Israël : la mort vue du ciel


Texte inédit pour le site de Ballast

L’opération Bordure pro­tec­trice se dérou­la il y a exac­te­ment un an. On dénom­bra, par­mi les Gazaouis assas­si­nés, plus de 69 % de civils, rap­por­ta l’ONU (Amnesty International rap­pe­la pour sa part que « les forces israé­liennes ont vio­lé les lois de la guerre »). Eurosatory, le plus grand Salon inter­na­tio­nal de Défense ter­restre, avait lieu quelques semaines aupa­ra­vant — Israël y tenait pavillon et para­dait, à l’ins­tar des autres nations, auprès de ses machines à tuer der­nier cri. Enjeu contem­po­rain des conflits et autres inter­ven­tions mili­taires : faire la guerre tout en la tenant à dis­tance. Les nou­velles tech­no­lo­gies des diverses armées mon­diales cherchent, tou­jours plus, à dis­tan­cer le tueur et le tué. La guerre menée par Israël contre la Palestine, qui se joue désor­mais le plus sou­vent dans l’es­pace aérien, en est l’un des cas les plus criants. ☰ Par Shimrit Lee


On se sou­vient de « Bordure pro­tec­trice », le code mili­taire de l’invasion israé­lienne de Gaza, en 2014. Mais on ignore sou­vent son coût : 4,3 mil­liards de dol­lars pour Israël (et 7,8 mil­liards pour les Palestiniens de Gaza). Selon Barbara Opall-Rome, cor­res­pon­dante en Israël pour l’heb­do­ma­daire amé­ri­cain Defense News (une paru­tion consa­crée à l’é­co­no­mie et à la tech­no­lo­gie mili­taire), l’opération per­mit tou­te­fois de doper l’in­dus­trie d’armement israé­lienne. Au cours de ces cinq der­nières années, les ventes mili­taires annuelles de ce pays lui per­mirent d’en­gran­ger 7 mil­liards de dol­lars, le pla­çant ain­si dans le top 10 des nations expor­ta­trices d’armement.

« Mais cet arme­ment prend éga­le­ment en consi­dé­ra­tion les demandes du Droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire, trans­for­mant, curieux para­doxe, le mili­ta­risme en une défense des lois, de l’ordre et de la stabilité. »

Ce suc­cès finan­cier n’est pas sans faire écho aux ana­lyses d’Ernest Mandel sur le capi­ta­lisme tar­dif : l’é­co­no­miste mar­xiste affir­ma que l’existence per­ma­nente d’une éco­no­mie d’armement empê­che­rait les éco­no­mies capi­ta­listes de som­brer dans la crise1. Cela requiert, en Israël, une inno­va­tion constante en matière de pro­duc­tion de nou­velles tech­no­lo­gies : lors de l’o­pé­ra­tion Bordure pro­tec­trice, de nou­veaux types de sys­tèmes de détec­tion, de drones et d’outils de sur­veillance ont été intro­duits et expé­ri­men­tés dans le théâtre guer­rier de Gaza. Ces tech­no­lo­gies de pointe condui­sirent à la mort de plus de 2 000 Palestiniens – la plu­part d’entre eux étaient des civils, dont envi­ron 500 enfants. Funeste coïn­ci­dence : moins d’un mois avant le com­men­ce­ment de l’o­pé­ra­tion, l’édition 2014 d’Eurosatory, grande expo­si­tion inter­na­tio­nale « pour la Défense ter­ri­to­riale et aérienne », accueillait le Pavillon natio­nal d’Israël. L’évènement se tient à Paris, tous les deux ans, sous l’égide du Ministère de la Défense hexa­go­nal. Eurosatory assure « façon­ner la Défense de demain » et se défi­nit comme le seul forum capable de garan­tir à ses par­ti­ci­pants un accès immé­diat aux mar­chés inter­na­tio­naux de défense et de sécu­ri­té. « Mission Accomplie ! », fan­fa­ron­nait le site Internet de l’exposition, qui comp­ta plus de 55 000 visi­teurs et 1 504 expo­sants, issus de 58 pays. Trente entre­prises israé­liennes (un nombre record) purent y pré­sen­ter une large pano­plie de « solu­tions avan­cées pour com­battre des gué­rillas en zones urbaines, en réponse aux besoins urgents des forces armées d’au­jourd’­hui ».

Ce genre d’é­vè­ne­ment contri­bue à mas­quer l’ampleur des des­truc­tions subies par Gaza, via un pro­ces­sus de double abs­trac­tion. La concep­tion des armes pré­voit, en elle-même, une dis­tance visuelle entre occu­pants et occu­pés, entre tueurs et tués. Mais cet arme­ment prend éga­le­ment en consi­dé­ra­tion les demandes du Droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire (DIH), trans­for­mant, curieux para­doxe, le mili­ta­risme en une défense des lois, de l’ordre et de la sta­bi­li­té. La publi­ci­té sert éga­le­ment ce pro­ces­sus opaque puisque le maté­riel de guerre est pré­sen­té à la manière d’une expo­si­tion réa­liste2 (car pré­ten­dant agir sous le sceau de la cer­ti­tude ou de la véri­té orga­ni­sée, cal­cu­lée, sans ambi­guï­té, et déci­dée poli­ti­que­ment.). La vio­lence de la réa­li­té est de nou­veau dis­si­mu­lée par les clin­quantes inno­va­tions tech­no­lo­giques. L’Eurosatory gomme inté­gra­le­ment la vio­lence et la trans­forme en pro­duit à vendre — ce qui per­met éga­le­ment d’u­ti­li­ser les enjeux iden­ti­taires et natio­naux à des fins publi­ci­taires, ser­vant ain­si les inté­rêts des entreprises.

[Tirs israéliens à Rafah |REUTERS]

La guerre sans être vu

Des vidéos en noir et blanc. Le spec­ta­teur est pla­cé du point de vue du drone, qui plane au-des­sus d’un buil­ding, puis se met à suivre une voi­ture. L’écran est noyé dans un nuage de fumée : la cible est tou­chée. La chaîne YouTube de l’armée israé­lienne contient de nom­breux petits vidéo-clips mon­trant les frappes de l’opération Bordure pro­tec­trice. Une guerre, vue de loin. Ce n’est pas une chose nou­velle. En 1944, l’aviateur amé­ri­cain Charles Lindbergh avait écrit, à pro­pos de la mort à dis­tance : « Tu appuies sur un bou­ton et la mort s’envole. D’abord, la bombe est bien accro­chée, en sécu­ri­té sous ton appa­reil, com­plè­te­ment sous contrôle. La seconde d’après, elle dévale les airs et tu n’as plus aucun pou­voir pour reve­nir en arrière… Comment pour­rait-il y avoir des corps muti­lés, tor­dus ? […] C’est comme écou­ter le bruit d’une bataille à la radio, de l’autre côté de la terre. Tellement loin, et sépa­ré du poids de la réa­li­té. » Plus besoin d’i­ma­gi­ner les « corps muti­lés, tor­dus » au sol. Un avan­tage, même, puisque cela per­met d’expérimenter la guerre, ajoute Lindbergh, par « l’é­cran d’un ciné­ma à l’autre bout du monde ». Sa méta­phore s’est réa­li­sée — et radi­ca­li­sée — dans les guerres actuelles de drones.

« La guerre-image mit en scène la vic­toire amé­ri­caine, et l’image elle-même devint donc l’événement. »

Dans le flot d’images qu’a géné­ré la seconde guerre du Golf, on notait sur­tout, qu’il n’y avait rien à voir. Utilisant les mêmes pro­cé­dés que Tsahal, la guerre du Golf fut défi­nie par cette uti­li­sa­tion de l’arme-image ou, comme le pré­cise la docu­men­ta­riste Alisa Lebow, du « point de vue de l’arme ». Point de vue dans lequel la « camé­ra est posi­tion­née dans l’extension de l’arme », et, dans le cas qui nous inté­resse, direc­te­ment sur le drone. Cette pers­pec­tive ver­ti­cale est peut-être le meilleur sym­bole de la nature nou­velle de la guerre et de la sur­veillance — ver­sion amé­lio­rée du pan­op­tique du phi­lo­sophe anglais Jeremy Bentham3. En Irak, la camé­ra vidéo d’un tank qui trans­met­tait ses actions en temps réel, par satel­lite, choi­sis­sait de se pla­cer du point de vue du « sujet occi­den­tal et de sa souf­france ». De ce point de vue, « la mort et les souf­frances de l’Irakien ont lieu hors du champ ». La guerre-image mit en scène la vic­toire amé­ri­caine, et l’image elle-même devint donc l’événement.

Baudrillard phi­lo­so­pha sur les fron­tières, sou­vent troubles, entre réa­li­té et simu­la­tion, et affir­ma que la vio­lence réelle de la guerre fut com­plè­te­ment ré-écrite pour le public, dans l’am­biance d’un jeu vidéo. Le phi­lo­sophe bri­tan­nique Christopher Norris fit écho à cette des­crip­tion de la guerre du Golf en la carac­té­ri­sant de « guerre post­mo­derne4 » : « Les reven­di­ca­tions absurdes des « bom­bar­de­ments de pré­ci­sion » et « l’extrême pré­ci­sion » qui cher­chaient à nous convaincre que les morts civiles étaient presque non-exis­tantes… » Instaurer une dis­tance visuelle ten­dant à rendre abs­traite la vio­lence est déter­mi­nant dans l’é­vo­lu­tion récente des tech­no­lo­gies mili­taires. S’affichent à l’Eurosatory les incon­tour­nables ten­dances de l’an­née : par­mi elles, plus de 75 nou­veaux modèles de robots et de drones, des sys­tèmes de sur­veillance ter­restre et aérienne, qui « com­plètent et rem­placent la sur­veillance satel­lite », ain­si que des optiques et des équi­pe­ments optro­niques. Israël est un État lea­der dans ces sec­teurs ; il a par ailleurs conçu des armes comme la mitrailleuse contrô­lée à dis­tance (DUKE), le sys­tème « Giraffe » de la socié­té ESC BAZ5 (qui pos­sède une capa­ci­té de « ren­sei­gne­ment, de sur­veillance et de recon­nais­sance à ultra longue dis­tance »), ain­si qu’une camé­ra ther­mique à « refroi­dis­se­ment » qui « détecte des cibles jusqu’à 25 kilo­mètres » (idéale « pour les fron­tières mari­times et ter­restres »). La volon­té de pro­po­ser pareille dis­tance visuelle dans l’utilisation des armes est aus­si pré­sente chez Camero-Tech SA, l’un des prin­ci­paux expo­sants israé­liens. Ses armes sont très pri­sées car elles per­mettent à son uti­li­sa­teur de ne pas être visible, grâce à la détec­tion des mou­ve­ments de l’ennemi der­rière des murs compacts.

[Ronen Zvulun | REUTERS]

Toutes ces tech­no­lo­gies d’ex­perts mili­taires sont le reflet sophis­ti­qué de ce que l’an­thro­po­logue Allen Feldman appelle le « régime sco­pique ». La mise en scène visuelle, accom­pa­gnée de l’in­tru­sion tech­no­lo­gique du corps par le biais de la sur­veillance longue dis­tance, par les drones et par la détec­tion ther­mique, per­met d’as­sem­bler le fait de « voir et de tuer, la sur­veillance et la vio­lence ». Cette inten­tion est de nou­veau démon­trée par Israël dans son sys­tème inti­tu­lé « Voir, c’est frap­per ». Ce sys­tème, pré­sen­té pen­dant l’Eurosatory 2012, est un appa­reil mul­ti-sen­so­riel qui per­met au tireur de se faire obser­va­teur d’« une salle de contrôle » dont « la vue à dis­tance accorde à son attaque une très haute pré­ci­sion ». Dans toute la pano­plie d’armes pro­duites par les Israéliens qui furent pré­sen­tées à Eurosatory, l’i­dée avan­cée par Feldman pré­do­mine : « Le plai­sir de voir sans être vu donne de la puis­sance aux actes de vio­lence ». La menace de la vio­lence et le pou­voir à dis­tance sur leur cible génèrent une crainte constante et un res­pect qu’in­duit la force tech­no­lo­gique, per­met­tant aux occu­pants de régner tout en ayant un contact mini­mal avec la popu­la­tion occu­pée. Cette vio­lence par la mise à dis­tance visuelle est un élé­ment clé du main­tien de l’occupation des ter­ri­toires pales­ti­niens. Le bom­bar­de­ment de Gaza, il y a un an, visait à ins­tau­rer une domi­na­tion totale. Mais il est pri­mor­dial de gar­der à l’esprit, en dehors de ces « opé­ra­tions », cette domi­na­tion dis­tante et constante main­te­nue sur les ter­ri­toires pales­ti­niens. En effet, Eyal Weizmann, auteur de l’ouvrage L’architecture israé­lienne de l’occupation, démontre qu’à la suite de l’évacuation de la bande de Gaza, en 2005, un nou­veau type d’oc­cu­pa­tion com­men­ça : une occu­pa­tion invi­sible, une « occu­pa­tion par les airs ». D’après Ephraim Segoli, pilote d’hélicoptère et ancien com­man­dant de la base des forces aériennes à Palmahim, les frappes aériennes par des drones contrô­lés à dis­tance sont « la com­po­sante cen­trale des opé­ra­tions de Tsahal » et « la véri­table essence de la guerre qui est menée ». Le géné­ral-major Amos Yadlin, nou­veau chef de l’intelligence mili­taire israé­lienne, disait en 2004 : « Nous essayons de com­prendre com­ment il est pos­sible de contrô­ler une ville ou un ter­ri­toire par la voie aérienne, ren­dant illé­gi­time l’oc­cu­pa­tion de ce ter­ri­toire depuis le sol. »

« Cette célé­bra­tion de l’ar­me­ment der­nier cri sert à fédé­rer les États-Nations pré­sents autour d’un nous uni, ce nous des béné­fi­ciaires du pro­ces­sus d’évolution. »

Il est utile, ici, de reprendre les thèses de Marx sur la dépos­ses­sion du tra­vailleur et du pro­duit de son tra­vail, afin de dévoi­ler un autre angle de cette mise à dis­tance de la guerre : celle qui existe entre l’ou­til et l’u­sage que l’on va en faire. Guy Debord touche à ce type d’aliénation dans la Société du spec­tacle, livre phare dans lequel il dis­tingue le sys­tème éco­no­mique régnant comme un « cercle vicieux d’isolation » qui ren­force constam­ment les condi­tions qui « engendrent les foules soli­taires ». Dans le domaine des armes, le por­teur se pré­mu­nit de l’aliénation que lui impo­se­rait la vio­lence qu’il inflige à d’autres êtres humains. Ainsi, le sni­per n’a plus besoin de voir sa vic­time. Le com­man­dant peut appuyer sur un bou­ton pour diri­ger une attaque de drone à plu­sieurs kilo­mètres de là. La per­sonne humaine ciblée est réduite à des don­nées digi­tales, simple ano­nyme scin­tillant sur un écran et mani­pu­lé par un joys­tick. L’impersonnalité de ces opé­ra­tions iso­lées n’est pas seule­ment du fait de la tech­no­lo­gie : l’im­por­tant est, pré­ci­sé­ment, leur incor­po­ra­tion dans un méca­nisme visant à en nor­ma­li­ser la démarche — à com­men­cer par le rouage juri­dique des prises de déci­sions enca­drant chaque opé­ra­tion, afin que le meurtre ait lieu sous le sceau de la « Raison mili­taire ». En bref, comme Eyal Weizman l’é­crit, « la vio­lence légi­fère ». Weizman, fon­da­teur du Decolonizing Architecture Institute, conti­nue en expli­quant que cette vio­lence est pré­sente dans la rhé­to­rique huma­ni­taire, qui contri­bue davan­tage encore à son abstraction.

La col­lu­sion entre les dis­cours du Droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire et le pou­voir poli­tique et mili­taire, que ce der­nier nomme « la pré­sence huma­ni­taire », se reflète dans la créa­tion des caté­go­ries juri­diques. On parle de vio­lence pro­por­tion­nelle ou néces­saire. « Le fait de cal­cu­ler la vio­lence afin de ratio­na­li­ser son uti­li­sa­tion est appa­rent dans le dis­cours que l’État d’Israël rap­porte pour jus­ti­fier ses actions, qui met­tra en avant, par exemple, sa mise en garde aux civils des bombes immi­nentes. Soucieux de se pré­sen­ter comme cher­chant à mini­mi­ser les pertes civiles, agis­sant dans les limites du droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire, l’ar­mée israé­lienne se vante de ses atta­ques « roof knock » impli­quant « le tir d’un mis­sile à dégâts faibles ou nuls »  le plus sou­vent à par­tir d’un drone – sur le toit d’un bâti­ment visé, qui sera détruit. ». La « pré­sence huma­ni­taire » s’est faite gran­de­ment sen­tir à Eurosatory. La ten­dance finale lis­tée dans la revue de 2014 était celle de la « léta­li­té réduite », décrite très tran­quille­ment comme « offrant la plus grande varié­té d’armes et d’é­qui­pe­ments non-mor­tels per­met­tant une uti­li­sa­tion conti­nue de la force ». En outre, dans ses com­mu­ni­qués de presse, le ministre israé­lien de la Défense se van­tait du rap­port coût/efficacité de cette tech­no­lo­gie, légère, por­table, et facile à manier, sans comp­ter les « armes de pré­ci­sion qui per­mettent de réduire les dom­mages col­la­té­raux ». Les frappes ciblées affi­chées sur le fil YouTube de Tsahal font abs­trac­tion de la vio­lence de la guerre par l’ef­fa­ce­ment visuel de la mort et de la des­truc­tion cau­sée par les drones ; ce qui a contri­bué à rendre posi­tive l’i­mage de l’ar­mée israé­lienne, fai­sant d’elle une force tech­no­lo­gi­que­ment inno­va­trice en plus d’être… éthique. L’utilisation des armes est mon­trée avec esthé­tisme et la vio­lence anes­thé­siée par le théâtre capi­ta­liste dans lequel elles sont ache­tées et vendues.

[Quartier de Al Shejaeiya touché par les missiles, Gaza, juillet 2014 | Mohammed Saber, EPA]

La guerre comme exposition universelle

Juin 2014 ; retour à l’Eurosatory. Chaque nation ins­talle son propre pavillon afin de mettre en avant son maté­riel de guerre, à la façon d’une grande Exposition uni­ver­selle. Timothy Mitchell, dans son ouvrage Colonising Egypt, mon­trait que les expo­si­tions uni­ver­selles de la fin du XIXe siècle étaient des lieux de condi­tion­ne­ment de la sub­jec­ti­vi­té des classes moyennes euro­péennes, orga­ni­sant le monde comme un espace de consom­ma­tion déshu­ma­ni­sé. Ces « expo­si­tions réa­listes » trans­for­maient la réa­li­té de la vio­lence colo­niale et les dif­fé­rences cultu­relles en un éta­lage d’in­for­ma­tions, bien orga­ni­sées, cal­cu­lées, et ren­dues lisibles pour le public. « La dis­tance entre­te­nue entre le visi­teur et l’exposition, et celle qui existe dans l’exposition et ce qu’elle exprime, ont contri­bué à mettre dans l’ombre la réa­li­té poli­tique der­rière chaque repré­sen­ta­tion, et l’es­prit qui observe est dif­fé­ren­cié de ce qu’il observe », écri­vait Mitchell en 1989. Eurosatory se place dans cette lignée. Pas de dis­tinc­tion entre repré­sen­ta­tion de façade et réa­li­té dis­si­mu­lée par des accou­tre­ments ultra-modernes.

« L’État d’Israël, dans ce salon de l’ar­me­ment inter­na­tio­nal, est capable de se vendre comme une petite nation pos­sé­dant un riche capi­tal intel­lec­tuel, où les guerres ne sont rien de plus que des exer­cices d’indépendance et de légi­time défense. »

Le salon est un éta­lage des triomphes de l’industrie capi­ta­liste contem­po­raine. La répar­ti­tion par pavillons n’évoque pas seule­ment les expo­si­tions uni­ver­selles, mais rap­pelle éga­le­ment les gale­ries mar­chandes décrites par Walter Benjamin, dra­ma­ti­que­ment trans­for­mées dans les villes d’Europe au cours du XIXe siècle en « vitrines somp­tueuses, affi­chant la pro­messe de la nou­velle indus­trie et de la tech­no­lo­gie ». Benjamin cri­ti­quait, à son époque, les gale­ries mar­chandes qui pro­met­taient aux masses un pro­grès social sans révo­lu­tion, pour noyer le public dans l’illusion indus­trielle, force créa­trice d’un futur garan­tis­sant une paix mon­diale, une har­mo­nie de classes et d’abondance, lais­sant intactes les rela­tions sociales. À l’Eurosatory, on vante, à heures fixes, cet inces­sant renou­veau tech­no­lo­gique qui porte les mêmes pro­messes d’avenir.

Cette célé­bra­tion de l’ar­me­ment der­nier cri sert à fédé­rer les États-Nations pré­sents autour d’un nous uni, ce nous des « béné­fi­ciaires du pro­ces­sus d’évolution ». L’organisation du salon s’en assure. À la manière du pano­ra­ma des expo­si­tions uni­ver­selles qui rend la foule « visible à elle-même », le Parc des Expositions de Paris-Nord Villepinte, où se déroule le salon, se targue de ses « deux halls attrac­tifs et entiè­re­ment réar­ran­gés avec pavillons et stands à deux étages » ain­si que d’« un réseau d’allées pour une cir­cu­la­tion opti­male des visi­teurs ». La foire inclut aus­si des démons­tra­tions en direct, dans une zone en externe de 20 000 m², pré­sen­tant « des véhi­cules d’exposition et des sys­tèmes d’exploitation en action ».

[Beit Hanoun détruit par les tirs israéliens | Suhaib Salem]

L’Eurosatory est un espace où la dis­tinc­tion entre nation et entre­prise est gom­mée. Les foires d’armement de ce genre sont des oppor­tu­ni­tés pour les États : elles leur per­mettent de se vendre comme une marque unique dont le suc­cès sera mesu­ré par sa capa­ci­té à riva­li­ser, au nom du pro­fit, au sein d’un mar­ché glo­bal et cultu­rel en exten­sion. Melissa Aronczyk rap­pe­lait com­bien la culture et l’identité natio­nale sont tou­jours plus exploi­tées en faveur des objec­tifs des entre­prises qui veulent en faire un capi­tal glo­bal en proie au mar­ché. L’attractivité et la com­pé­ti­ti­vi­té propres à une nation sont éva­luées en fonc­tion de l’accomplissement des stan­dards néo­li­bé­raux. Par exemple, l’État d’Israël, dans ce salon de l’ar­me­ment inter­na­tio­nal, est capable de se vendre comme une petite nation pos­sé­dant un riche capi­tal intel­lec­tuel, où les guerres ne sont guère plus que des exer­cices d’indépendance et de légi­time défense. D’après Dan Senor et Saul Singer, dans leur ouvrage La nation start-up, Israël se pré­sente comme un miracle éco­no­mique. Cette « marque » s’ap­plique à l’industrie d’armement israé­lienne. La vio­lence, les morts et les des­truc­tions inhé­rentes à ces armes mises en vente sont élu­dées au pro­fit d’un autre signi­fiant – un signi­fiant basé sur la célé­bra­tion du pro­grès tech­no­lo­gique et sur l’i­dée d’un capi­tal natio­nal inno­vant. Ainsi, le fos­sé entre la repré­sen­ta­tion et la réa­li­té est main­te­nu par cette dis­tance induite dans l’usage des armes, mais elle l’est davan­tage encore par la créa­tion, dans ces foires, d’une image de marque. Et le spec­tacle y est déci­dé poli­ti­que­ment. Il pré­sup­pose « une remar­quable pré­ten­tion à la cer­ti­tude ou à la véri­té », n’autorisant aucun autre signi­fiant à venir per­tur­ber l’illusion d’une rou­tine ins­tal­lée, dans le cas de l’Eurosatory, depuis 1967. Debord l’affirmait : « Tout dis­cours mon­tré dans le spec­tacle ne laisse aucune place à la réponse ». L’articulation des vio­lentes réa­li­tés qui sont infli­gées à Gaza et ailleurs inter­rom­praient la cohé­rence du spec­tacle. La vio­lence est scin­dée de la réa­li­té et mise sous silence en plu­sieurs étapes, per­met­tant à la marque-nation de se conduire, dans la logique mar­chande, comme une entre­prise épanouie.

« Mission accomplie ! »

« Les enfants ont applau­di quand les avions de chasse ont strié le ciel. Des familles sou­riaient le temps de quelques pho­tos, juste devant des sys­tèmes de sur­veillance et des drones. »

Nicholas Mirzoeff pro­po­sa une dis­tinc­tion entre image com­mer­ciale et image de guerre. La pre­mière, avance-t-il, doit res­ter ouverte au débat, au doute et au désir pour fonc­tion­ner cor­rec­te­ment. Par exemple, Coca Cola est le pro­duit par­fait car il génère un désir constant : « Plus vous buvez et plus vous avez soif », char­rie Slavoj Žižek. À l’in­verse, l’image de guerre est incon­tes­table et « fonc­tionne cor­rec­te­ment lorsque ses par­ti­sans l’acceptent sim­ple­ment. » Eurosatory est un lieu qui brouille cette dis­tinc­tion, com­mer­cia­li­sant l’image de guerre, ren­dant fina­le­ment cer­tains types de vio­lence accep­tables et même…désirables. Dans ces pavillons d’exposition d’armes lourdes, la guerre – et les nations qui la rendent pos­sible – est une chose consom­mée et célé­brée. La consom­ma­tion de maté­riel de guerre comme capi­tal est omni­pré­sente. Et c’est le ser­pent qui se mord la queue : le 1er décembre 2014, la Knesset a approu­vé un accord de 2 bil­lions de dol­lars pour l’achat de 50 avions de com­bat à la com­pa­gnie amé­ri­caine d’aéronautique Lockheed Martin. Israël a reçu approxi­ma­ti­ve­ment 3 bil­lions de dol­lars d’aide mili­taire de la part des États-Unis, en contre­par­tie de l’obligation de dépen­ser 75 % de cet argent via l’achat d’armes amé­ri­caines. En mars, les États-Unis ont signé un contrat avec Elbit Systems, entre­prise israé­lienne de défense qui four­nit la tech­no­lo­gie de sur­veillance le long du mur de sépa­ra­tion avec la Cisjordanie. Le pays a accor­dé une sub­ven­tion de 145 mil­lions de dol­lars à Elbit afin d’ins­tal­ler sa tech­no­lo­gie de sur­veillance de fron­tière du Mexique en Arizona du Sud. Triste cynisme, le com­merce légal d’armes per­met de connaître les moyens par les­quels les gens seront tués, mais aus­si ces lieux où le « régime sco­pique » est opé­rant. Processus sans fin.

Il y a un mois, des entre­prises d’ar­me­ment israé­liennes, incluant RAFAEL, Elbit Systems et IAI, met­taient de nou­veau en place leurs pavillons, cette fois au Bourget, dans le cadre de la plus pres­ti­gieuse expo­si­tion d’a­via­tion mon­diale. Le salon atti­ra près de 351 000 visi­teurs et plus de 2 000 expo­sants. Une fois de plus, des objets de mort et de des­truc­tion per­dirent leur fonc­tion pre­mière pour se fondre dans le jeux de la consom­ma­tion capi­ta­liste. Des drones tueurs de la marque Watchkeeper ont été encer­clés par des camion­nettes de frian­dises, des res­tau­rants chics et des bou­tiques de cadeaux-sou­ve­nirs. Les enfants ont applau­di quand les avions de chasse ont strié le ciel au des­sus de leurs têtes. Des familles posaient et sou­riaient le temps de quelques pho­tos, juste devant des sys­tèmes de sur­veillance et des drones.

Les der­niers jours de l’ex­po­si­tion, une tren­taine de mili­tants de BDS France ont orga­ni­sé une mani­fes­ta­tion devant le pavillon de Elbit Sytems, avec un modèle de drone israé­lien der­rière eux. Les mili­tants scan­daient « Gaza, Gaza, on oublie pas ! », et rap­pe­laient la com­pli­ci­té fran­çaise dans ces crimes de guerre. De même, au cours de l’Eurosatory, une coa­li­tion de groupes reli­gieux avait orga­ni­sé une veillée à l’ex­té­rieur du centre d’ex­po­si­tion pour témoi­gner de ce qu’ils décri­vaient alors comme le « super­mar­ché mon­dial d’armes mor­telles qui légi­time les guerres et les crimes de demain. » Debord, lui-même, appe­lait de ses vœux une telle per­tur­ba­tion du Spectacle, qu’il nom­mait le détour­ne­ment, ou la diver­sion. Car aus­si long­temps que des mar­chan­dises de mort seront ache­tées et ven­dues sans détour­ne­ment, la fan­tas­ma­go­rie capi­ta­liste conti­nue­ra de sévir.


Texte ini­tia­le­ment écrit en anglais sous le titre « Eurosatory : Violence in the Exhibitionary Order », tra­duit par Iségorie pour Ballast.


image_pdf
  1. « La créa­tion du pou­voir d’a­chat total néces­saire à l’a­chat des armes et des biens de des­truc­tion doit s’ef­fec­tuer par ponc­tion sur la plus-value sociale, le salaire réel de la classe ouvrière demeu­rant inchan­gé. » Ernest Mandel, Le troi­sième âge du capi­ta­lisme, 1976.
  2. D’après le concept de Timothy Mitchell, « Exhibitionary order ».
  3. Jérémy Bentham inven­ta, au XVIIIe siècle, une nou­velle forme archi­tec­tu­rale pour les pri­sons, (dont le concept fut déve­lop­pé, plus tard, par Foucault comme lec­ture des socié­tés modernes) : « La morale réfor­mée, la san­té pré­ser­vée, l’in­dus­trie revi­go­rée, l’ins­truc­tion dif­fu­sée, les charges publiques allé­gées, l’é­co­no­mie for­ti­fiée — le nœud gor­dien des lois sur les pauvres non pas tran­ché, mais dénoué — tout cela par une simple idée archi­tec­tu­rale. » Le Panoptique, 1780.
  4. « Pour épais­sir le brouillard de la guerre, il suf­fi­sait de les main­te­nir à dis­tance. Ce qui fut fait, avec un cer­tain suc­cès, par les Américains, lors du débar­que­ment à la Grenade et de la guerre du Golfe, et par les Anglais, lors de la guerre des Malouines. En 1991, la guerre du Golfe a été un moment étrange du point de vue média­tique. L’écart entre la richesse des moyens tech­niques mis en œuvre, la per­ma­nence de la cou­ver­ture de l’événement et la pau­vre­té des infor­ma­tions pro­duites a atteint son paroxysme. Les confé­rences de presse quo­ti­diennes du géné­ral Schwarzkopf et les images floues de tirs de mis­siles qui res­sem­blaient à des jeux vidéo et dont la presse devait croire aveu­glé­ment qu’elles repré­sen­taient des comptes ren­dus de mis­sions réelles étaient la maigre pitance pro­po­sée aux jour­na­listes, à plus de mille kilo­mètres du théâtre des opé­ra­tions. Guerre chi­rur­gi­cale, guerre propre, guerre post­mo­derne, quand on songe aujourd’hui aux sot­tises ana­ly­tiques géné­rées par ce dis­po­si­tif de pro­pa­gande, il est dif­fi­cile de ne pas sou­rire. » Jean Louis Missika.
  5. « En novembre 2012, quand Israël a lan­cé sa der­nière opé­ra­tion anti-roquettes à Gaza, les bri­gades de Tsahal et la plu­part des bataillons ont été entiè­re­ment équi­pés et for­més pour tra­vailler sur inter­net. Mais après huit jours d’at­taque de sécu­ri­té à dis­tance, cette opé­ra­tion, appe­lée Pilier de défense, s’est ache­vée sans guerre ter­restre. » Barbara Opall-Rome, pour Defense News, août 2014.

REBONDS

☰ Lire l’en­tre­tien avec Georges Habache
☰ Lire notre série « Palestine-Israël, voix de femmes », Shimrit Lee, jan­vier 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Frank Barat, « François Hollande a déci­dé de sou­te­nir l’oppresseur », novembre 2014
☰ Lire la lettre du poète Breyten Breytenbach à Ariel Sharon

Shimrit Lee

Autrice et enseignante.

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.