Tian’anmen, 1989 : promesses et limites d’un mouvement démocratique


Traduction d’un article de Sun Miu | Ballast

4 juin 1989 : sous les ordres du Parti com­mu­niste chi­nois, l’ar­mée ouvrait le feu sur les étu­diants, les tra­vailleurs et les autres citoyens ras­sem­blés sur la place Tian’anmen, à Pékin. Le nombre de vic­times demeure incon­nu, mais il s’est vrai­sem­bla­ble­ment éle­vé à plu­sieurs mil­liers de morts (le pou­voir chi­nois dénombre 241 décès et les esti­ma­tions étran­gères autour de 10 000). La chasse répres­sive avait com­men­cé depuis plu­sieurs jours déjà, matant celles et ceux qui avaient par­ti­ci­pé à l’é­clo­sion d’un ample mou­ve­ment de démo­cra­tie spon­ta­née. « Porte de la paix céleste » : tel est le nom iro­nique de ce haut lieu de l’Empire chi­nois qui a accueilli cet épi­sode dont le spectre n’a ces­sé de han­ter, en Chine, les bureau­crates du Parti. En ce jour de « com­mé­mo­ra­tion », le récit du 4 juin est sou­vent recou­vert, en Occident, d’un épais brouillard libé­ral, quand, en Chine, il est enfoui sous un silence assas­sin. Mais le mou­ve­ment démo­cra­tique de 1989 gagne­rait en intel­li­gi­bi­li­té si nous inter­ro­gions à nou­veaux frais sa por­tée révo­lu­tion­naire et ses fai­blesses. Pour enga­ger un pas en ce sens, nous tra­dui­sons du chi­nois ce texte d’a­na­lyse écrit l’an­née des faits par le mili­tant socia­liste Au Loong-Yu, alors membre du col­lec­tif Sun Miu. L’optimisme et les erreurs de diag­nos­tic qui achèvent ses lignes, por­tées par l’es­poir et l’illu­sion d’une his­toire linéaire, sonnent pour le moins tris­te­ment aujourd’­hui ; elles témoignent cepen­dant des pos­sibles non adve­nus que le mou­ve­ment couvait.


Le mou­ve­ment de 19891 qui vient de défer­ler sur la Chine a peut-être échoué, mais sa signi­fi­ca­tion his­to­rique est immense. Il a réveillé le peuple chi­nois, et tout par­ti­cu­liè­re­ment la classe des tra­vailleurs ; ce fai­sant, il a pavé la voie à un futur mou­ve­ment démo­cra­tique qui sera encore plus puissant.

Jusqu’en 1976, la pen­sée de Mao Zedong, qui incar­nait l’orthodoxie du Parti, domi­nait toute la Chine — innom­brables étaient ses par­ti­sans et adeptes. Les évé­ne­ments de la place Tian’anmen sur­ve­nus en 19762 inau­gu­rèrent l’éveil popu­laire : elles repré­sen­taient l’anéantissement de l’illusion maoïste. Cependant, aus­si­tôt les anciennes illu­sions défaites, de nou­velles furent for­gées, d’abord autour de Zhou Enlai, puis de Deng Xiaoping3. Au lieu de mener la lutte indé­pen­dam­ment et en s’appuyant sur leurs propres forces, beau­coup repor­tèrent leurs espoirs sur la « réforme interne du Parti ». Raison pour laquelle le mou­ve­ment démo­cra­tique de 19784 ne trou­va d’écho véri­table ni chez les tra­vailleurs, ni chez les étu­diants, et demeu­ra extrê­me­ment limi­té. Cela étant, l’autorité de Deng Xiaoping était incom­pa­rable à celle de Mao Zedong. L’un tirait son auto­ri­té de son sta­tut de guide révo­lu­tion­naire, tan­dis que l’autre s’en était for­gé une au milieu de crises poli­tiques mul­tiples sur la base d’une « res­tau­ra­tion » (zhongxing 中興). Si même l’autorité de Mao pou­vait être bri­sée, celle de Deng devait l’être à plus forte rai­son. Le mou­ve­ment étu­diant de 19865 avait déjà un carac­tère auto­nome très mar­qué. Certes, les étu­diants s’écriaient encore « Xiaoping, bon­jour ! » (« xiao­pingnin­hao 小平,您好 »), mais leurs reven­di­ca­tions étaient ani­mées par un pro­fond élan contes­ta­taire. Ils récla­maient la liber­té de la presse et la divul­ga­tion de docu­ments per­son­nels d’officiels [du Parti] ; cer­tains allaient même jusqu’à reven­di­quer l’institution d’un sys­tème mul­ti­par­tite. C’est à tra­vers l’action concrète qu’ils ont expri­mé ces reven­di­ca­tions, et non en pla­çant naï­ve­ment leurs espoirs en la per­sonne de Deng.

« Osons l’affirmer : le mou­ve­ment démo­cra­tique de 1989 a inau­gu­ré une nou­velle ère en Chine, le peuple s’était idéo­lo­gi­que­ment éman­ci­pé du contrôle du Parti. »

Quant au mou­ve­ment de 1989, la lutte qu’il menait avait été dès le départ por­tée par un puis­sant esprit d’in­dé­pen­dance. De fait, il s’était tôt débar­ras­sé de l’illusion Deng Xiaoping, et était même impli­ci­te­ment diri­gé contre lui, sans par ailleurs nour­rir d’illusions mani­festes à l’égard de la soi-disant « ten­dance réfor­miste » por­tée par Zhao Ziyang6 au sein du Parti. Les acteurs du mou­ve­ment ne s’appuyaient sur aucune ten­dance interne au Parti, tout en pous­sant ce der­nier, à tra­vers l’ac­tion concrète, à faire des conces­sions. Voilà ce qui était nou­veau. Mao Zedong, Zhou Enlai et Deng Xiaoping furent à tour de rôle les idoles du peuple — idoles dont le Parti com­mu­niste s’est ser­vi pour trom­per le peuple. Désormais, le Parti ne dis­po­se­rait plus jamais de telles idoles ! Le peuple n’avait plus aucune confiance en lui. Le suc­cès authen­tique de tout mou­ve­ment démo­cra­tique révo­lu­tion­naire repose avant tout sur la des­truc­tion des vieilles ortho­doxies et des vieilles idoles, sur la dis­si­pa­tion des illu­sions dont se nour­ris­sait le peuple. Aujourd’hui, les masses popu­laires chi­noises ont d’ores et déjà fran­chi cette étape. Le 20 mai, le Parti pro­cla­mait la loi mar­tiale tan­dis que le mou­ve­ment récla­mait la des­ti­tu­tion de Li Peng [Premier ministre depuis 1987, ndlr] ; après le mas­sacre du 4 juin, il appe­lait au ren­ver­se­ment du gou­ver­ne­ment par le peuple. Un pas sup­plé­men­taire était fran­chi dans l’anéantissement des anciennes illu­sions. Osons l’affirmer : le mou­ve­ment démo­cra­tique de 1989 a inau­gu­ré une nou­velle ère en Chine, le peuple s’était idéo­lo­gi­que­ment éman­ci­pé du contrôle du Parti et ne ferait désor­mais plus confiance qu’en ses propres forces. Il va sans dire que, sans une stra­té­gie de lutte per­ti­nente, cela ne sau­rait suf­fire. Mais, quoi qu’il en soit, saluons déjà l’avancée déci­sive qu’à consti­tuée ce mouvement.

Maturation de l’esprit démocratique

À consi­dé­rer les pre­mières reven­di­ca­tions for­mu­lées le 27 avril, les étu­diants ne deman­daient guère de manière directe l’institution de la démo­cra­tie. Même lorsque le mou­ve­ment s’est radi­ca­li­sé jusqu’à appe­ler à la des­ti­tu­tion de Li Peng, il s’agissait tout au plus de chas­ser indi­vi­duel­le­ment un diri­geant et non de des­ti­tuer le gou­ver­ne­ment dans son entiè­re­té — on ne par­lait pas encore d’instituer la démo­cra­tie. Arriva le 4 juin : les étu­diants vou­laient alors effec­ti­ve­ment ren­ver­ser le gou­ver­ne­ment, mais étaient sur le point d’être écra­sés. Outre la répres­sion qui s’en est sui­vi, le mou­ve­ment a indé­nia­ble­ment révé­lé com­bien la conscience démo­cra­tique du peuple était pro­fonde. « L’époque où l’on pou­vait s’en remettre à un Bao Zheng [fonc­tion­naire impé­rial de la dynas­tie Song (XIe siècle) connu pour son inté­gri­té et sa sagesse, ndlr] est d’ores et déjà révo­lue » : voi­là ce qu’ils pro­cla­maient à haute voix. D’un côté, ils vou­laient ins­ti­tuer un sys­tème démo­cra­tique et non pas sim­ple­ment pla­cer tel diri­geant au pou­voir pour en démettre un autre ; de l’autre, ils affir­maient que la démo­cra­tie et la liber­té étaient leur droit natu­rel et non des bien­faits octroyés par les plus hautes auto­ri­tés. Enfin, c’est par l’action concrète qu’ils s’opposaient à l’interdiction de mani­fes­ter et à la pro­cla­ma­tion par les auto­ri­tés de la loi mar­tiale, en en mon­trant le carac­tère pro­fon­dé­ment illégal.

[Sit-in face à l'armée devant l'un des QG du Parti communiste, le 1er juin 1989 | Peter Charlesworth | LightRicket]

Si les slo­gans anti-Deng ne sont pas deve­nus les slo­gans offi­ciels de la Fédération auto­nome des étu­diants (gaoxiao lian 高校聯)7 ou de la Fédération auto­nome des tra­vailleurs (gong­zi lian 工自聯)8, on pou­vait les entendre réson­ner dans toutes les mani­fes­ta­tions. Ces qua­rante der­nières années, la poli­tique en Chine a connu de ter­ribles régres­sions — à tel point que de nom­breux réflexes féo­daux ont refait sur­face. L’opposition fron­tale aux plus hauts diri­geants n’é­tait autre que l’interdit suprême. Pourtant, le mou­ve­ment a dès le début été diri­gé de manière non offi­cielle contre Deng Xiaoping, en lui deman­dant de prendre sa retraite. Ce fait est sans pré­cé­dent dans l’histoire de la République popu­laire de Chine, comme est sans pré­cé­dent l’audace qui a por­té les étu­diants à deman­der un dia­logue public avec les dirigeants.

À l’évidence, leur connais­sance du contexte his­to­rique et de la sub­stance concrète du sys­tème démo­cra­tique est demeu­rée super­fi­cielle, mais leur esprit démo­cra­tique a consi­dé­ra­ble­ment mûri. Ce qui est d’autant plus pré­cieux, c’est qu’ils ont déjà fait eux-mêmes l’expérience de l’autonomie démo­cra­tique. Les étu­diants et les tra­vailleurs ont, les uns après les autres, mis en place des assem­blées auto­nomes. Dans cet inter­stice où le gou­ver­ne­ment com­mu­niste s’est trou­vé dans l’impasse et momen­ta­né­ment para­ly­sé, ils ont réel­le­ment mis en pra­tique l’autonomie : ils se char­geaient eux-mêmes de l’approvisionnement en ali­ments et en eau, ils diri­geaient eux-mêmes la cir­cu­la­tion. Que les choses aient été faites dans la pré­ci­pi­ta­tion des évé­ne­ments a fata­le­ment induit de nom­breuses imper­fec­tions dans le fonc­tion­ne­ment de ces orga­ni­sa­tions, mais le fait que le peuple ins­ti­tue ses propres orga­ni­sa­tions consti­tue en soi un geste pionnier.

« Le fait que le peuple ins­ti­tue ses propres orga­ni­sa­tions consti­tue en soi un geste pionnier. »

Avant le 27 avril, les étu­diants étaient les acteurs prin­ci­paux du mou­ve­ment. Si l’éditorial [du Quotidien du Peuple] du 26 avril9 pro­vo­qua leur fureur, il sus­ci­ta une indi­gna­tion encore plus forte du côté des tra­vailleurs et des cita­dins qui ne fai­saient jusqu’alors que sym­pa­thi­ser pas­si­ve­ment avec les étu­diants. Des mil­lions d’ha­bi­tants de la capi­tale des­cen­dirent dans la rue pour fra­ter­ni­ser avec les étu­diants et les aider à bri­ser la ligne de blo­cus. Les tra­vailleurs, eux, quoique can­ton­nés pro­vi­soi­re­ment à un rôle secon­daire, fai­saient enfin leur entrée sur la scène de l’histoire : le mou­ve­ment démo­cra­tique de 1978 n’avait ni le sou­tien des étu­diants, ni celui des tra­vailleurs ; celui de 1986 ne com­pre­nait que les étu­diants et n’était pas sou­te­nu par les tra­vailleurs — le 27 avril consti­tua donc, à ce titre, un véri­table tour­nant. Le 13 mai, les étu­diants pro­cla­mèrent le début de la grève de la faim. Au bout de cinq jours leur vie était en jeu. En demeu­rant ferme et impas­sible jusqu’au bout, la réac­tion du Parti com­mu­niste pro­vo­qua la mani­fes­ta­tion mas­sive du 17 mai — trois mil­lions de per­sonnes y par­ti­ci­pèrent. Cette fois les tra­vailleurs étaient entrés dans l’action de masse ! Ils étaient désor­mais l’un des acteurs prin­ci­paux du mouvement.

Étant don­né le poids déci­sif des tra­vailleurs dans la pro­duc­tion indus­trielle, la pire crainte du Parti était qu’ils s’unissent aux étu­diants. Et c’est ce qui advint. N’oublions pas que la conscience poli­tique des tra­vailleurs chi­nois, et à plus forte rai­son leur conscience démo­cra­tique, étaient jusqu’alors fort super­fi­cielles. S’ils n’étaient depuis long­temps plus satis­faits du gou­ver­ne­ment du Parti com­mu­niste, ils ne pra­ti­quaient que des formes de résis­tance indi­vi­duelles fon­dées sur le sabo­tage ouvrier. De telles pra­tiques ont certes ren­for­cé les menaces pesant sur le Parti, mais ont aus­si contri­bué à l’érosion d’une conscience col­lec­tive de lutte qui était déjà très embryonnaire.

[Intervention de soldats sur la place Tian'anmen, le 4 juin 1989 | Catherine Henriette | AFP]

Heureusement, les étu­diants ont pro­gres­si­ve­ment réus­si à réveiller les tra­vailleurs de leur tor­peur et, ces der­niers, dès l’instant où ils sont entrés en scène, se sont appuyés sur leur propre qua­li­té de pro­duc­teurs pour appor­ter une contri­bu­tion déci­sive au mou­ve­ment. La grève condam­nait la ville de Pékin à une para­ly­sie par­tielle et accrois­sait la crise qui affec­tait le Parti ; les sala­riés du trans­port avaient conduit leurs bus sur place pour blo­quer les véhi­cules mili­taires ; cer­tains ouvriers d’usine s’étaient empa­rés des moyens de pro­duc­tion pour fabri­quer des armes de pro­tec­tion en bois des­ti­nées aux étu­diants et aux tra­vailleurs ; les employés du métro refu­saient de trans­por­ter les mili­taires. Fait d’autant plus remar­quable, la classe des tra­vailleurs com­men­çait à for­mu­ler ses propres reven­di­ca­tions. Les tracts de la Fédération auto­nome des tra­vailleurs accu­saient le Parti d’avoir usur­pé sa pré­ro­ga­tive quant à la ges­tion des richesses natio­nales ; ils récla­maient le droit pour les tra­vailleurs de prendre en charge les entre­prises d’État ; ils cla­maient, enfin, qu’il était néces­saire de chas­ser les bureau­crates para­sites. Ainsi les fon­de­ments de la domi­na­tion du Parti com­mu­niste étaient mis à nu. 

Une révolution qui commence…

On peut dire que le 17 mai inau­gu­ra la Révolution chi­noise, et que la pro­cla­ma­tion de la loi mar­tiale du 20 mai consti­tua un pas sup­plé­men­taire au sein du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire. Certes, à ne s’en tenir qu’aux objec­tifs déter­mi­nés par ses lea­ders, le mou­ve­ment était tou­jours, à ce moment-là, réfor­miste. Il ne deman­dait pas encore le ren­ver­se­ment du Parti com­mu­niste mais sim­ple­ment la des­ti­tu­tion de Li Peng du Comité per­ma­nent de l’Assemblée popu­laire natio­nale10. Toutes les reven­di­ca­tions se fai­saient encore sur la base de la légis­la­tion du sys­tème exis­tant. Mais du point de vue de la situa­tion glo­bale, sur­tout à consi­dé­rer l’opposition fron­tale entre le Parti et le mou­ve­ment démo­cra­tique, la révo­lu­tion avait indu­bi­ta­ble­ment com­men­cé. D’un côté, les tra­vailleurs et les étu­diants s’étaient unis, avaient leurs orga­ni­sa­tions auto­nomes et étaient déter­mi­nés à faire recu­ler les auto­ri­tés (après le 20 mai, ils menèrent des ini­tia­tives extra­or­di­naires telles que le blo­cage des véhi­cules mili­taires) ; de l’autre, le Parti, face à la radi­ca­li­sa­tion du mou­ve­ment, devait affron­ter des dis­sen­sions internes, qui se pro­pa­gèrent d’ailleurs rapi­de­ment de la base jusqu’au som­met. À ce stade, Zhao Ziyang n’é­tait déjà plus der­rière Deng Xiaoping.

« Du point de vue de la situa­tion glo­bale, sur­tout à consi­dé­rer l’opposition fron­tale entre le Parti et le mou­ve­ment démo­cra­tique, la révo­lu­tion avait indu­bi­ta­ble­ment commencé. »

Le Parti fai­sait face à une crise d’une gra­vi­té extrême : toute ten­ta­tive d’apaisement mais aus­si toute ten­ta­tive d’intimidation était désor­mais sans effet. Le mou­ve­ment res­pec­tait encore la légi­ti­mi­té du gou­ver­ne­ment mais en reniait l’autorité — tou­te­fois, à l’évidence, qu’une révo­lu­tion com­mence ne signi­fie pas néces­sai­re­ment qu’elle sera pour­sui­vie et menée jusqu’à son terme. Quoi qu’il en soit, les diri­geants avaient com­pris qu’il n’était plus pos­sible de conti­nuer à gou­ver­ner en sui­vant les anciennes méthodes, tan­dis que les sujets du pou­voir sen­taient de leur côté que la situa­tion ne pou­vait per­du­rer. Ainsi, si le peuple n’appelait pas encore expli­ci­te­ment à la révo­lu­tion, l’opposition radi­cale entre les deux par­ties allait tôt ou tard mettre la ques­tion révo­lu­tion­naire à l’ordre du jour : ou bien le peuple se levait immé­dia­te­ment pour faire la révo­lu­tion, ou bien il devait subir une répres­sion sanglante.

… et sa fin inéluctable

En dépit de ses nom­breuses fai­blesses, le mou­ve­ment démo­cra­tique de 1989 est deve­nu un mou­ve­ment héroïque. Mais nul ne peut se déro­ber au tri­bu­nal de l’Histoire : il faut regar­der ses fai­blesses en face. Si celles-ci n’ont pas été impor­tantes au point de faire avor­ter le mou­ve­ment pré­ma­tu­ré­ment, il n’en reste pas moins qu’elles ren­daient son échec inévi­table ; pire encore : plus le mou­ve­ment gagnait en puis­sance, plus sa défaite allait être cruelle.

Comme nous l’avons déjà sug­gé­ré, le mou­ve­ment inau­gu­ré le 27 avril était dès le départ réfor­miste. D’un point de vue stra­té­gique, il repre­nait un paci­fisme et un gand­hisme consub­stan­tiels au réfor­misme : il cla­mait qu’il n’allait jamais recou­rir à la force et s’opposait même fer­me­ment à l’autodéfense. Ainsi deman­dait-il aux par­ti­ci­pants du mou­ve­ment de « ne pas répondre aux insultes, ne pas ripos­ter contre les coups ». À suivre les expli­ca­tions des lea­ders étu­diants, il fal­lait qu’il per­sé­vère dans le paci­fisme, or « la règle car­di­nale de la paix, c’est le sacri­fice ». Si l’on suit une telle injonc­tion, le sacri­fice devient l’objectif ultime et n’est plus un moyen. Leur gand­hisme était si tenace que le 3 juin, lorsque le Parti ne se conten­ta plus d’« insul­ter » ou de « don­ner des coups » mais sor­tit les tanks, une grande par­tie des étu­diants s’opposaient encore aux tra­vailleurs et aux cita­dins qui vou­laient lut­ter contre le mas­sacre avec les armes — les armes dont ceux-ci s’étaient empa­rés avaient été brû­lées. Certains étu­diants tenaient même ardem­ment à pro­té­ger ces conduc­teurs de tanks qui avaient déjà fait tant de vic­times. Bien sûr, d’autres étu­diants, aux côtés des tra­vailleurs, prirent les armes et s’engagèrent dans une lutte à mort avec l’armée. Ainsi, dès le début du mas­sacre, le mou­ve­ment était sans le savoir divi­sé quant à la stra­té­gie de lutte à adop­ter. Certains res­tèrent cam­pés sur leur gand­hisme, d’autres l’abandonnèrent.

[Place Tian'anmen, le 1er juin 1989 | Peter Charlesworth | LightRocket]

Dès le 23 mai, nous [la rédac­tion de Sun Miu] avions publié un article dénon­çant ce gand­hisme comme une aber­ra­tion : il pou­vait certes sus­ci­ter la sym­pa­thie des gens mais condui­sait iné­luc­ta­ble­ment à la défaite. D’un côté nous avions la bru­ta­li­té nue de diri­geants armés jusqu’aux dents ; de l’autre, un peuple sans défense. Un peuple qui à la fois deman­dait au gou­ver­ne­ment de recu­ler et pro­cla­mait qu’il n’userait en aucun cas de la force, y com­pris comme auto­dé­fense : com­ment était-il pos­sible, dans ces condi­tions, qu’il l’emporte ? Comment pou­vait-on croire qu’il était pos­sible de faire recu­ler ain­si les diri­geants ? Les faits ont mon­tré non seule­ment que le peuple ne pou­vait pas triom­pher, qu’il était condam­né à la défaite, mais aus­si que sa défaite allait s’avérer pro­fon­dé­ment tragique.

Bien sûr, même si le mou­ve­ment avait très tôt adop­té la bonne stra­té­gie et s’é­tait pré­pa­ré à l’au­to­dé­fense armée, la défaite aurait peut-être été dif­fi­ci­le­ment évi­tée. Mais mieux vaut être défait en ayant com­bat­tu que sans avoir com­bat­tu du tout. Si la lutte armée ne conduit pas néces­sai­re­ment à la vic­toire, elle la rend néan­moins pos­sible, même à une échelle infime ; quant à la pos­ture paci­fiste, elle conduit fata­le­ment à la défaite. Ces deux alter­na­tives impliquent toutes deux de grands sacri­fices, mais le sacri­fice du paci­fiste est une mort vaine. Il est sans effet.

En réa­li­té, le 4 juin, à l’heure où le mas­sacre s’a­che­vait, même la Fédération étu­diante était sur le point d’abandonner le gand­hisme et d’appeler offi­ciel­le­ment au ren­ver­se­ment du gou­ver­ne­ment de Li Peng. Autrement dit le mou­ve­ment était en train d’emprunter expli­ci­te­ment une voie révo­lu­tion­naire — mais cette mue venait trop tard. Le ren­ver­se­ment du gou­vernent requé­rait une pré­pa­ra­tion de longue haleine, or c’est contre une telle pré­pa­ra­tion que l’action de la Fédération étu­diante s’était entiè­re­ment enga­gée durant tous ces mois ; ses illu­sions paci­fistes ont conduit le peuple à bais­ser sa garde, à para­ly­ser sa pen­sée. Quand le peuple se réveilla enfin et vou­lut ren­ver­ser le régime par les armes, il ne dis­po­sait ni des moyens maté­riels ni de la pré­pa­ra­tion men­tale néces­saires à la bataille.

*

Le mou­ve­ment popu­laire de 1989 a pro­vi­soi­re­ment échoué mais il a bri­sé toutes sortes d’illusions réfor­mistes : désor­mais, le peuple est déter­mi­né à deve­nir son propre maître. Tous ceux qui auront tra­ver­sé cette expé­rience conti­nue­ront cer­tai­ne­ment à lut­ter, tout en tâchant de sur­mon­ter les fai­blesses qui ont été les leurs au cours de ce mou­ve­ment. Chaque échec les ren­dra plus fort — la lutte continue. 


Traduit du chi­nois par la rédac­tion de Ballast |« 八九民運的成就和弱點 », Sun Miu 新苗社, n° 12 (1989), repu­blié et tra­duit en anglais par Lausan le 4 juin 2022.
Photographie de ban­nière : arri­vée des chars du régime sur l’a­ve­nue Changan, le 4 juin 1989 | Peter Charlesworth | LightRocket
Photographie de vignette : éva­cua­tion d’un mani­fes­tant bles­sé le 4 juin 1989 | Peter Charlesworth | LightRocket


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  1. Ce mou­ve­ment est né dans un contexte de contes­ta­tions pro­téi­formes. L’année 1988 voit s’a­jou­ter de mau­vaises récoltes agri­coles et la menace d’une hyper-infla­tion au pro­blème irré­so­lu de la cor­rup­tion des cadres du Parti. Des émeutes éclatent éga­le­ment au Tibet en mars, sui­vies de la pro­cla­ma­tion de la loi mar­tiale dans la région. S’agissant des étu­diants, on se pré­pare à célé­brer le cen­te­naire du grand mou­ve­ment du 4 mai 1919. C’est la mort de Hu Yaobang, figure réfor­miste du gou­ver­ne­ment, le 8 avril 1989, qui agit comme cata­ly­seur. Du 15 avril au 4 juin, le mou­ve­ment prend de l’am­pleur et la popu­la­tion s’al­lie aux étu­diants contes­ta­taires. Parmi ces der­niers, plu­sieurs mil­liers entament une grève de la faim le 13 mai ; des cen­taines d’entre eux seront hos­pi­ta­li­sés avant que le Parti ne déclare la loi mar­tiale et ne vide par la force la place Tian’anmen, dans la nuit du 3 au 4 juin [ndlr].[]
  2. En avril 1976, quelques mois avant la mort de Mao et la fin offi­cielle de la Révolution cultu­relle, de nom­breuses mani­fes­ta­tions ont lieu par­tout en Chine pour cri­ti­quer l’aile gauche du Parti, c’est-à-dire l’aile maoïste radi­cale. Ce mou­ve­ment, nul­le­ment révo­lu­tion­naire, a d’a­bord émer­gé comme un hom­mage au Premier ministre Zhou Enlai, décé­dé le 8 jan­vier, et à son pro­gramme des « Quatre moder­ni­sa­tions », que Deng Xiaoping met­tra en œuvre dans les années 1980 avec l’ou­ver­ture éco­no­mique du pays. Le mou­ve­ment a été répri­mé [ndlr].[]
  3. Deng Xiaoping, vic­time poli­tique de la Révolution cultu­relle maoïste, a opé­ré un retour en force à par­tir de 1978. Pendant une quin­zaine d’années, il bâti­ra une ligne dite « prag­ma­tique » et consti­tue­ra la tête de proue des réformes éco­no­miques que la Chine a connues, avec l’ouverture de Zones Économiques Spéciales et une décol­lec­ti­vi­sa­tion pro­gres­sive des moyens de pro­duc­tion. On lui doit le concept sau­gre­nu d’« éco­no­mie socia­liste de mar­ché » et l’érection d’une crois­sance à deux chiffres comme prin­cipe poli­tique car­di­nal. On lui doit aus­si la répres­sion du prin­temps de Pékin en décembre 1979 [ndlr].[]
  4. Un vent démo­cra­tique souffle sur la Chine des années 1977–1979 : en novembre 1978 com­mence le mou­ve­ment du « Mur de la démo­cra­tie », aus­si appe­lé « Printemps de Pékin », qui per­met­tra l’ex­pres­sion de mul­tiples points de vue, du mar­xisme anti­bu­reau­cra­tique jus­qu’au libé­ra­lisme ortho­doxe. Mais ce mou­ve­ment sera lui aus­si répri­mé sévè­re­ment, avec de mul­tiples arres­ta­tions ordon­nées dès mars 1979. Wei Jingsheng, dis­si­dent deve­nu célèbre, fut condam­né à quinze ans de pri­son en décembre 1979 pour avoir prô­né une « cin­quième moder­ni­sa­tion » : la démo­cra­tie [ndlr].[]
  5. Ce mou­ve­ment s’est ins­crit dans une période de bouillon­ne­ment intel­lec­tuel, appe­lé « cou­rant du Double Cent ». Des intel­lec­tuels de renom, comme Fang Lizhi ou Yan Jiaqi, ont mené des dis­cus­sions et des débats avec cer­tains des cadres les plus réfor­mistes de l’ap­pa­reil cen­tral. On évo­quait, dans des cercles uni­ver­si­taires ou lit­té­raires, les poli­tiques de per­es­troï­ka et de glas­nost ten­tées par Gorbatchev en URSS, ain­si que la fédé­ra­tion syn­di­cale polo­naise Solidarnosc, qui avait mené une lutte mas­sive en 1980. Dans ce contexte de dis­cus­sions ani­mées, les étu­diants ont mani­fes­té dans plu­sieurs villes de Chine, notam­ment à Hefei et à Shanghai [ndlr].[]
  6. Zhao Ziyang, Deng Xiaoping et Hu Yaobang ont été les trois figures réfor­ma­trices majeures des années 1980 en Chine, après la mise en retrait pro­gres­sive de la ligne radi­cale néo-maoïste. Zhao Ziyang était par­ti­san d’une réforme « ouverte », qui agi­rait non seule­ment au niveau éco­no­mique, mais aus­si au niveau poli­tique et admi­nis­tra­tif – toute pro­por­tion gar­dée, le rôle diri­geant du PCC n’étant pas sujet à débat. Zhao Ziyang a été Premier ministre de 1980 à 1987 puis Secrétaire géné­ral du Parti pen­dant deux ans, avant que les évé­ne­ments de la place Tian’anmen ne pré­ci­pitent sa chute [ndlr].[]
  7. Fondée le 21 avril et regrou­pant de nom­breuses uni­ver­si­tés péki­noises, cette coor­di­na­tion avait pour objec­tif de nouer un dia­logue avec le gou­ver­ne­ment et d’être recon­nue comme une orga­ni­sa­tion légi­time. Parmi ses diri­geants, on comp­tait notam­ment Wang Dan et Wu’er Kaixi (Örkesh Dölet de son nom ouï­ghour) [ndlr].[]
  8. Organisation fon­dée à la mi-avril 1989, après la mort de Hu Yaobang [ndlr].[]
  9. Le 26 avril 1989, le Quotidien du Peuple, organe de presse offi­ciel du Parti com­mu­niste chi­nois, publie un texte appe­lant le Parti et le peuple à s’u­nir contre le mou­ve­ment démo­cra­tique, et à s’op­po­ser au « chaos » poli­tique qu’il sème. Le retrait de cet édi­to­rial figu­re­ra par la suite dans la liste des douze reven­di­ca­tions avan­cées par les occu­pants de la place Tian’anmen, aux côtés d’exi­gences de liber­té d’ex­pres­sion, de réha­bi­li­ta­tion de Hu Yaobang ou, bien sûr, de démo­cra­ti­sa­tion [ndlr].[]
  10. Ce Comité se réunit régu­liè­re­ment, entre les dif­fé­rentes ses­sions plé­nières de l’Assemblée popu­laire natio­nale, pour déci­der des réformes du pays [ndlr].[]

REBONDS

☰ Lire les bonnes feuilles « Chine et pan­dé­mie : une conta­gion sociale », col­lec­tif Chuang, jan­vier 2023
☰ Lire notre article « Yan Bin : aux ori­gines du fémi­nisme chi­nois », Léa Buatois, octobre 2021

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