Sofia Tzitzikou : « La dignité du peuple grec vaut plus qu’une dette illégale, illégitime et odieuse »


Entretien inédit | Ballast

Presque cinq années d’austérité impo­sées par la Troïka (BCE-FMI-Commission euro­péenne) auront suf­fi à rui­ner la Grèce et à enter­rer défi­ni­ti­ve­ment tout espoir de relance de l’économie. Le taux de chô­mage est pas­sé de 7,5 %, en 2008 (avant la crise des sub­primes), à 28 %. En l’es­pace de quatre ans, les reve­nus avant impôt des Grecs ont bais­sé de 22,6 % et les salaires chu­té de 27,4 %1. L’austérité tue2. La misère s’installe et les consé­quences sani­taires sont ter­ribles ; face à ce constat, le peuple s’organise pour sur­vivre. De nom­breuses ini­tia­tives se sont mises en place, à com­men­cer par la créa­tion de dis­pen­saires auto­gé­rés, dont le but est d’assurer la prise en charge des soins de ceux qui n’ont pas les moyens de payer leur méde­cin, leur den­tiste, leurs médi­ca­ments ou leur hos­pi­ta­li­sa­tion. Nous nous sommes ren­dus dans l’un de ces dis­pen­saires, à Athènes, et avons ren­con­tré Sofia Tzitzikou, une phar­ma­cienne béné­vole. Cette femme de 59 ans, vice-pré­si­dente de l’UNICEF Grèce, fait éga­le­ment par­tie de la com­mis­sion d’audit de la dette grecque. 


Vous êtes par­ti­cu­liè­re­ment impli­quée dans la défense des droits des femmes. Quelles consé­quences, éco­no­miques, sani­taires et sociales, les mesures d’aus­té­ri­té ont-elles engen­drées sur leurs condi­tions de vie ?

Pendant les cinq der­nières années, les poli­tiques d’aus­té­ri­té en Grèce ont conduit au déman­tè­le­ment des struc­tures de san­té et de pro­tec­tion sociale. L’impact de la crise est tout à fait visible sur les condi­tions de vie des groupes les plus vul­né­rables — et, en par­ti­cu­lier, les femmes. 60 % de celles-ci sont au chô­mage longue durée, et sont donc pri­vées de tout accès aux ser­vices de san­té publics, puis­qu’elles ne béné­fi­cient plus d’au­cune cou­ver­ture san­té. Les ménages les plus pauvres ont qua­si­ment tout per­du. 40 % des Grecs ont pas­sé l’hiver sans chauf­fage et le nombre d’expulsions du domi­cile pour impayé a explo­sé. Cette année, des enfants sont décé­dés d’intoxication au monoxyde de car­bone après que leurs parents ont brû­lé des meubles pour réchauf­fer la famille… Le nombre de méde­cins hos­pi­ta­liers a bais­sé de plus de 50 % et beau­coup d’entre eux ont émi­gré. Il devient très dif­fi­cile de trou­ver un méde­cin dans cer­taines zones géo­gra­phiques, en Grèce. Le taux de sui­cide a for­te­ment aug­men­té. Les ser­vices de méde­cine de la repro­duc­tion n’existent plus dans les hôpi­taux et tous les sys­tèmes ou cir­cuits de pré­ven­tion ont dis­pa­ru. La pré­va­lence du VIH est en forte aug­men­ta­tion. À l’hô­pi­tal, un accou­che­ment nor­mal est fac­tu­ré 600 euros et une césa­rienne 1 250 euros — ce qui repré­sente plu­sieurs fois ce qu’une femme touche par mois pour vivre ! Les exa­mens de sui­vi de la gros­sesse sont éga­le­ment très coû­teux : les femmes ne consultent pas d’obs­té­tri­cien jus­qu’au jour de leur accou­che­ment. Et lors­qu’elles ne peuvent pas payer pour la prise en charge de leur accou­che­ment, leur dette envers l’hô­pi­tal est trans­fé­rée au ser­vice des impôts. Si la débi­trice ne dis­pose ni d’argent ni de biens à sai­sir, celle-ci peut éco­per d’une peine de pri­son et la dette est trans­fé­rée sur le nour­ris­son… qui se retrouve endet­té dès sa nais­sance ! Nous sommes face à une forme de cri­mi­na­li­sa­tion de la mater­ni­té des femmes pauvres. Par ailleurs, la mor­ta­li­té péri­na­tale a aug­men­té de 40 %, tout comme les vio­lences domes­tiques. Le nombre de nais­sance a dimi­nué de 20 000. Et le taux d’a­vor­te­ment a quant à lui aug­men­té : plus de 150 000 par an…

Comment les femmes s’or­ga­nisent-elles face à la crise ?

« Si la débi­trice ne dis­pose ni d’argent ni de biens à sai­sir, celle-ci peut éco­per d’une peine de pri­son et la dette est trans­fé­rée sur le nour­ris­son… qui se retrouve endet­té dès sa naissance ! »

Après le pre­mier choc dû à la vio­lence des mesures impo­sées par la Troïka, les femmes ont com­men­cé à par­ti­ci­per à la créa­tion de réseaux de soli­da­ri­té dans les quar­tiers et les muni­ci­pa­li­tés. Elles ont éga­le­ment mis en place des struc­tures auto­gé­rées afin d’ap­por­ter des soins et de la nour­ri­ture, afin d’or­ga­ni­ser des évé­ne­ments poli­tiques ou cultu­rels. Des groupes de lutte se sont mis en place pour la défense de leurs droits, jus­qu’a­lors constam­ment vio­lés durant ces cinq der­nières années de crise.

Les droits de la femme sont ins­crits dans les lois grecques ; com­ment expli­quer qu’elles ne soient pas appliquées ?

La consti­tu­tion grecque, ain­si que les Droits de l’homme, ont été bru­ta­le­ment et constam­ment atta­qués, bafoués et vio­lés depuis 2010 — chose qui a été rap­por­tée dans de nom­breux rap­ports de l‘ONU, de l’UNICEF, ain­si que de l’OMS. Il ne suf­fit pas que les lois existent, il faut les moyens de les faire appli­quer. Et les mesures d’austérité impo­sées ont mené à la vio­la­tion des droits des femmes, et de l’Homme en géné­ral, en cou­pant tous les moyens de faire appli­quer l’égalité et la jus­tice sociale.

(Kostas Tsironis/Bloomberg)

Vous vous occu­pez d’un dis­pen­saire de soin auto­gé­ré à Athènes. Dans quelle mesure ce dis­po­si­tif est-il deve­nu indis­pen­sable ? Comment est née cette ini­tia­tive et d’où pro­viennent les moyens néces­saires au fonc­tion­ne­ment de ces structures ?

Plus de 3 mil­lions de per­sonnes en Grèce n’ont plus accès au sys­tème natio­nal de san­té car elles ne dis­posent plus d’aucune cou­ver­ture de san­té (il y a actuel­le­ment 28 % de chô­mage). Sans vou­loir se sub­sti­tuer à l’État dans ses res­pon­sa­bi­li­tés, il n’é­tait plus accep­table de fer­mer les yeux sur cette urgence sani­taire des « nou­veaux pauvres » — on s’oc­cupe éga­le­ment des sans-abris, des sans-papiers, des réfu­giés et des migrants. Au nom de la soli­da­ri­té, nous avons créé un réseau de cli­niques, de struc­tures d’alimentation ou de four­ni­ture de vête­ments, et même de loge­ments. Notre cli­nique existe depuis deux ans et demi ; elle se situe dans le centre d’Athènes et a déjà pris en charge 13 000 patients. Nous pro­po­sons des consul­ta­tions et des soins médi­caux, de la petite chi­rur­gie et de la den­tis­te­rie. Nous dis­po­sons éga­le­ment d’une phar­ma­cie qui dis­pense gra­tui­te­ment des médi­ca­ments aux patients qui n’ont pas les moyens de se les pro­cu­rer ailleurs. Les médi­ca­ments pro­viennent tous de dons de per­sonnes qui sou­haitent par­ti­ci­per à cette soli­da­ri­té et ce réseau s’é­tend à l’ex­té­rieur du pays : nous rece­vons, de la part de citoyens étran­gers, des médi­ca­ments col­lec­tés non uti­li­sés (mais non expi­rés). L’équipement des dis­pen­saires et le paie­ment du loyer sont éga­le­ment assu­rés grâce à ces dons.

Et com­bien en existe-t-il en Grèce ? 

Plus de cin­quante. Tous ces dis­pen­saires ont été créés grâce à la soli­da­ri­té dans le pays. Les per­son­nels de ces struc­tures auto­gé­rées sont tous des béné­voles, qui offrent leurs ser­vices gratuitement.

Vous consi­dé­rez que cette expé­rience doit res­ter tem­po­raire et que c’est à l’État de gérer les soins de la popu­la­tion. Avez-vous cepen­dant consta­té des aspects posi­tifs à ce type d’or­ga­ni­sa­tion autogérée ?

« Rien ne pour­rait être pire de ce que l’on a déjà subi. Il est temps de dire stop et de se reconstruire. »

Je sou­haite en effet que l’État puisse rapi­de­ment offrir à nou­veau au peuple des ser­vices acces­sibles et de qua­li­té. Le plus tôt sera le mieux. C’est ce qui reste le plus effi­cace et per­met­tait d’assurer des soins à tous. Les dis­pen­saires pour­raient cepen­dant ser­vir de « modèles » par la suite, afin de créer des ser­vices gra­tuits qui seraient orien­tés vers les besoins spé­ci­fiques et com­plexes de chaque patient, y com­pris les plus pauvres, dans une démarche qui res­pecte leur dignité.

Le réfé­ren­dum, annon­cé par Tsipras, aura lieu demain. Vous vous êtes posi­tion­née en faveur du « non ». Comment allez-vous faire face, au sein du dis­pen­saire, au chaos éco­no­mique plus ou moins tran­si­toire qui pour­rait en découler ?

Depuis cinq ans, nous vivons une véri­table des­cente aux enfers. Chacun et cha­cune, par­mi nous, l’a vécu : pertes pro­fes­sion­nelles, finan­cières, per­son­nelles ou fami­liales… Rien ne pour­rait être pire que ce que l’on a déjà subi. Il est temps de dire stop et de se recons­truire. Le véri­table « chaos » s’installera seule­ment si nous conti­nuons à accep­ter ces poli­tiques d’austérité qui ont déjà rui­né le pays, les Grecs et nos vies. Nous nous atten­dons à des semaines très dif­fi­ciles et à des dif­fi­cul­tés d’approvisionnement majeures — notam­ment de médi­ca­ments. Avec nos réserves actuelles dans la phar­ma­cie du dis­pen­saire, nous pou­vons vivre en autar­cie pen­dant envi­ron un mois. Après cela, cer­tains médi­ca­ments, dont les plus vitaux, vont com­men­cer à man­quer. Donc, plus que jamais, nous avons besoin de la solidarité.

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(Corbis)

Vous faites par­tie de la com­mis­sion d’au­dit de la dette grecque — qui, dans son rap­port pré­li­mi­naire, a affir­mé que la dette était illé­gi­time. En cas d’an­nu­la­tion d’une par­tie de cette der­nière, crai­gnez-vous les foudres des autres citoyens européens ? 

Les peuples en Europe ont le droit de savoir la véri­té sur cette ques­tion de la dette. 86 % de l’argent des­ti­né au sau­ve­tage de la Grèce a été ver­sé à des banques fran­çaises et alle­mandes, direc­te­ment dépo­sé sur un compte spé­cial héber­gé au Luxembourg. Moins de 10 % de cet argent a ser­vi au fonc­tion­ne­ment de l’État grec. Lisez le rap­port pré­li­mi­naire de notre com­mis­sion d’audit ; il est dis­po­nible sur Internet. Les réponses à de nom­breuses ques­tions sur la consti­tu­tion de cette dette s’y trouvent. Elles sont claires et les argu­ments solides. Il est fait état de vio­la­tions juri­diques ren­dant cette dette illé­gale ; il y est spé­ci­fié, qu’a­près ana­lyse, « l’accroissement de la dette n’est pas le résul­tat de dépenses publiques exces­sives, celles-ci étant en réa­li­té res­tées plus faibles que les dépenses publiques d’autres pays de la zone euro. La dette pro­vient pour l’essentiel du paie­ment aux créan­ciers de taux d’intérêt extrê­me­ment éle­vés, de dépenses mili­taires exces­sives et injus­ti­fiées, d’un manque à gagner fis­cal dû à la fuite illi­cite de capi­taux, du coût de la reca­pi­ta­li­sa­tion de banques pri­vées par l’État, et des dés­équi­libres inter­na­tio­naux issus des lacunes inhé­rentes au modèle de l’Union moné­taire. L’adoption de l’euro a géné­ré en Grèce une aug­men­ta­tion dras­tique de la dette pri­vée à laquelle les grandes banques pri­vées euro­péennes ain­si que les banques grecques ont été expo­sées. En pre­nant de l’ampleur, la crise ban­caire a débou­ché sur une crise de la dette sou­ve­raine grecque. En 2009, en met­tant l’accent sur la dette publique et en gon­flant le défi­cit, le gou­ver­ne­ment de George Papandréou a vou­lu pré­sen­ter comme une crise de la dette publique ce qui était en réa­li­té une crise ban­caire. » De toute évi­dence, la Grèce, non seule­ment n’est pas en capa­ci­té de rem­bour­ser cette dette, mais elle ne doit pas le faire. Son rem­bour­se­ment et les mesures mises en place pour ten­ter d’y par­ve­nir ont mené à la vio­la­tion de plu­sieurs droits de l’Homme. L’entêtement de la Troïka à cher­cher à nous la faire rem­bour­ser n’a pour but que de pro­té­ger les créan­ciers pri­vés — et à faire un exemple, au pas­sage. Nous pen­sons que la digni­té du peuple grec vaut plus qu’une dette illé­gale, illé­gi­time, odieuse et insou­te­nable. Ici, nous avons tous payé pour sau­ver les banques — y com­pris vos banques fran­çaises et alle­mandes. Les Grecs le font en se sai­gnant depuis cinq ans, par­fois au prix même de leur vie. Il faut que cela s’arrête.


Portrait de Sofia Tzitzikou : Stéphane Burlot


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  1. Cette baisse n’est cepen­dant pas uni­forme : les 10 % des salaires les plus bas plongent de 34,6 %, tan­dis que les 1 % les plus hauts ne perdent que 4,8 %. Les 10 % des ménages les plus pauvres de 2012 ont per­du en cinq ans 86,4 % de leurs reve­nus, alors que les 10 % les plus riches ont essuyé une baisse de 17 %. 30% des Grecs n’ont plus aucune cou­ver­ture sociale et 40% d’entre eux ont pas­sé l’hiver sans chauf­fage. Le nombre de méde­cin hos­pi­ta­lier est pas­sé de 5000 à 2000 en 4 ans et de nom­breux hôpi­taux et ser­vices ont été fer­més. Le taux de sui­cide a explo­sé, la pré­va­lence du VIH est en forte aug­men­ta­tion et le palu­disme fait son retour. La mor­ta­li­té péri­na­tale est en très forte aug­men­ta­tion et il devient dif­fi­cile de vac­ci­ner les enfants. En 2014, mal­gré la baisse des salaires, les expor­ta­tions étaient infé­rieures de 11,9 % à celles de l’année pré­cé­dant la crise. Entre 2008 et 2012, « le far­deau fis­cal a crû de 337,7 % sur les faibles reve­nus et de 9 % sur les déciles supé­rieurs » (« Dr Folamour à Athènes », Pierre Rimbert, Le Monde diplo­ma­tique, avril 2015.). Malgré les mesures dras­tiques de coupe dans le bud­get de l’État res­pon­sables de cet état de fait, la dette publique est pas­sée de 120 à 175 % du PIB en 4 ans. Voir « The impact of eco­no­mic aus­te­ri­ty and pros­pe­ri­ty events on sui­cide in Greece : A 30-year inter­rup­ted time-series ana­ly­sis », Charles C. Branas. BMJ Open, vol. 5, n° 1, 2 février 2015 / « Greece : Solidarity and adjust­ment in times of cri­sis », Tassos Giannitsis et Stavros Zografakis. IMK Studies, n° 38, Düsseldorf, mars 2015 / « Greece’s health cri­sis : from aus­te­ri­ty to denia­lism », Alexander Kentikelenis et al. The Lancet, 22 février 2014 / « Health effects of finan­cial cri­sis : omens of a Greek tra­ge­dy », The Lancet, Early Online Publication, 10 October 2011.
  2. Quand l’austérité tue. Épidémies, dépres­sions, sui­cides : l’économie inhu­maine, Sanjay Basu et David Stuckler, édi­tions Autrement, Paris, 2014.

REBONDS

☰ Lire notre tra­duc­tion de l’en­tre­tien de Pablo Iglesias : « Faire pres­sion sur Syriza, c’est faire pres­sion sur Podemos, pour mon­trer qu’il n’y a pas d’alternative », mai 2015
☰ Lire notre tra­duc­tion de l’ar­ticle « Assassiner l’es­poir », Slavoj Zizek, avril 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Joëlle Fontaine, « Difficile pour la Grèce d’être sou­ve­raine suite aux menaces de l’Union euro­péenne », février 2015


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