Ronnie Lee : « Mettre un terme à l’exploitation animale »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Passer neuf années de sa vie en pri­son pour la cause ani­male ? Ce fut le cas de Ronnie Lee, acti­viste bri­tan­nique cofon­da­teur, en 1976, du Front de libé­ra­tion ani­male — orga­ni­sa­tion mon­diale consi­dé­rée par le FBI comme « l’un des élé­ments ter­ro­ristes les plus actifs aux États-Unis ». Nous crou­lons sous les chiffres et ceux-ci peinent encore à nous par­ler : chaque minute, près de 90 000 pou­lets, 2 000 lapins, 2 400 cochons sont tués ; chaque minute, plus de 4 000 canards, 940 mou­tons, 540 bovins sont abat­tus. Entre 50 et 60 mil­lions d’a­ni­maux non-humains sont uti­li­sés, tous les ans, dans le cadre d’ex­pé­riences en labo­ra­toire. Ce droit de vie ou de mort, écri­vit Kundera, « nous semble aller de soi parce que c’est nous qui nous trou­vons au som­met de la hié­rar­chie ». C’est cette hié­rar­chie que Lee, et d’autres, vou­lurent démen­tir. Par la « vio­lence », par­fois, puisque rien ne par­ve­nait à bou­ger dans le cadre auto­ri­sé par la loi — sabo­tage de ser­rures, bris de vitrines de four­reurs, de McDonald’s ou de bou­chers, des­truc­tions de pla­te­formes de chasse, raids contre des labo­ra­toires de vivi­sec­tion, etc. L’ALF — ou FLA — fonc­tionne sans la moindre cen­tra­li­sa­tion : cha­cun peut, aux quatre coins de la pla­nète, s’en reven­di­quer et agir en son nom (pour le meilleur et pour le pire, on l’i­ma­gine…). Ronnie Lee est aujourd’­hui mili­tant éco­lo­giste : celui qui sabo­ta des véhi­cules et incen­dia un labo­ra­toire a renon­cé à « l’ac­tion directe » ; il s’é­chine désor­mais à convaincre, trans­mettre, relayer — en un mot, édu­quer. Et si les ani­maux, demande-t-il, n’é­taient plus nos esclaves ? 


À quel moment de votre vie vous êtes-vous dit qu’il fau­drait entrer en poli­tique pour faire chan­ger la situation ? 

C’était il y a quelques années main­te­nant, lorsque les gens mobi­li­sés contre le labo­ra­toire de recherche ani­male Huntingdon Life Sciences ont presque réus­si à le faire fer­mer. Les mili­tants de Stop Animal Cruelty [Stop à la cruau­té contre les ani­maux] étaient par­ve­nus à convaincre la plu­part des bailleurs de fonds, ain­si que toutes les banques com­mer­ciales bri­tan­niques, de reti­rer leurs par­ti­ci­pa­tions du labo­ra­toire. Mais le gou­ver­ne­ment d’a­lors, qui était tra­vailliste, s’en est mêlé : il a pris la déci­sion inédite d’au­to­ri­ser le labo­ra­toire à obte­nir des ser­vices ban­caires de la Bank Of England — ce qui lui a per­mis de se main­te­nir à flot. Puis le gou­ver­ne­ment a fait pas­ser des lois ren­dant plus dif­fi­cile de se mobi­li­ser contre l’ex­pé­ri­men­ta­tion sur les ani­maux. Il a aus­si encou­ra­gé la police et les ser­vices judi­ciaires à arrê­ter et pour­suivre les mili­tants, par le biais de lois qui n’a­vaient jamais été, ori­gi­nel­le­ment, faites pour cela : le but était de mettre les mili­tants anti-vivi­sec­tion en pri­son. De nom­breuses per­sonnes ont reçu de longues peines de pri­son pour des actions liées à la SHAC, c’est-à-dire la cam­pagne Stop Huntingdon Animal Cruelty — l’une d’entre elles éco­pant d’une peine de 11 ans ! J’en suis arri­vé à la conclu­sion que, bien que le gou­ver­ne­ment soit le prin­ci­pal cou­pable, les mili­tants pour les droits des ani­maux étaient aus­si à blâ­mer pour cette situa­tion : nous ne nous étions pas inves­tis dans une cam­pagne poli­tique à même d’empêcher un gou­ver­ne­ment pro-vivi­sec­tion d’être élu. Je fus alors convain­cu que les mili­tants pour la libé­ra­tion des ani­maux devaient s’in­ves­tir davan­tage en poli­tique : si nous ne fai­sons pas de notre mieux pour élire un gou­ver­ne­ment digne de ce nom au pou­voir, nous pou­vons dif­fi­ci­le­ment nous plaindre lorsque celui-ci est mauvais.

Quelle fut, par le pas­sé, l’ac­tion que vous avez réa­li­sée et qui vous a sem­blé la plus effi­cace et la plus utile pour la cause animale ?

« Il y a plus d’a­ni­maux direc­te­ment mis à mort par l’homme à chaque heure que le nombre total de vic­times de l’ho­lo­causte nazi : il devient évident qu’il faut qu’il y ait un chan­ge­ment majeur. »

C’est dif­fi­cile à éva­luer. Il y a 30 ans de cela, ou quelque chose comme ça, j’é­tais impli­qué dans plu­sieurs actions directes ; cer­taines ont abou­ti, dans les faits, à la fer­me­ture des éta­blis­se­ments qui mal­trai­taient les ani­maux. Il y a eu une cam­pagne en par­ti­cu­lier, à Londres, contre un labo­ra­toire nom­mé Biorex — il se livrait à toutes sortes d’ex­pé­riences hor­ribles. Ce fut une cam­pagne longue et pleine de rebon­dis­se­ments, où des gens fai­saient des sit-ins, des actions directes, des mani­fes­ta­tions devant les bâti­ments, etc. À la fin, le labo­ra­toire a fer­mé et le bâti­ment a été occu­pé par Greenpeace ; il est deve­nu leur quar­tier géné­ral au Royaume-Uni. C’est donc pas­sé d’un endroit épou­van­table pour les ani­maux à des bureaux uti­li­sés par des gens afin de pro­té­ger l’en­vi­ron­ne­ment et les ani­maux qui y vivent ! Cela dit, bien que les actions directes aient sans aucun doute sau­vé des mil­liers d’a­ni­maux de la souf­france et du mas­sacre, j’en suis arri­vé à la conclu­sion que, si nous vou­lions libé­rer d’autres ani­maux de l’op­pres­sion humaine, nous devions chan­ger l’at­ti­tude fon­da­men­tale d’un grand nombre de per­sonnes à l’en­droit des ani­maux non-humains — et cela n’é­tait et n’est pos­sible que par une édu­ca­tion végane. Lorsqu’on prend en compte le fait qu’il y a plus d’a­ni­maux direc­te­ment mis à mort par l’homme à chaque heure (l’im­mense majo­ri­té d’entre eux par l’in­dus­trie ali­men­taire) que le nombre total de vic­times de l’ho­lo­causte nazi, il devient évident qu’il faut qu’il y ait un chan­ge­ment majeur, en pro­fon­deur, dans la socié­té afin de mettre un terme à cette situa­tion ignoble.

L’action directe ne peut pas, selon moi, ame­ner ce chan­ge­ment social : je ne pense pas qu’il y aura assez de gens dis­po­sés à mener les actions néces­saires pour cela… Il nous faut donc nous tour­ner vers l’é­du­ca­tion végane comme prin­ci­pale stra­té­gie à même de libé­rer les ani­maux. Il y a des cas, dans mon pays, où la majo­ri­té de la popu­la­tion se montre oppo­sée à une forme par­ti­cu­lière de mau­vais trai­te­ment, mais où ceux qui les com­mettent sont encore auto­ri­sés parce que le gou­ver­ne­ment refuse de légi­fé­rer. C’est le cas de la chasse au renard. Depuis des dizaines d’an­nées, une majo­ri­té consi­dé­rable de la popu­la­tion y est oppo­sée mais cette pra­tique conti­nue puisque les pou­voirs n’ont rien mis en place afin de l’in­ter­dire. La faute en incombe aux par­le­men­taires — une majo­ri­té d’entre eux ne vou­lant pas inter­dire ladite chasse, ou ne consi­dé­rant pas que ce soit un pro­blème suf­fi­sam­ment impor­tant pour une loi… Il y a une loi, à l’heure qu’il est, mais elle n’est pas très contrai­gnante et pas mise en place comme il le fau­drait. C’est la même chose avec les expé­riences sur les ani­maux : la plu­part des gens sont contre ces expé­riences cruelles mais ces tests sont encore pra­ti­qués parce que le gou­ver­ne­ment n’a pas la volon­té, là encore, de s’y oppo­ser. L’opposition des gens ne suf­fit donc pas à faire ces­ser ce à quoi ils s’op­posent ; nous devons nous inves­tir dans l’ac­tion poli­tique de manière à nous assu­rer d’a­voir des per­sonnes au pou­voir qui passent des lois de pro­tec­tion des ani­maux fortes et ambi­tieuses. Si les gens sont édu­qués à être véganes, le nombre d’a­ni­maux tués pour la nour­ri­ture ou pour d’autres rai­sons sera mas­si­ve­ment réduit — même s’il ne sera pas rame­né à zéro car des gens vou­dront conti­nuer de consom­mer des pro­duits d’o­ri­gine animale.

Massacre des phoques (DR)

La majo­ri­té des gens, même poli­ti­sés, oppose sou­vent la défense des ani­maux à celle des hommes, comme si on ne pou­vait pas mili­ter pour les deux en même temps, comme si on ne pou­vait pas étendre le désir d’é­man­ci­pa­tion à l’en­semble du « monde sen­tient ». Comment com­pre­nez-vous ça ?

Dans les espaces où les gens sont foca­li­sés sur la lutte contre le capi­ta­lisme, par exemple, ils ne disent pas qu’il ne faut pas, en même temps, lut­ter contre le racisme, le sexisme ou l’ho­mo­pho­bie. Ils appuient toutes ces luttes et les consi­dèrent comme com­pa­tibles avec le com­bat contre le capi­ta­lisme. Ils ne disent pas : « Nous n’a­vons pas de temps pour défendre les droits des gays parce que nous devons nous concen­trer sur la lutte contre le capi­tal. » Il a exis­té, à un moment, des anti­ca­pi­ta­listes qui croyaient que lut­ter contre le sexisme, notam­ment, était une « diver­sion » ; je ne pense pas qu’il y en ait encore aujourd’­hui… Cela n’a, de la même façon, aucun sens de dire que lut­ter contre le spé­cisme n’est pas com­pa­tible avec d’autres com­bats : au contraire ! Il n’y a aucune rai­son de ne pas lut­ter contre tous ces sys­tèmes. Ils sont connec­tés dans la mesure où nous par­lons de pré­ju­gés. Le racisme, le sexisme et l’ho­mo­pho­bie sont des formes de pré­ju­gés, tout comme le spé­cisme est un pré­ju­gé contre ceux qui sont consi­dé­rés comme « dif­fé­rents ». Les gens doivent élar­gir leur manière de pen­ser. Il y a seule­ment quelques cen­taines d’an­nées, peut-être moins, les Noirs étaient consi­dé­rés comme n’ayant pas de droits et infé­rieurs aux Blancs. Il était donc esti­mé légi­time d’op­pri­mer les Noirs et de les uti­li­ser comme esclaves. Il y a eu, évi­dem­ment, un grand chan­ge­ment dans la manière de pen­ser cette ques­tion, grâce à des cam­pagnes et des gens qui réa­li­saient que les pré­ju­gés raciaux étaient mora­le­ment mau­vais. C’est la même chose pour le spécisme.

Certains anti­spé­cistes très radi­caux estiment que cette cause n’a rien à faire des caté­go­ries de « droite » et de « gauche » car les ani­maux se moquent bien de savoir com­ment votent les humains qui les exploitent. Vous esti­mez donc, quant à vous, que cette cause doit être connec­tée aux luttes sociales et anticapitalistes ?

Oui, abso­lu­ment. Cela s’ins­crit dans un même conti­nuum. C’est une lutte contre les pré­ju­gés et l’ex­ploi­ta­tion et la lutte contre le spé­cisme est liée à toutes ces autres formes de lutte.

Même être végé­ta­rien (non-mili­tant, paci­fiste : juste, ne pas man­ger de la viande) déclenche des réac­tions par­fois hos­tiles, au quo­ti­dien : des moque­ries, des reproches, des accu­sa­tions de « sec­ta­risme ». D’où vient votre éner­gie, voire votre opti­misme, à pen­ser que les choses vont pou­voir chan­ger un jour ?

« Le fort per­sé­cute le faible. Cela me rem­plit de colère, et c’est de cette colère que je tire l’éner­gie de lutter. »

L’hostilité envers les végé­ta­riens et les véganes est, je pense, de moins en moins pré­sente ces der­niers temps. À mesure que la popu­la­ri­té du végé­ta­ria­nisme et du véga­nisme croît, de plus en plus de gens arrêtent ou réduisent leur consom­ma­tion de pro­duits ani­maux. Maintenant, ce qui me motive — je vous le dis fran­che­ment —, c’est prin­ci­pa­le­ment la colère. De la colère contre l’in­jus­tice que repré­sente la per­sé­cu­tion des ani­maux : ce que nous voyons, c’est une forme extrême de har­cè­le­ment. Le fort per­sé­cute le faible. Cela me rem­plit de colère, et c’est d’elle que je tire l’éner­gie de lut­ter. Je pense cepen­dant que cette colère doit être contrô­lée et uti­li­sée comme car­bu­rant plu­tôt que de la lais­ser domi­ner ; nous ne fai­sons pas les choses de la manière la plus sen­sée lorsque celle-ci nous pousse de façon incon­trô­lée. Il faut essayer d’u­ti­li­ser la colère qui nous fait bou­ger dans une direc­tion déter­mi­née, par l’a­na­lyse et la pen­sée sereine — c’est ce que tente en tout cas de faire.

En France, les Cahiers anti­spé­cistes com­parent volon­tiers la manière dont nous trai­tons les ani­maux — en termes de logis­tique, de tech­nique et de démarche — à l’a­par­theid sud-afri­cain ou aux camps d’ex­ter­mi­na­tion nazis : est-ce une com­pa­rai­son vrai­ment per­ti­nente, pour frap­per les esprits ? 

Ça l’est tout à fait. Ce dont nous par­lons, c’est le supré­ma­cisme et l’im­pé­ria­lisme. Les nazis, par exemple, se consi­dé­raient comme supé­rieurs aux autres races ; leur idéo­lo­gie prô­nait la supé­rio­ri­té de la race aryenne sur les autres. À cause de cette idéo­lo­gie, ils ont cru juste et appro­prié de per­sé­cu­ter des gens d’autres races et de les mettre dans des camps de concen­tra­tion, et même de réa­li­ser des expé­riences sur eux, de les expul­ser de leurs pays et d’oc­cu­per ces der­niers. Les nazis avaient une poli­tique inti­tu­lée « Lebensraum », ce qui signi­fie « espace vital » : elle consis­tait à dépla­cer les gens hors de leurs terres, à les réduire en escla­vage ou à les envoyer en camps. Puis ils occu­paient ces terres avec des Aryens. C’est très proche de ce que font les humains aux autres ani­maux. Nous avons notre propre poli­tique de Lebensraum : nous pre­nons les ter­ri­toires des autres ani­maux et les uti­li­sons pour ser­vir nos propres objec­tifs. Puis les ani­maux sont per­sé­cu­tés de diverses manières, selon que cela soit pour la nour­ri­ture, les expé­riences, etc. Il y a un paral­lèle très clair entre la manière dont les nazis trai­taient les autres races et celle dont l’es­pèce humaine traite les autres espèces. L’espèce humaine se com­porte comme un ramas­sis de fas­cistes et d’im­pé­ria­listes au regard du trai­te­ment qu’elle réserve aux autres animaux.

Chasseur (© Collection Watier/Maxppp)

Nous avons, à plu­sieurs reprises, inter­viewé des mili­tants favo­rables à la défense des ani­maux ; ils pro­mou­vaient tous des méthodes légales et non-vio­lentes. Certains pensent qu’il suf­fi­rait de mon­trer aux humains des vidéos d’a­bat­toirs pour que tout change et que l’u­ti­li­sa­tion de la vio­lence s’a­vère contre-pro­duc­tive, car elle braque l’o­pi­nion et la détourne de cette cause. Comment per­ce­vez-vous ce fameux débat ?

Je peux com­prendre ce qu’ils disent et je pense fon­da­men­ta­le­ment que la chose la plus impor­tante est l’é­du­ca­tion. Il s’a­git, comme je l’ai dit, de chan­ger la manière dont les gens ordi­naires agissent. Et ce pour deux rai­sons : d’a­bord, parce que leur com­por­te­ment actuel consti­tue en lui-même un sou­tien à la per­sé­cu­tion d’autres ani­maux. Si les gens achètent des pro­duits d’o­ri­gine ani­male, s’ils vont au zoo, s’ils vont au cirque, cela revient évi­dem­ment à sou­te­nir, encou­ra­ger et finan­cer les abus faits sur d’autres ani­maux. Deuxièmement, il s’a­git d’es­sayer de créer un sys­tème poli­tique où les ani­maux seront trai­tés cor­rec­te­ment — autre­ment dit, de mettre en place un gou­ver­ne­ment qui pro­mulgue les lois néces­saires ; il faut donc que les gens votent en ce sens. Il est très impor­tant d’é­du­quer les gens pour chan­ger leurs com­por­te­ment en tant que consom­ma­teurs, mais aus­si, dans un second temps, leur com­por­te­ment poli­tique. C’est d’une impor­tance vitale.

« Il est très impor­tant d’é­du­quer les gens pour chan­ger leurs com­por­te­ment en tant que consommateurs. »

Quant à la vio­lence à pro­pre­ment par­ler, tout dépend, déjà, de la manière dont on défi­nit la vio­lence ! Les dégâts sur une pro­prié­té sont sou­vent qua­li­fiés de « vio­lence », sans que per­sonne ne soit phy­si­que­ment bles­sé — per­son­nel­le­ment, je n’ap­pel­le­rais pas ça de la vio­lence (la vio­lence, c’est lors­qu’une per­sonne est phy­si­que­ment atta­quée). Savoir si la vio­lence est une bonne ou une mau­vaise chose est une ques­tion de tac­tique, quant à la meilleure façon d’a­van­cer afin de chan­ger clai­re­ment les choses. Je le répète : cela doit, lar­ge­ment, pas­ser par l’é­du­ca­tion. Quand il y a des actions directes, il y a par­fois de l’in­di­gna­tion dans les médias, mais est-ce que cela repré­sente l’o­pi­nion géné­rale des gens ordi­naires ? J’ai ten­dance à croire que la plus grosse part du tapage est cau­sée par des gens qui veulent abu­ser des ani­maux et qui qui crient sim­ple­ment plus fort parce qu’ils sont contra­riés par les acti­vi­tés de libé­ra­tion des ani­maux. Je ne pense pas que cela reflète la manière dont la per­sonne moyenne pense. Si vous ou moi voyions quel­qu’un dans la rue qui bat son chien, et que nous disions « s’il vous plaît, ne bat­tez pas votre chien », mais qu’il conti­nue de le faire, nous devrions employer la force — qui pour­rait être défi­nie comme de la « vio­lence » — afin que cesse cette situa­tion. Cela serait-il injuste ? Ça ne l’est pas. Et je ne vois pas la dif­fé­rence, en termes moraux, entre quel­qu’un qui bat son chien dans la rue et quel­qu’un qui tor­ture un ani­mal dans un labo­ra­toire. Si quel­qu’un se rend dans un labo­ra­toire et fait usage de vio­lence ou — je pré­fère ce terme — uti­lise la force afin de faire ces­ser cette situa­tion injuste, je ne cri­ti­que­rais pas plus cette per­sonne que celle qui uti­lise la force pour empê­cher un indi­vi­du de battre son chien dans la rue. Il faut être très pru­dent avant de condam­ner les gens qui effec­tuent ce genre d’ac­tions directes.

Je pour­rais aller, là, main­te­nant, dans un labo­ra­toire et atta­quer phy­si­que­ment une per­sonne qui se livre à une expé­rience sur un ani­mal pour l’empêcher de le faire, et je ne pense pas que mon action serait mora­le­ment répré­hen­sible — quand bien même elle cau­se­rait une bles­sure grave, voire la mort du vivi­sec­tion­niste. Mais je rai­sonne en terme stra­té­gique : quelle est la meilleure manière de ten­ter d’ar­rê­ter les expé­riences sur l’en­semble des ani­maux ? Attaquer le vivi­sec­tion­niste ne semble pas être la meilleure option. Est-ce mieux d’at­ta­quer phy­si­que­ment un vivi­sec­tion­niste et de finir en pri­son, rédui­sant d’au­tant ma capa­ci­té à mener des cam­pagnes pour la libé­ra­tion des ani­maux ? Ou est-il pré­fé­rable de faire de l’é­du­ca­tion et des actions poli­tiques et de res­ter capable, durant des années, de faire ces­ser la vivi­sec­tion prise dans sa tota­li­té ? Il s’a­git de pen­ser sur le long terme. Ceux qui méritent condam­na­tion sont ceux qui mal­traitent les ani­maux et tous ceux qui ne font rien pour faire ces­ser leur per­sé­cu­tion. Nous menons une longue guerre contre l’im­pé­ria­lisme humain, et pour gagner une guerre, il faut pen­ser le long terme et avoir une stra­té­gie capable d’ap­por­ter, au final, la vic­toire. Il faut être impla­cable dans la recherche de la libé­ra­tion ani­male, en par­ti­cu­lier dans l’a­na­lyse minu­tieuse de la situa­tion, dans la for­mu­la­tion de la stra­té­gie la plus à même de réus­sir, et dans le fait de s’y tenir réso­lu­ment. Je ne veux pas que les gens pensent une seconde que mon choix édu­ca­tif et poli­tique, plu­tôt que l’ac­tion directe que je sou­te­nais par le pas­sé, soit un signe de relâ­che­ment. C’est, sim­ple­ment, que je suis deve­nu plus impla­cable encore.

Corrida (DR)

En pri­son, vous aviez fon­dé le maga­zine Arkangel. Quel rôle cette publi­ca­tion a‑t-elle joué dans votre évolution ? 

Mon évo­lu­tion est adve­nue plus tard. Arkangel pro­mou­vait encore l’ac­tion directe autant qu’il le pou­vait. Une des prin­ci­pales rai­sons pour les­quelles j’ai été empri­son­né est que j’a­vais été jugé comme édi­teur de la lettre d’in­for­ma­tion du groupe de sou­tien au Front de libé­ra­tion ani­male, qui sor­tait tous les deux mois à des­ti­na­tion des per­sonnes enga­gées dans la cause défen­due par l’ALF. Dans cette lettre, il y avait tout un tas d’élé­ments qui encou­ra­geaient les gens à mener des actions illé­gales et à rejoindre l’ALF — nous avions même une sorte de bande des­si­née, qui mon­trait concrè­te­ment com­ment entrer par effrac­tion quelque part et com­ment désac­ti­ver les alarmes. C’était très expli­cite… Nous avons fait cela pen­dant un cer­tain temps. Ils ont dit que j’é­tais l’é­di­teur de cette lettre : je ne l’é­tais pas, en réa­li­té, mais c’est ce qui a été rete­nu au tri­bu­nal. Avec Arkangel, je me suis dit que nous devions être très pru­dents et agir de façon à évi­ter les pour­suites judi­ciaires. Je vou­lais que ce maga­zine rem­place la lettre d’in­for­ma­tion, mais de manière plus intel­li­gente. Ce n’é­tait donc pas exac­te­ment sur les mêmes lignes que celles que je défends aujourd’­hui, mais je pense qu’il y avait tout de même plein de choses utiles dans Arkangel.

Est-ce que vous consi­dé­rez les membre de l’ALF empri­son­nés — ou tout pri­son­nier membre d’un mou­ve­ment simi­laire — comme des pri­son­niers politiques ?

« Je rai­sonne en termes tac­tiques : quelle est la meilleure manière de ten­ter d’ar­rê­ter les expé­riences sur les animaux ? »

Oui, abso­lu­ment. Ce sont des pri­son­niers poli­tiques. Est-ce que cela signi­fie que ces pri­son­niers doivent être trai­tés dif­fé­rem­ment des autres pri­son­niers, c’est une autre ques­tion. Mais ce sont des pri­son­niers politiques.

Vous avez été empri­son­né en 1986 et relâ­ché six ans plus tard. Dans quelle mesure le temps pas­sé en pri­son a‑t-il influen­cé votre par­cours futur ?

Comme je savais que je serais sur­veillé de très près dans tout ce que je ferais, je suis sor­ti de pri­son en me disant qu’il me serait très dif­fi­cile de m’im­pli­quer de nou­veau dans l’ac­tion directe. C’est donc à ce moment que j’ai son­gé à me rendre dans la rue et à tenir des tables pour édu­quer les gens. Ce fut dif­fi­cile, au départ, car je n’a­vais jamais eu beau­coup de contact avec le public ordi­naire aupa­ra­vant, mais j’ai gagné en confiance en aidant des gens qui tenaient déjà des tables dans la rue, jus­qu’à ce que je sois fina­le­ment capable de les orga­ni­ser et de les tenir moi-même.

Le fait de rejoindre le Parti Vert (Green Party), au Royaume-Uni, fut la suite logique ?

Oui, même si c’est venu bien plus tard. Pendant envi­ron treize ans, ma femme et moi avons mené une cam­pagne sous le nom de Greyhound Action [Action Lévrier] pour la pro­tec­tion des lévriers. Tout a com­men­cé quand nous avons adop­té un lévrier et que nous nous sommes inves­tis dans une asso­cia­tion, que nous aidions en trans­por­tant les chiens vers leurs nou­velles mai­sons. C’est ain­si que nous avons décou­vert le nombre de morts liés à l’in­dus­trie des lévriers de course. Je ne crois pas que vous ayez de courses de lévriers en France, mais dans cer­tains pays — Les États-Unis, l’Irlande, le Royaume-Uni —, c’est orga­ni­sé à une échelle com­mer­ciale. Environ 10 000 lévriers meurent chaque année à cause de l’in­dus­trie bri­tan­nique — et la situa­tion en Australie est la pire de toutes. Nous avons donc com­men­cé à mener cam­pagne, en ten­tant de faire fer­mer les champs de courses. Ça a com­men­cé modes­te­ment. Au début, nous avons consi­dé­ré cette cam­pagne comme une petite par­tie de tout ce que nous fai­sions, de manière plus géné­rale, mais, à l’ar­ri­vée, j’y pas­sais 80 heures par semaine ! C’est là que j’ai déci­dé de m’en­ga­ger en poli­tique. Il y avait eu des ten­ta­tives afin d’é­ta­blir des connexions poli­tiques (quand, par exemple, le gou­ver­ne­ment Labour avait été élu en 1997) mais les pro­messes n’é­taient pas tenues. Il y avait un type, qui s’ap­pe­lait Barry Horne, un mili­tant pour la libé­ra­tion des ani­maux, qui se trou­vait en pri­son pour une longue peine rela­tive à ses actions à l’ALF. Barry a fait une grève de la faim pour obli­ger le gou­ver­ne­ment à tenir ses pro­messes et, notam­ment, le pous­ser à orga­ni­ser une Commission royale afin d’en­quê­ter sur les expé­riences sur les ani­maux. Ils ont refu­sé et Barry a fini par mou­rir des suites de sa grève… Cela avait ame­né nombre de mili­tants à croire que l’en­ga­ge­ment poli­tique était une grosse erreur, puis­qu’on ne pou­vait faire confiance aux poli­ti­ciens. Puis il y a eu la répres­sion du gou­ver­ne­ment contre la SHAC, dont je vous ai parlé. 

« La prin­ci­pale aire de souf­france ani­male et de mas­sacre est l’in­dus­trie ali­men­taire — et en par­ti­cu­lier les fermes indus­trielles et la pêche industrielle. »

Ces élé­ments m’ont ame­né à pen­ser, au contraire de bien d’autres mili­tants, qu’il fal­lait entrer en poli­tique. De manière réa­liste, qu’on le veuille ou non, nous aurons tou­jours une forme de gou­ver­ne­ment, au moins dans le futur proche. La prin­ci­pale aire de souf­france ani­male et de mas­sacre est l’in­dus­trie ali­men­taire — et en par­ti­cu­lier les fermes indus­trielles et la pêche indus­trielle. Chaque année, plus de 8 mil­liards d’a­ni­maux sont consom­més au Royaume-Uni — ce qui dépasse de loin le nombre d’a­ni­maux tué par cha­cune des autres indus­tries de la mal­trai­tance ani­male. Sous les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs, dont les gou­ver­ne­ments Labour, cela s’est empi­ré : des aides impor­tantes ont été don­nées à ces indus­tries. Nous devons tra­vailler afin d’ob­te­nir un gou­ver­ne­ment qui trans­forme cette situa­tion. Quel serait le meilleur par­ti poli­tique pour cela ? J’ai pen­sé que ce devait être le Parti Vert : ils ont, et de loin, la meilleure posi­tion en terme de pro­tec­tion des ani­maux. Celle-ci n’est pas par­faite (en aucun cas), mais leur poli­tique prône l’a­bo­li­tion des fermes indus­trielles et la réduc­tion dras­tique de la pêche indus­trielle. Il y avait deux pos­si­bi­li­tés pour moi : ren­trer dans le Labour Party et essayer de le chan­ger radi­ca­le­ment ; rejoindre les Verts et essayer de les faire arri­ver au pou­voir. Bien sûr, les choses sont un peu dif­fé­rentes à pré­sent : le lea­der actuel, Jeremy Corbyn, est un fervent sou­tien de la pro­tec­tion des ani­maux. Il a nom­mé un végane, Kerry McCarthy, comme ministre fan­tôme de l’en­vi­ron­ne­ment. Le pro­blème, c’est que la plu­part des membres tra­vaillistes du Parlement ne sou­tiennent pas Jeremy Corbyn — c’est un homme bien, mais la majo­ri­té de ses col­lègues ne le sont pas. Avec quelques autres, nous avons for­mé un groupe bap­ti­sé « Les Verts pour la pro­tec­tion ani­male » (VPAGPA), qui fait cam­pagne au sein du Parti Vert pour amé­lio­rer ses posi­tions et le convaincre de don­ner une plus grande impor­tance à la pro­tec­tion animale.

(DR)

Un pen­seur anti­ca­pi­ta­liste et éco­lo­giste fran­çais, Paul Ariès, a écrit un livre par­ti­cu­liè­re­ment violent contre l’an­tis­pé­cisme et l’ALF1. Il les accuse de mettre à sac la tra­di­tion humaniste.

Dire que les mili­tants pour la libé­ra­tion des ani­maux sont anti-huma­nistes revient à dire : si vous êtes contre les nazis, vous êtes aus­si anti-Allemands, non ? La libé­ra­tion ani­male n’est pas en oppo­si­tion aux êtres humains en tant que tels ; elle se place en oppo­si­tion par rap­port au com­por­te­ment des êtres humains quand ils oppressent et per­sé­cutent d’autres ani­maux. Les deux choses sont dif­fé­rentes. Ce que Paul Ariès dit n’a pas de sens. Être oppo­sé à l’im­pé­ria­lisme humain ne revient pas à être oppo­sé à tous les humains, mais à s’op­po­ser à un régime qui a été mis en place. Et cette cause ne vise pas les gens ordi­naires de façon prio­ri­taire, mais bien plu­tôt le type de lea­der­ship que nous avons, parce que la plu­part des gens suivent les diri­geants. Les gens ordi­naires ont eu le cer­veau lavé : ils sont nés dans un sys­tème et une socié­té où on leur dit constam­ment que les hommes sont supé­rieurs aux autres ani­maux. Les per­sonnes qui pro­meuvent et poussent le sys­tème supré­ma­ciste sont ceux qui ont un inté­rêt per­son­nel ou com­mer­cial à la mal­trai­tance des ani­maux, et les lea­ders poli­tiques qui les sou­tiennent — voi­là les gens qui orga­nisent l’im­pé­ria­lisme humain ; ce ne sont pas les gens ordinaires.

Enfin : quelle place la reli­gion, et plus par­ti­cu­liè­re­ment la reli­gion chré­tienne, a‑t-elle joué dans notre per­cep­tion des animaux ?

C’est effec­ti­ve­ment un pro­blème. Beaucoup de reli­gions, et en par­ti­cu­lier la reli­gion chré­tienne, assurent que les humains sont faits à l’i­mage de Dieu et que nous sommes l’es­pèce la plus impor­tante, celle qui doit domi­ner la terre. C’est pro­fon­dé­ment ancré dans la reli­gion chré­tienne et dans la plu­part des autres reli­gions, et cela encou­rage évi­dem­ment le spé­cisme. En tant qu’a­thée, je n’aime pas les reli­gions ; elles sont irra­tion­nelles et nocives — ce qui ne veut pas dire, évi­dem­ment, que toutes les per­sonnes reli­gieuses sont mau­vaises ! J’ai connu grand nombre des croyants très biens, mais ils n’é­taient pas bons parce qu’ils étaient reli­gieux : c’é­taient des gens bien qui se trou­vaient être reli­gieux. Le véga­nisme et la libé­ra­tion ani­male sont des concepts ration­nels et, sans doute pour cela, je n’aime pas ce qui tient de l’ir­ra­tion­nel. Même si j’ai connu des chré­tiens qui furent d’ex­cel­lents mili­tants pour la pro­tec­tion des ani­maux, je dirais que c’est mal­gré leur chris­tia­nisme plu­tôt que grâce à lui — dans son ensemble, cette reli­gion a encou­ra­gé la per­sé­cu­tion d’autres animaux.


Traduit de l’an­glais par Jean Ganesh.


image_pdf
  1. Paul Ariès, Libération ani­male ou nou­veaux ter­ro­ristes ? Les sabo­teurs de l’hu­ma­nisme, Golias, 2000.

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec L214 : « Les ani­maux ? C’est une lutte poli­tique », novembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Aurélien Barrau : « Le com­bat ani­ma­lier est frère des com­bats d’émancipation et de libé­ra­tion », sep­tembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Normand Baillargeon : « Le sta­tut moral des ani­maux est impos­sible à igno­rer », novembre 2014

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.