1767 : une belle grève de femmes à Poullaouen


Article inédit | Ballast

Les rela­tions entre l’his­toire des femmes et celle du mou­ve­ment ouvrier sont mal défi­nies. Longtemps, les luttes des femmes et la façon dont elles ont pu contri­buer à celles du mou­ve­ment ouvrier ont été invi­si­bi­li­sées, — ce, d’au­tant plus qu’elles étaient issues des classes popu­laires et non let­trées. Ré-écrire le récit des com­bats sociaux d’un point de vue fémi­nin et recons­ti­tuer une mémoire ampu­tée est donc aujourd’­hui un enjeu révo­lu­tion­naire. Ainsi de la lutte des tra­vailleuses des mines de Poullaouen qui en 1767 par­viennent, en orga­ni­sant un arrêt du tra­vail, à arra­cher à une grande com­pa­gnie diri­gée par des nobles et des bour­geois une amé­lio­ra­tion de leurs salaires. ☰ Par L’Emsavadenn


« Nous nous embar­ras­sons peu de leur révolte ; nous sommes per­sua­dés qu’elle ne tien­dra pas, et quand il en devrait être autre­ment, nous nous en met­tons peu en peine, nous y remé­die­rons1. » C’est en ces termes qu’il y a 257 ans, les action­naires pari­siens de la Compagnie des mines de Basse-Bretagne dis­cu­taient, avec une insou­ciance et une suf­fi­sance bour­geoises, des ouvrières des ate­liers de Poullaouen et du début de leur lutte. Lutte qui pour­rait être en fait consi­dé­rée comme la pre­mière grève fémi­nine de l’Histoire. Car, au pre­mier mois de l’an 1767, un cri insoup­çon­né vient bri­ser la quié­tude du vil­lage bas-bre­ton : « Re zo ’re ! » (« Trop, c’est trop ! » en bre­ton). Les struc­tures poul­laouen­naises de la Compagnie sont à l’ar­rêt, un phé­no­mène se pro­duit : une tren­taine d’ou­vrières seule­ment cessent de tri­mer, mais, à elles seules, mettent un terme aux gains finan­ciers des diri­geants de l’en­tre­prise. Des femmes du tiers état sabotent donc la réus­site d’une poi­gnée d’ex­ploi­teurs de la capi­tale mais aus­si d’Allemagne (des ingé­nieurs sur place) qui spo­lient les terres et pillent les res­sources de la Bretagne, amor­çant une trans­for­ma­tion sociale et envi­ron­ne­men­tale dont on connaît aujourd’­hui les répercussions.

Nous sommes à Poullaouen, une petite bour­gade du Poher (centre Bretagne, actuel Finistère), qui abrite à sa péri­phé­rie un site minier non négli­geable en cette époque pro­to-indus­trielle. En effet, les mines de Poullaouen font par­tie d’un com­plexe plus vaste, s’é­ten­dant notam­ment sur les com­munes voi­sines du Huelgoat et de Locmaria-Berrien. Celui-ci fait de la Compagnie une véri­table entre­prise char­nière dans le domaine de l’ex­trac­tion et de la mise en cir­cu­la­tion de plomb et d’argent à l’é­chelle natio­nale. Les infra­struc­tures de Poullaouen, qui forment la « deuxième mine de France » au XVIIIe siècle, occupent éga­le­ment la seconde place au clas­se­ment des établissements les plus impor­tants de l’an­cien duché, après les arse­naux de Brest. Ce site est donc cru­cial dans l’économie bre­tonne. Ce bref tour d’ho­ri­zon pour­rait don­ner l’im­pres­sion d’une pros­pé­ri­té inébran­lable et béné­fique à toutes celles et ceux demeu­rant dans les envi­rons, pro­fi­tant éven­tuel­le­ment d’une sta­bi­li­té éco­no­mique due aux acti­vi­tés des mines qui offrent emplois et « attrac­ti­vi­té », dirions-nous de nos jours.

« Au pre­mier mois de l’an 1767, un cri insoup­çon­né vient bri­ser la quié­tude du vil­lage bas-bre­ton : « Re zo ’re ! » (« Trop, c’est trop ! »). Des femmes du tiers état sabotent la réus­site d’une poi­gnée d’ex­ploi­teurs de la capitale. »

Tout cela est en fait trom­peur ; en témoigne l’a­gi­ta­tion décrite plus haut. Une ano­ma­lie s’est, semble-t-il, immis­cée en Bretagne en cette seconde par­tie du siècle des Lumières. La pro­vince aux neuf broioù (les pays tra­di­tion­nels qui consti­tuent la Bretagne) n’est certes pas exempte de conflits sociaux et d’é­vé­ne­ments contes­ta­taires à l’é­poque moderne (on pense notam­ment à la révolte des Bonnets rouges de 1675, qui n’est abso­lu­ment pas anec­do­tique). Mais la révolte dont nous trai­te­rons tout au long de cet article n’est pré­ci­sé­ment pas à l’i­mage de ces conflits-là et se démarque de jac­que­ries ou de meurtres plus habi­tuels. Ce mou­ve­ment, mené exclu­si­ve­ment par des femmes issues d’un milieu popu­laire au sein d’une entre­prise qui est loin d’être éco­no­mi­que­ment insi­gni­fiante, n’est pas ordi­naire. Longtemps res­tée dans l’ou­bli, la grève de 1767, avec ses consé­quences consi­dé­rables et sa por­tée sym­bo­lique, refait sur­face pour s’im­po­ser comme évé­ne­ment majeur de l’his­toire ouvrière et fémi­nine en Occident.

La Bretagne au XVIIIe siècle : la fin d’un « âge d’or » relatif

Le XVIe et le XVIIe siècles voient fleu­rir une Bretagne navi­guant à contre-cou­rant de l’en­semble du royaume de France. Elle va dans le sens du « progrès » et du « développement » — du futur capi­ta­lisme, en somme. L’heure est à la crois­sance, aus­si bien en termes de démographie que d’économie. Pourtant, l’Armorique (une expres­sion désignant dans l’Antiquité un ter­ri­toire plus ou moins équivalent au Grand Ouest d’aujourd’hui, et qui a ensuite été utilisée dans le lan­gage cou­rant comme syno­nyme de Bretagne) com­mence alors à subir une perte d’au­to­no­mie poli­tique, cultu­relle et économique. En 1789, elle sera définitivement privée de son par­le­ment. La monar­chie française est en effet de plus en plus cen­tra­li­sa­trice, le pou­voir royal devient abso­lu et l’État tend à s’im­po­ser dans la plu­part des domaines. Mais la Bretagne tient bon. Elle compte un peu plus de deux mil­lions d’habitants (presque un dixième de la popu­la­tion natio­nale) et nour­rit à elle seule « qua­si­ment 10 % » des Français et Françaises. La région est éga­le­ment un des grands foyers de la pro­duc­tion et de l’ex­por­ta­tion de tex­tiles en France ain­si que dans l’Europe entière. Il faut ici rap­pe­ler l’existence du com­merce tri­an­gu­laire, dont des villes comme Nantes tirent des avan­tages incom­men­su­rables2.

Néanmoins, cette opu­lence n’est que rela­tive. La Bretagne n’échappe pas tant à la règle que cela : elle subit une société fon­dée sur des ordres où noblesse et clergé dominent un tiers état pay­san qui en pâtit. En bref, c’est « moins pire qu’ailleurs3 » mais la majeure par­tie des habi­tants est précaire et n’est évidemment pas libérée de la tyran­nie des ordres occu­pant le haut de la pyra­mide sociale. Au XVIIIe siècle, les chan­ge­ments sont dras­tiques. La popu­la­tion aug­mente tou­jours mais moins qu’au­pa­ra­vant et la Bretagne souffre d’une sur­mor­ta­lité (infan­tile notam­ment). La situa­tion économique, elle, se détériore. En parallèle, un prolétariat urbain voit le jour. Toutefois, en Bretagne, il est une entre­prise qui se porte très bien en ce temps-là et est particulièrement ren­table, réalisant des bénéfices qui « atteignent […] les 270 000 livres en 17674. » Il s’a­git évidemment de la Compagnie des mines de Basse-Bretagne. Ce n’est que quelques décen­nies avant la grève que la mine de Poullaouen a ouvert, en 1732. Plomb et argent sortent alors non pas de la mine elle-même mais des ate­liers où sont tra­vaillés des mine­rais de galène. La main-d’œuvre est, dans cet ensemble extrac­ti­viste, mixte : les femmes ne sont qu’en­vi­ron 130 sur plu­sieurs cen­taines d’ou­vriers (approxi­ma­ti­ve­ment 650). Elles sont, comme beau­coup, des pay­sannes payées à la jour­née5.

Les fonc­tions qu’elles assurent sont tota­le­ment indis­pen­sables au pro­ces­sus glo­bal de pro­duc­tion. Elles consistent dans le triage et le lavage des mine­rais remon­tés des gise­ments de sul­fure de plomb. Au vu des condi­tions de tra­vail aux­quelles elles sont sou­mises et pour une rai­son que nous expli­ci­te­rons plus bas, ce sont en fait les « cas­seuses » qui se mettent en grève (elles seront une tren­taine, c’est-à-dire l’en­tiè­re­té de cet effec­tif). Au cœur des ate­liers de « cas­sage » de la galène, elles emploient deux méthodes : d’une part, elles usent du bocard (ins­tru­ment de cas­sage), de l’autre, plus intui­tive, de la des­truc­tion des solides à l’aide de mar­teaux pesant sou­vent plu­sieurs kilos. Ce tra­vail est phy­sique, « haras­sant » et a cours sur un, voire les deux tiers de la jour­née, par­fois dans un froid piquant. Il est effec­tué debout, mais aus­si les mains dans de l’eau gla­ciale (lavage oblige) et « par­ti­cu­liè­re­ment cor­ro­sive » (elle contient, en toute logique, du sul­fure). Les ouvrières contractent de même de par leur tra­vail des mala­dies, telles que la tuber­cu­lose et la sili­cose, puis­qu’elles res­pirent « conti­nuel­le­ment de la pous­sière de roche ». Aussi, les ouvrières-pay­sannes marchent des kilo­mètres des champs jus­qu’aux ate­liers, les épui­sant avant même l’heure de l’ef­fort productif.

« Début 1767, un aléa cli­ma­tique sur­git : les eaux ser­vant au lavage ne sont plus gla­ciales, mais gelées. La pro­duc­tion est blo­quée. Les tra­vailleuses pro­fitent de ces cir­cons­tances pour lan­cer leur grève, sans préavis. »

Alors qu’elles ont déjà peu de droits, on tente de les pri­ver de jours de repos (le dimanche et le jour de Noël), elles sont payées une misère, moins que les hommes, et leurs salaires baissent même quel­que­fois. Ces rabais sont dus à des tâches que la hié­rar­chie consi­dère comme mal effec­tuées ou bien relèvent de déci­sions arbi­traires, comme en jan­vier 1767. La direc­tion, des nobles et des grands bour­geois, sou­haite pré­ca­ri­ser la main‑d’œuvre afin de maxi­mi­ser leurs propres gains. Elle décide alors d’« ali­gner les salaires » des ouvrières de Poullaouen « sur [ceux] [d]es cas­seuses qui ont exac­te­ment les mêmes fonc­tions à Huelgoat6 ». Grossière erreur, au vu de la suite…

Des gelées à la grève

Début 1767, un aléa cli­ma­tique sur­git : les eaux ser­vant au lavage ne sont plus gla­ciales, mais gelées. Les cas­seuses vont alors faire preuve d’une grande intel­li­gence, pre­nant de cours des contre­maîtres et des patrons qui les per­çoivent comme des « ani­maux », et aus­si « bor­nées » que vio­lentes. Les eaux étant gelées, la pro­duc­tion est d’ores et déjà blo­quée. Les tra­vailleuses pro­fitent de ces cir­cons­tances pour lan­cer leur grève, sans pré­avis, une fois les eaux de nou­veau uti­li­sables. Les pertes pour les bour­geois pro­prié­taires s’ac­croissent ain­si, ce qui met d’of­fice la Compagnie en dif­fi­cul­té. Un contre­temps natu­rel exploi­té avec astuce pèse­ra dans le rap­port de force entre gré­vistes et direc­tion. Deux autres élé­ments vien­dront appuyer la lutte des gré­vistes : la pro­po­si­tion d’un sou­tien finan­cier, sous forme de caisse de grève, de la part des res­pon­sables parois­siaux des alen­tours (qui sont eux-mêmes en conflit depuis quelques années avec la Compagnie) ; et des assas­si­nats de supé­rieurs hié­rar­chiques et de nan­tis plus tôt dans la décen­nie, ain­si que des « vols et même des sabo­tages », dont se sou­viennent les patrons, les ren­dant réti­cents à un dur­cis­se­ment de leur posi­tion vis-à-vis de la grève par crainte de repré­sailles7.

Mis à part ces légers avan­tages, les gré­vistes ne dis­posent pas de leviers consé­quents : elles sont domi­nées dans le foyer, dans l’en­tre­prise et dans tous les autres champs de la socié­té. Certes, il existe bien des cor­po­ra­tions, mais cela est très rare dans la France du XVIIIe en ce qui concerne les femmes3 et nous n’a­vons aucune preuve de la pré­sence d’une éven­tuelle cor­po­ra­tion fémi­nine aux mines de Poullaouen. De plus, contrai­re­ment à des thèses par­fois avan­cées lorsque l’on traite de la Bretagne des siècles pas­sés, leur lutte n’est en rien faci­li­tée par l’exis­tence d’un « matriar­cat bre­ton » qui leur aurait don­né une puis­sance par­ti­cu­lière8. Toutefois, elles ne sont pas décou­ra­gées par leurs époux, à qui la Compagnie aurait deman­dé, ou pen­sé à deman­der, de l’aide afin de mettre un terme au mou­ve­ment3. Néanmoins, les rai­sons de cette inac­tion de la part de leurs maris relèvent jus­te­ment de struc­tures patriar­cales. Les ouvriers redoutent en fait le tra­vail fémi­nin : ils y voient une concur­rence, les femmes étant moins rému­né­rées et tra­vaillant davan­tage. La miso­gy­nie struc­tu­relle fait son œuvre. Ils per­çoivent aus­si leur pré­sence dans les ate­liers comme une déva­lo­ri­sa­tion de leur labeur9, voire comme un vol de capi­tal, en l’oc­cur­rence le capi­tal le plus faci­le­ment mobi­li­sable pour tout homme pro­lé­taire et/ou subal­terne : sa viri­li­té, son « capi­tal guer­rier10 » dans une cer­taine mesure. Une véri­table petite crise de la mas­cu­li­ni­té donc11.

En outre, le reve­nu ouvrier n’est pas tou­jours indis­pen­sable, là où le reve­nu pay­san, lui, l’est12. Même si les tra­vailleurs agri­coles du tiers état ont en géné­ral besoin d’un second salaire, les femmes ne sont selon leur conjoint pas de trop à la mai­son ou dans les champs. À cela s’a­joute le fait que celles qui exercent un emploi « ne [sont] pas vues comme des géné­ra­trices de reve­nus mais comme des pour­voyeuses de ser­vices lar­ge­ment non rému­né­rées au sein de la famille3 ». Les hommes auraient peut-être pré­fé­ré qu’elles soient licen­ciées, qui sait ? Les gré­vistes n’é­taient donc guère sou­te­nues dans leur lutte, prises dans un étau où cer­tains hommes vou­laient les main­te­nir dans leur foyer là où d’autres sou­hai­taient les rame­ner dans les ate­liers. À vrai dire, cette grève fémi­nine est annon­cia­trice du sort de celles des siècles sui­vants, qui seront la plu­part du temps décriées. La soli­da­ri­té de classe qui aurait pu se mani­fes­ter chez les hommes pro­lé­taires était absente de cette grève. Dommage, d’au­tant plus lorsque l’on sait qu’à l’é­té, les fon­deurs des mines de Poullaouen por­te­ront des reven­di­ca­tions proches (hausse des salaires) et obtien­dront direc­te­ment gain de cause, la Compagnie en ayant assez de batailler en 1767.

La victoire des ouvrières-paysannes de Poullaouen

« Le mou­ve­ment de 1767 à Poullaouen consti­tue un point impor­tant de l’his­toire fémi­nine, de l’his­toire ouvrière, de l’his­toire pay­sanne ain­si que de l’his­toire de la Bretagne. »

Cinq semaines de lutte sans pause et de déter­mi­na­tion sans faille. Voici la durée et la teneur de cette grève. Finalement, les gré­vistes triomphent : leur salaire ne connaît pas de baisse. Une inter­ro­ga­tion sub­siste néan­moins : pour­quoi n’y a‑t-il pas eu de répres­sion, sachant que le droit de grève n’exis­tait pas et que la révolte des ouvrières n’é­tait pas armée ? Nous savons que les gré­vistes deve­naient au fur et à mesure d’« une abso­lue néces­si­té » pour la direc­tion. Cette der­nière avait com­pris, enfin, qu’elle n’é­tait que peu de choses sans elles. Probablement, la Compagnie ne dési­rait pas non plus licen­cier ces tra­vailleuses qui étaient plus ren­tables que des tra­vailleurs. Les action­naires avaient, en plus, peur de ne plus pou­voir les réem­bau­cher, pen­sant qu’elles com­men­çaient à appré­cier la paresse3. Des rai­sons où s’en­tre­mêlent donc exploi­ta­tions de genre et de classe.

Nous avons jusque-là fait usage du mot « grève ». Même si le terme ne fut inven­té que plus tard, s’il est com­mu­né­ment (et à tort) lié, dans l’i­ma­gi­naire col­lec­tif, aux syn­di­cats et si le droit de grève ne fut arra­ché par la lutte qu’en 1864, nous pou­vons consi­dé­rer ce mou­ve­ment comme une grève, dans le sens d’une « ces­sa­tion col­lec­tive et concer­tée du tra­vail13 » dans le but d’ob­te­nir des droits éco­no­miques et/ou poli­tiques, des hausses de salaire, de meilleures condi­tions de tra­vail, pour les gré­vistes menant cette même grève ou bien par soli­da­ri­té avec d’autres tra­vailleurs et/ou com­bat­tants poli­tiques. La qua­li­fi­ca­tion de « grève » est donc ici ana­chro­nique sans pour autant être tout à fait incor­recte. On objec­te­ra qu’il vau­drait mieux par­ler de « coa­li­tion », quoique cette expres­sion ne soit pas équi­va­lente à celle de « grève ».

Cependant, nous avons bien là affaire à une grève exclu­si­ve­ment fémi­nine. Mais est-elle véri­ta­ble­ment la pre­mière de l’Histoire ? Nous sommes en droit d’en dou­ter. Car Edmond Monange14, celui qui, en pre­mier, affirme cela, n’a pas cher­ché plus loin avant de décré­ter que la grève de 1767 était la pre­mière stric­te­ment fémi­nine de l’Histoire. Dans un pre­mier temps, il est clair que cela sou­lève d’a­bord la ques­tion de l’an­dro­cen­trisme propre au milieu de la recherche. Nous n’a­vons que trop peu de don­nées quant à l’exis­tence de grèves ou de révoltes des femmes à tra­vers l’Histoire, ce qui rend dif­fi­cile la carac­té­ri­sa­tion de « pre­mière grève fémi­nine de l’Histoire ». Ensuite, il est clair que Monange a ici fait preuve d’eth­no­cen­trisme : n’y a‑t-il pas eu d’é­vé­ne­ments simi­laires en dehors de l’Occident ? Enfin, il est aus­si lim­pide que cela ne concerne que les « grèves » à son époque recen­sées : n’y en a‑t-il pas eu d’autres, qu’on igno­rait alors ?

Toujours est-il que le mou­ve­ment de 1767 à Poullaouen consti­tue un point impor­tant de l’his­toire fémi­nine, de l’his­toire ouvrière, de l’his­toire pay­sanne ain­si que de l’his­toire de la Bretagne. Il détonne de sur­croît de par son contexte défa­vo­rable, de par son carac­tère excep­tion­nel, de par sa durée (qui dépasse de loin la moyenne de celles des grèves fémi­nines du XIXe siècle, qui est de 8,5 jours) et de par le nombre de gré­vistes mobi­li­sées (une tren­taine, contre « 194 en moyenne » au XIXe siècle). C’est donc une véri­table prouesse fémi­nine et popu­laire, qui a de quoi inspirer.


Illustrations de l’ar­ticle : gra­vures extraites de L’Illustration, 14 juin 1845


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  1. Extraits des lettres échan­gées entre les action­naires de la Compagnie et la direc­tion locale des mines. Vincent Daumas, spé­cia­liste des mines ayant popu­la­ri­sé l’his­toire de cette grève, y fait réfé­rence au cours de sa confé­rence ain­si qu’au sein de l’ar­ticle qu’il a rédi­gé dans Le Peuple bre­ton.[]
  2. Jean Tanguy, « Les révoltes pay­sannes de 1675 et la conjonc­ture en Basse-Bretagne au siècle », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, vol. 82, n° 4, 1975 et Jean Tanguy et Alain Croix, Thierry Guidet, Gwenaël Guillaume et Didier Guyvarc’h, Histoire popu­laire de la Bretagne, Presses uni­ver­si­taires de Rennes, 2019.[]
  3. Ibid.[][][][][]
  4. Patrick Clarke de Dromantin, Les Réfugiés jaco­bites dans la France du XVIIIe siècle. L’exode de toute une noblesse pour cause de reli­gion, Presses uni­ver­si­taires de Bordeaux, 2005.[]
  5. Sur envi­ron 650 employés en 1767, Vincent Daumas estime que « 90 % sont des jour­na­liers » et des « pay­sans bas-bre­tons ».[]
  6. Vincent Daumas, réf. cit.[]
  7. Dominique Godineau, Les Femmes dans la France moderne, XVIe-XVIIIe siècle, Armand Colin, 2015.[]
  8. Voir les tra­vaux d’Anne Guillou, Pour en finir avec le matriar­cat bre­ton. Sur la condi­tion féminine, Skol Vreizh, 2017.[]
  9. Joan W. Scott, « L’ouvrière, mot impie, sor­dide », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 83, 1990.[]
  10. Thomas Sauvadet, Le Capi­tal guer­rier. Concurrence et soli­da­ri­té entre jeunes de cité, Armand Collin, 2006.[]
  11. Francis Dupuis-Déri, La Crise de la mas­cu­li­ni­té. Autopsie d’un mythe tenace, Éditions remue-ménage, 2018.[]
  12. Michelle Perrot, Les Femmes ou les silences de l’his­toire, Flammarion, 1998.[]
  13. Stéphane Sirot, La Grève en France. Une his­toire sociale (XIXe-XXe siècle), Odile Jacob, 2002.[]
  14. Professeur agrégé d’histoire et auteur d’une thèse intitulée « Une entre­prise indus­trielle au XVIIIe siècle : les mines de Poullaouen et du Huelgoat (1732–1791) ».[]

REBONDS

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L'Emsavadenn

Militant révolutionnaire, animateur du compte Instagram « L'Emsavadenn » et auteur du livre Bretagne autogestion (éditions Yoran Embanner, 2023).

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