Article publié par la revue CTXT et traduit pour le site de Ballast
L’assassinat de la conseillère municipale Marielle Franco est le point culminant d’un processus d’institutionnalisation de la violence envers les communautés noires de l’État de Rio de Janeiro. Sous l’impulsion du président Michel Temer, arrivé au pouvoir en 2016 suite à l’éviction de Dilma Rousseff, les militaires ont pris en charge le contrôle de la sécurité publique de la ville. Dans un reportage paru dans les pages de la revue espagnole CTXT, que nous traduisons ici, la journaliste et correspondante au Brésil Agnese Marra revient sur les récents événements, mettant en lumière le quotidien d’une société soumise à la violence et au racisme systémique.
Marielle Franco, 38 ans, a été assassinée de quatre balles dans la tête dans la nuit du 14 mars. Elle était l’enfant de la Maré, a cria da Maré, comme elle aimait à se faire appeler, pour que tout le monde soit bien conscient qu’elle était née dans l’une des plus grandes favelas de Rio de Janeiro. Et pour que tout le monde sache qu’elle en était fière. Marielle Franco était aussi conseillère municipale, sociologue, défenseure des droits de l’homme, noire — et l’une des femmes les plus appréciées des populations des favelas, dans lesquelles le personnel politique ne s’aventure d’ordinaire qu’en période de campagne électorale. Sa voix résonnait particulièrement fort lorsqu’il s’agissait de dénoncer le racisme et la violence policière subis par les communautés noires de Rio. La veille de son assassinat, elle écrivait sur Twitter : « Combien de personnes en plus doivent mourir pour que s’achève cette guerre ? », faisant référence à l’augmentation des exécutions sommaires dans des zones comme Acarí, où les militaires ne laissent pas de répit aux populations locales depuis qu’ils ont pris en main le contrôle de la sécurité publique de la ville. « Il faut qu’ils arrêtent de tuer des jeunes Noirs », disait-elle encore dans un autre message, publié 72 heures avant sa mort.
« – Pourquoi ils vous arrêteraient ? – Parce que je vis dans la favela. Ici, nous sommes tous suspects. »
Marielle Franco donnait une voix à des personnes telles qu’Evarildo dos Santos : cet ouvrier de 52 ans à la peau sombre reconnaît regarder plusieurs fois son téléphone quand il sort du travail ou arrive chez lui. Si sa femme lui envoie un message d’alerte, il suit alors scrupuleusement un protocole établi. Il descend du bus un arrêt avant le sien, prend une gorgée d’air, vérifie que sa chemise est bien rentrée dans son pantalon, se lisse les sourcils comme s’il pouvait effacer la fatigue de la journée et fait un signe de croix. « PM [Police militaire] dans le quartier », indique le SMS. Evarildo marche lentement, la tête basse, et espère ne pas être arrêté. « – Pourquoi ils vous arrêteraient ? – Parce que je vis dans la favela. Ici, nous sommes tous suspects. » Comme Evarildo, Cleide Lima, 32 ans, vit dans le quartier de la Maré. Elle a quatre fils et s’inquiète constamment pour eux. Pour ceux de 15 et 13 ans en particulier, « parce qu’ils sont les cibles typiques des tirs des militaires, qui pensent que n’importe quel gamin est un trafiquant », dit cette femme au foyer qui ne trouve plus le sommeil depuis que le président Temer a annoncé la prise de contrôle par l’armée de la sécurité publique de l’État de Rio de Janeiro. Cette mesure a sans cesse été dénoncée par la conseillère municipale de la Maré depuis le 16 février dernier. C’est cette décision qui, d’après le témoignage du juge André Bezerra, a « indirectement tué Marielle ».
Renata Trajano, 38 ans, ne plaisante pas quand elle dit avoir un « master en relation avec les militaires ». Elle habite depuis 20 ans dans le Complexo do Alemão, le Quartier de l’Allemand, l’une des favelas les plus violentes de la ville — la vue qu’elle en a depuis la terrasse de son logement en fait l’un des lieux les plus convoités des militaires. « Ils entrent et détruisent tout, cassent les meubles, prennent l’argent quand il y en a, effraient ma famille, ils sont tous pareils », témoigne cette médiatrice sociale. Quand, il y a un mois, Michel Temer a annoncé le décret d’intervention militaire « parce que le crime organisé s’est converti en une métastase dans l’État », Trajano a pris cette mesure exceptionnelle, jamais vue depuis les temps de la dictature, comme une formalité de plus. De la même façon qu’il le fait chaque été lorsque le gouvernement annonce la campagne contre la dengue, Trajano a diffusé son propre message pour avertir les voisins de l’arrivée des militaires. Ses conseils, publiés sur les réseaux sociaux, sont les suivants : « En cas d’intervention militaire, n’oubliez pas de vous munir de documents d’identité en règle, de votre carte de sécurité sociale et de votre confirmation de résidence pour être en mesure de les montrer immédiatement aux soldats lors des contrôles. »
Ses conseils furent prémonitoires. Le jour suivant, la une de tous les journaux relatait non seulement comment les militaires arrêtaient les habitants des favelas pour contrôler leurs papiers, mais encore comment ils les photographiaient avec leurs téléphones personnels sans mandat ni autorisation aucune : « Je trouve assez curieux que tout le monde s’offusque de cette situation. Nous sommes depuis toujours considérés comme des citoyens de seconde zone, nous n’avons pas le droit de nous déplacer librement, nous sommes contrôlés pour le simple fait de vivre dans une favela, nos enfants n’ont pas droit à une éducation digne ce nom parce que les écoles sont toujours fermées. L’État n’arrive dans nos quartiers que sous la forme d’un fusil. » Cette même semaine, la médaillée olympique Rafaela Silva dénonçait un autre cas de discrimination. Alors que la judoka quittait l’aéroport en taxi, une voiture de police s’est arrêtée à sa hauteur et a immobilisé le véhicule. Les policiers, l’arme au poing, firent alors descendre la sportive et le chauffeur, avant que celui-ci ne fasse remarquer que sa passagère était « celle des Jeux olympiques » ; ce à quoi on lui répondit : « Ah, d’accord, je pensais que vous l’aviez prise dans une favela. » Silva a rapidement dénoncé le traitement reçu su Twitter : « Combien de temps allons-nous encore supporter tant de discrimination envers les populations des favelas ? »
Racisme institutionalisé
« Combien de temps allons-nous encore supporter tant de discrimination envers les populations des favelas ? »
Un million et demi de personnes vivent dans les favelas de Rio de Janeiro, chiffre qui pourrait doubler du fait du grand nombre d’habitants non-déclarés. Si les violences entre trafiquants et forces de l’ordre varient dans les 800 communautés de la ville, l’équation suivante se vérifie dans chacune d’entre elles : personne de couleur et favela = voleur et narcotrafiquant. Un paradoxe quand la plupart des soldats et policiers qui patrouillent dans ces quartiers y vivent souvent eux-mêmes. Les contrôles et les photographies réalisés par les militaires des habitants de Vila Kennedy et de Vila Aliança ont poussé l’ONG Global Justice à présenter aux Nations Unies et à l’Organisation des États américains un rapport exigeant un suivi des interventions militaires de Rio. « La ville vit dans une situation d’état d’exception où l’institutionnalisation du racisme est évidente, parce qu’ils [les militaires] ne s’en prennent qu’aux populations noires des favelas. Il n’y a aucun contrôle à Copacabana », selon un communiqué de cette ONG. Dans la même veine, la chercheuse et ancienne directrice des Institutions pénitentiaires de Rio de Janeiro, Julia Lemgruber, dénonce le caractère absurde de la situation : « Il est honteux de lutter si violemment contre le trafic de drogue dans les quartiers pauvres pendant que la cocaïne est livrée à domicile dans les quartiers riches sans que personne ne lève le petit doigt. »
L’ancien secrétaire d’État aux droits de l’homme, Paulo Sergio Pinheiro, avance que les événements qui se déroulent à Rio lui rappellent « l’apartheid sud-africain, pendant lequel les personnes de couleur se conseillaient mutuellement sur les stratégies à adopter pour éviter d’être arrêtées et assassinées ». Pinheiro fait ici référence à une vidéo dans laquelle trois jeunes de couleur donnent des indications à leurs voisins sur les attitudes à adopter pendant l’intervention militaire : « N’emmenez pas de long parapluie, qui pourrait être confondu avec une arme et déclencher les tirs des soldats. Si vous portez un objet de valeur, prenez avec vous son ticket de caisse pour qu’ils ne pensent pas que vous l’avez volé. S’ils vous arrêtent en voiture, demandez l’autorisation aux soldats avant d’ouvrir la boîte à gants et sortir vos papiers, ou ils pourraient penser que vous allez sortir une arme. Ne sortez pas de chez vous à des heures tardives. Et si vous êtes femme, homo ou transexuel, ne sortez pas seul et soyez toujours accompagnés ».
Les données statistiques justifient ces mises en garde. Selon l’Institut de la Sécurité publique du Brésil (IPEA), 85 % des victimes assassinées par la police de Rio présentent un profil similaire : jeunes entre 18 et 29 ans, de couleur et peu scolarisés. L’année dernière, l’Institut de recherche économique appliquée du Brésil (IREA) avançait que les jeunes de couleur ont 23 % de possibilité de plus d’être tués que les autres personnes de leur âge. « Il y a au Brésil une sorte de permis de tuer, pour autant cela se passe dans les zones périphériques comme les favelas », reconnaît Daniel Cerquita, d’IPEA.
L’opacité des militaires
Cela fait un mois que les militaires ont pris le contrôle des rues de Rio et que le général Walter Souza Braga Netto, contrôleur général de la sécurité publique de la ville, maintient une stricte politique d’opacité : absence de dialogue avec la population, les médias, et avec ses propres subalternes. Il s’est jusqu’à présent contenté de promettre qu’il n’y aurait pas d’occupation permanente de la Maré comme en 2014 et 2015, période pendant laquelle les arrestations et assassinats de civils étaient montés en flèche. « Nous réaliserons des opérations ponctuelles, c’est la seule chose que je peux garantir », a-t-il dit dans l’unique conférence de presse réalisée jusqu’à présent, il y a trois semaines. Il n’a pas non plus confirmé si les mandats de recherche et de détention collective annoncés dans un premier temps par Raul Jungmann, membre du Parti populaire socialiste, ancien ministre de la Défense et aujourd’hui de la sécurité publique, seront effectivement appliqués. Cette mesure rendrait superflue la nécessité d’un mandat spécifique indiquant les nom et prénom de la personne à contrôler, et autoriserait les forces de l’ordre à pénétrer dans l’ensemble des logements d’une zone définie. « L’urbanisme des favelas permet aux trafiquants de passer facilement d’une maison à une autre », justifie Jungmann. Ni le président brésilien, Michel Temer, ni le général Netto n’ont par ailleurs mentionné l’idée suggérée par l’armée d’autoriser à tirer sur toute personne portant une arme et de cette façon éviter la réglementation obligeant les forces de l’ordre à tirer un coup de semonce. Le général a par contre reconnu ne pas être en mesure de garantir qu’un « civil ne puisse être atteint par une balle au milieu d’une opération, car il y a toujours des dommages collatéraux ». Cette phrase est prononcée dans un État dans lequel un civil est tué par une balle perdue toutes les 7 minutes, et dans un pays qui occupe le premier rang en Amérique latine des décès dus à cette cause. Le 12 mars dernier, Matheus Melo est mort ainsi, alors qu’il sortait d’une église du district d’Acarí.
« Si [les militaires] refusent de se soumettre [à la justice publique], c’est soit parce qu’ils n’ont pas confiance dans le système de justice, soit parce qu’ils cherchent à s’en protéger. »
À l’heure actuelle, la demande de « garanties juridiques » du général Eduardo Villas Bôas, commandant en chef de l’armée, afin que les soldats ne puissent sous aucun prétexte être jugés par la justice ordinaire et exclusivement par un tribunal militaire, n’a pas été appliquée, sans pour autant être formellement écartée. Ignacio Cano, coordinateur du Laboratoire d’Analyse de la Violence de l’Université d’État de Rio de Janeiro (UERJ), souligne l’incohérence de la proposition du général : « Si les militaires prennent en charge la sécurité publique, ils doivent également être soumis à la justice publique. S’ils refusent de s’y soumettre, c’est soit parce qu’ils n’ont pas confiance dans le système de justice, soit parce qu’ils cherchent à s’en protéger face à la possibilité de nombreux homicides susceptibles d’être contraires à la loi ».
Une mesure électoraliste
Selon plusieurs spécialistes, l’intervention militaire décrétée par Temer serait une mesure électoraliste visant à satisfaire une tranche de la population pour laquelle la sécurité est la principale préoccupation en vue des élections présidentielles d’octobre prochain. Rio de Janeiro n’apparaît pourtant qu’à la dixième place des États les plus violents du Brésil, alors que la cote de popularité du gouvernement de Temer se limite à 6 % et que les enquêtes indiquent une demande de fermeté de la part de la population brésilienne. « Le pouvoir exécutif croule sous les scandales de corruption et joue sur les peurs d’une société prête à accepter l’intervention de n’importe quel type d’armée pour se sentir en sécurité », affirme le professeur Ignacio Cano de l’UERJ. Pour ce sociologue, les mesures les plus à même d’améliorer la sécurité devraient se focaliser sur le développement d’équipes de recherche contre le crime organisé et sur la récupération des ressources supprimées dans ce domaine. « Davantage que d’envoyer des chars et des militaires, il serait nécessaire de pourvoir au paiement des heures supplémentaires de la police, de garantir un approvisionnement en carburant suffisant pour que leurs voitures puissent circuler et des conditions de travail dignes de ce nom pour des forces de l’ordre qui risquent leur vie et sont laissées à l’abandon par l’État », déclare-t-il en référence à la crise économique affectant depuis deux ans Rio de Janeiro et dont l’impact sur les services publics est désastreux.
Dans les favelas, les leaders communautaires se divisent autour de la question de l’intervention militaire. Certains revendiquent sa suppression pure et simple, alors que d’autres sont partisans d’un dialogue avec le général Netto pour éviter davantage d’exécutions arbitraires. De son côté, l’armée n’est pas disposée au dialogue. Les militaires sont soutenus par 65 % de la population, selon le dernier sondage de Data Folha, et sont assurés du soutien d’un gouvernement qui compte sur leur présence pour gagner quelques voix lors des prochaines élections. Les habitants des favelas peuvent compter sur la protection des organisations de défense des droits de l’homme, qui contrôlent étroitement chaque opération militaire. Aujourd’hui, comme tous les jours, Evarildo dos Santos descendra du bus un arrêt avant le sien, prendra une gorgée d’air, vérifiera que sa chemise est bien rentrée dans son pantalon, se lissera les sourcils comme s’il pouvait effacer la fatigue de la journée, et fera un signe de croix. Cleide ne trouvera pas le sommeil et ses enfants n’iront pas à l’école. Et le 15 mars, des centaines de cariocas [habitants de Rio de Janeiro, ndlr] descendront dans la rue afin de manifester contre l’assassinat de Marielle Franco, a cria da Maré, dont la voix s’est éteinte pour toujours.
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