Mahdi Amel, marxiste libanais


Traduction d’un article de Frontline pour Ballast

« Après la chute de l’URSS, les échecs des mou­ve­ments de libé­ra­tion natio­nale et de l’u­ni­té arabe, les popu­la­tions ont per­du leurs idéaux, elles se sont ruées sur l’is­la­misme, y voyant une alter­na­tive, un nou­vel espoir. Sur le plan poli­tique, cette mon­tée en puis­sance de l’is­la­misme consti­tue une régres­sion », décla­rait George Habbache, lea­der socia­liste du Front popu­laire de libé­ra­tion de la Palestine, dans les années 2000. Mahdi Amel a été l’un des grands noms du mar­xisme et de l’an­ti­co­lo­nia­lisme : théo­ri­cien et membre actif du Parti com­mu­niste liba­nais, il fut assas­si­né en 1987, en pleine guerre civile liba­naise. De retour de son pays natal, l’his­to­rien indien Vijay Prashad, auteur cette année de Struggle Makes Us Human: Learning from Movements for Socialism, avait bros­sé son portrait.


Le 18 mai 1987, Hassan Hamdan, pro­fes­seur à l’Université liba­naise et membre du comi­té cen­tral du Parti com­mu­niste liba­nais (PCL), quit­tait son appar­te­ment situé dans l’ouest de Beyrouth. Hamdan tour­na à droite — il allait faire des courses. Dans la rue d’Algérie, non loin de son domi­cile, deux hommes l’ac­cos­tèrent. Ils crièrent son nom ; il se retour­na ; ils lui tirèrent des­sus. Blessé, il fut conduit par un pas­sant à l’hô­pi­tal de l’Université amé­ri­caine de Beyrouth, où il mou­rut. Il avait 51 ans. Le Liban était alors en pleine guerre civile, « les évé­ne­ments » (al-ahdath), qui a duré de 1975 à 1990. Ses mul­tiples phases ont vu s’af­fron­ter les dif­fé­rentes caté­go­ries de la socié­té liba­naise ain­si que ses milices — qui ont sou­vent agi par pro­cu­ra­tion pour des puis­sances étrangères.

Les Palestiniens et la gauche se sont unis pour com­battre la droite chré­tienne : cette lutte s’est muée, via l’in­ter­ven­tion mili­taire syrienne et israé­lienne, en une guerre bru­tale visant à sup­pri­mer les bases pales­ti­niennes au Liban. Lorsque les Palestiniens ont été expul­sés vers la Tunisie en 1982, la guerre s’est méta­sta­sée en une attaque contre la gauche. Les milices isla­mistes ont ain­si déclen­ché une guerre contre les com­mu­nistes, les­quels dis­po­saient de bas­tions puis­sants dans le Liban tout entier. En 1984, leurs mili­tants ont cap­tu­ré cin­quante-deux com­mu­nistes avant de les for­cer à abju­rer leur athéisme et de les tuer, puis, selon le Parti com­mu­niste, de jeter leurs corps dans la Méditerranée.

« Les milices isla­mistes ont ain­si déclen­ché une guerre contre les com­mu­nistes, les­quels dis­po­saient de bas­tions puis­sants dans le Liban tout entier. »

Le 17 février 1987, Hussain Muruwwa était allon­gé dans son lit. Muruwwa était lui aus­si un intel­lec­tuel du PCL ; il s’é­tait bles­sé à la jambe. Il était le rédac­teur en chef du jour­nal du par­ti, Al-Tariq, et avait écrit une série de livres qui, tous, rap­pe­laient que la culture arabe ne se bor­nait pas à la reli­gion et aux sen­ti­ments : elle était aus­si pro­fon­dé­ment enra­ci­née dans les champs de la science et de la rai­son. Mais ce sillon de culture maté­ria­liste — mani­feste chez des pen­seurs du Xe siècle comme Fârâbî et Ibn Sina (Avicenne) — avait été nié par l’é­ru­di­tion isla­miste. Des hommes sont entrés dans la mai­son de Muruwwa et l’ont abat­tu ; il avait 78 ans.

L’assassinat de Muruwwa eut lieu dans un contexte de lutte entre le par­ti et les isla­mistes. Selon Jamil Nahmi, direc­teur géné­ral de la Sûreté géné­rale du Liban, ce com­bat a oppo­sé « le fon­da­men­ta­lisme reli­gieux et la doc­trine com­mu­niste » : deux idéo­lo­gies irré­con­ci­liables qui se sont affron­tées pour la pre­mière fois dans le sud du Liban. D’après le Parti com­mu­niste liba­nais, dans les dix jours qui ont sui­vi, plus de qua­rante de ses membres ont été tués et dix-sept autres enle­vés. Un cheikh de la ville de Nabatiye avait émis une fat­wa, laquelle décla­rait : « Aucun com­mu­niste ne doit être auto­ri­sé à res­ter dans le sud du Liban. » C’était une condam­na­tion à mort. Les anciens vil­lages com­mu­nistes ont alors été atta­qués. Adham al-Sayed, l’ac­tuel secré­taire de la sec­tion de jeu­nesse du par­ti, les qua­li­fie de « villes mar­tyres » — à l’ins­tar de Srifa, Kafr Rumman et Houla, elles étaient autre­fois des « for­te­resses du par­ti ». Ses membres y per­dirent la vie ou durent fuir, quand ils n’a­ban­don­nèrent pas tout sim­ple­ment la poli­tique. Même si rien de concluant ne sau­rait être affir­mé, l’as­sas­si­nat de Hassan Hamdan fait par­tie de cette bataille. Des offi­ciers de police de haut rang se plaignent du manque de ren­sei­gne­ments : « Après tout, avance l’un d’eux, nous sommes au Liban. » Comme pour le meurtre de Muruwwa, les théo­ries abondent mais nous ne dis­po­sons de rien de concret. Les rap­ports de police n’existent tout sim­ple­ment pas.

[Combattante palestinienne à Beyrouth, 1976 | Catherine Leroy]

Peu de gens connaissent Hassan Hamdan de son vrai nom : il est aujourd’­hui connu sous celui de Mahdi Amel. Il repré­sente, dans le monde arabe, l’un des théo­ri­ciens mar­xistes les plus res­pec­tés et les plus appré­ciés de sa géné­ra­tion. Hamdan a beau­coup écrit ; il a lais­sé der­rière lui une ving­taine de livres impor­tants, de la théo­rie révo­lu­tion­naire à la poé­sie. Dans son appar­te­ment, son fils Redha me dit que la famille et le centre cultu­rel Mahdi Amel conti­nuent de rece­voir des témoi­gnages sur la por­tée ins­pi­ra­trice de son œuvre. Durant le sou­lè­ve­ment en Tunisie [2010–2011], des étu­diants ont peint une fresque de Mahdi Amel sur les murs de leur cam­pus. Son por­trait les obser­vait d’en haut, avec son regard bien­veillant. Ses livres — tous en arabe — sont tou­jours impri­més et ses tra­vaux conti­nuent d’être mobi­li­sés par les intel­lec­tuels arabes. Vingt-six ans se sont écou­lés depuis sa mort mais peu de choses semblent avoir dis­pa­ru de son œuvre.

Dans un coin de son bureau se trouve sa table de tra­vail. Y siège désor­mais son por­trait. C’est là qu’il s’as­seyait et tra­vaillait la nuit tan­dis que sa famille dor­mait. Il était habi­té par un pro­blème simple : com­ment pro­duire des concepts mar­xistes fidèles à la réa­li­té arabe ? Cette ques­tion n’a ces­sé de tour­men­ter les pen­seurs du tiers-monde depuis qu’ils ont ren­con­tré ce cou­rant de pen­sée. Les Sept essais d’in­ter­pré­ta­tion de la réa­li­té péru­vienne (1928) du mar­xiste péru­vien José Carlos Mariátegui cher­chaient à com­prendre l’his­toire et les luttes des peuples indi­gènes des Andes, paral­lè­le­ment à leur domi­na­tion par les conquis­ta­dors espa­gnols et à la créa­tion de nou­veaux sys­tèmes fon­ciers et d’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail. Nos devoirs et les tâches des pays étran­gers (1930), du socia­liste égyp­tien Salama Moussa, s’employait à pré­sen­ter un récit de la socié­té égyp­tienne à l’aide des concepts socia­listes. L’histoire du Kerala [État du sud de l’Inde, ndlr] d’E.M.S. Namboodiripad [com­mu­niste indien mort en 1998, ndlr] et son rap­port sur le pro­jet de loi sur le fer­mage des terres de 1938 font par­tie de cette ten­ta­tive. Dans l’un des pre­miers essais de Mahdi Amel, Colonialisme et sous-déve­lop­pe­ment, publié dans Al-Tariq en 1968, il écri­vait : « Si vous vou­lez vrai­ment que notre propre et véri­table pen­sée mar­xiste voit la lumière et soit capable de voir la réa­li­té d’un point de vue scien­ti­fique, nous ne devrions pas par­tir de la pen­sée mar­xiste pour l’ap­pli­quer à notre réa­li­té mais, plu­tôt, par­tir de notre réa­li­té comme mou­ve­ment fon­da­teur. » Si l’on part du déve­lop­pe­ment his­to­rique d’une socié­té et de ses propres res­sources cultu­relles, « ce n’est qu’a­lors que notre pen­sée peut véri­ta­ble­ment deve­nir mar­xiste1 ». Cette pen­sée ne pou­vait être appli­quée telle quelle. La réa­li­té du « retard » colo­nial (takhal­luf) devait être explo­rée et l’é­la­bo­ra­tion du mar­xisme devait en tenir compte.

« La guerre d’Algérie bat­tait son plein et de Gaulle n’au­to­ri­sait pas la moindre dis­si­dence dans le pays. Hamdan quit­ta donc la France pour l’Algérie en 1963. »

Les Arabes por­taient le stig­mate d’être « sous-déve­lop­pés », écrit Mahdi Amel — comme s’ils n’é­taient capables que d’é­chouer. La ruine des Arabes n’é­tait cepen­dant pas due à leur culture mais à ce qui leur était arri­vé : la domi­na­tion colo­niale, longue de cent ans, avait modi­fié les struc­tures de la poli­tique, de l’é­co­no­mie et de la socié­té. Les notables arabes avaient été mis sur la touche ou absor­bés dans ce nou­veau monde, réduits à n’être que les repré­sen­tants de forces vivant ailleurs. Les nou­velles élites émer­gentes incar­naient des forces exté­rieures et non celles de leurs propres popu­la­tions : quand Paris éter­nuait, ils s’en­rhu­maient. L’ambassadeur des États-Unis devint ain­si plus impor­tant que les élus. (Une vieille blague cir­cu­lait : « Pourquoi n’y a‑t-il pas de révo­lu­tion aux États-Unis ? Parce qu’il n’y a pas d’am­bas­sade des États-Unis »). L’expérience du « sous-déve­lop­pe­ment » n’in­combe pas aux Arabes, avan­çait Mahdi Amel, mais pro­cède de cette restruc­tu­ra­tion de leur exis­tence ; le mar­xisme devait sérieu­se­ment en tenir compte. À la même époque, l’u­ni­ver­si­taire pakis­ta­nais Hamza Alavi pro­po­sait sa théo­rie du mode de pro­duc­tion colo­nial ; en Inde, on débat­tait sur les modes de pro­duc­tion ; le mar­xiste égyp­tien Samir Amin avait pro­duit des tra­vaux sur le même thème. Comme eux, Mahdi Amel ana­ly­sait le « sous-déve­lop­pe­ment » non pas en termes cultu­rels mais en termes de struc­ture de l’ordre mon­dial : le Sud four­nit les matières pre­mières tan­dis que le Nord pro­duit les biens finis et accu­mule l’es­sen­tiel de la richesse sociale. Ce sen­ti­ment de « sous-déve­lop­pe­ment » reflé­tait cet ordre ; le désordre poli­tique du Sud était éga­le­ment lié à cette subor­di­na­tion éco­no­mique. Tous ces pen­seurs ont — avec plus ou moins de suc­cès — ten­té d’en four­nir la théorie.

Le chêne rouge

Né en 1936, Hassan Hamdan a quit­té le Liban vingt ans plus tard pour étu­dier la phi­lo­so­phie à Lyon, en France. Tout espoir de pos­si­bi­li­té pro­gres­siste s’é­tait éteint dans son pays natal. Le natio­na­lisme arabe et le com­mu­nisme avaient com­men­cé à s’an­crer au Liban mais un sou­lè­ve­ment armé conduit par ces deux forces avait été écra­sé par l’é­lite liba­naise, épau­lée par une inter­ven­tion mili­taire amé­ri­caine. En France, Hamdan a alors rejoint un groupe clan­des­tin de com­mu­nistes arabes. La guerre d’Algérie bat­tait son plein et de Gaulle n’au­to­ri­sait pas la moindre dis­si­dence dans le pays. Hamdan quit­ta donc la France pour l’Algérie en 1963, où, avec sa femme Évelyne Brun, ils aidèrent à bâtir la nation nou­vel­le­ment indé­pen­dante. Dans la ville pro­vin­ciale d’Al-Qustantiniyah (Constantine), Évelyne Brun ensei­gnait le fran­çais et Hamdan don­nait des cours du soir sur Frantz Fanon, récem­ment décé­dé. Hamdan publia d’ailleurs son pre­mier article sur Fanon dans la revue Révolution afri­caine.

[Combattants palestiniens à Beyrouth, 1976 | Catherine Leroy]

L’effervescence poli­tique qui se déve­lop­pait de nou­veau au Liban pro­vo­qua le retour de Hamdan dans son pays natal. Le Parti com­mu­niste liba­nais y avait tenu son deuxième congrès en 1968 où, comme le sou­ligne aujourd’­hui le lea­der de la jeu­nesse Adham al-Sayed, « nous avons mis nos propres concepts, notre propre théo­rie au pre­mier plan ». Le par­ti pre­nait ses dis­tances avec l’ap­proche sovié­tique de la ques­tion pales­ti­nienne et s’en­ga­geait plei­ne­ment dans la résis­tance à Israël ain­si que dans la construc­tion du mou­ve­ment natio­nal arabe. Suite à ce congrès, le ministre de l’Intérieur Kamal Joumblatt, du Parti socia­liste pro­gres­siste, sanc­tion­na offi­ciel­le­ment le PCL. Entre 1970 et 1975, tan­dis que la gauche émer­geait de la répres­sion, l’ac­ti­vi­té syn­di­cale aug­men­tait : on comp­tait alors trente-cinq grèves par an. La forte impli­ca­tion mili­tante au cours de la grève des tra­vailleurs de l’a­li­men­ta­tion de Ghandour, en 1972, s’est accom­pa­gnée d’un renou­veau du mou­ve­ment étu­diant. En 1974, cin­quante mille per­sonnes ont mani­fes­té contre la pri­va­ti­sa­tion de l’en­sei­gne­ment — le vété­ran Elias Habr, lea­der syn­di­cal du Parti com­mu­niste liba­nais, décla­re­ra qu’il n’a­vait jamais vu une telle mani­fes­ta­tion de sa vie. Dans les champs de tabac du sud du Liban, les agri­cul­teurs avaient éga­le­ment sui­vi le mou­ve­ment : l’Union des pro­duc­teurs de tabac du Sud-Liban ten­tait de s’ex­traire de la tutelle des anciens notables.

Hamdan emprun­ta son nom de plume — Mahdi Amel — aux mon­tagnes du Sud-Liban : le Jabal Amel, foyer chiite du pays. C’était une zone de grande misère éco­no­mique. Le tabac est une culture hos­tile : il est dif­fi­cile à culti­ver et ses effets sont plus redou­tables encore pour le fumeur, mais il per­met de vivre. Les pay­sans de la région avaient pro­gres­si­ve­ment aban­don­né leurs cultures de sub­sis­tance afin de culti­ver cette plante plus rému­né­ra­trice ; mais l’argent qu’ils rece­vaient était peu impor­tant car le mono­pole d’État sem­blait tou­jours avoir la meilleure part du mar­ché. Tandis que les luttes émer­geaient du mou­ve­ment com­mu­niste, Mahdi Amel voya­gea à tra­vers les régions dans les­quelles on culti­vait le tabac, don­nant des confé­rences sur le mar­xisme et sa per­ti­nence quant aux pro­blèmes contem­po­rains du Liban. Il par­lait dans les mai­sons et les mos­quées, se sou­vien­dra Évelyne Brun, et était écou­té « avec un silence reli­gieux ». Il expli­quait com­ment fonc­tion­nait le « sous-déve­lop­pe­ment » et quelles étaient les inten­tions de la droite liba­naise (les Phalanges) en tant que repré­sen­tante des forces exté­rieures. Évelyne Brun le dira des années plus tard : Amel était connu comme « l’homme à la barbe verte » et avait atteint un sta­tut légen­daire par­mi les agri­cul­teurs. Elle rap­pel­le­ra l’un des thèmes majeurs de son œuvre : « Être mar­xiste, c’est être une per­sonne capable d’ap­por­ter des réponses aux pro­blèmes de la vie quo­ti­dienne. » Durant l’oc­cu­pa­tion israé­lienne de Beyrouth en 1982, Mahdi Amel s’est ain­si jeté dans l’or­ga­ni­sa­tion de la dis­tri­bu­tion de l’eau avec autant d’éner­gie qu’il en avait déployée pour aider à construire la résis­tance armée. Nulle hié­rar­chie entre ces dif­fé­rents pro­blèmes : on ne peut ren­ver­ser la condi­tion de « sous-déve­lop­pe­ment » si l’on ignore les souf­frances quo­ti­diennes des gens.

Quand un arbre tombe

« Ces deux der­nières décen­nies, la gauche du monde arabe a ter­ri­ble­ment souf­fert. Les par­tis com­mu­nistes ont été lar­ge­ment détruits par les régimes natio­na­listes arabes. »

Mahdi Amel a été tué en 1987, deux ans avant que l’ex­pé­rience sovié­tique ne s’ef­fondre. Le PCL avait alors déjà subi d’im­por­tants revers. Son entrée dans la guerre civile liba­naise signi­fiait qu’il devait céder à la rhé­to­rique du sec­ta­risme, à la guerre entre chré­tiens et musul­mans : il était impos­sible de ne pas être aspi­ré dans cette spi­rale, avait-il noté dans ses livres à ce pro­pos. Il lui deve­nait dif­fi­cile de sou­te­nir le par­ti dans ce contexte ; il com­men­ça à s’essouffler.

Ces deux der­nières décen­nies, la gauche du monde arabe a ter­ri­ble­ment souffert.

Les par­tis com­mu­nistes ont été lar­ge­ment détruits par les régimes natio­na­listes arabes. La pos­si­bi­li­té de se déve­lop­per a paru limi­tée et l’ac­ti­vi­té syn­di­cale s’est avé­rée plus dif­fi­cile qu’au­pa­ra­vant — la délo­ca­li­sa­tion des entre­prises rom­pant les liens avec les anciennes tra­di­tions syn­di­cales et l’im­por­ta­tion de tra­vailleurs migrants, pour­vus de visas res­tric­tifs, ren­dant le syn­di­ca­lisme pra­ti­que­ment impos­sible. L’essor de la reli­gion en poli­tique et l’augmentation du sec­ta­risme ont ren­du l’u­ni­vers sévè­re­ment ration­nel du mar­xisme visi­ble­ment étran­ger à la vie quo­ti­dienne. Des mou­ve­ments poli­tiques dyna­miques ont tou­te­fois émer­gé dans les années 1990 et 2000 — en soli­da­ri­té avec la Palestine, dans les cou­ra­geux sec­teurs syn­di­caux des mines de Tunisie et des usines d’Égypte, au sein de nou­veaux mou­ve­ments sociaux autour des droits des femmes et des tra­vailleurs migrants. L’agrégation de ces efforts a conduit direc­te­ment à l’ir­rup­tion sur­ve­nue en 2011 : le Printemps arabe. L’expression de ces nou­velles ini­tia­tives de gauche sont visibles encore de nos jours dans tout le monde arabe. En Égypte, par exemple, le mou­ve­ment Eish we Horria (Pain et liber­té) s’est tour­né vers la tra­di­tion socia­liste et ima­gine un nou­veau type de poli­tique pour lut­ter contre un État domi­né par les mili­taires et l’is­lam poli­tique2. Tout, cepen­dant, n’est pas rose. En Tunisie, la gauche sem­blait la mieux pla­cée pour prendre en charge l’a­ve­nir du pays via le Mouvement des patriotes démo­crates mais l’un de ses lea­ders, Chokri Belaïd, a été assas­si­né devant son domi­cile le 6 février 20133 [par un membre de Daech, ndlr] : il avait 48 ans. Belaïd, comme Mahdi Amel, écri­vait des poèmes ; l’un d’eux por­tait sur l’as­sas­si­nat de Hussain Muruwwa.

La roue tourne et, par­fois, se répète.


Traduit de l’an­glais par la rédac­tion de Ballast | Vijay Prashad, « The Arab Gramsci », Frontline, 21 mars 2014
Photographie de ban­nière : Beyrouth | DR


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  1. Traduit par Hisham Ghassan Tohme.[]
  2. Avant que l’ar­ri­vée au pou­voir du géné­ral al-Sissi, en 2014, ne plonge l’Égypte dans un nou­veau régime auto­ri­taire où toute contes­ta­tion est sévè­re­ment répri­mée [ndlr].[]
  3. Le 17 décembre 2014, Boubaker El Hakim (sous le nom de guerre d’Abou Mouqatil) a reven­di­qué, en Syrie, son assas­si­nat : « Oui, tyrans, c’est nous qui avons tué Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. […] Nous allons reve­nir et tuer plu­sieurs d’entre vous. Vous ne vivrez pas en paix tant que la Tunisie n’ap­pli­que­ra pas la loi isla­mique. » [ndlr][]

REBONDS

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Vijay Prashad

Historien et auteur marxiste indien, il dirige la revue LeftWord Books. Il est notamment l'auteur de Struggle Makes Us Human: Learning from Movements for Socialism (2022).

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