Texte inédit pour le site de Ballast
« Allons, à ta santé, Malcolm, vieil éléphant-otarie-chaman avec un lion entre les oreilles, cher vieux totem ! », lança un jour l’écrivain Olivier Rolin à la mémoire de l’Anglais, poète et romancier mort ivre et gavé de somnifères. Il quitta le monde après avoir pris soin de lui léguer un chef-d’œuvre — de quoi devenir immortel : Au-dessous du volcan parut l’année du plan de partage de la Palestine et des insurrections malgaches contre l’Empire français. Portrait d’un météore. ☰ Par Guillaume Renouard
Le 2 novembre 1936, Día de los Muertos, Malcolm Lowry et son épouse Jan Gabrial posent leurs valises dans la ville de Cuernavaca, au Mexique, à 80 kilomètres de la capitale. Ils forment un couple de jeunes mariés idéal, tel que les dépeint Fitzgerald dans ses romans : jeunes, beaux, bien mis et sans réels problèmes financiers, entretenus par le père de Malcolm, riche négociant en coton de Liverpool. Lui, écrivain en herbe, elle, actrice, comme le sont à l’époque toutes les jeunes Américaines qui parcourent le monde. Depuis leur mariage à Paris, deux ans plus tôt, ils mènent une vie de bohème, faite de voyages, de plaisirs et de farniente. Ils sirotent des cocktails, fument et profitent du soleil cuivré à bord d’un bateau de plaisance sur la Riviera, sillonnent l’Espagne et croisent peut-être Hemingway aux ferias de Pampelune, font la bringue à Paris avec Cocteau, Breton et toute la bande des surréalistes, s’embarquent pour New York, naviguent entre les gratte-ciel, caressent l’ambition d’une carrière de scénaristes pour Hollywood à Los Angeles, prennent le bateau pour Acapulco puis le train pour Mexico.
« Au bord de l’univers ivre tournoyant sur lui-même et fonçant comme un fou dans la direction du Vautour-Lyre d’Hercule à 1 h 20 de l’après-midi cette maison n’était pas à sa place, se disait le consul. »
Îles à la dérive
La réalité est pourtant bien moins reluisante qu’il n’y paraît. À 27 ans, Lowry est déjà atteint d’alcoolisme à un niveau passablement avancé, pathologie qui lui a valu un internement en hôpital psychiatrique à New York. Il se rêve en grand écrivain mais n’a publié qu’un livre, il y a déjà six ans, et l’inspiration lui manque pour s’attaquer au second. Jan, qui pensait épouser un futur auteur à succès et rêvait de cocktails au champagne en compagnie du gratin artistique de l’époque, se retrouve affublée d’un soiffard impénitent qui s’imbibe dans les bouges les plus minables et ne rentre souvent qu’au lever du soleil. Sa drogue à elle, c’est l’adultère : lorsque son mari part communier avec la dive bouteille, elle enfile ses talons rouges vifs, une robe affriolante, quelques parures, et part en quête d’un amant d’un soir, d’une semaine et plus si affinités.
« Demeurant seul au Mexique, Malcolm, abattu, brisé, carbonisé par les morsures du soleil, de l’abandon et de la solitude, rendu à moitié taré par le mezcal… »
Deux ans après leur mariage, le couple est en plein naufrage et n’atterrit à Cuernavaca que dans un dernier effort — avec l’idée, ou l’espoir, de redresser la situation. Ultime soubresaut d’une bête à l’agonie. Las, Malcolm découvre les joies du mezcal et Jan celle de l’amour coupable au sud du Tropique du Cancer. Fin 1937, elle claque définitivement la porte de leur maison, dont le jardin donne sur la Barranca, un ravin vertigineux, pour aller convoler avec un autre homme. Demeurant seul au Mexique, Malcolm, abattu, brisé, carbonisé par les morsures du soleil, de l’abandon et de la solitude, rendu à moitié taré par le mezcal, potion amère et perverse qui le maintient en vie tout en le rongeant tel un rat hystérique logé dans son cerveau, Malcolm, donc, écume les cantinas, enchaîne les nuits d’ivresse debout au comptoir, lorgne vers l’abîme de pierres roulantes qui s’étend sous ses fenêtres et avale les corps des chiens errants, les rayons du crépuscule et les rêves perdus, volés ou tout simplement oubliés par charrettes entières ; Malcolm fait l’expérience de l’enfer et, sous le soleil de plomb qui dégringole depuis les montagnes et baigne les gamins mendiant dans la rue, les chevaux chargés de paniers de fruits, les Indiens qui jouent aux dés à l’ombre des porches et les jeunes femmes à la peau cuivrée qui rentrent du marché chargées de sacs de course, elles dont les traits fermés reflètent la noblesse du peuple qui bâtit Tenochtilan, commence la rédaction de son chef-d’œuvre, roman qui laissera son empreinte dans la littérature mais lui prendra ses forces, sa santé mentale et son âme.
« Oh ! que si je t’aime, je t’aime encore de tout l’amour du monde, mais mon amour est tellement loin de moi, si tu savais, tellement étrange qu’on dirait presque que je l’entends au loin, très loin, comme une machine sourde ou comme des sanglots, et c’est une musique triste qui s’est perdue et qui s’approche peut-être ou peut-être qui s’éloigne, je n’en sais rien vraiment. »
Au bout du monde
Avant de connaître une renaissance littéraire au Mexique, Malcolm Lowry voit le jour une première fois à New Brighton, près de Liverpool, en 1909. Il est le fils d’Arthur Lowry, gentleman anglais irréprochable, chrétien et homme de vertu, sérieux, travailleur, rendu prospère par le doux commerce, celui du sucre antillais, du pétrole mexicain et du coton américain, et d’Evelyn Boden Lowry, fille d’un marin mort en héros dans l’océan Indien, mère distante et froide. La Grande-Bretagne est alors au centre du monde. Les usines crachent leurs fumées noires dans le ciel de Liverpool, le sol tremble sous les grondements des locomotives à vapeur, le peuple s’entasse dans les usines anthropophages — mais la campagne anglaise où demeure la famille Lowry est un havre de paix et de lieux communs : l’herbe verdoyante, les moutons laineux et les pluies aigres-douces.
« Les usines crachent leurs fumées noires dans le ciel de Liverpool, le sol tremble sous les grondements des locomotives à vapeur. »
Malcolm fréquente les bancs de la Leys School puis ceux du St Catharine’s College, tous deux situés à Cambridge, comme nombre de jeunes Anglais nés sous une bonne étoile. Son père souhaite qu’il achève logiquement son parcours par la prestigieuse université de Cambridge, mais le jeune Malcolm, émerveillé par les récits de voyage qu’il dévore l’un après l’autre, a des envies d’ailleurs. L’île d’Albion est trop étroite. Il veut prendre le large. Après d’âpres négociations, son père finit par le laisser embarquer à bord du Pyrrhus, un navire de la marine marchande, en direction du Japon. Les nuits sont longues sur le rafiot ballotté par l’océan. Lowry tue le temps en lisant, toujours, et en consignant son voyage pour un usage ultérieur. Il se rêve déjà en grand écrivain. Après cinq mois en mer, à vivre au gré du ressac, à longer des îles mystérieuses aux plantes et animaux exotiques, croiser des jonques chargées d’opium dans la mer de Chine, braver cieux sous tension, serpents géants et déferlantes, le navire regagne la verte Angleterre, Lowry à son bord, et ce dernier intègre Cambridge.
« Mais l’image la plus étrange était un panneau où l’on voyait des amants, un homme et une femme, couchés sur le bord d’une rivière, image puérile et naïve empreinte d’une qualité somnambulique avec un fond de vérité pourtant, montrant le pathétique de l’amour. Les deux amants avaient beau être maladroitement représentés de profil, on ne cessait pas une seconde de sentir qu’ils s’enveloppaient l’un l’autre tendrement de leurs bras tout au bord de cette rivière crépusculaire sous les étoiles d’or. »
Un jeune homme chic
On y porte l’habit et le haut-de-forme, se livre à des courses d’aviron en livrée sur la rivière, arbore la cravate rayée de son club universitaire et rêve à l’avenir à la lumière des lampes à pétrole, dans de petites chambres mal chauffées encastrées dans de splendides bâtiments gothiques. Lowry, déjà bien porté sur la boisson, passe davantage de temps à user ses manches sur les comptoirs des petites tavernes anglaises remplies d’étudiants enivrés que l’arrière de son froc sur les bancs de l’université. Moustache finement ciselée, front haut, port de tête noble et regard perçant, Lowry est bel homme, et s’attire les suffrages de la gent féminine et masculine. Il fait bon vivre, à l’époque, lorsqu’on est un jeune et riche citoyen de la Couronne. Lowry écume les pubs jusqu’au petit jour, organise des sauteries dans sa chambre d’étudiant, où l’on écoute du jazz (musique que le vénérable Arthur Lowry qualifie volontiers de satanique) sur des gramophones, boit du whisky écossais, s’enivre de poésie dans des volutes bleutées. Il lit Conrad, London, Melville, Joyce et Eliot, bien sûr, mais aussi Nordahl Grieg, Conrad Aiken, Knut Hamsun et B. Traven. Élève peu assidu, il se distingue toutefois en anglais, où il brille comme une étoile en devenir. Lowry se démarque également de ses condisciples par sa consommation impressionnante d’alcool.
Témoignage d’un camarade de Cambridge : « S’il peut arriver à tout bon citoyen britannique de s’enivrer plus que de raison, Lowry avait pour particularité de n’être quasiment jamais complètement sobre. » Sa force physique semble également hors du commun. Lors d’une virée à Londres entre amis, il est surpris par un cheval hennissant juste à côté de son visage et, par réflexe, assène un uppercut à l’animal, qui tombe assommé — doté d’une grande affection envers les animaux, il demeure rongé par les remords durant de longues semaines. Lorsqu’il n’est pas occupé à faire la bringue, Lowry retravaille les notes prises lors de son périple maritime, et en tire un premier roman, Ultramarine, qu’il parvient à faire publier. Certains de ses camarades, dont le poète John Cornford, iront mourir en Espagne. Son idole Nordhal Grieg disparaîtra dans le ciel du Reich. Lowry, lui, veut donner sa vie pour l’art. Quelques tribulations à travers l’Europe, un mariage, un transatlantique, un séjour new-yorkais au bord de la démence et quelques griffonnages plus tard, Lowry part au Mexique rencontrer son destin.
« Une espèce de moignon d’arbre emplâtré d’un garrot, une jambe coupée dans un godillot de militaire, ramassée par quelqu’un qui chercherait à enlever les lacets avant de la reposer par terre, sur la route, au milieu d’odeurs écœurantes d’essence et de sang ; un visage implorant dans un râle une cigarette avant de disparaître au fond de la grisaille ; des choses hérissées de trachées-artères assises toutes raides dans un autocar, têtes coupées, boîtes crâniennes gisant sur le plancher ; des enfants hurlant au milieu des flammes par paquet de mille ; le genre de visions vues par Geoff peut-être dans ses rêves : au milieu de tous ces cruels Titus Andronicus d’accessoires de guerre imbéciles, de toutes ces horreurs incapables de faire la substance d’un bon « papier » mais qu’Yvonne avait éphémèrement évoquées à leur sortie de la maison, Hugh, avec son blindage relatif, aurait peut-être pu s’acquitter, aurait peut-être pu agir, peut-être pas pu agir… »
La genèse du volcan
« Ensemble, ils donnent un cocktail explosif, la nitroglycérine, qui permet la fabrication de dynamite. »
Pris séparément, le glycérol, ou glycérine, et l’acide nitrique ne sont que deux liquides incolores sans grande prétention — le premier visqueux et faiblement toxique, le second libérant des fumées rouges et jaunes à température ambiante. Ensemble, ils donnent un cocktail explosif, la nitroglycérine, qui permet la fabrication de dynamite. Difficile de dire quel écrivain Lowry aurait été sans ses noces avec le Mexique. En revanche, on peut sans crainte affirmer que l’œuvre dont accouche ce mariage est une bombe littéraire. Un roman méphistophélien qui dynamite les frontières du style, pétarade joyeusement dans les méandres de la langue anglaise, déborde à gros bouillons d’une phrase, d’un paragraphe, d’une page sur l’autre, invite le lecteur à plonger le regard dans l’abîme jusqu’à ce que lui aussi, à son tour, regarde en lui, dépeint les tourments de l’âme et les démons de la fin, montre l’homme qui soliloque en vain devant la mort, cavale joyeusement dans un train d’enfer en riant des affres de la déchéance. Une potion revitalisante dont l’abus risque de tuer le patient, un grimoire à ne pas mettre entre n’importe quelles mains.
Le Mexique de l’entre-deux-guerres est une terre foisonnante où s’agglutinent les talents. Quinze ans plus tôt, Arthur Cravan et Ambrose Bierce s’y sont évanouis dans des circonstances jamais élucidées. Désormais, une clique d’intellectuels, artistes et politiques (de couleur rouge, de préférence) se croisent, mangent, boivent, fument, rient, baisent et travaillent dans la grande demeure lapis-lazuli de Frida Kahlo et Diego Rivera. Trotsky, en exil, y pose ses valises et dresse les fondements de la Quatrième Internationale. Tina Modotti immortalise le monde derrière son objectif, Maïakovski esquisse du bout de sa plume des songes tourmentés peuplés de locomotives écarlates, de moujiks dansant sur les rives du Baïkal, de forces telluriques ébranlant les bases du Vieux Monde, de baïonnettes en onyx et de coups de feu claquant par-dessus les steppes et la taïga, Traven s’invente de nouveaux visages et tonne contre l’exploitation des prolétaires, ses yeux dardant des éclairs sous sa casquette d’ouvrier, Breton débarque et passe pour un cave devant Trotsky, Frida couche avec ledit Trotsky, staliniens et trotskystes s’entretuent, Junio Antonio Mella meurt dans les bras de Tina Modotti et Lowry fait le tour des cantinas et tape à la machine comme un possédé. Lowry est un météore.
« Breton débarque et passe pour un cave devant Trotsky, Frida couche avec ledit Trotsky, staliniens et trotskystes s’entretuent. »
Lors d’un voyage en bus sur les routes poussiéreuses et noires de soleil, Lowry aperçoit un peon indien agonisant au bord de la route. Le chauffeur arrête le bus, quelques passagers descendent pour constater que le malheureux est condamné, et l’un d’entre eux en profite pour lui faire les poches. De retour sur la terrasse de sa baraque branlante, à l’ombre d’un canopy, un grand verre de mezcal à portée de main, et, tandis que Jan ajuste sa coiffure, coiffe son chapeau à plume, enfile ses talons aiguilles et s’en va les planter dans le cœur d’une nouvelle proie, ses doigts dessinent sur la machine l’esquisse d’une nouvelle inspirée de cette aventure. Méphistophélès apparaît sur la terrasse au clair de lune et Lowry lui offre un coup à boire. Le pacte est scellé au son du tintement des verres de mezcal. Sous l’œil inquisiteur des volcans jumeaux, Popocatepetl et Iztaccihuatl, la nouvelle devient un roman, le roman se mue en une tragédie en douze actes, une œuvre polysémique où trois voix dissonantes chantent dans la fournaise, œuvre qui elle-même déborde, tel un grand fleuve rougeoyant charriant les débris de l’âme humaine et le rire hystérique, remède à la grande soif, enfle, mugit, gronde, explose et dessine peu à peu une grande fresque évoquant l’enfer de Dante et les tableaux de Bosch, les démons qui hurlent à la pleine lune, le cerveau qui bout et sombre dans la démence sous la chaleur des flammes du soleil, les satyres enfilant les nymphes lors des Bacchanales, la torpeur qui monte dans les cantinas parmi les vapeurs rances d’alcool de la veille, la torture du bas-ventre, les pics de la trahison et la détresse face au silence éternel des espaces infinis. Lowry entame l’écriture d’Au-dessous du volcan. Il lui faudra dix ans pour l’achever.
« Dans le lointain, au sud-est, le croissant oblique de la lune, leur pâle compagne de la matinée, allait bientôt disparaître. Elle la regarda tout là-bas – enfant défunte de la Terre ! – lui adressant une étrange supplique passionnée. La mer de la Fécondité et son losange, la mer de Nectar et son pentagone, Frascatorius à la muraille du nord trouée, la gigantesque muraille occidentale d’Endymion décrivant presque une ellipse dans la région de son bras ouest ; les montagnes de Leibniz à la Corne du Sud et, à l’est de Proclus, le marais du Songe ; Hercule et Atlas, tout le monde était là, au milieu d’un cataclysme d’origine mystérieuse pour l’homme. »
Malcolm & Margerie
Lors de l’été 1938, un an après le départ de Jan, il quitte à son tour le Mexique et poursuit ses explorations littéraires dans une petite chambre de l’hôtel Normandie, à Los Angeles. Peut-être y croise-t-il, alors qu’il va se réapprovisionner au Liquor Store ou qu’il écluse un whisky accoudé au bistrot du coin, un autre jeune écrivain en herbe, maigre, décoiffé, vêtu d’un costume froissé et chargé de sacs d’oranges, qui planche lui aussi nuit et jour sur son futur chef d’œuvre ? En 1938, John Fante a 31 ans et vient de publier Bandini, premier roman d’un cycle quaternaire dont le second volume, Demande à la poussière, qui paraîtra l’année suivante, l’inscrira au panthéon de la littérature. Pour l’heure, tous deux font encore figure d’illustres inconnus.
En juin 1939, Lowry rencontre sur Hollywood Boulevard celle qui deviendra sa future femme, son assistante et sa partenaire de travail sans qui le Volcan n’aurait sans doute jamais pu voir le jour, Margerie Bonner. Actrice mineure, tout comme sa première femme, elle possède également des ambitions littéraires et rédige des romans policiers dans l’espoir d’être publiée. Elle comprend rapidement qu’en plus d’une épouse, Lowry a besoin d’une mère, d’une assistante et d’une psychologue. Mais contrairement à Jan, ces différentes casquettes lui conviennent. Six semaines après leur rencontre, le visa américain de Lowry expire, et il émigre au Canada, où Margerie le rejoint. Ils se marient en 1940 et travaillent désormais tous deux à construire Au-dessous du volcan : Lowry tape un premier jet à la machine, Margerie relit, coupe et ajuste, Lowry accepte les changements (parfois) ou s’en insurge (souvent). Une première mouture, envoyée à l’agent de Lowry, Harold Matson, est refusée par les douze éditeurs auxquels celui-ci l’a fait parvenir. La déception est amère, mais le couple se remet à l’ouvrage.
« Elle comprend rapidement qu’en plus d’une épouse, Lowry a besoin d’une mère, d’une assistante et d’une psychologue. »
Ils emménagent dans une cabane sur une plage de la côte pacifique, à proximité de Vancouver. Une épaisse forêt verdoyante entoure cette demeure de bric et de broc. Des créatures fantastiques grondent au travers des feuillages. Sans chauffage, électricité ni eau courante, le couple se fournit en eau potable auprès d’une rivière environnante, achète tous les jours du crabe fraîchement pêché aux marins du coin, carbure à grandes rasades de gin. Un jour, la cabane de Dollarton prend feu, mais le manuscrit est sauvé des flammes par Méphistophélès, qui tient à remplir sa partie du contrat. Après cinq ans de travail acharné, la version définitive du roman est achevée et acceptée par l’éditeur anglais Reynald & Hitchcock. Celui-ci exige au départ des modifications, mais Lowry se fend d’une longue lettre défendant la cohérence de son œuvre et connectant les différents symboles habilement disséminés à l’intérieur. Convaincu, l’éditeur publie Au-dessous du volcan sans en modifier une ligne, et le texte composé à la dynamite est diffusé au public.
« Croisant l’image accusatrice de son regard réfléchie par un autre miroir dans la petite salle, le Consul eut l’illusion éphémère de s’être assis dans son lit à cette intention, puis d’en avoir bondi avec la compulsion de baragouiner « Coriolan est mort ! » ou bien « pagaille pagaille pagaille » ou « je crois que ce fut Ah ! Ah ! » ou une absurdité totale du genre « bidons, bidons, million de bidons dans la soupe ! » avant de s’apprêter (alors même qu’il était tranquillement assis au Farolito) à se renverser à nouveau contre ses oreillers, tremblant d’une terreur impuissante au spectacle de lui-même en train de voir des figures de barbes et d’yeux se dessiner dans les rideaux ou emplir l’espace séparant garde-robe et plafond, ou bien d’entendre le bruit étouffé des pas de l’éternel policier fantomatique au dehors, dans la rue. »
Le souffle du volcan
Difficile de décrire Au-dessous du volcan tant la prose de Lowry injecte le souffle de l’histoire directement dans les veines du lecteur. Découpé en douze chapitres, il relate le dernier jour de l’existence de Geoffrey Firmin, honorable consul du Royaume-Uni dans la ville fictive de Quauhnahuac et alcoolique notoire. L’action se déroule le 2 novembre 1938, jour des Morts. En plus du consul lui-même, le récit se concentre sur sa femme, Yvonne, qui l’a quitté pour ses excès de boisson et revient au Mexique pour tenter de le sauver de ses démons, et Hugh, le demi-frère du consul, accessoirement amoureux d’Yvonne. Plutôt que sur une scène fictive, le roman se joue dans la tête des personnages, plonge dans les méandres des synapses pour recracher sur papier les circonvolutions et tourments de l’âme en proie au désir, aux errements éthyliques, à l’ennui, à l’angoisse froide comme la lame d’un phalangiste espagnol, à l’extase et à la mort.
Construite, selon les propres mots de Lowry, comme une cathédrale baroque churrigueresque, l’œuvre est jonchée de symboles qui s’entrecroisent, reviennent à maintes reprises et éclairent le récit d’un jour nouveau à chaque relecture, lui donnent une étrange résonance sombre et apocalyptique. La grande roue illuminée tourne sur son axe tel un autel infernal, un cavalier de l’Apocalypse à la monture marquée du chiffre sept jaillit des entrailles de la terre, la pancarte indiquant « Le gusta este jardin ?… » augure de sombres présages, du poster du film d’horreur Las Manos de Orlac s’échappent des démons couleur rouge sang, des chiens errants suivent le consul à la trace, de curieux hommes à lunettes noires rodent dans l’ombre, la Barranca est l’abîme au bord duquel marchent les personnages, le leitmotiv « Pour un mort, c’est l’envoi par express ! », mise en garde aux faux airs loufoques, les processions portant lampions et déguisements macabres, le graffiti « No se puede vivir sin amar », vérité profonde du mythe qui se déroule implacablement sous nos yeux.
« Le consul n’est pas seulement un ivrogne, mais aussi un créateur, un poète, un barde dansant au bord de l’abîme. »
Au-dessous du volcan doit être lu avec un œil de sémiologue, ses couloirs tortueux, souterrains occultes, passages secrets et portes à la dérobée nécessitent un travail d’exégèse. Et, en fond sonore, la guerre qui embrase déjà l’Espagne, s’apprête à déferler sur l’Europe et le monde, la bataille de l’Èbre dont les échos parviennent aux oreilles de Hugh, les milices fascistes mexicaines, l’atmosphère lourde et polémogène, la violence qui serpente entre les lignes comme un présage venimeux. Le consul se débat au milieu des pages comme un alcoolique au fond de son verre de rouge. Mais la liqueur ingérée n’est pas un alcool comme les autres, il s’agit du mezcal, élixir extrait de l’agave, qui entraîne le buveur au-delà des frontières de l’ivresse, le plonge dans une torpeur extralucide, stimule les connexions synaptiques et dévoile des vérités sourdes aussitôt oubliées. Ainsi le consul n’est pas seulement un ivrogne, mais aussi un créateur, un poète, un barde dansant au bord de l’abîme et créant à chaque instant des mondes bigarrés extrasensoriels qu’il emportera avec lui dans sa chute finale. « Il faut porter du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse. »
Les acteurs ne sont, enfin, que des pions mus par le destin sur un grand échiquier dans une vaste farce potache et tragique. Le consul, qui voyait dans le retour de sa femme sa seule voie de rédemption, poursuit inlassablement sa course vers la damnation lorsque sa robe finit par se découper dans l’embrasure d’une cantina miteuse après une nuit d’ivresse au petit matin. Une lettre envoyée par Yvonne après la séparation revient entre leurs mains un an plus tard, le jour de leurs retrouvailles, sur le chemin de la maison de Jacques Laruelle, ami d’enfance du consul avec qui Yvonne l’a trompé. Pensant accomplir une ultime bonne action en libérant un cheval de ses fers avant l’instant suprême, le consul ignore que la monture infernale emportera Yvonne à travers les étoiles, au cœur de la constellation d’Orion, par-delà Saturne et le Centaure et jusque sur les rives du Styx. Les paroles d’une étrange comptine que débite la voix de Hugh s’effacent dans le lointain, l’image du havre de paix rêvé au Canada disparaît dans les flammes et un bâtard galeux chute avec le consul dans la gueule du Ténare.
« Qu’y a-t-il d’autre dans l’existence que l’être que l’on adore ou bien la vie que l’on construit ensemble ? Pour la première fois j’ai compris le sens du mot suicide… Oh ! quel vide, quelle absurdité dans le monde, Seigneur ! Les jours défilent dans leur cortège d’instants privés d’éclat, les nuits s’enchaînent sans surprise, avec le tumulte d’amers cauchemars : le soleil brille sans joie, la lune se lève sans lumière. Un goût de cendre est dans mon cœur, j’ai la gorge nouée par l’usure des larmes. Qu’est-ce qu’une âme perdue ? C’est une âme égarée de la vraie route et qui cherche à tâtons dans l’obscurité des chemins de la mémoire. »
La damnation
Le Volcan est un succès critique et commercial immédiat. Le couple Lowry, lui, bat de l’aile. L’œuvre de sa vie accomplie, Malcolm craint de ne pouvoir rien écrire de supérieur ; il s’attelle à plusieurs projets qui n’aboutissent pas. Ils s’enivrent plus que de raison, se querellent, en viennent souvent aux mains. Après un voyage à New York pour assurer la promotion du livre, le couple retourne un moment à Dollarton, et travaille sur un roman inspiré d’un voyage effectué en Colombie britannique, baptisé « October Ferry to Gabriola ». L’ouvrage est refusé par l’éditeur de Lowry. Les deux âmes damnées décident alors de changer d’air et entament un voyage d’un an en Europe. Lowry continue de boire comme un camelus. Il tente d’étrangler Margerie à deux reprises, une fois dans le sud de la France, et une seconde fois à Rome, dans un sanatorium où ils séjournent pour tenter de soigner leur alcoolisme. Incapables de continuer à vivre ensemble mais dans l’impossibilité vitale de se séparer, les deux amants s’entredéchirent.
« De plus en plus ivre, il commence à beugler, à proférer des insanités et à pousser le volume de la radio au maximum. »
Le retour à Dollarton, en janvier 1949, semble leur offrir une phase d’accalmie. Ils diminuent leur consommation d’alcool, recommencent à vivre d’eau fraîche et de chair de crabes, travaillent de nouveau avec assiduité. Le manuscrit d’October ferry est repris, deux autres ouvrages sont mis sur le métier : Dark as the grave wherein my friend is laid et La mordida, deux histoires où continue de souffler l’âme du Mexique. Mais la situation se dégrade de nouveau, le couple quitte définitivement Dollarton et, après un passage par New York, la Sicile et Londres, échoue, en 1955, dans un petit cottage du village de Ripe, dans le Sussex. Le pacte faustien conclu par Lowry lui a permis d’écrire son chef-d’œuvre, Méphistophélès a rempli sa part du contrat et Lowry attend désormais la damnation.
Le 26 juin 1957 au soir, le couple se rend dans un pub local, y descend quelques bières puis rentre au domicile conjugal. Sur le chemin, Lowry achète une bouteille de gin qu’il tète directement au goulot. De plus en plus ivre, il commence à beugler, à proférer des insanités et à pousser le volume de la radio au maximum. Margerie essaie de lui arracher la bouteille, elle se brise et Malcolm la menace, brandissant un tesson d’un air démoniaque. Effrayée, elle part se réfugier chez les voisins. En rentrant chez elle le lendemain matin, elle retrouve Malcolm étendu sur le sol de leur chambre. L’écrivain est mort dans son sommeil, après avoir avalé d’importantes quantités d’alcool, de médicaments, barbituriques et autres comprimés qu’il s’envoyait quotidiennement pour rendre l’existence un peu plus supportable et parvenir à rejoindre Morphée. Telle est du moins la version officielle. Car en réalité, cette nuit-là, Méphistophélès est venu réclamer son dû à un Faust qui l’accueillit avec soulagement.
Illustration de bannière : extrait d’une peinture de Rufino Tamayo
BIBLIOGRAPHIE
Patrick Deville, Viva, Seuil, 2014.
Malcolm Lowry, Sous le volcan, traduction de Jacques Darras, Grasset, 1987 (dont sont extraits toutes les citations).
Tony Cortano, Malcolm Lowry, Henri Veyrier, 1979.
REBONDS
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