Relire l’histoire de l’IRA [2/2]


Traduction d’un entretien de Rebel pour Ballast | Série « Résistances irlandaises »

Deuxième et der­nier volet de notre tra­duc­tion d’un entre­tien avec l’historien Daniel Finn sur la lutte indé­pen­dan­tiste irlan­daise.


[lire la pre­mière partie]


La période la plus à gauche des Provisionals est peut-être celle de l’as­cen­sion de Gerry Adams et de l’é­vic­tion de l’en­tou­rage de Ruairí Ó Brádaigh. C’était une période où le Sinn Féin par­lait de socia­lisme et de la néces­si­té de défier le capi­ta­lisme. Certains tra­di­tio­na­listes ont affir­mé que ce virage à gauche n’é­tait qu’une cou­ver­ture arti­fi­cielle pour un bas­cu­le­ment à droite, le Sinn Féin entrant dans la poli­tique élec­to­rale et aban­don­nant cer­tains piliers du répu­bli­ca­nisme tra­di­tion­nel — comme l’abs­ten­tion­nisme. Mais il ne fait aucun doute que des membres du par­ti étaient sin­cè­re­ment enga­gés dans une cer­taine ver­sion du socia­lisme. Quel est votre point de vue sur ces développements ?

Il y a pro­ba­ble­ment une part de véri­té dans l’i­dée que Gerry Adams et ses alliés uti­li­saient la rhé­to­rique de la gauche dure comme un bâton avec lequel ils pou­vaient battre la vieille garde. Mais ça ne signi­fie pas néces­sai­re­ment que ce n’é­tait que de la rhé­to­rique. Adams a don­né une inter­view célèbre à la fin des années 1970, sou­vent citée par les his­to­riens, dans laquelle il décla­rait que le Sinn Féin n’é­tait pas une orga­ni­sa­tion mar­xiste et que per­sonne dans le mou­ve­ment n’é­tait influen­cé par le mar­xisme. La pre­mière par­tie était clai­re­ment vraie : quoi que cela signi­fie d’être un par­ti mar­xiste, il aurait fal­lu s’ap­pe­ler ain­si et les Provos ne l’ont jamais fait. Dans la deuxième par­tie de la décla­ra­tion, tou­te­fois, Adams trom­pait son monde, comme Richard Behal l’a obser­vé peu après. Il suf­fi­sait de regar­der les biblio­gra­phies qu’il incluait avec ses propres tra­vaux publiés, de son pre­mier pam­phlet écrit à Long Kesh à son livre The Politics of Irish Freedom : Adams lui-même avait clai­re­ment été influen­cé par les auteurs mar­xistes irlan­dais, de Connolly et Desmond Greaves à Michael Farrell et Eamonn McCann.

Il serait plus exact de dire que les Provos avaient une rela­tion pure­ment ins­tru­men­tale avec le mar­xisme : ils s’in­té­res­saient au mar­xisme dans la mesure où le mar­xisme s’in­té­res­sait à l’Irlande. Et il était tou­jours fil­tré par leur propre ver­sion de la « théo­rie des étapes » : la ques­tion natio­nale vient tou­jours en pre­mier, ensuite seule­ment vous pou­vez par­ler de chan­ge­ment social ou de révo­lu­tion sociale. Adams a plus tard jus­ti­fié ça en se réfé­rant à James Connolly — en fait, c’est une inter­pré­ta­tion très par­ti­cu­lière de Connolly par Desmond Greaves que Adams a réuti­li­sée. Je ne veux pas sug­gé­rer qu’Adams a adop­té une pers­pec­tive « par étapes » à cause de Greaves. Je pense que Greaves a contri­bué à four­nir de la matière his­to­rique ou théo­rique à un point de vue qu’Adams aurait de toute façon défen­du. Ces débats ont pu paraître assez abs­traits et sco­laires à beau­coup de gens, mais ils se sont aus­si foca­li­sés de manière très nette sur la ques­tion de l’a­vor­te­ment. Pendant l’Ard Fheis [confé­rence annuelle du par­ti, ndlr] de 1985 et alors que la direc­tion du Sinn Féin était pré­oc­cu­pée par d’autres ques­tions, les délé­gués ont voté pour adop­ter une poli­tique pro-choix. Immédiatement, les natio­na­listes conser­va­teurs des deux côtés de la fron­tière ont com­men­cé à atta­quer le Sinn Féin en le trai­tant de tueur de bébés. C’était une posi­tion avant-gar­diste pour l’Irlande de l’é­poque. Adams a vu ça comme un désa­van­tage, et a donc pré­sen­té un argu­ment très clair : nous ne pou­vons pas adop­ter des posi­tions qui vont réduire notre base de sou­tiens poten­tiels — pas tant que nous n’au­rons pas une Irlande unie. Évidemment, ça a eu des impli­ca­tions pour d’autres ques­tions que l’a­vor­te­ment. Pour les diri­geants pro­vos, la nation pas­sait avant la classe sociale ou le sexe ; c’est tou­jours le cas.

Les Provisionals ont mis fin à la lutte armée dans les années 1990. Un récit a émer­gé par­mi cer­tains répu­bli­cains, selon lequel ce serait le résul­tat d’une machi­na­tion de per­sonnes comme Adams au sein de la direc­tion. Mais n’est-il pas vrai que, dans les années 1990, la lutte armée avait atteint son but, que la pour­suite d’une guerre deve­nait plus dif­fi­cile ? Comment expli­quez-vous le ces­sez-le-feu après vingt-cinq ans d’ac­tion armée ?

« Les Provos avaient une rela­tion ins­tru­men­tale avec le mar­xisme : ils s’in­té­res­saient au mar­xisme dans la mesure où le mar­xisme s’in­té­res­sait à l’Irlande. »

Pour expli­quer le chan­ge­ment de stra­té­gie des répu­bli­cains à par­tir de la fin des années 1980, il n’est pas néces­saire de recou­rir à des accu­sa­tions de tra­hi­son ou de mani­pu­la­tion par des agents du gou­ver­ne­ment, comme les groupes « dis­si­dents » ou tra­di­tio­na­listes ont sou­vent ten­dance à le faire. Il suf­fit d’exa­mi­ner cer­taines des réa­li­tés poli­tiques et mili­taires fon­da­men­tales aux­quelles sont confron­tés les Provisionals. Sur le plan poli­tique, l’as­cen­sion élec­to­rale du Sinn Féin s’est arrê­tée net. En 1989 au plus tard, il était clair qu’il n’al­lait pas dépas­ser le SDLP en tant que par­ti natio­na­liste domi­nant, tant que la cam­pagne de l’IRA bat­tait son plein. Il n’al­lait pas non plus faire de per­cée signi­fi­ca­tive dans le Sud : Adams et ses cama­rades espé­raient que l’a­ban­don de la poli­tique d’abs­ten­tion à Leinster House1 leur ouvri­rait la voie pour gagner des sièges, mais la lutte armée était le véri­table obs­tacle au suc­cès élec­to­ral dans les cir­cons­crip­tions du Sud.

Dans le même temps, la cam­pagne de l’IRA elle-même avait un ren­de­ment décrois­sant. L’« ulste­ri­sa­tion2 » garan­tis­sait que la majo­ri­té des pertes des forces de sécu­ri­té avaient lieu désor­mais par­mi les membres de la RUC et de l’UDR3, et non de l’ar­mée bri­tan­nique. Ça signi­fiait qu’il n’y aurait pas de répé­ti­tion de ce qui s’é­tait pas­sé au Vietnam, où les familles des sol­dats amé­ri­cains n’a­vaient aucune idée de la rai­son pour laquelle leurs fils mou­raient à l’autre bout du monde, dans un pays loin­tain, et sou­hai­taient sim­ple­ment que le conflit prenne fin le plus rapi­de­ment pos­sible. Les pro­tes­tants d’Irlande du Nord dont les proches avaient été tués par l’IRA n’ont jamais deman­dé au gou­ver­ne­ment bri­tan­nique de reti­rer ses troupes : de fait, ça n’a fait que ren­for­cer leur déter­mi­na­tion à résister.

On parle beau­coup de l’i­dée d’une stra­té­gie type « offen­sive du Têt » qui aurait pu être mise en œuvre par l’IRA à la fin des années 1980, en uti­li­sant les armes reçues de Libye. Aucun docu­ment de l’IRA énon­çant expli­ci­te­ment cette stra­té­gie n’a jamais été dévoi­lé : nous ne pou­vons donc nous fier qu’à des inter­views offi­cieuses de membres de l’IRA décri­vant ce que ça aurait impli­qué : un chan­ge­ment sou­dain de tac­tique, avec des uni­tés de l’IRA livrant des batailles ran­gées, visant à créer des « zones libé­rées » le long de la fron­tière dans le sud de l’Armagh, le Fermanagh et le Tyrone. Qu’il y ait eu ou non une pos­si­bi­li­té sérieuse que l’IRA mette ce plan à exé­cu­tion, une chose doit être claire : ça aurait été un échec. L’IRA n’a­vait tout sim­ple­ment pas les effec­tifs ni le sou­tien poli­tique néces­saires pour le faire fonc­tion­ner. Il y aurait peut-être eu quelques semaines de chaos mais l’ar­mée bri­tan­nique les aurait pro­gres­si­ve­ment fait recu­ler, et l’is­sue finale aurait presque cer­tai­ne­ment été une défaite pure et simple. En tout état de cause, il n’y a pas eu d’« offen­sive du Têt » à l’é­poque. Il y a eu une esca­lade plus limi­tée de la cam­pagne de l’IRA qui était encore com­pa­tible avec la stra­té­gie de la guerre longue, ce qui a entraî­né un niveau plus éle­vé de pertes au sein des forces de sécu­ri­té pen­dant un cer­tain temps, mais l’IRA n’a pas pu main­te­nir cette situa­tion au début des années 1990. Les atten­tats éclairs dans les villes bri­tan­niques a cau­sé de nom­breux dom­mages éco­no­miques, notam­ment dans le centre finan­cier de Londres. Cependant, ça n’a pas suf­fi à obte­nir la « décla­ra­tion d’in­ten­tion de retrait » que les Provos recher­chaient depuis le début, et il y avait tou­jours le risque qu’une bombe de gros calibre explose au mau­vais moment et tue des dizaines de civils.

Si vous met­tez tout ça ensemble — une cam­pagne de l’IRA qui ne pou­vait pas gagner, alors qu’elle frei­nait éga­le­ment la crois­sance poli­tique du Sinn Féin —, il n’est guère sur­pre­nant que les diri­geants autour d’Adams aient com­men­cé à réflé­chir à des alter­na­tives. Ce n’est pas qu’ils aient été lâches, ou per­fides, ou dupés par des agents bri­tan­niques. Jim Gibney en a expo­sé très fran­che­ment la logique dans un dis­cours pro­non­cé en 1989 à l’oc­ca­sion de l’an­ni­ver­saire des mani­fes­ta­tions pour les droits civiques. Il a décla­ré qu’il ne pen­sait pas que la phi­lo­so­phie qui s’é­tait déve­lop­pée à par­tir de la lutte au cours des vingt années pré­cé­dentes avait la capa­ci­té de moti­ver les gens plus long­temps, et il a aver­ti que les Provos cou­raient le risque d’être vain­cus. Danny Morrison a été tout aus­si franc dans un article non publié qu’il a écrit pour An Phoblacht après les élec­tions géné­rales bri­tan­niques de 1992. Il n’est pas vrai­ment néces­saire de spé­cu­ler sur ce qu’ils pen­saient à l’é­poque : tout est là, noir sur blanc. Vous n’êtes pas obli­gé d’être d’ac­cord avec eux, bien sûr, mais il n’est pas néces­saire d’in­vo­quer une sorte d’in­fâme ordre du jour caché.

Les années 1990 ont éga­le­ment mar­qué un virage à droite dans le dis­cours du mou­ve­ment. Le socia­lisme n’est plus men­tion­né : il est rem­pla­cé par la néces­si­té d’un front pan-natio­na­liste, incluant des élé­ments du SDLP, du Fianna Fáil [Parti répu­bli­cain, ndlr] et des conser­va­teurs d’Amérique irlan­daise, codi­fié dans le tris­te­ment célèbre docu­ment TUAS4. Pouvez-vous nous dire pour­quoi ce chan­ge­ment s’est pro­duit, mais aus­si pour­quoi un tel front pan-natio­na­liste ne s’est jamais matérialisé ?

« Il n’est pas vrai­ment néces­saire de spé­cu­ler sur ce qu’ils pen­saient à l’é­poque : tout est là, noir sur blanc. »

L’idée de l’u­ni­té pan-natio­na­liste a connu quelques muta­tions inté­res­santes. En 1993, John Taylor a été cri­ti­qué pour avoir uti­li­sé le terme « front pan-natio­na­liste » en réfé­rence aux pour­par­lers Hume-Adams, parce que l’UDA uti­li­sait le même terme pour jus­ti­fier les attaques contre les membres du SDLP, et par exten­sion contre l’en­semble de la com­mu­nau­té natio­na­liste. Taylor a répon­du en disant qu’il ne fai­sait qu’emprunter le terme à Gerry Adams. En fait, lorsque Adams a com­men­cé à par­ler de pan-natio­na­lisme au milieu des années 1980, il avait quelque chose de très dif­fé­rent à l’es­prit. À l’é­poque, Adams a pro­non­cé un dis­cours dans lequel il a évo­qué l’ex­pé­rience des luttes pour l’in­dé­pen­dance natio­nale dans le monde. Il a dit qu’il y avait des pays où les élé­ments conser­va­teurs de la classe moyenne étaient res­tés aux com­mandes (l’Irlande pen­dant la guerre d’in­dé­pen­dance, Chypre, le Kenya) et des pays où des élé­ments plus radi­caux étaient pas­sés au pre­mier plan (Cuba, le Nicaragua, l’Angola, le Mozambique). Il avait pro­ba­ble­ment quelque chose de com­pa­rable en tête lors­qu’il a par­lé pour la pre­mière fois de tendre la main au SDLP, à savoir que le Sinn Féin imi­te­rait les révo­lu­tion­naires du second groupe et lais­se­rait ses « par­te­naires » der­rière lui au cours de la lutte. Bien sûr, ça ne s’est jamais pro­duit et ça n’a jamais sem­blé devoir se pro­duire. À Cuba et au Nicaragua, le Mouvement du 26 juillet de Castro et les Sandinistes ont pris le pou­voir grâce à une insur­rec­tion qui a bri­sé l’an­cienne machine d’État et son armée. Lorsque Castro s’est heur­té à Manuel Urrutia, le libé­ral qui a été le pre­mier pré­sident post-révo­lu­tion­naire de Cuba, il a été très facile de le mettre sur la touche ; de même, les san­di­nistes n’ont eu aucun mal à mar­gi­na­li­ser les par­tis bour­geois qui vou­laient frei­ner le chan­ge­ment social après 1979.

L’équilibre des forces était com­plè­te­ment dif­fé­rent en Irlande. Des deux côtés de la fron­tière, les États exis­tants res­taient fer­me­ment maîtres de leurs ter­ri­toires res­pec­tifs. Les Provos eux-mêmes étaient une force mino­ri­taire dans le Nord et une force tota­le­ment mar­gi­nale dans le Sud. Toute forme d’« uni­té pan-natio­na­liste » avec le SDLP et Fianna Fáil impli­quait que les Provos se rap­prochent de leurs posi­tions, et non l’in­verse. Vous pou­vez le consta­ter en lisant toutes les dif­fé­rentes ver­sions du docu­ment Hume-Adams, qui est fina­le­ment deve­nu l’« Initiative de paix irlan­daise » et a ensuite ali­men­té la décla­ra­tion de Downing Street de 1993. En d’autres termes, John Taylor a été mal­hon­nête dans son uti­li­sa­tion du terme « front pan-natio­na­liste » : à ce stade, tout le monde pou­vait voir que ce serait selon les termes éta­blis par John Hume, et par exten­sion Albert Reynolds et Martin Mansergh.

D’autre part, une fois que le pan-natio­na­lisme a débou­ché sur l’ac­cord du Vendredi saint, ce n’é­tait qu’une ques­tion de temps avant qu’il ne tombe en panne. On peut en avoir un avant-goût dans le dis­cours pro­non­cé par Adams lors d’une confé­rence pri­vée du Sinn Féin vers la fin de 1996, après la rup­ture du pre­mier ces­sez-le-feu. Le texte de son dis­cours a rapi­de­ment fait l’ob­jet d’une fuite, et les com­men­taires où il ten­tait de s’at­tri­buer tout le mérite de ce qui s’é­tait pas­sé à Drumcree cette année-là pour le Sinn Féin (ou tout le blâme, comme l’au­raient vu les unio­nistes) ont fait beau­coup de bruit. Mais l’en­semble du dis­cours est un docu­ment vrai­ment inté­res­sant. Adams déclare sans ambages qu’il serait bien mieux que le Sinn Féin n’ait pas à tra­vailler avec le SDLP ou le gou­ver­ne­ment irlan­dais et qu’il puisse suivre son propre che­min — il était trop tôt pour ça, car le par­ti n’a­vait pas la force poli­tique néces­saire. Après 1998, sa prin­ci­pale prio­ri­té a été de faire du Sinn Féin une force élec­to­rale, ce qui s’est pro­duit assez rapi­de­ment dans le Nord, dépas­sant le SDLP en 2001, et beau­coup plus pro­gres­si­ve­ment dans le Sud. Pour le Fianna Fáil et le SDLP, ça a per­tur­bé le cal­cul ini­tial du pan-natio­na­lisme : ils vou­laient trai­ter avec le Sinn Féin comme un par­te­naire junior, et non comme l’ac­teur domi­nant de l’alliance.

Il est évident que les ces­sez-le-feu, ain­si que le déman­tè­le­ment puis l’ap­pro­ba­tion du PSNI [le Police Service of Northern Ireland qui rem­place le ser­vice de police pré­cé­dent en 2001, ndlr] qui ont sui­vi, ont exer­cé une pres­sion énorme sur la direc­tion du Sinn Féin. Cependant, dans l’en­semble, ceux qui ont fait scis­sion n’ont pas été en mesure de contes­ter l’hé­gé­mo­nie du Sinn Féin ou de relan­cer la lutte armée à une échelle proche du peuple. Comment pen­sez-vous que ceux qui entourent Adams ont pu main­te­nir la majo­ri­té du mouvement ?

Il y a au moins trois groupes d’é­lec­teurs dont il faut par­ler ici : les membres de l’IRA, la base répu­bli­caine au sens large, où les mili­tants du Sinn Féin se trans­forment en par­ti­sans ou sym­pa­thi­sants du mou­ve­ment, et la com­mu­nau­té natio­na­liste dans son ensemble, en par­ti­cu­lier ceux qui votaient déjà pour le Sinn Féin avant l’ac­cord du Vendredi saint. En ce qui concerne les membres de l’IRA, je pense qu’Anthony McIntyre a fait un com­men­taire très inté­res­sant sur le rôle de Brian Keenan après la mort de ce der­nier. Il a dit que de nom­breux membres de l’IRA avaient très tôt trans­fé­ré leur loyau­té de Gerry Adams à Martin McGuinness parce qu’ils consi­dé­raient qu’Adams était trop poli­ti­cien ; puis, lorsque McGuinness a sui­vi la même voie, ils se sont tour­nés vers Gerry Kelly. Enfin, lorsque Kelly a per­du son image de mili­ta­riste pur et dur et est deve­nu membre de l’é­quipe diri­geante publique du Sinn Féin, c’est vers Keenan qu’ils se sont tour­nés pour être ras­su­rés. Le fait d’a­voir Keenan à bord pour cer­taines des déci­sions impor­tantes prises après 1998 a été vital pour mini­mi­ser le nombre de défections.

« Les divers groupes dis­si­dents qui ont vu le jour autour de 1997 n’ont jamais atteint une quel­conque masse critique. »

Mais ça sou­lève une ques­tion : si les membres de l’IRA ont suc­ces­si­ve­ment trans­fé­ré leur loyau­té d’Adams à McGuiness, de McGuinness à Kelly, et de Kelly à Keenan, sans quit­ter com­plè­te­ment le mou­ve­ment, cela ne sug­gère-t-il pas qu’ils cher­chaient une bonne rai­son de res­ter à bord autant que pos­sible ? Étaient-ils vrai­ment dupes de la direc­tion prise par Adams, ou étaient-ils prêts à don­ner une chance à cette nou­velle stra­té­gie parce qu’ils pen­saient que l’al­ter­na­tive — pour­suivre la cam­pagne de l’IRA — ris­quait d’être une impasse ? Ça ne veut pas dire que per­sé­vé­rer, dans l’es­poir d’ob­te­nir une sorte de vic­toire mili­taire qui s’é­tait révé­lée insai­sis­sable depuis le début des années 1970, était la seule alter­na­tive pos­sible. De nom­breuses per­sonnes scep­tiques quant à la stra­té­gie de paix d’Adams ont décla­ré qu’elles sou­te­naient la paix mais pas le pro­ces­sus. Mais pour des groupes comme le Sinn Féin répu­bli­cain et les 32 CSM, c’é­tait la prin­ci­pale pro­po­si­tion qu’ils avaient à offrir. Les divers groupes dis­si­dents qui ont vu le jour autour de 1997 n’ont jamais atteint une quel­conque masse cri­tique. Les choses auraient peut-être été dif­fé­rentes s’ils avaient com­pris la néces­si­té de ne pas mettre la char­rue avant les bœufs — orga­ni­ser les gens poli­ti­que­ment autour de votre pro­gramme avant d’es­sayer de les per­sua­der que la lutte armée est le meilleur moyen de le faire avan­cer. Mais même si les répu­bli­cains tra­di­tio­na­listes avaient fait cet effort, il est peu pro­bable qu’ils seraient allés très loin. Les masses dépas­sant la base répu­bli­caine et la com­mu­nau­té natio­na­liste dans son ensemble ne sem­blaient pas très inté­res­sées par l’é­cole de pen­sée pro­mou­vant « un sou­lè­ve­ment de plus ».

C’est le mau­vais côté de l’é­qua­tion. Du côté posi­tif, le Sinn Féin et la direc­tion d’Adams ont été en mesure de pré­ser­ver un sen­ti­ment d’é­lan vers l’a­vant, ce qui s’est avé­ré très impor­tant — non sans quelques accrocs en cours de route. De 1998 jus­qu’au milieu des années 2000, il sem­blait que le Sinn Féin fai­sait de grandes avan­cées sur le front élec­to­ral, en par­ti­cu­lier dans le Nord, mais aus­si avec quelques gains réels dans le Sud. Puis il s’est heur­té à une sorte de mur : le déman­tè­le­ment de l’IRA est inter­ve­nu à un moment inop­por­tun, après le bra­quage de la Northern Bank5 et le meurtre de Robert McCartney6, et le Sinn Féin a enre­gis­tré de médiocres résul­tats lors des élec­tions de 2007 dans le Sud, de sorte que l’i­dée que des ministres du Sinn Féin occupent simul­ta­né­ment des fonc­tions à Dublin et à Belfast sem­blait désor­mais hors de por­tée. La ques­tion de savoir si ça aurait consti­tué un pas vers une Irlande unie est bien sûr très différente.

La crise éco­no­mique de 2008–2009 a don­né un nou­vel élan au Sinn Féin, à Dublin, sur­tout, plu­tôt qu’à Belfast. Alors que leur crois­sance poli­tique dans le Sud sem­blait s’être arrê­tée et avoir fait marche arrière, le Brexit a ouvert de nou­velles pos­si­bi­li­tés au nord de la fron­tière pour un chan­ge­ment consti­tu­tion­nel. Je ne pense pas que l’u­ni­té irlan­daise soit iné­luc­table dans les années à venir, ni même qu’elle soit l’is­sue la plus pro­bable, mais elle semble beau­coup plus plau­sible qu’au len­de­main de la crise finan­cière mon­diale, lorsque les pers­pec­tives de réus­site d’un scru­tin sur la fron­tière sem­blaient très minces. Enfin, bien sûr, il y a eu la per­cée du Sinn Féin lors des élec­tions de 2020 dans le sud du pays, avec, la pro­chaine fois, la pers­pec­tive de deve­nir le plus grand par­ti au Dáil et peut-être de diri­ger un gou­ver­ne­ment. La ten­dance n’a donc pas été linéaire depuis 1994 ou 1998. À plu­sieurs reprises, le Sinn Féin a sem­blé se trou­ver face à un mur. Mais il a réus­si à s’en sor­tir, en par­tie grâce à ses propres choix, mais aus­si grâce à des évo­lu­tions majeures de la poli­tique bri­tan­nique, irlan­daise et euro­péenne en dehors de sa zone d’in­fluence. Les suc­cès rem­por­tés par le Sinn Féin au cours des deux der­nières décen­nies ne sont pas ceux qu’il espé­rait dans les années 1970 et 1980. Les choses ne se sont pro­ba­ble­ment pas dérou­lées comme Adams et McGuinness l’a­vaient pré­vu en 1998 non plus. Mais il y a clai­re­ment un attrait à faire par­tie d’un mou­ve­ment qui va de l’a­vant, même si ça signi­fie zig­za­guer de-ci de-là — sur­tout lorsque les cri­tiques tra­di­tio­na­listes semblent ne mener nulle part.

On pour­rait dire que le prin­ci­pal défi pour le Sinn Féin n’est pas venu de ce qui est sou­vent décrit comme le mou­ve­ment dis­si­dent, mais plu­tôt de la gauche, avec des forces socia­listes comme People Before Profit qui ont obte­nu des gains modestes mais signi­fi­ca­tifs dans les foyers du Sinn Féin. La consti­tu­tion du Sinn Féin sti­pule que son objec­tif final est la créa­tion d’une répu­blique socia­liste démo­cra­tique de 32 com­tés. Dans quelle mesure pen­sez-vous que c’est la direc­tion qu’ils prennent ? 

Deux ques­tions se posent quant à la nature du Sinn Féin en tant que par­ti de gauche : qu’en­tend-il par « gauche », et quel est le sérieux du par­ti quant à cet enga­ge­ment ? Commençons par la pre­mière ques­tion : la concep­tion de la poli­tique de gauche du Sinn Féin est clai­re­ment réfor­miste et sociale-démo­crate. Les mani­festes qu’ils ont pré­sen­tés appellent à des réformes sociales qui chan­ge­raient le fonc­tion­ne­ment du capi­ta­lisme sans l’a­bo­lir. On pour­rait dire la même chose de plu­sieurs des par­tis avec les­quels ils siègent au sein du groupe de la Gauche unie au Parlement euro­péen. Syriza, par exemple, ne s’est pas enga­gé à ren­ver­ser le capi­ta­lisme grec lors de son acces­sion au pou­voir. Son objec­tif était de réduire l’aus­té­ri­té des pro­grammes de la Troïka, ce que Tsipras n’a mani­fes­te­ment pas réus­si à faire après son arri­vée au pou­voir. Les mani­festes du Parti tra­vailliste bri­tan­nique éla­bo­rés par Jeremy Corbyn et John McDonnell pré­voyaient éga­le­ment d’ap­por­ter cer­tains chan­ge­ments — étendre la pro­prié­té publique, ren­for­cer les droits des tra­vailleurs — qui auraient été les bien­ve­nus, mais qui seraient res­tés clai­re­ment dans le cadre géné­ral d’une éco­no­mie capitaliste.

« Je ne pense pas que l’u­ni­té irlan­daise soit iné­luc­table dans les années à venir, ni même qu’elle soit l’is­sue la plus pro­bable, mais elle semble beau­coup plus plausible. »

Ça sou­lève un point impor­tant : à l’é­poque où nous vivons, qui est tou­jours l’é­poque du néo­li­bé­ra­lisme, les réformes sociales-démo­crates ont-elles des impli­ca­tions bien plus radi­cales que dans les décen­nies d’a­près-guerre ? Serait-il néces­saire de sur­mon­ter l’op­po­si­tion bien retran­chée des élites capi­ta­listes, par le biais d’une mobi­li­sa­tion de masse et d’une approche conflic­tuelle, sim­ple­ment pour mettre en œuvre des poli­tiques qui auraient été consi­dé­rées comme rela­ti­ve­ment modé­rées à l’é­poque du key­né­sia­nisme ? L’expérience de cer­tains des gou­ver­ne­ments de la « marée rose » en Amérique latine est très inté­res­sante à cet égard. Aucun des pro­jets de la gauche euro­péenne de la der­nière décen­nie n’est allé assez loin pour tâter le ter­rain, même si les six pre­miers mois du gou­ver­ne­ment Syriza, jus­qu’au réfé­ren­dum sur l’Oxi [« Non », en grec, en réfé­rence au refus de nou­velles mesures euro­péennes d’aus­té­ri­té en 2015, ndlr], s’en sont approchés.

Pouvons-nous espé­rer que le Sinn Féin puisse gagner une répu­blique de 32 com­tés, et quelles sont les élé­ments qui sug­gèrent que l’ob­jec­tif qu’ils pour­suivent est socialiste ?

Le Sinn Féin est un par­ti natio­na­liste de gauche, qui est plus natio­na­liste que de gauche — ou, pour le dire autre­ment, il donne la prio­ri­té à l’ob­jec­tif natio­nal sur les objec­tifs sociaux et éco­no­miques. Il ne s’a­git pas d’une inter­pré­ta­tion de l’i­déo­lo­gie du Sinn Féin for­mu­lée de l’ex­té­rieur par des cri­tiques de gauche. Elle a été expli­ci­te­ment expo­sée par Gerry Adams, dès les années 1980, ain­si que, dans une pers­pec­tive plus cri­tique, par Eoin Ó Broin dans son étude sur le répu­bli­ca­nisme de gauche. Au sein de ce cadre idéo­lo­gique, vous pou­vez virer à gauche ou vers le centre, selon ce qui semble le plus sus­cep­tible de faire avan­cer l’ob­jec­tif d’une Irlande unie. Il est clair qu’il y a un autre fac­teur de com­pli­ca­tion ici : le Sinn Féin, en tant que par­ti, s’or­ga­nise dans deux États sur une seule et même île. Nous per­dons par­fois de vue à quel point c’est inha­bi­tuel. Je ne connais pas d’autre cas en Europe occi­den­tale où un par­ti a une base élec­to­rale sub­stan­tielle dans deux juri­dic­tions dis­tinctes. La dyna­mique de la concur­rence poli­tique est très dif­fé­rente au Nord et au Sud. Dans le Nord, le prin­ci­pal attrait du Sinn Féin pour les natio­na­listes est d’être un par­ti qui repré­sen­te­ra leurs inté­rêts au sein de l’État bri­tan­nique dans l’im­mé­diat, tout en fai­sant pres­sion pour son retrait de l’île à long terme. Le fait qu’il n’ait réa­li­sé que peu ou pas de pro­grès dans la mise en œuvre d’un pro­gramme de gauche alors qu’il était au pou­voir depuis 2007 ne lui a pas été fatal : il a peut-être per­du des voix au pro­fit de People Before Profit à Derry et Belfast, mais il n’a pas subi le même genre de revers que le Parti tra­vailliste irlan­dais après avoir mis en œuvre la poli­tique d’aus­té­ri­té au gou­ver­ne­ment entre 2011 et 2016.

Ça fait presque qua­rante ans que Gerry Adams a fait son célèbre com­men­taire selon lequel les Britanniques défon­çant les portes à Ballymurphy ne feraient pas gagner des voix à Ballymun7. Bien que beau­coup de choses aient chan­gé entre­temps, l’es­sence de sa phrase est tou­jours valable. L’augmentation du sou­tien au Sinn Féin après 2008 et lors des élec­tions géné­rales de 2020 ne reflète pas une plus grande prio­ri­té accor­dée à l’u­ni­té irlan­daise par ses élec­teurs — pas prin­ci­pa­le­ment, en tout cas. Je suis per­sua­dé que la plu­part des per­sonnes qui votent pour le Sinn Féin seraient heu­reuses de voir une Irlande unie, mais ce n’est pas le prin­ci­pal fac­teur de leur vote. L’électorat du Sinn Féin dans le Sud, qui est aujourd’­hui beau­coup plus impor­tant qu’il ne l’a jamais été dans l’his­toire moderne du par­ti, veut que des chan­ge­ments dans l’État du Sud afin d’a­mé­lio­rer les condi­tions de vie. La crise du loge­ment, qui a été au centre de la cam­pagne du Sinn Féin ces der­niers temps, n’est qu’un des nom­breux pro­blèmes que les gens veulent voir aborder.

Si le Sinn Féin finit par diri­ger un gou­ver­ne­ment à Dublin, il vou­dra cer­tai­ne­ment uti­li­ser cette posi­tion pour faire avan­cer la cause de l’u­ni­fi­ca­tion natio­nale par un scru­tin sur la fron­tière. Toutefois, ça ne suf­fi­ra pas à satis­faire leurs élec­teurs de Dublin, Cork ou Galway si le ser­vice de san­té est tou­jours ban­cal et le loge­ment tou­jours inabor­dable dans cinq ans. Il devra éla­bo­rer quelque chose de tan­gible à ce sujet. La manière dont il par­vien­dra à jon­gler entre ces enjeux au cours de la pro­chaine décen­nie est l’une des ques­tions les plus inté­res­santes de la poli­tique irlan­daise, au nord comme au sud. Il est conce­vable que le Sinn Féin finisse par diri­ger un gou­ver­ne­ment des deux côtés de la fron­tière, mais ça ne signi­fie pas pour autant qu’une Irlande unie soit à por­tée de main. Le mou­ve­ment devra venir du Nord, avec un chan­ge­ment de l’o­pi­nion sur la ques­tion d’un scru­tin sur la ques­tion de la fron­tière. Je ne pense pas tou­te­fois qu’il s’a­gisse d’une pers­pec­tive far­fe­lue, loin s’en faut : il y a encore un long che­min à par­cou­rir, mais les choses ont déjà bien plus évo­lué dans cette direc­tion par rap­port à ce que nous aurions pu pré­voir en 2012 ou 2014, et la situa­tion semble assez chan­geante. Essayer de cer­ner l’i­déo­lo­gie du Sinn Féin est une par­tie impor­tante de la ques­tion. Mais nous devons éga­le­ment exa­mi­ner les envi­ron­ne­ments poli­tiques dans les­quels il doit opérer.


Traduit de l’anglais par la rédac­tion de Ballast | « Interview with Daniel Finn (2/2) », Rebel, 19 août 2021
Photographie de ban­nière : DR


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  1. Siège du Parlement de l’État libre d’Irlande, puis de la République d’Irlande. C’est là que se réunissent les deux chambres du Parlement, le Dáil Éireann et le Seanad Éireann. Aussi, le terme « Leinster House » désigne main­te­nant, par méto­ny­mie, l’ac­ti­vi­té poli­tique irlan­daise [ndlr].[]
  2. En réfé­rence à la poli­tique de « viet­na­mi­sa­tion » menée par les États-Unis à la fin de la Guerre du Viêt Nam. L’ulsterisation est l’une des trois par­ties de la stra­té­gie de l’ar­mée bri­tan­nique durant les « Troubles », met­tant en avant une « pri­mau­té à la police » : désen­ga­ger les régi­ments de l’ar­mée bri­tan­nique qui n’é­taient pas ori­gi­naires de l’Irlande du Nord pour les rem­pla­cer, autant que pos­sible, par des membres recru­tés loca­le­ment, afin de réduire le conflit aux seuls habi­tants de la région [ndlr].[]
  3. Royal Ulster Constabulary (RUC), nom de la force de police en Irlande du Nord jus­qu’en 2001. Ulster Defense Force (UDR), régi­ment de défense de l’Irlande du Nord, dont les sol­dats ont de nom­breux liens avec les para­mi­li­taires unio­nistes. Il existe de 1970 à 1992 [ndlr].[]
  4. Document interne à l’IRA pro­vi­soire qui a fui­té dans la presse en 1995. TUAS est l’a­cro­nyme de « Tactical Use of Armed Struggle ». Ce docu­ment, qui aurait été rédi­gé avant le ces­sez-le-feu déci­dé en 1994, est un appel à une stra­té­gie uni­fiée entre les groupes natio­na­listes durant le pro­ces­sus de paix, [ndrl].[]
  5. Plus impor­tant bra­quage de l’his­toire du Royaume-Uni et de l’Irlande qui a eu lieu en 2004 à Belfast, duquel l’IRA a été accu­sée [ndlr].[]
  6. Meurtre non élu­ci­dé met­tant en cause l’IRA, per­pé­tré en 2005 [ndlr].[]
  7. Quartier de Dublin, en République indé­pen­dante d’Irlande du Sud [ndlr].[]

REBONDS

☰ Lire notre tra­duc­tion « Constance Markievicz, socia­liste irlan­daise », David Swanson, décembre 2022


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