Soudan : de la révolution à la guerre


Traduction d’un article paru dans Red Pepper Magazine

Au Soudan, voi­là près d’un an que les troupes para­mi­li­taires des Forces de sou­tien rapide et celles de l’ar­mée régu­lière s’af­frontent. En avril 2023, les pre­mières ont pris d’as­saut Khartoum, la capi­tale, occa­sion­nant pillages, viols et meurtres par­mi la popu­la­tion, tan­dis que les secondes ripos­taient à grand ren­fort de bom­bar­de­ments. Selon les Nations unies, 12 000 per­sonnes ont été tuées et 7 500 000 per­sonnes ont été dépla­cées à l’in­té­rieur comme à l’ex­té­rieur du pays — un bilan sûre­ment sous-éva­lué. Pourtant, les sou­lè­ve­ments popu­laires qui ont abou­ti à la des­ti­tu­tion d’Omar al-Bachir, depuis 30 ans au pou­voir, avaient été por­teurs d’es­poir en 2018 et 2019. Pourquoi la guerre a‑t-elle sup­plan­té la révo­lu­tion ? Que reste-t-il de celle-ci aujourd’­hui ? Dans cet entre­tien que nous tra­dui­sons, paru dans le média Red Pepper, la cher­cheuse et mili­tante sou­da­naise Muzan Alneel revient sur les cinq années qui ont pas­sé depuis le début de la révo­lu­tion soudanaise.


Que se passe-t-il aujourd’­hui au Soudan ?

Une guerre est en cours dans de nom­breuses villes du Soudan, qui oppose les Forces armées sou­da­naises (SAF) et les Forces de sou­tien rapides (RSF), un groupe mili­taire para-gou­ver­ne­men­tal. Ce der­nier été for­mé en 2013 sur ordre du pré­sident de l’é­poque, Omar el-Bechir, qui a été au pou­voir de 1989 à 2019. Aujourd’hui, Khartoum, la capi­tale, ain­si que Nyala et plu­sieurs autres loca­li­tés sont des villes fan­tômes, des zones de guerre. Des civils sont tués lors de raids menés chez eux par les RSF, par des frappes aériennes aléa­toires qui touchent les zones rési­den­tielles, ou meurent à cause de l’ab­sence de soin et de médi­ca­ments. Certains sont aus­si morts de faim et de soif chez eux car les dégâts engen­drés par la guerre ont cou­pé l’ap­pro­vi­sion­ne­ment en eau — des points d’eau sont occu­pés par les RSF. Les deux camps affirment que la vic­toire est proche, mais sur le ter­rain, la vio­lence reste écra­sante. Plusieurs régions du pays ont déjà connu la guerre par le pas­sé. Alors qu’on s’at­ten­dait depuis des décen­nies à ce que le conflit atteigne la capi­tale, ça n’est que ces der­nières années, à mesure que le pou­voir poli­tique des RSF se déve­lop­pait, que nous avons vu arri­ver les signes d’une guerre impli­quant dif­fé­rentes milices gou­ver­ne­men­tales. Dans un entre­tien qui date de 2014, le diri­geant des RSF, Mohamed Hamdan Dagalo, connu sous le nom de Hemedti, avait clai­re­ment expri­mé ses ambi­tions : « Nous sommes le gou­ver­ne­ment et le gou­ver­ne­ment [offi­ciel] pour­ra échan­ger avec nous lors­qu’il aura lui-même une armée. »

En 2018 et 2019, des sou­lè­ve­ments popu­laires ont mis fin à 30 ans de dic­ta­ture d’Omar al-Bachir. Dans quelle mesure ces sou­lè­ve­ments ont-ils réus­si ? Y avait-il des signes qu’un conflit était sus­cep­tible d’é­mer­ger ensuite ?

Le sou­lè­ve­ment qui est sur­ve­nu en 2018 et 2019 contre al-Bachir n’é­tait pas le pre­mier. Quand, en 2013, les RSF sont ren­trées dans Khartoum pour la pre­mière fois, c’é­tait pour mettre fin à des pro­tes­ta­tions contre le régime. Des cen­taines de per­sonnes ont été tuées à cette occa­sion. Néanmoins, le sou­lè­ve­ment de 2018–2019 a été plus fruc­tueux, pour plu­sieurs rai­sons. D’abord, la conjonc­ture éco­no­mique était catas­tro­phique. La pau­vre­té s’é­tait géné­ra­li­sée et la petite classe moyenne du pays avait la main­mise sur le peu de res­sources dis­po­nibles. Dans ce contexte, une nou­velle enti­té poli­tique, l’Association des pro­fes­sion­nels sou­da­nais [Sudanese Professionals Association], a été créée. Elle s’est empa­rée du sen­ti­ment géné­ral d’op­po­si­tion au régime et s’est révé­lée capable d’a­gir comme un vec­teur de chan­ge­ment. Enfin, l’u­sage de formes décen­tra­li­sées d’or­ga­ni­sa­tion comme les comi­tés de quar­tier a faci­li­té une action poli­tique directe de la part de beau­coup de groupes res­tés jusque-là en dehors de la lutte.

« L’usage de formes décen­tra­li­sées d’or­ga­ni­sa­tion comme les comi­tés de quar­tier a faci­li­té une action poli­tique directe de la part de beau­coup de groupes res­tés jusque-là en dehors de la lutte. »

Les mani­fes­ta­tions paci­fiques des quatre pre­miers mois ont été très révé­la­trices du pou­voir qu’a le peuple en action : elles ont for­cé le ren­ver­se­ment d’al-Bachir par ses géné­raux par le biais d’un coup d’État. Le pou­voir a ensuite été trans­fé­ré à un « conseil mili­taire de tran­si­tion », mais ce conseil ne rap­por­tait pas les demandes du peuple et des sit-in récla­mant un gou­ver­ne­ment entiè­re­ment civil ont été orga­ni­sés pen­dant plu­sieurs semaines dans tout le pays autour des quar­tiers géné­raux de l’ar­mée. Face aux ten­ta­tives du conseil mili­taire de dis­per­ser vio­lem­ment les mani­fes­tants, la popu­la­tion a fait preuve de rési­lience et a mon­tré sa force col­lec­tive. Mais les par­tis contre-révo­lu­tion­naires à l’in­té­rieur et à l’ex­té­rieur du Soudan ont fait pres­sion pour qu’une solu­tion rapide soit trou­vée, ce qui, avec l’ac­cord [sur la tran­si­tion démo­cra­tique] d’août 20191, a de fait stop­pé le mou­ve­ment popu­laire. Cet accord, for­gé par une élite poli­tique désa­vouée, l’ar­mée et un gou­ver­ne­ment civil, sti­pule que les chefs du conseil mili­taire ne seront pas tenus res­pon­sables des crimes qu’ils ont com­mis contre les manifestants.

Que cette impu­ni­té soit cau­tion­née les a, sans sur­prise, inci­tés à en com­mettre d’autres. Les meurtres de mani­fes­tants, l’op­pres­sion et les mau­vaises pra­tiques éco­no­miques qui ont pous­sé les gens à des­cendre dans la rue en 2018 ont tout sim­ple­ment conti­nué. Il est éga­le­ment impor­tant de noter que les puis­sances exté­rieures ont, ces der­nières années, exer­cé une grande influence sur la poli­tique sou­da­naise. Le pou­voir du RSF, par exemple, a été ren­for­cé par le « pro­ces­sus de Khartoum », un accord conclu en 2014 entre l’Union euro­péenne et le gou­ver­ne­ment sou­da­nais, qui a finan­cé le RSF afin d’empêcher les migrants espé­rant atteindre l’Europe de tra­ver­ser les fron­tières soudanaises.

[DR]

Quel a jus­te­ment été, selon vous, le rôle his­to­rique et l’im­pact des inter­ven­tions étran­gères ayant mené à la situa­tion actuelle ?

Le sou­tien inter­na­tio­nal et régio­nal d’ac­teurs tels que l’Arabie saou­dite, l’Égypte, les Émirats arabes unis, le Royaume-Uni et les États-Unis a joué un rôle essen­tiel dans l’im­po­si­tion d’un par­te­na­riat répres­sif au gou­ver­ne­ment et dans la légi­ti­ma­tion du régime mili­taire, en par­ti­cu­lier lors­qu’il est clai­re­ment appa­ru que la popu­la­tion était déter­mi­née à mettre en place un gou­ver­ne­ment civil. Par exemple, en mai 2019, la classe ouvrière sou­da­naise a orga­ni­sé une grève de deux jours dans tout le pays pour exi­ger la fin du régime mili­taire. Le Soudan était à l’ar­rêt. Les aéro­ports, les mar­chés, les champs de pétrole, les mines, tout était fer­mé. Un autre exemple s’est dérou­lé après le mas­sacre du 3 juin 2019 à Khartoum, lorsque les forces armées du conseil mili­taire sou­da­nais ont vio­lem­ment dis­per­sé les mani­fes­tants qui par­ti­ci­paient à des sit-in. Au moins 100 per­sonnes ont été tuées et 700 ont été bles­sées. Pourtant, au len­de­main de cet évé­ne­ment déchi­rant, mal­gré une cou­pure d’Internet dans tout le pays, les comi­tés de résis­tance de quar­tier ont for­mé des organes de coor­di­na­tion entre comi­tés voi­sins. Une marche de plu­sieurs mil­lions de per­sonnes, qui ont conti­nué à reven­di­quer la fin du régime mili­taire, s’est ensuite tenue d’un bout à l’autre du pays.

Cependant, les gens se sont heur­tés à une puis­sante machine de pro­pa­gande dif­fu­sée par les Émirats arabes unis et l’Arabie saou­dite, qui van­tait le « modèle sou­da­nais » d’une asso­cia­tion cri­mi­nelle. S’appuyant sur des acteurs tant natio­naux qu’in­ter­na­tio­naux favo­rables au sta­tut quo, think tanks et diplo­mates réfor­mistes appor­tèrent des gra­ti­fi­ca­tions et un sou­tien de façade. On a pré­ten­du que les per­sonnes au pou­voir allaient réa­li­ser les objec­tifs de la révo­lu­tion. Les per­sonnes qui ont reje­té les poli­tiques mises en œuvre par le gou­ver­ne­ment de par­te­na­riat entre les mili­taires et le gou­ver­ne­ment de tran­si­tion du Soudan — poli­tiques qui, d’ailleurs, res­sem­blaient étroi­te­ment à celles d’al-Bachir — ont été qua­li­fiées d’op­po­sants au « gou­ver­ne­ment de la révo­lu­tion ». Ce qui est sûr, c’est que le gou­ver­ne­ment de par­te­na­riat n’au­rait pas été for­mé et n’au­rait pas duré aus­si long­temps sans l’in­ter­ven­tion des puis­sances inter­na­tio­nales. C’est l’ob­jec­tif même de ce type d’in­ter­ven­tion : pré­ser­ver le sta­tu quo, mettre fin à la révo­lu­tion. L’hypocrisie est telle que les diplo­mates et les ins­ti­tu­tions qui ont conçu et encou­ra­gé les struc­tures qui ont conduit au mas­sacre, au coup d’État et à la guerre actuelle, dis­cutent encore ouver­te­ment de « l’a­ve­nir du Soudan ». Il est cho­quant de voir com­bien de per­sonnes peuvent mou­rir à cause des méthodes dou­teuses de la diplo­ma­tie inter­na­tio­nale. Quel que soit le nombre de guerres et de régimes oppres­sifs qu’ils faci­litent, leur res­pon­sa­bi­li­té n’est jamais mise en jeu.

Pensez-vous que les espoirs et les aspi­ra­tions pour les­quelles les sou­lè­ve­ments de 2018–2019 se sont bat­tus res­tent pré­sents au sein de la population ?

« Malgré les ten­ta­tives du gou­ver­ne­ment pour réduire le pou­voir des comi­tés de résis­tance, ces der­niers se sont éten­dus et par­ti­cipent aujourd’­hui à sau­ver des vies humaines. »

Malgré les ten­ta­tives du gou­ver­ne­ment pour réduire le pou­voir des comi­tés de résis­tance, ces der­niers ne se sont pas conten­tés de sur­vivre, mais se sont éten­dus et par­ti­cipent aujourd’­hui à sau­ver des vies humaines. Dans les pre­mières heures de la guerre, ils ont ins­tal­lé des ser­vices d’ur­gence à l’é­chelle locale afin de four­nir les soins essen­tiels, mobi­li­ser des soi­gnants, orga­ni­ser des dons de médi­ca­ments, etc. Certains de ces ser­vices ont ini­tié des can­tines com­mu­nau­taires, tan­dis que d’autres se sont occu­pés des éva­cua­tions et coor­don­né la répa­ra­tion des lignes élec­triques détruites. Même en dehors des zones tou­chées par la guerre, des ser­vices d’ur­gence ont été créés pour prendre en charge l’hé­ber­ge­ment des per­sonnes dépla­cées à cause du conflit. Pour que des vies soient sau­vées, les gens uti­lisent les orga­ni­sa­tions locales dont ils ont besoin, ce qui prouve que les valeurs de paix et de jus­tice que les mani­fes­ta­tions popu­laires ont défen­dues sont tou­jours bien vivantes.

Dans les médias mains­tream, on s’in­té­resse beau­coup à la « recherche de solu­tions », bien moins à la façon dont le peuple sou­haite construire un Soudan avec plus de jus­tice sociale. Quels sont les dan­gers d’une telle cou­ver­ture médiatique ?

Les grands mains­tream sont construits pour nous infor­mer sur l’é­lite tout en omet­tant le peuple. Lorsque le gou­ver­ne­ment de tran­si­tion a adop­té les mêmes mesures éco­no­miques que le gou­ver­ne­ment ren­ver­sé d’al-Bachir, les prin­ci­paux médias se sont foca­li­sés sur les visites de diplo­mates étran­gers plu­tôt que sur les dif­fi­cul­tés qui en résultent. Et pour ce qui est des cen­taines de mani­fes­ta­tions contre la poli­tique menée par le gou­ver­ne­ment de tran­si­tion et l’im­pu­ni­té des géné­raux, elles ont été igno­rées. Prenons l’exemple des solu­tions que les gens trouvent face à la guerre. À pro­pos des hôpi­taux, les médias par­le­raient aujourd’­hui d’une poi­gnée de méde­cins en les pré­sen­tant comme des héros, tout en igno­rant le fait que ces hôpi­taux sont admi­nis­trés par le peuple. C’est l’or­ga­ni­sa­tion popu­laire qui fait fonc­tion­ner ces hôpi­taux, jus­qu’à payer les salaires des médecins.

[DR]

Quel pour­rait être l’avenir ?

La voie révo­lu­tion­naire que la résis­tance sou­da­naise emprunte face à la guerre, celui de l’or­ga­ni­sa­tion popu­laire pour la sur­vie, est por­teuse de grands espoirs. On com­mence à per­ce­voir, dans l’o­rien­ta­tion prise un che­min plus sûr menant à un pou­voir popu­laire allant au-delà d’un seul accès à des ser­vices d’ur­gence. C’est ce qu’on voit se des­si­ner en par­tie. Mais beau­coup d’éléments doivent encore évo­luer et de gros efforts seront néces­saires pour rendre pos­sible un sys­tème de gou­ver­ne­ment popu­laire : ce der­nier sup­pose la for­ma­tion d’un corps poli­tique orga­ni­sé qui soit en mesure de défendre, théo­ri­ser et orga­ni­ser le pou­voir du peuple. En atten­dant, nous n’a­vons rien à attendre de la diplo­ma­tie inter­na­tio­nale — ain­si que de son pou­voir repo­sant sur des accords vides et une impu­ni­té vis-à-vis des mili­taires qu’elle sou­tient — pour qu’ad­viennent des chan­ge­ments signi­fi­ca­tifs en faveur de la popu­la­tion sou­da­naise. En fin de compte, ça n’est pas au peuple de faire com­prendre aux forces contre-révo­lu­tion­naires leurs erreurs, elles en sont par­fai­te­ment conscientes. La tâche des révo­lu­tion­naires consiste à com­prendre ce qu’il se passe et, che­min fai­sant, éla­bo­rer des méthodes pour faire avan­cer les objec­tifs de la révo­lu­tion : la liber­té, la paix et la jus­tice pour le peuple.


Entretien tra­duit de l’anglais par la rédac­tion de Ballast | « Sudan : from revo­lu­tion to war », Red Pepper, 20 octobre 2023
Photographies de vignette et de ban­nière : DR

image_pdf
  1. Accord signé le 17 août 2019 entre Mohammed Hamdan Daglo, repré­sen­tant le Conseil mili­taire, et Ahmed Al-Rabie, repré­sen­tant des Forces pour la liber­té et le chan­ge­ment (ALC), coa­li­tion de par­tis et asso­cia­tions oppo­sés au gou­ver­ne­ment mili­taire qui a fait suite à la des­ti­tu­tion d’Omar al-Bachir [ndlr].[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Amzat Boukari-Yabara : « La Françafrique peut mou­rir mais elle ne le veut pas », octobre 2023
☰ Lire notre entre­tien avec Aminata Traoré : « Le capi­ta­lisme détruit les socié­tés, les éco­no­mies locales et les éco­sys­tèmes », décembre 2021
☰ Lire notre article « Vie et mort d’un espoir popu­laire : paroles de Syriennes », Léon Mazas, décembre 2019

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.