont récem­ment inté­res­sés à la catas­trophe huma­ni­taire cau­sée par l’a­van­cée des mili­ciens du groupe M231 dans l’est de la RDC, et notam­ment à la com­bi­nai­son de bom­bar­de­ments d’ar­tille­rie et de pillages qui ont détruit quelque 70 000 abris d’ur­gence. L’avancée du M23 a jus­qu’i­ci abou­ti à la prise des capi­tales régio­nales de Goma et de Bukavu. Elle a fait selon les esti­ma­tions 3 000 morts (prin­ci­pa­le­ment des civils), a dépla­cé plus de 700 000 per­sonnes et a entraî­né une forte aug­men­ta­tion du nombre d’exé­cu­tions som­maires, d’en­lè­ve­ments (y com­pris d’en­fants) à des fins de tra­vail for­cé, de viol et d’autres vio­lences sexuelles. Des mil­lions de per­sonnes se sont retrou­vées sans accès à la nour­ri­ture, à l’eau potable et aux soins médi­caux, ce qui a entraî­né une recru­des­cence du palu­disme et de la rou­geole et risque de pro­vo­quer une épi­dé­mie de choléra.

Il s’a­git de la der­nière étape en date des conflits qui ravagent la RDC depuis au moins 1996. Ceux-ci ont entraî­né la mort de quelque 6 mil­lions de per­sonnes et le dépla­ce­ment de près de 7 mil­lions d’autres. La RDC accueille éga­le­ment 520 000 réfu­giés d’autres pays, tan­dis que plus d’un mil­lion de Congolais ont été contraints de quit­ter le leur. Divers acteurs exté­rieurs ont joué un rôle dans ces conflits, le Rwanda voi­sin en tête. Les Forces de défense rwan­daises (FRD) sou­tiennent actuel­le­ment le M23, que 4 000 sol­dats rwan­dais ont direc­te­ment aidé à s’emparer de Goma début février. Et qui sou­tient le Rwanda ? Il s’a­vère que c’est l’UE.

[Esther N'sapu | ONU Info]

UE-Rwanda

La pierre angu­laire de ce sou­tien est un pro­to­cole d’ac­cord signé en 2024 pour garan­tir que le Rwanda conti­nue de four­nir l’UE en matières pre­mières consi­dé­rées comme « cri­tiques », par­mi les­quels le tan­tale (extrait du col­tan et uti­li­sé dans une mul­ti­tude de com­po­sants élec­tro­niques), le tungs­tène et l’or. L’UE a ain­si alloué plus de 900 mil­lions d’eu­ros au Rwanda afin de sou­te­nir ses capa­ci­tés d’ex­trac­tion minières. 

Il est bien éta­bli, tou­te­fois, qu’une grande par­tie de l’ex­trac­tion minière « rwan­daise » repose en réa­li­té sur le pillage sys­té­ma­tique des miné­raux et d’autres matières pre­mières venant de la RDC, tant de manière directe que par le biais de milices comme le M23. L’écart, au Rwanda, entre la pro­duc­tion natio­nale et les expor­ta­tions est depuis long­temps mani­feste. Si l’on prend l’exemple de l’or, mal­gré une pro­duc­tion natio­nale assez limi­tée, on estime que le Rwanda en a expor­té non moins de 654 mil­lions de dol­lars en 2022.

« Divers acteurs exté­rieurs ont joué un rôle dans ces conflits, le Rwanda voi­sin en tête. Et qui sou­tient le Rwanda ? Il s’a­vère que c’est l’UE. »

Jason Stearns, ancien enquê­teur de l’ONU sur cette ques­tion, fait remar­quer que « les expor­ta­tions de miné­raux par le Rwanda repré­sentent main­te­nant plus d’un mil­liard par an. C’est envi­ron le double de ce qu’elles étaient il y a deux ans. Et nous ne savons pas exac­te­ment com­bien, mais une par­tie non négli­geable pro­vient de la DRC. » L’International Crisis Group décrit pour sa part les actions rwan­daises en RDC comme « une expan­sion ter­ri­to­riale à long terme, qui passe notam­ment par l’ac­ca­pa­re­ment de régions riches en miné­raux ». 

Le Parlement euro­péen a voté mas­si­ve­ment pour que l’UE sus­pende le pro­to­cole d’ac­cord, étant don­née la com­pli­ci­té du Rwanda dans cette récente phase de vio­lences et de pillages en RDC. Marc Botenga, dépu­té belge au Parlement euro­péen, résume la situa­tion de façon suc­cincte : « Ce pro­to­cole d’ac­cord doit être sus­pen­du. En réa­li­té, il n’au­rait jamais dû être signé. Nous savons qu’il y a des sol­dats rwan­dais sur le sol congo­lais et que cette pré­sence a pour but de voler, de piller cer­taines res­sources natu­relles. Ce pro­to­cole d’ac­cord avec le Rwanda encou­rage ces troupes, ces bandes armées à faire ça parce qu’il faci­lite l’ex­por­ta­tion de matières pre­mières par le Rwanda vers les mar­chés euro­péens et inter­na­tio­naux. »

[Esther N'sapu | ONU Info]

La complicité de l’UE

La Commission de l’UE a tou­te­fois décla­ré sans ambages que « la sus­pen­sion du pro­to­cole d’ac­cord pour­rait aller à l’en­contre du but recher­ché […]. [Elle] nui­rait à l’in­ci­ta­tion à garan­tir une pro­duc­tion et un com­merce res­pon­sables des mine­rais par le Rwanda. » Cette réponse par­ti­cu­liè­re­ment fal­la­cieuse et obs­cure n’in­dique pas clai­re­ment ce qui est « res­pon­sable » dans la situa­tion actuelle. Les dépu­tés ont éga­le­ment deman­dé l’ar­rêt du sou­tien appor­té à l’ar­mée rwan­daise par l’in­ter­mé­diaire de la Facilité euro­péenne pour la paix, des­ti­né au déploie­ment des troupes des FRD dans le nord du Mozambique. Que font les troupes rwan­daises au Mozambique avec le sou­tien de l’UE ? Encore une fois, c’est une ques­tion d’ac­cès aux ressources.

Une guerre civile bru­tale fait rage dans le nord du Mozambique depuis 2017 entre le gou­ver­ne­ment et des rebelles isla­mistes. En 2019, la com­pa­gnie pétro­lière et gazière fran­çaise Total a annon­cé un inves­tis­se­ment de 19 mil­liards d’eu­ros dans l’ex­ploi­ta­tion de gise­ments de gaz off­shore, inves­tis­se­ment qui a tou­te­fois été mena­cé par les acti­vi­tés des rebelles. En réponse, l’UE a lan­cé un pro­gramme de sou­tien à l’ar­mée mozam­bi­caine, épau­lée par les forces rwan­daises dont l’en­tre­tien est sub­ven­tion­né par l’UE. Certains des inté­rêts com­mer­ciaux rwan­dais impli­qués dans le pillage des res­sources de la RDC sont éga­le­ment pré­sents au Mozambique.

« Les res­sources qui appar­tiennent en propre aux popu­la­tions de la région sont pillées par des pré­da­teurs finan­cés par l’Europe. »

Le rôle de l’UE s’ins­crit dans une stra­té­gie glo­bale de sou­tien au régime du Mozambique qui mono­po­lise les béné­fices de l’ex­trac­tion des res­sources, béné­fices dont les Mozambicains pauvres sont exclus, bien qu’ils en sup­portent les coûts, notam­ment en termes de dépla­ce­ments de popu­la­tions et de perte des moyens de sub­sis­tance de l’a­gri­cul­ture et de la pêche. Ce sont pré­ci­sé­ment ces coûts qui ont ali­men­té la rébel­lion. Pendant ce temps, l’UE bran­dit l’ar­gu­ment de la lutte contre le ter­ro­risme isla­miste alors que, selon Kenneth Haar, cher­cheur au Corporate Europe Observatory, « les véri­tables enjeux s’ar­ti­culent […] autour de l’ap­pro­vi­sion­ne­ment en gaz et de la défense des inves­tis­se­ments fran­co-euro­péens ».

L’UE « civilisée »

Une grande par­tie du dis­cours de l’é­lite euro­péenne se carac­té­rise par le fait que l’Europe serait plus civi­li­sée et éclai­rée que les États-Unis ou la Chine, qu’elle cher­che­rait à faire le bien dans le monde sur la base de ses enga­ge­ments en faveur de la démo­cra­tie, des droits de l’homme, etc. En réa­li­té (et pour­quoi s’en éton­ner ?), l’UE et ses États membres cherchent à pro­mou­voir les inté­rêts de leurs acteurs éco­no­miques domi­nants. Le fait que cela ne soit pas fait de manière tota­le­ment cohé­rente ou avi­sée (quel État capi­ta­liste a déjà fait cela ?) ne remet pas en cause ce point fondamental.

[Esther N'sapu | ONU Info]

Pour ne prendre qu’un seul exemple très actuel, les États-Unis ont été blâ­més à juste titre pour avoir faci­li­té le géno­cide israé­lien à Gaza. Mais l’Europe lui a‑t-elle posé un véri­table obs­tacle ? Loin de là. La pré­si­dente de la Commission euro­péenne, Ursula von der Leyen, a notoi­re­ment offert à Israël un sou­tien incon­di­tion­nel ; cer­tains États membres ont par­fois émis des cri­tiques à l’en­contre d’Israël, sans les assor­tir pour autant de sanc­tions ou d’une quel­conque péna­li­té sub­stan­tielle. L’Allemagne, entre autres, ache­mine des armes vers Israël. L’idée d’une Europe cham­pionne bien­fai­sante de la puis­sance occi­den­tale sonne creux dans les ruines de Gaza.

Pour en reve­nir au Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, son nar­ra­teur constate, à pro­pos du colo­nia­lisme, que « la conquête de la terre, qui signi­fie prin­ci­pa­le­ment la prendre à des hommes d’une autre cou­leur que nous, ou dont le nez est un peu plus plat, n’est pas une jolie chose quand on la regarde de trop près ». Cette conquête de la terre se pour­suit aujourd’­hui en RDC, où les res­sources qui appar­tiennent en propre aux popu­la­tions de la région sont pillées par des pré­da­teurs finan­cés par l’Europe et reven­dues à l’Europe pour ali­men­ter le capi­ta­lisme européen.

Le fantôme de Roger Casement

Joseph Conrad était ami avec Roger Casement, inter­na­tio­na­liste irlan­dais qui a beau­coup fait pour dénon­cer la réa­li­té des hor­reurs belges au Congo — l’ex­trac­tion meur­trière du caou­tchouc et de l’i­voire que rap­pelle aujourd’­hui l’ex­trac­tion du tungs­tène et du tan­tale. De tous les chefs du sou­lè­ve­ment de 1916, c’est Casement qui a le mieux illus­tré la soli­da­ri­té entre les oppri­més colo­niaux d’Irlande et ceux d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Nous ne pou­vons qu’i­ma­gi­ner quelle aurait été sa réac­tion face à l’ap­par­te­nance de l’Irlande à un bloc éco­no­mique euro­péen qui exploite l’Afrique et d’autres régions, tout en s’im­bri­quant de plus en plus dans des blocs mili­taires (tant celui de l’UE que celui de l’OTAN) qui sont, ou seront, diri­gés contre les pays du Sud.

« Le fan­tôme de Roger Casement fait grand bruit à la porte », écri­vait W. B. Yeats — bruit qui a cer­tai­ne­ment atteint un niveau assour­dis­sant à présent.


Photographie de ban­nière : Denys Kutsevalov | Shutterstock
Photographie de vignette : Esther N’sapu | ONU Info


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  1. Le Mouvement du 23 mars (aus­si appe­lé M23) a vu le jour en 2012 après une muti­ne­rie d’an­ciens rebelles tut­sis du Congrès natio­nal pour la défense du peuple (CNDP) inté­grés au sein de l’ar­mée congo­laise. À l’é­poque, ces rebelles repro­chaient à Kinshasa de ne pas res­pec­ter les moda­li­tés d’un accord signé avec le CNDP le 23 mars 2009. En plus de leur inser­tion dans l’ar­mée, les clauses du contrat devaient aus­si per­mettre aux rebelles de gar­der le contrôle sur leur prin­ci­pale source de reve­nus : l’ex­ploi­ta­tion de mine­rais dans la région du Nord-Kivu. Source : France-Info.[]

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