La démocratie syndicale en action


Texte inédit pour le site de Ballast

Région de Charleroi, en Belgique. À la fin des années 1960, les ver­riers de l’entreprise Glaverbel se tournent peu à peu vers le syn­di­ca­lisme de com­bat. En dépas­sant le cor­po­ra­tisme qui règne dans le sec­teur, l’unité des tra­vailleurs se construit au fur et à mesure face à un patro­nat tou­jours plus offen­sif. Les années 1970 sont mar­quées par plu­sieurs conflits, au cours des­quels les ver­riers mettent en place deux outils, qui se révè­le­ront déci­sifs : le comi­té de grève et l’oc­cu­pa­tion d’u­sine. Contrôle ouvrier et démo­cra­tie syn­di­cale s’exercent donc pen­dant quelque temps, et per­mettent aux tra­vailleurs d’ar­ra­cher des « accords his­to­riques ». Si la reprise auto­ges­tion­naire de l’u­sine Lip est bien connue, cette lutte du mou­ve­ment ouvrier euro­péen l’est autre­ment moins : nous en pro­po­sons ici le récit. ☰ Par Léonard Perrin


Paris, 17 février 1975. 1 500 mani­fes­tants défilent dans les rues en scan­dant « Non au déman­tè­le­ment ! Les patrons licen­cient, licen­cions les patrons ! ». Le groupe est com­po­sé de tra­vailleurs belges du sec­teur ver­rier de Charleroi, mais aus­si d’ouvriers fla­mands de chan­tier naval, de dockers, de ver­riers du Nord de la France et d’une délé­ga­tion alle­mande. Tous sou­tiennent le com­bat des ver­riers de l’entreprise Glaverbel, mena­cés par la fer­me­ture de leur usine. Filiale de la mul­ti­na­tio­nale BSN-Gervais-Danone, celle-ci sou­haite se réorien­ter vers des mar­chés plus ren­tables que celui de la ver­re­rie et mettre sur le car­reau près de 600 employés, fer­me­ment déci­dés à ne pas se lais­ser faire. La mani­fes­ta­tion n’est pas auto­ri­sée ; cela n’empêche pas les mani­fes­tants de pour­suivre leur par­cours en direc­tion du siège de BSN. Les délé­gués syn­di­caux se relaient au méga­phone : « De France en Belgique, d’Allemagne en Italie, un seul front contre BSN ! » ; « Riboud, t’es fou­tu, les ver­riers sont dans la rue !1 » Le siège est entou­ré d’un cor­don de poli­ciers ; les mani­fes­tants entonnent LInternationale, accom­pa­gnés des employés qui, depuis les fenêtres du bâti­ment, expriment ain­si leur sou­tien. Rapidement, le dis­po­si­tif poli­cier se trouve dépas­sé et les mani­fes­tants inves­tissent le siège sans vio­lence : le PDG de BSN et l’administrateur de Glaverbel tentent dans un pre­mier temps de se cacher dans les toi­lettes ; ils ne tardent pas à être trou­vés puis contraints de des­cendre pour un face à face avec les sala­riés déter­mi­nés. Cette jour­née d’action marque une étape impor­tante dans le conflit qui les oppose à la direc­tion : elle s’inscrit dans une période de lutte qui a mar­qué le sec­teur ver­rier et plus lar­ge­ment le mou­ve­ment ouvrier belge. Pour en com­prendre les sou­bas­se­ments et les débou­chés, un détour his­to­rique s’impose.

Contexte défavorable et revirement

« Le cor­po­ra­tisme et les divi­sions syn­di­cales règnent : les ouvriers du verre chaud et du verre froid se connaissent mal, les infor­ma­tions cir­culent peu. »

Charleroi se situe à une soixan­taine de kilo­mètres au sud de Bruxelles, dans la pro­vince de Hainaut (en Wallonie). Un grand bas­sin houiller, lar­ge­ment exploi­té pen­dant la révo­lu­tion indus­trielle, a don­né le nom de « Pays noir » à la ville et ses alen­tours. Avec la métal­lur­gie, la ver­re­rie est un domaine éco­no­mique qui prend une place de pre­mière impor­tance. En 1961, l’entreprise Glaverbel S.A. naît de la fusion entre l’Union des ver­re­ries méca­niques de Belgique (UVMB) et Glaver. Plusieurs sites et usines de l’entreprise sont implan­tés à Charleroi et dans les com­munes proches, notam­ment La Discipline et la Caisserie cen­trale à Gilly, Barnum à Lodelinsart. À cette époque, le cor­po­ra­tisme et les divi­sions syn­di­cales règnent : les ouvriers du verre chaud et du verre froid se connaissent mal, les infor­ma­tions cir­culent peu (d’au­tant qu’existe par­fois la bar­rière de la langue entre sala­riés de dif­fé­rentes natio­na­li­tés), à quoi s’ajoute un patro­nat qui divise les tra­vailleurs. La Fédération géné­rale du tra­vail de Belgique (FGTB) dis­pose d’une implan­ta­tion cer­taine, mais plu­sieurs sec­tions syn­di­cales n’y sont pas com­plè­te­ment rattachées.

L’affaire du 1 %

En 1960, le gou­ver­ne­ment sou­haite faire pas­ser la « loi unique » — un pro­jet fourre-tout s’en pre­nant direc­te­ment aux acquis sociaux. Le sec­teur ver­rier est entraî­né dans un mou­ve­ment social ini­tié par les agents com­mu­naux, et sui­vi par la sidé­rur­gie. Malgré des condi­tions hiver­nales dif­fi­ciles, une grève digne et soli­daire s’instaure : les piquets de grève sont tenus ; on dis­tri­bue du char­bon aux plus néces­si­teux pour qu’ils puissent conti­nuer à se chauf­fer ; on sert des repas à la Maison du peuple de Gilly. Mais la grève débou­che­ra sur une défaite. Hormis quelques amen­de­ments, la loi sera votée. C’est dans ce rap­port de force défa­vo­rable que les ouvriers de Barnum et de La Discipline sont contraints d’accepter un accord dom­ma­geable : une réduc­tion de 1 % de leur salaire net pen­dant cinq ans, pour ali­men­ter un « fonds de garan­tie » (com­plé­té de 0,5 % de coti­sa­tions patro­nales). L’objectif ? Que l’en­tre­prise puisse se pré­mu­nir d’une éven­tuelle grève sau­vage. Cette affaire du « 1 % » res­te­ra long­temps dans les esprits : un nou­veau coup dur pour les travailleurs.

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Rien n’est cepen­dant déci­dé sur ce qu’il advien­dra de ce fonds une fois les cinq ans écou­lés. Au fil des années, sa dis­so­lu­tion et la redis­tri­bu­tion de l’argent amas­sé deviennent des reven­di­ca­tions à Glaverbel. Malgré les divi­sions, une pro­po­si­tion se dégage avec le sou­tien de la Confédération des syn­di­cats chré­tiens (CSC) et de la FGTB : il s’agirait de redis­tri­buer le fonds aux tra­vailleurs âgés afin de leur per­mettre de par­tir plut tôt à la retraite, en leur garan­tis­sant un reve­nu plus éle­vé que le seul chômage2. Au terme de nom­breux débats, réunions et négo­cia­tions, un accord est trou­vé pour une redis­tri­bu­tion col­lec­tive du fonds. Résultat, les tra­vailleurs peuvent par­tir dès 60 ans, avec 85 % de leur salaire net, com­pen­sé par l’embauche de jeunes pour les rem­pla­cer. C’est là une vic­toire qui sonne comme une revanche.

La Nouvelle Défense

« S’il est à leurs yeux impor­tant que le syn­di­cat soit un contre-pou­voir indé­pen­dant à l’en­droit des par­tis, il importe de ne pas cloi­son­ner enga­ge­ment syn­di­cal et action politique. »

Lors de cet épi­sode, un organe aty­pique, La Nouvelle Défense, a joué un rôle pré­pon­dé­rant. Ce comi­té fut créé en 1964 par un groupe de mili­tants syn­di­ca­listes de Glaverbel-Gilly, comp­tant Léon Stas, François Cartesiani, Élie Grenier, Maurice Bolle et André Henry. Ce der­nier est né en 1938 et a gran­di au sein d’une famille ouvrière — son père était trots­kyste et délé­gué syn­di­cal. Marqué par les hor­reurs de la Seconde Guerre mon­diale, il devient très jeune un anti­mi­li­ta­riste convain­cu ; il baigne dans un milieu inter­na­tio­na­liste et côtoie d’anciens bri­ga­distes ou résis­tants. Les oppo­si­tions poli­tiques locales (entre com­mu­nistes anti-sta­li­niens et socia­listes), ses lec­tures et sa fré­quen­ta­tion de la Maison du peuple déve­loppent sa for­ma­tion poli­tique : « J’ai été éle­vé ain­si, dans le débat contra­dic­toire et le com­bat contre l’injustice3 », explique cet admi­ra­teur de l’é­co­no­miste trotst­kyste Ernest Mandel. Syndiqué à la FGTB dès l’âge de 16 ans, il allie cet enga­ge­ment à l’action poli­tique en s’impliquant dans les Jeunes gardes socialistes4. Quelques années après les échecs subis au début de la décen­nie 19605, Henry et ses cama­rades estiment que le tra­vail syn­di­cal se doit de prendre une nou­velle direc­tion. La Nouvelle Défense est créée sous leur impul­sion, accom­pa­gnée d’un jour­nal du même nom dont les objec­tifs sont clairs : consti­tuer un « outil pour le syn­di­ca­lisme de com­bat et démo­cra­tique » avec pour but de « lier l’action syn­di­cale à l’action poli­tique », car « il manque quelque chose si ces luttes syn­di­cales ne trouvent pas de lien avec la lutte pour le socia­lisme ». S’il est à leurs yeux impor­tant que le syn­di­cat soit un contre-pou­voir indé­pen­dant à l’en­droit des par­tis, il importe de ne pas cloi­son­ner enga­ge­ment syn­di­cal et action poli­tique. La Nouvelle Défense joue donc le rôle de bul­le­tin de la gauche syn­di­cale et ne manque pas d’être à l’initiative de nom­breuses pro­po­si­tions concrètes, comme lors de la récu­pé­ra­tion du 1 %. En 1967, le comi­té est implan­té dans six entre­prises ver­rières de la région, orga­nise des assem­blées, pousse à davan­tage de démo­cra­tie, cri­tique la bureau­cra­tie syn­di­cale et le cor­po­ra­tisme — sans jamais tom­ber dans un anti-syn­di­ca­lisme délétère.

(Ré)organisation syndicale et victoires

André Henry et La Nouvelle Défense ne cessent de plai­der pour une uni­té syn­di­cale qui met­trait fin au cor­po­ra­tisme. C’est ce qui arrive en mai 1970, lors du rat­ta­che­ment com­plet des groupes syn­di­caux de Glaverbel à la Centrale Générale de la FGTB — la Centrale Générale de Charleroi devient forte de 7 000 membres, dont 4 000 ver­riers. Fin 1971, plu­sieurs délé­gués syn­di­caux de l’entreprise, sou­vent ali­gnés sur les posi­tions patro­nales ou même sur une ligne droi­tière, sont éjec­tés. André Henry devient délé­gué prin­ci­pal FGTB de Glaverbel-Gilly. Sur le site de Roux, c’est Robert Dehont qui est élu — un membre actif de La Nouvelle Défense. À Lodelinsart, ce sont éga­le­ment des délé­gués com­ba­tifs qui arrivent en poste. Le tra­vail de fond pour sur­mon­ter des divi­sions se pour­suit ; la confiance gagne de plus en plus les sala­riés, désor­mais moins dociles. De nou­velles pra­tiques syn­di­cales sont mises en place, que ce soit la for­ma­tion mili­tante ou l’instauration de réunions dès la sor­tie de l’usine. En 1972, la mul­ti­na­tio­nale BSN absorbe Glaverbel, deve­nant l’un des pre­miers pro­duc­teurs euro­péens de verre plat. Au sein de Glaverbel, on le sent, une menace pèse désor­mais sur les emplois. Les sala­riés créent la même année un comi­té de défense de l’emploi, afin de bri­ser l’isolement entre les sites et les autres entre­prises du sec­teur et de sou­te­nir les tra­vailleurs en lutte.

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Premier comité de grève, premier contrôle ouvrier

En 1973, la direc­tion tente de licen­cier André Henry. Mobile ? Il tenait à savoir ce que celle-ci ordon­nait au contre­maître. La riposte est immé­diate : les sala­riés débrayent puis se mettent en grève. Face à une direc­tion inflexible et mena­çante, un comi­té de grève voit le jour : élu par tous les tra­vailleurs, com­po­sé de sala­riés et syn­di­ca­listes, il est en lien avec l’Assemblée géné­rale des gré­vistes, qui le contrôle. La délé­ga­tion syn­di­cale est pré­sente au sein du comi­té, mais mino­ri­taire, afin de garan­tir une uni­té d’action et évi­ter d’avoir deux lignes dis­tinctes. La grève d’oc­cu­pa­tion, moyen d’ac­tion com­ba­tif, est votée à l’u­na­ni­mi­té. Le comi­té de grève, « arme redou­table pour sou­te­nir l’auto-organisation de la lutte », et l’occupation, « acte poli­tique que les gré­vistes posent face au patro­nat », selon Henry, sont les deux méthodes à même d’en­ga­ger un puis­sant rap­port de force avec la direc­tion. Si les tra­vailleurs ont par le pas­sé obte­nu de petites avan­cées en mesure de leur redon­ner prise sur leur tra­vail (refus de cer­taines cadences, meilleure cir­cu­la­tion des infor­ma­tions), ce qui se joue main­te­nant est d’une toute autre ampleur : l’entreprise fonc­tionne tou­jours, mais sous la direc­tion du comi­té de grève — com­po­sé de dif­fé­rentes com­mis­sions. Continuer à faire tour­ner la ver­re­rie évite aus­si une déli­cate opé­ra­tion d’extinction des fours, comme l’ex­plique Henry : « On ne pou­vait pas arrê­ter le verre en fusion ; on ris­quait des inci­dents. Alors, nous avons exer­cé notre propre contrôle sur la pro­duc­tion de verre. » C’est ain­si que les reven­di­ca­tions sont satis­faites : André Henry est main­te­nu (à son poste et comme délé­gué), et obtient même des excuses du contre­maître à l’o­ri­gine du conflit.

Vers la grève nationale

« Avec une pro­duc­tion contrô­lée par les tra­vailleurs, c’était vrai­ment la démo­cra­tie ouvrière en action. »

En dépit de ces quelques vic­toires, les attaques du patro­nat contre les liber­tés syn­di­cales n’ont pas ces­sé dans la région depuis le début des années 1970. Arrive au pou­voir, en 1974, un nou­veau gou­ver­ne­ment de chré­tiens et de libé­raux, pour le moins favo­rable au patro­nat. Trois nou­velles conven­tions du sec­teur ver­rier doivent prendre effet en mai, aux­quelles les syn­di­cats asso­cient de nom­breuses reven­di­ca­tions. Dans ce contexte ten­du, le licen­cie­ment abu­sif d’un jeune délé­gué syn­di­cal de l’usine Multiplane (à Gosselies) fait l’effet d’un déto­na­teur : une grève exi­geant sa réin­té­gra­tion dépasse sans délai ce cadre reven­di­ca­tif et, pen­dant trois semaines, elle mobi­lise plus de 4 000 tra­vailleurs du verre — la jour­née du 13 mai en tota­lise même 12 000 ! Les entre­prises sont occu­pées, des comi­tés de grève élus fleu­rissent de toute part et vont même s’as­sem­bler pour for­mer un comi­té régio­nal. Avec une pro­duc­tion contrô­lée par les tra­vailleurs, « c’était vrai­ment la démo­cra­tie ouvrière en action », témoigne André Henry, pour qui ce fut « une des plus belles grèves » qu’il ait connue. En mai, le délé­gué licen­cié est réin­té­gré, mais il s’agit là d’une vic­toire de prin­cipe car les gré­vistes exigent que le cahier de reven­di­ca­tions concer­nant les conven­tions soit accep­té. Le patro­nat est contraint de se plier à la plu­part des reven­di­ca­tions : l’action des gré­vistes per­met une aug­men­ta­tion de salaires (y com­pris du salaire mini­mum), leur uni­for­mi­sa­tion (notam­ment une meilleure éga­li­té sala­riale hommes-femmes), l’ob­ten­tion de la pré­pen­sion à 62 ans pour les hommes et 57 ans pour les femmes6.

Une lutte exemplaire

Fin 1974, des bruits courent sur concer­nant une pro­bable « ratio­na­li­sa­tion » des acti­vi­tés par BSN, qui détient Glaverbel depuis deux ans : face à la concur­rence inter­na­tio­nale qui s’in­ten­si­fie, la mul­ti­na­tio­nale entend se débar­ras­ser de son sec­teur verre plat. Le 10 jan­vier 1975, BSN-Glaverbel annonce l’extinction du four et la fer­me­ture de La Discipline, le site de Gilly, pour le 1er février au plus tard, détrui­sant par là même 600 emplois. En s’en pre­nant au site le plus com­ba­tif, le but de la mul­ti­na­tio­nale est autant sym­bo­lique que stra­té­gique : si La Discipline tombe, c’est l’ensemble du sec­teur ver­rier de Glaverbel qui risque de subir le même sort. L’annonce de fer­me­ture est, bien sûr, un coup par­ti­cu­liè­re­ment dur pour les ver­riers. Une pre­mière grève de 24 heures — recon­duite pen­dant quatre jours — est décré­tée. Il faut réflé­chir. Se concer­ter. L’AG vote la grève « au finish7 », élit un comi­té de grève et décide d’oc­cu­per l’usine. Un mani­feste de quatre reven­di­ca­tions est adop­té : pas de licen­cie­ments, pas de déman­tè­le­ment ; créa­tion d’un float8 ; réduc­tion du temps de tra­vail à 36 heures par semaine sans baisse de salaire et avec dimi­nua­tion des cadences ; natio­na­li­sa­tion sans condi­tion de Glaverbel sous contrôle des tra­vailleurs. Alors que l’entreprise a reçu des aides de l’État, elle compte en pro­fi­ter afin de licen­cier des employés, qui, de leur côté, sou­haitent appli­quer un contrôle par la base — l’État est per­çu comme un allié de Glaverbel. La grève s’organise, se struc­ture : chaque matin, dif­fé­rentes com­mis­sions se réunissent pour leur rap­port, puis une AG est tenue. Une véri­table « école pour le contrôle ouvrier et l’autogestion », rap­porte Henry.

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L’usine est à pré­sent sous le contrôle des tra­vailleurs, qui main­tiennent la pro­duc­tion et même la com­mer­cia­li­sa­tion du verre. Mais s’inspirer de l’expérience Lip n’est pas chose aisée : on ne vend pas des feuilles de verre comme des montres. Pourtant, après l’annonce et la com­mu­ni­ca­tion qui est faite, les par­ti­cu­liers comme les PME affluent pour ache­ter le verre. C’est la pre­mière vente sau­vage de pro­duits semi-finis en Belgique ! Dans ce com­bat qui s’annonce dif­fi­cile, trois échelles sont inves­ties : au niveau régio­nal, avec le ren­for­ce­ment de la soli­da­ri­té entre les entre­prises du sec­teur ; au niveau natio­nal, avec des comi­tés de sou­tien, des col­lectes popu­laires, l’appui de délé­ga­tions syn­di­cales et d’organisations poli­tiques ; au niveau inter­na­tio­nal, avec des liens créés au-delà des fron­tières et l’occupation sym­bo­lique du siège social de Glaverbel à Boisfort. Cette soli­da­ri­té inter­na­tio­na­liste se concré­tise par la mani­fes­ta­tion de février, à Paris, où des tra­vailleurs de plu­sieurs sec­teurs et de dif­fé­rents pays se retrouvent afin d’é­pau­ler les ver­riers belges. Pour le délé­gué syn­di­cal qu’est André Henry, cette jour­née consti­tue « un tour­nant dans la grève ». Le len­de­main, le pré­sident de la FGTB sou­haite que l’in­té­res­sé accepte les pro­po­si­tions de BSN, il répond que seuls les tra­vailleurs ont le pou­voir de prendre la déci­sion. Après des négo­cia­tions infruc­tueuses, le PDG pro­pose un accord le 19 février ; débat­tu par les gré­vistes, il est adop­té en AG à l’unanimité9. Les tra­vailleurs auront occu­pé l’usine pen­dant sept semaines et récol­té plus d’un mil­lion de francs belge10 par la vente — un gain aus­si bon pour le moral que pour la caisse de grève !

Les accords historiques

« C’est la pre­mière fois qu’un mou­ve­ment social belge empêche le licen­cie­ment de 600 per­sonnes, et que la recon­ver­sion des tra­vailleurs est impo­sée à la multinationale. »

L’accord a été qua­li­fié d’« his­to­rique » par le mou­ve­ment ouvrier. Il n’y aura certes pas de natio­na­li­sa­tion et bien un arrêt du four. Mais l’usine ne sera pas fer­mée : c’est la pre­mière fois qu’un mou­ve­ment social belge empêche le licen­cie­ment de 600 per­sonnes, et que la recon­ver­sion des tra­vailleurs est impo­sée à la mul­ti­na­tio­nale. L’accord pré­voit que les plus âgés pour­ront par­tir en pré-retraite11 dès 58 ans pour les hommes et 53 pour les femmes. BSN s’engage aus­si à la créa­tion de 325 nou­veaux emplois sur un an. Mais sur­tout, un fonds social est créé : ali­men­té d’un tiers par l’entreprise et de deux tiers par l’État, il garan­tit 100 % du salaire des anciens tra­vailleurs sans emploi (appe­lé les « excé­den­taires ») durant un an. Un nou­vel accord le pro­longe même jusqu’à la recon­ver­sion com­plète de tous les tra­vailleurs ! Lors de la signa­ture offi­cielle, BSN tente tout de même un der­nier coup en glis­sant une clause qui exige la res­ti­tu­tion de l’argent des ventes lors de l’occupation de l’usine. Le comi­té de grève et la direc­tion se réunissent, et le pre­mier de pré­ve­nir : sans reprise du tra­vail sur le four, un feu, ou même une explo­sion, peut adve­nir. Mûs par une déter­mi­na­tion sans faille, les délé­gués aver­tissent qu’ils ne bou­ge­ront pas tant que la clause ne sera pas reti­rée. La direc­tion ne peut sor­tir ; la pres­sion la conduit à céder. Quelques mois plus tard, après des grèves dans les sites de Barnum et de la Caisserie cen­trale, ceux-ci obtiennent le même fonds social que La Discipline12.

Le combat continue

Malgré les accords, les ver­riers res­tent sur leur garde — « un accord n’est jamais qu’un mor­ceau de papier que l’on peut déchi­rer » avait pré­ve­nu Henry13. Ils sont conscients qu’ils doivent res­ter mobi­li­sés pour les faire res­pec­ter, d’autant que BSN garde à l’es­prit de déman­te­ler son sec­teur ver­rier belge. Un an et demi plus tard, à peine 160 emplois ont été créés (au lieu des 325 pro­mis en douze mois) et la mul­ti­na­tio­nale ne manque pas d’exer­cer du chan­tage à la recon­ver­sion. En avril, le Parti socia­liste belge (PSB) rentre au gou­ver­ne­ment et pré­texte ne pas être lié aux accords, ceux-ci ayant été signés par le pré­cé­dent gou­ver­ne­ment… En réa­li­té, le PSB veut seule­ment en finir avec le fonds social arra­ché de haute lutte. Alors qu’il était vu comme une étape de tran­si­tion tem­po­raire par les ver­riers, la bataille s’enclenche sur la défense du fonds. Dans ce nou­veau com­bat, ils doivent affron­ter BSN, le gou­ver­ne­ment et même les direc­tions syn­di­cales qui aime­raient ne plus être mêlées à cette affaire. Glaverbel met un nou­veau plan sur la table, qui pré­voit de sup­pri­mer le fonds social avant 1979 et de le rendre dégres­sif pour 300 per­sonnes. Les direc­tions syn­di­cales orga­nisent un réfé­ren­dum dans toutes les divi­sions de Glaverbel-Charleroi — même celles qui ne sont pas concer­nées par le plan : une abs­ten­tion mas­sive aurait dû inva­li­der le scru­tin (le quo­ta fixé n’était pas atteint)14. Le front com­mun syn­di­cal n’en tient aucu­ne­ment compte et accepte les pro­po­si­tions patronales !

[André Henry, à gauche, et Roger Dethye (permanent de la Centrale Générale), au micro (DR)]

Les sala­riés com­ba­tifs sont furieux et veulent sou­mettre la grève au vote. Lorsqu’un réfé­ren­dum a fina­le­ment lieu pour le main­tien ou non d’un pré­avis de grève, les direc­tions syn­di­cales manœuvrent encore en défa­veur de la base : ils consi­dèrent que le seuil fixé des deux tiers n’est pas atteint par une comp­ta­bi­li­sa­tion bien par­ti­cu­lière des votes15. Cette mani­gance n’est que le reflet d’une situa­tion où, depuis deux mois, les tra­vailleurs font face à la bureau­cra­tie syn­di­cale d’une FGTB divi­sée. Début 1978, suite à une grève de deux semaines — non recon­nue par les direc­tions syn­di­cales —, les ver­riers gagnent sur l’essentiel quant à la recon­ver­sion et la créa­tion d’emplois (notam­ment via l’instauration d’un nou­veau centre ver­rier inno­vant), mais perdent sur la dégres­si­vi­té du fonds social (qui sera appli­quée après 1979). Quelques temps après, Glaverbel tente d’acheter Henry en lui pro­po­sant un poste dans une PME de Bruxelles, ain­si que 10 mil­lions de francs belge (envi­ron 250 000 euros). Sans hési­ta­tion, il refuse, cer­tain qu’« on ne peut pas gagner de l’argent au détri­ment d’un com­bat des cama­rades ».

L’entreprise de rénovation-isolation

« Les tra­vailleurs exigent de gar­der la main sur leur recon­ver­sion et de pro­lon­ger le contrôle ouvrier qu’ils avaient expé­ri­men­té à Glaverbel. »

En juillet 1979, un nou­vel accord émerge entre le gou­ver­ne­ment (socia­liste et social-chré­tien), BSN et les orga­ni­sa­tions syn­di­cales : 270 excé­den­taires seront recon­ver­tis avec la créa­tion d’emplois dans le sec­teur ver­rier de l’isolation ther­mique et la réno­va­tion de bâti­ments. Impliquant des for­ma­tions, les concer­nés seront tou­jours sala­riés de BSN avec main­tien de 100 % de leur salaire. Mais au cours de l’été, les tra­vailleurs retrouvent à leur retour de vacances Glaverbel-Gilly fer­mée, les portes scel­lées et les machines dis­pa­rues. Le gou­ver­ne­ment, les repré­sen­tants patro­naux et les orga­ni­sa­tions syn­di­cales s’étaient réunis et avaient déci­dé de fer­mer l’usine : tout avait été démé­na­gé en 15 jours. Les ver­riers vont désor­mais axer leur com­bat sur l’entreprise de réno­va­tion-iso­la­tion, qu’ils sou­haitent publique, insis­tant sur son carac­tère social. La FGTB appuie le pro­jet, un comi­té de sou­tien est créé, une péti­tion est lan­cée et des actions ori­gi­nales sont mises en œuvres — comme l’occupation de minis­tères, de l’Office natio­nal de l’emploi (ONEM) ou encore le réveil de ministres avec des cas­se­roles en pleine nuit… Les tra­vailleurs en recon­ver­sion veulent une for­ma­tion col­lec­tive — pour ne pas se retrou­ver dis­per­sés et frag­men­tés —, être impli­qués dans la ges­tion du bud­get et le conte­nu même de la for­ma­tion. En somme, ils exigent de gar­der la main sur leur recon­ver­sion et de pro­lon­ger le contrôle ouvrier qu’ils avaient expé­ri­men­té à Glaverbel. À force de pres­sion et d’actions, ils obtiennent peu à peu ce qu’ils sou­haitent ; la for­ma­tion débute en mars 1980. Les ex-ver­riers réécrivent eux-mêmes le règle­ment inté­rieur, mettent en place une com­mis­sion ouvrière élue pour s’auto-organiser : « Le leit­mo­tiv de la com­mis­sion ouvrière était de garan­tir une for­ma­tion sérieuse, hon­nête et forte afin que nous puis­sions vrai­ment construire l’entreprise que nous vou­lions. […] Il fal­lait, par consé­quent, que tout le monde par­ti­cipe à la construc­tion de l’entreprise dès le début de la for­ma­tion », explique encore Henry.

En juin 1981, l’entreprise publique est créée : la Société d’exécution des tra­vaux d’isolation-rénovation (SETIR). Elle est aus­si­tôt vue avec hos­ti­li­té par le gou­ver­ne­ment. Pour Henry, l’actionnaire public qui ne déblo­quait pas suf­fi­sam­ment les fonds a effec­tué un « sabo­tage », et la SETIR n’était qu’« une coquille juri­dique qua­si­ment vide ». Avec seule­ment huit sala­riés et une longue attente pour obte­nir l’ap­pro­ba­tion du minis­tère des Travaux publics, l’avenir de l’entreprise est déjà com­pro­mis. En juin 1983, mal­gré des car­nets de com­mande pleins jusqu’à octobre, la Société régio­nale d’investissement de Wallonie (SRIW) liquide la SETIR16. C’est un choix poli­tique : dans le même temps, la SRIW accorde 500 000 euros d’aides à une autre entre­prise publique17. Le groupe japo­nais Asahi Glass rachète 80 % des parts de Glaverbel : qua­si immé­dia­te­ment, les « excé­den­taires » sont exclus du per­son­nel pour mettre fin à leur capa­ci­té d’influence et leur syn­di­ca­lisme de com­bat. Un an plus tard, le fonds social est sup­pri­mé. Quelques coopé­ra­tives seront créées, mais aucune ne sera réel­le­ment pérenne. André Henry se retrouve au chô­mage — il le res­te­ra pen­dant 19 années, avant de par­tir en retraite. Malgré son rôle de pre­mière impor­tance, il refu­se­ra tou­jours l’é­ti­quette de chef : « Il faut […] se dire que la lutte n’a pas été menée pour sa petite glo­riole, mais avec et pour les tra­vailleurs, que l’on est que le repré­sen­tant des tra­vailleurs. » Il fut d’ailleurs, à plu­sieurs reprises, mis en minorité.

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Cette lutte longue de plus de 10 ans débouche-t-elle sur un échec ? Dans les années 1980, le tableau n’est assu­ré­ment pas des plus relui­sants. Mais il faut se rap­pe­ler que l’objectif ini­tial de BSN-Glaverbel était de se débar­ras­ser de ses acti­vi­tés ver­rières ; pour André Henry, « s’il existe encore aujourd’hui des entre­prises ver­rières dans la région et ailleurs, c’est en grande par­tie grâce aux com­bats menés par les ver­riers ». Une leçon de résistance.


Photographies de ban­nière et de vignette : DR


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  1. Antoine Riboud est le PDG de la mul­ti­na­tio­nale
  2. 75 % de leur salaire au lieu de 60 %.
  3. Sauf men­tion contraire, les cita­tions d’André Henry pro­viennent de son livre auto­bio­gra­phique L’Épopée des ver­riers du pays noir, Waterloo, édi­tions Luc Pire, 2014.
  4. Une orga­ni­sa­tion de jeu­nesse du Parti socia­liste belge (PSB), que les Jeunes gardes socia­listes quittent en 1965 pour for­mer la Ligue révo­lu­tion­naire des tra­vailleurs (LRT), sec­tion belge de la IVe Internationale.
  5. Dont la bataille per­due contre la « loi unique » et le 1 % pré­le­vé.
  6. À condi­tion d’a­voir 10 ans d’ancienneté.
  7. Grève jusqu’à obten­tion de toutes les demandes des tra­vailleurs, qui, si ce n’est pas le cas, peut mener à la faillite de l’en­tre­prise.
  8. Nouveau pro­cé­dé de fabri­ca­tion pour faire du verre flot­té, dont les concur­rents sont mieux équi­pés que Glaverbel.
  9. Moins une voix. Léon Stas a voté contre, non sans iro­nie, « juste pour évi­ter le vote sta­li­nien », explique André Henry.
  10. Environ 25 000 euros.
  11. À 95 % de leur salaire.
  12. En 1976, les accords sont englo­bés dans un même plan régio­nal de restructuration.
  13. « Les révol­tés de la La Discipline », Le Monde, 24 mars 1975.
  14. Le « oui » pour le plan obtient seule­ment 41 % des voix de l’ensemble des tra­vailleurs à consul­ter, ce qui n’est pas suf­fi­sant.
  15. Alors que 70 % sont pour main­te­nir le pré­avis, l’appareil syn­di­cal comp­ta­bi­lise les votes en sépa­rant les quatre sites concer­nés. Certains sites étant sous le seuil fixé des 66 %, les direc­tions syn­di­cales le consi­dèrent comme insuf­fi­sant.
  16. En s’appuyant sur une loi qui per­met la liqui­da­tion d’une entre­prise qui a uti­li­sé la moi­tié de son capi­tal.
  17. Elle avait pour mis­sion de pros­pec­ter et déve­lop­per le mar­ché d’i­so­la­tion au béné­fice du sec­teur pri­vé : une pers­pec­tive bien plus en phase avec la vision du gou­ver­ne­ment.

REBONDS

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