Rebattre les cartes de la politique française


Article inédit pour le site de Ballast

Pourquoi François Hollande est-il deve­nu le meilleur allié de Marine Le Pen ? C’est la ques­tion que pose l’au­teur, espa­gnol et membre de Podemos, lors­qu’il ana­lyse la situa­tion fran­çaise et la mon­tée du par­ti natio­na­liste. Fortes du concept de popu­lisme por­té par le théo­ri­cien argen­tin Ernesto Laclau, ces lignes appellent à la for­ma­tion d’un mou­ve­ment pro­gres­siste capable de rompre avec le bipar­tisme libé­ral. ☰ Par Pablo Castaño Tierno


« Nous ne pour­rons com­men­cer à com­prendre le fas­cisme que si nous le voyons comme une des pos­si­bi­li­tés internes propres à nos socié­tés et non comme quelque chose qui est au dehors de toute expli­ca­tion ration­nelle », écrit le théo­ri­cien argen­tin Ernesto Laclau. Le ver­ti­gi­neux pro­grès du Front natio­nal s’est de nou­veau mani­fes­té lors de sa vic­toire aux élec­tions régio­nales de décembre 2015. Bien que le par­ti d’extrême droite n’ait obte­nu aucun gou­ver­ne­ment régio­nal à cause du sys­tème d’élection à deux tours, une peur de plus en plus intense s’est empa­rée d’une par­tie crois­sante de la socié­té fran­çaise. Celle-ci observe, stu­pé­faite, une force poli­tique xéno­phobe – et consi­dé­rée comme mar­gi­nale il n’y a pas si long­temps – s’approcher du pou­voir. Le mou­ve­ment contre la loi Travail et Nuit Debout ont bous­cu­lé l’i­ner­tie de la scène poli­tique fran­çaise, mais l’hé­gé­mo­nie de Marine Le Pen est loin de disparaître.

La gauche de la gauche fran­çaise a com­mis deux erreurs (liées, en réa­li­té) dans ses ana­lyses du suc­cès du FN. La pre­mière : l’établissement d’un paral­lé­lisme trop méca­nique entre la situa­tion socio­po­li­tique actuelle et celle des années 1930, lorsque la dépres­sion éco­no­mique qui sui­vit le krach de 1929 favo­ri­sa le triomphe du fas­cisme dans plu­sieurs pays euro­péens. En extra­po­lant ce paral­lé­lisme, le débat poli­tique est sup­po­sé à terme se réduire à un affron­te­ment entre le fas­cisme (le FN) et la gauche radi­cale (en France, le Front de gauche – même si ce der­nier bat à pré­sent de l’aile) ; ce qui condui­sit la coa­li­tion de gauche, diri­gée jusqu’en 2014 par Jean-Luc Mélenchon, à la stra­té­gie de l’affrontement direct avec le par­ti des Le Pen. Un bon exemple de l’échec de cette stra­té­gie eut lieu en 2012, lorsque Mélenchon s’est « para­chu­té » à Hénin-Beaumont, dans le Pas-de-Calais, afin d’af­fron­ter Marine Le Pen – qui a obte­nu deux fois plus de voix que le can­di­dat de gauche. La seconde erreur de la gauche fran­çaise est sa foca­li­sa­tion sur la situa­tion socio-éco­no­mique du pays, qui favo­rise  le pro­grès de l’extrême droite, trans­met­tant l’i­dée que la crise éco­no­mique et sociale déclen­chée puis aggra­vée par les poli­tiques néo­li­bé­rales per­met à elle seule d’ex­pli­quer la mon­tée du FN. Si cette cri­tique de l’aus­té­ri­té – appli­quée avec le même enthou­siasme par le Parti socia­liste que par la droite – est par­fai­te­ment jus­ti­fiée, le suc­cès du FN ne s’explique pas seule­ment par cette der­nière. Dans d’autres pays où la situa­tion sociale est bien plus grave qu’en France (Grèce, Portugal, Espagne…), la gauche a pro­gres­sé bien plus que l’ex­trême droite au cours des der­nières années. Et bien que les ouvriers conti­nuent d’être la classe qui s’o­riente le plus vers le FN, le sou­tien au par­ti d’extrême droite a, depuis 2012, aug­men­té dans toutes les caté­go­ries socioé­co­no­miques – y com­pris les moins tou­chées par la crise.

Ces ana­lyses, por­tées par cer­tains sec­teurs de la gauche, sont aveu­glées par un excès de maté­ria­lisme, et négligent l’importance du poli­tique, au sens strict du terme. Elles oublient que le suc­cès du FN s’explique en grande par­tie par l’habile­té poli­tique de ses diri­geants et les limites stra­té­giques de leurs adver­saires. Les idées du pen­seur post‑marxiste Ernesto Laclau peuvent tou­te­fois enri­chir ces ana­lyses – notam­ment son livre La Raison popu­liste, paru en 2005. Rappelons au pas­sage que cet ouvrage consti­tue l’une des prin­ci­pales sources théo­riques de la stra­té­gie de Podemos.

REUTERS / Pascal Rossignol

Populisme et hégémonie

L’une des nou­veau­tés théo­riques les plus impor­tantes de La Raison popu­liste est la construc­tion d’un concept non péjo­ra­tif de « popu­lisme », utile pour l’analyse poli­tique. À rebours des usages habi­tuels de ce terme, enten­du comme syno­nyme de « déma­go­gie » ou même d’« auto­ri­ta­risme », Laclau pro­pose de le défi­nir comme une logique poli­tique qui inclut, par­mi d’autres, les élé­ments sui­vants : pre­miè­re­ment, l’unification d’une plu­ra­li­té de demandes sociales dans une chaîne d’équivalences (en d’autres termes : des demandes dif­fé­rentes sont per­çues comme étant équi­va­lentes); deuxiè­me­ment, la divi­sion dis­cur­sive (dans le champ du dis­cours, de la parole) de la socié­té en deux camps : un eux et un nous¹Voyons com­ment ces élé­ments sont pré­sents dans la stra­té­gie du Front natio­nal. Marine Le Pen et les siens ont réus­si à repé­rer dans la socié­té fran­çaise des demandes très dif­fé­rentes et sont par­ve­nus à les regrou­per dans un même dis­cours poli­tique : d’un côté, des demandes sociales comme la retraite à 60 ans, la lutte contre la pau­vre­té, la défense des ser­vices publics ou la pro­tec­tion de droits sociaux, tel l’accès au loge­ment – notons que la soli­di­té ou la cré­di­bi­li­té des pro­po­si­tions en réponse à ces demandes est secon­daire dans la construc­tion de leur dis­cours – ; de l’autre, le sen­ti­ment crois­sant que la culture et la nation fran­çaise sont en déca­dence, mena­cées par une sup­po­sée inva­sion de migrants et de réfu­giés musul­mans pré­sen­tés comme des gens dangereux.

« Un(e) lea­der cha­ris­ma­tique est néces­saire pour ras­sem­bler des gens qui ont été atti­rés par une offre poli­tique faite de pro­po­si­tions dis­pa­rates, voire contradictoires. »

Le lea­der­ship est un élé­ment très impor­tant dans la construc­tion d’un pro­jet popu­liste comme celui du FN en ce qu’il per­met de contre­ba­lan­cer la ten­dance des demandes par­ti­cu­lières à la désa­gré­ga­tion². Autre­ment dit, l’exis­tence d’un(e) lea­der cha­ris­ma­tique est néces­saire pour ras­sem­bler des gens qui ont été atti­rés par une offre poli­tique faite de pro­po­si­tions dis­pa­rates. Dès lors, Marine Le Pen n’est pas seule­ment une habile com­mu­ni­cante ; elle est aus­si un sym­bole fédé­ra­teur, capable d’as­su­rer l’improbable uni­té de laïques et de catho­liques, d’é­lec­teurs de couches popu­laires et de patrons. La construc­tion d’une chaîne d’équivalences devient lim­pide : voyons, par exemple, ce dis­cours qui com­pare l’effort pré­ten­du­ment déme­su­ré de l’État fran­çais afin d’ac­cueillir des réfu­giés³ avec l’abandon dou­lou­reux de la popu­la­tion fran­çaise : « L’on met à dis­po­si­tion 77 300 places d’urgence, comme ça, du jour au len­de­main, alors qu’il y a un mil­lion et demi de foyers fran­çais qui attendent un loge­ment social, par­fois depuis des années, qu’il y a, selon la Fondation Abbé Pierre, des mil­lions de Français qui sont mal logés, ou d’ailleurs pas logés du tout. Eh bien moi, je suis la res­pon­sable poli­tique qui dit que les Français ne doivent pas être les der­niers ser­vis» 

Cette puis­sante chaîne d’équivalences cor­res­pond à la divi­sion dis­cur­sive de la socié­té en deux camps : d’un côté, le peuple fran­çais, conçu comme majo­ri­té blanche et chré­tienne, athée ou agnos­tique (la France est l’un des pays euro­péens comp­ta­bi­li­sant le plus grand pour­cen­tage de popu­la­tion non reli­gieuse) ; d’un autre côté, l’élite poli­ti­co-éco­no­mique qui impose les mesures d’austérité et consacre tous ses efforts à garan­tir le bien-être des migrants et des mino­ri­tés eth­niques, oubliant les besoins du « vrai » peuple fran­çais. Cette construc­tion est, à l’é­vi­dence, tota­le­ment éloi­gnée de la réa­li­té : ce sont pré­ci­sé­ment les migrants et les Français qui appar­tiennent aux mino­ri­tés eth­niques qui subissent la pire situa­tion sociale en France – mais la cons­truc­tion dis­cur­sive marche tout de même… La divi­sion sociale éta­blie par le FN expulse de la notion de « peuple fran­çais » les migrants, mais aus­si les mil­lions de Français de culture musul­mane (et, dans la plu­part des cas, arabes) : ils sont pré­sen­tés comme des « assis­tés » qui « pro­fitent » des allo­ca­tions sociales. Ainsi, comme l’explique René Monzat, expert de l’extrême droite fran­çaise, l’islamophobie joue un rôle fon­da­men­tal dans cette construc­tion. Elle efface les grandes dif­fé­rences eth­niques et cultu­relles qui existent au sein des musul­mans (fran­çais comme migrants), en les consi­dé­rant seule­ment comme « des musul­mans ». « L’islamophobie devient un fac­teur fédé­ra­teur du racisme et de la xéno­pho­bie », note-t-il. D’ailleurs, « L’islamophobie per­met d’accroître la base sociale du sou­tien aux dis­cri­mi­na­tions ou à l’apartheid : elle l’élargit à des milieux qui ne se sentent pas racistes et croient faire preuve de fémi­nisme et d’esprit civique en sou­te­nant des dis­cri­mi­na­tions ; c’est en la matière un trait par­ti­cu­liè­re­ment mar­qué en France. ». Cela est étroi­te­ment lié à la concep­tion de la laï­ci­té domi­nante en France.

islam

(DR)

Laïcité et islamophobie 

La laï­ci­té est l’un des élé­ments fon­da­teurs de la République fran­çaise – au point d’a­voir une impor­tance poli­tique plus grande que dans d’autres pays d’Europe occi­den­tale. La sépa­ra­tion entre l’Église et l’État fut un pro­ces­sus com­mun à toutes les démo­cra­ties libé­rales occi­den­tales mais, dans le cas fran­çais, cette sépa­ra­tion eut lieu très tôt, via la loi de 1905 qui pro­tège la liber­té de culte et inter­dit que l’État finance les ins­ti­tu­tions reli­gieuses. Tout cela ne pose pas le moindre pro­blème. Mais la laï­ci­té fran­çaise a évo­lué, jus­qu’à deve­nir une concep­tion indi­vi­dua­liste qui res­pecte la liber­té de cha­cun d’appartenir à n’importe quel groupe cultu­rel ou reli­gieux à condi­tion de faire abs­trac­tion de ladite appar­te­nance dans l’espace public. L’obsession à l’en­droit du fou­lard musul­man et la vio­lence endu­rée par les femmes qui le portent s’est encore récem­ment mani­fes­tée – à l’Assemblée natio­nale, cette fois. Latifa Ibn-Ziaten, mère de l’une des vic­times du ter­ro­riste Mohamed Merah, fut huée lors d’un ras­sem­ble­ment sur la laï­ci­té parce qu’elle por­tait un fou­lard. Une réac­tion inima­gi­nable au Royaume-Uni ou au Canada où la vision domi­nante sur l’ex­pres­sion des appar­te­nances reli­gieuses dans l’es­pace publique est his­to­ri­que­ment plus ouverte qu’en France. 

« L’islamophobie efface les grandes dif­fé­rences eth­niques et cultu­relles qui existent au sein des musulmans. »

Cette concep­tion agres­sive et répres­sive de la laï­ci­té est liée à l’omniprésence, dans le dis­cours poli­tique fran­çais, de la pré­ten­due « menace com­mu­nau­ta­riste ». Pour une par­tie impor­tante de l’élite poli­tique fran­çaise, la République se trouve mena­cée par un « auto-enfer­me­ment » des com­mu­nau­tés cultu­relles – en clair : la popu­la­tion arabe et musul­mane. Le lien entre isla­mo­pho­bie et concep­tion mar­tiale de la laï­ci­té est mani­feste dans le dis­cours du Premier ministre Manuel Valls, notam­ment lors­qu’il accuse le pré­sident de l’Observatoire de la laï­ci­té, Jean-Louis Bianco, d’avoir signé un mani­feste contre le ter­ro­risme avec des orga­ni­sa­tions res­pon­sables de créer « un cli­mat nau­séa­bond » en France. Le mani­feste – publié en réponse aux atten­tats de novembre der­nier – valait pour­tant par sa condam­na­tion, éma­nant de per­son­na­li­tés de sphères dif­fé­rentes (dont des lea­ders reli­gieux musul­mans et juifs), de l’attaque ter­ro­riste. L’islamophobie n’est pas une nou­veau­té, mais les attaques ter­ro­ristes ont favo­ri­sé ce genre de « racisme accep­table », comme le qua­li­fie le socio­logue Marwan Mohamed. Les actions isla­mo­phobes se sont mul­ti­pliées par trois l’année der­nière en France. La liste inclut des agres­sions contre des musul­mans, des pro­fa­na­tions de mos­quées, des insultes envers des femmes voi­lées et des mani­fes­ta­tions vio­lentes dans un quar­tier popu­laire d’Ajaccio, en Corse, aux cris de « Les Arabes dehors ! »

Pourquoi la politique du gouvernement Hollande-Valls favorise le FN

Les attaques pari­siennes de novembre 2015 ont été uti­li­sées par le pré­sident François Hollande et son Premier ministre, Manuel Valls, afin d’im­po­ser l’é­tat d’urgence – tou­jours en vigueur. Durant le mois qui sui­vit l’at­ten­tat, la police a effec­tué 2 700 per­qui­si­tions de domi­ciles, assi­gné à rési­dence 360 per­sonnes et arrê­té 334 autres : tout cela sans le moindre man­dat judi­ciaire. « Ce ne sont pas des gens qui sont inquié­tés dans des affaires judi­ciaires », a recon­nu le direc­teur de cabi­net d’une pré­fec­ture : cette per­sé­cu­tion sys­té­ma­tique de la popu­la­tion musul­mane s’ajoute aux contrôles au faciès quo­ti­diens (pra­tique raciste que le Parti socia­liste avait pour­tant pro­mis de com­battre lors­qu’il arri­va au pou­voir). Le chiffre des pro­cé­dures anti­ter­ro­ristes ini­tiées suite à ce vaste coup de filet est moins impres­sion­nant : deux. L’État d’urgence a en outre été uti­li­sé par le gou­ver­ne­ment afin de répri­mer les mou­ve­ments sociaux, inter­di­sant les mani­fes­ta­tions pour « rai­sons de sécu­ri­té » (COP 21 com­prise), tan­dis qu’il auto­ri­sait la célé­bra­tion d’événements tout aus­si mas­sifs et expo­sés à de pos­sibles atten­tats, comme les com­pé­ti­tions spor­tives et les mar­chés de Noël. Le tour­nant auto­ri­taire du gou­ver­ne­ment au len­de­main des atten­tats peut être inter­pré­té comme une ten­ta­tive déses­pé­rée de don­ner une image de fer­me­té – avec les régio­nales de décembre 2015 en pers­pec­tive. Un échec. Ne par­lons même pas du pro­jet, aban­don­né, de déchéance de la natio­na­li­té – le Front natio­nal avait cette pro­po­si­tion dans son pro­gramme. Marine Le Pen put ain­si décla­rer : « Le FN a un pro­gramme réa­liste et sérieux qui est même source d’inspiration pour François Hollande. » On ne sau­rait trou­ver meilleur exemple : la poli­tique du gou­ver­ne­ment béné­fi­cie au Front natio­nal en ce qu’il nor­ma­lise des idées et des poli­tiques jusqu’alors consi­dé­rées comme anti­dé­mo­cra­tiques par le sens com­mun (un tra­vail de bana­li­sa­tion déjà enta­mé par Nicolas Sarkozy au cours de sa pré­si­dence). Une heu­reuse dis­trac­tion menée par un Parti socia­liste austéritaire.

(AFP)

Les triomphes élec­to­raux suc­ces­sifs de Marine Le Pen ont pro­vo­qué, chez les deux grands par­tis, de fré­quents appels à construire un « bar­rage répu­bli­cain ». Au second tour des régio­nales, cette stra­té­gie s’est tra­duite par le retrait de plu­sieurs can­di­dats socia­listes, qui appe­lèrent leurs élec­teurs à voter à droite afin d’é­vi­ter toute vic­toire fron­tiste. Le « bar­rage répu­bli­cain » cor­res­pond par­fai­te­ment à la des­crip­tion don­née par Laclau de la réac­tion typique des forces poli­tiques tra­di­tion­nelles face à l’irruption d’un pro­jet popu­liste : « Les forces qui ont construit leur anta­go­nisme sur un ter­rain pré­cis montrent leur soli­da­ri­té secrète quand ce ter­rain est remis en ques­tion. C’est comme la réac­tion de deux joueurs d’échecs envers quelqu’un qui donne un coup de pied dans l’é­chi­quier» Si l’on suit l’analyse du jour­na­liste Serge Halimi, du Monde diplo­ma­tique, on pour­rait expli­quer la dérive actuelle du PS par la confluence entre l’idéologie auto­ri­taire et xéno­phobe de Valls et « le cal­cul élec­to­ral du pré­sident de la République, dési­reux de balayer tout héri­tage de gauche pour dis­pu­ter l’année pro­chaine aux diri­geants de droite le rôle de can­di­dat d’une grande nébu­leuse « modé­rée », « répu­bli­caine ». Lequel serait auto­ma­ti­que­ment élu au second tour de la pré­si­den­tielle, puisque seul rival du Front natio­nal» Cette « stra­té­gie Hollande » pré­sente au moins trois pro­blèmes : 1) Il est le pré­sident le plus impo­pu­laire de la Ve République et ne gagne­ra jamais les élec­tions contre un puis­sant can­di­dat de la droite. 2) Hollande et Valls sont en train de réa­li­ser ce que Le Pen attend au plus haut point : offrir un scé­na­rio poli­tique dans lequel ne res­te­raient que deux options, un front répu­bli­cain (centre gauche et centre droite) face au Front natio­nal. Le fait que François Hollande applique exac­te­ment la même poli­tique éco­no­mique que la droite ne fait que ren­for­cer cette construc­tion dicho­to­mique – qui recoupe en tout point la divi­sion élite/peuple sur laquelle le FN œuvre avec force suc­cès. 3) Rien n’as­sure à Hollande une vic­toire élec­to­rale s’il se trouve confron­té à Marine Le Pen au second tour de la pré­si­den­tielle de 2017, au regard de la ten­dance ascen­dante de l’extrême droite et de la chute libre de la popu­la­ri­té d’Hollande comme de son parti.

Des raisons d’espérer

« Dans les périodes de crise, les conver­sions radi­cales et les chan­ge­ments sou­dains dans l’opinion publique sont […] extrê­me­ment fréquents. »

La lec­ture de Laclau est utile pour com­prendre cer­tains aspects du suc­cès du FN, mais il pro­pose aus­si cer­tains élé­ments por­teurs d’es­poir. Lorsqu’une socié­té souffre d’une situa­tion « d’anomie radi­cale, le besoin d’ordre devient plus impor­tant que l’ordre ontique qui per­met de la dépas­ser. » Cela signi­fie, dit plus sim­ple­ment, que dans des époques comme celle que la France tra­verse, mar­quées par la délé­gi­ti­ma­tion des ins­ti­tu­tions poli­tiques et des par­tis tra­di­tion­nels, un grand nombre de citoyens – sou­mis à la peur, la dépres­sion et l’ag­gra­va­tion de leurs condi­tions de vie – s’a­vère à ce point dési­reux de trou­ver un pro­jet poli­tique qui leur garan­tit un nou­vel ordre social que l’existence de ce nou­veau pro­jet devient plus impor­tant que son conte­nu. L’intégralité des élec­teurs du FN n’est aus­si raciste et auto­ri­taire que Marine Le Pen mais le par­ti d’ex­trême droite a réus­si à se pla­cer comme la seule force poli­tique la plus capable de pro­po­ser une alter­na­tive sédui­sante à la décou­ra­geante situa­tion présente.

La bonne nou­velle est que nombre de celles et ceux qui votent FN (sans omettre, bien sûr, les 50 % d’abs­ten­tion aux der­nières élec­tions régio­nales) pour­raient se sen­tir atti­rés par une pro­po­si­tion poli­tique inédite, capable de se pré­sen­ter comme une alter­na­tive à l’impasse de l’austérité autant qu’à la dys­to­pie natio­na­liste de Le Pen – Laclau affirme ain­si que, dans les périodes de crise, « les conver­sions radi­cales et les chan­ge­ments sou­dains dans l’opinion publique sont […] extrê­me­ment fré­quents10. » On ne sau­rait tou­te­fois ima­gi­ner la renais­sance des par­tis tra­di­tion­nels du sys­tème poli­tique fran­çais. Le seul espoir de mettre un terme à cette situa­tion cala­mi­teuse rési­de­rait dans l’apparition d’un pro­jet élec­to­ral auda­cieux, qui ne se limi­te­rait pas à res­sas­ser la « méchan­ce­té » du FN (la condam­na­tion morale ayant en fait l’ef­fet de ren­for­cer la déter­mi­na­tion des votants du par­ti), ni à glo­ser sur des « prin­cipes répu­bli­cains » qui n’émeuvent guère plus per­sonne. Au contraire, il s’agirait de pro­po­ser à l’ensemble de la socié­té fran­çaise (et non seule­ment à ceux qui se consi­dèrent « de gauche ») un pro­gramme poli­tique pro­gres­siste et repré­sen­tant une réelle rup­ture de l’ordre actuel, doté d’une stra­té­gie intel­li­gente qui bri­se­rait les iner­ties tra­di­tion­nelles de la gauche – celles qui lui ont empê­ché, jusqu’à pré­sent, d’occuper l’espace poli­tique ouvert par la tra­hi­son du gou­ver­ne­ment Hollande. C’est sans doute le pari de Jean-Luc Mélenchon – mais il n’est pas évident, aujourd’­hui, que sa can­di­da­ture puisse réus­sir à occu­per le vide lais­sé par un Parti socia­liste mori­bond. Peut-être reste-t-il Nuit Debout, futur vivier de can­di­dats prompts à rebattre les cartes ?


NOTES

1. Ernesto Laclau, La razón popu­lis­ta, Fondo de Cultura Económica de España 2005, p. 102.
2. Ibid, p. 130.
3. La France est l’un des pays euro­péens qui a accueilli le moins de réfu­giés (http://www.franceinter.fr/emission-lenquete-la-france-boudee-par-les-refugies-syriens)

4. Serge Halimi, « Le Front natio­nal ver­rouille l’ordre social », Le Monde diplo­ma­tique, jan­vier 2016.
5. Anatomie du Front natio­nal. Entretien avec René Monzat, Contretemps, 22/01/2016.
6. Serge Halimi, art.cit.
7. Ernesto Laclau, p. 177.
8. Serge Halimi, art. cit.
9. Ernesto Laclau, p. 116.
10. Ibid., p. 167.


Photographie de ban­nière : Musik und Truppen vor dem Bundeshaus wäh­rend des Landesstreiks (DR)
Portrait : E. Laclau (DR


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☰ Lire notre entre­tien avec Daniel Mermet : « On est tom­bé en panne de futur », juillet 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Julian Mischi : « Il y a une déva­lo­ri­sa­tion géné­rale des milieux popu­laires », juin 2015
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Pablo Castaño Tierno

Doctorant en sociologie à Goldsmiths (University of London).

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