J. Fontaine : « Difficile pour la Grèce d’être souveraine suite aux menaces de l’Union européenne »


Entretien inédit pour le site de Ballast

On ne peut com­prendre la situa­tion actuelle si l’on ne remonte pas le temps — c’est ce que nous explique Joëlle Fontaine, his­to­rienne spé­cia­li­sée sur la Grèce et auteure d’un essai aux édi­tions La fabrique. Retour aux années qua­rante, celles d’une Libération confisquée.


À vous lire, on se dit que com­prendre l’his­toire grecque est néces­saire pour com­prendre le XXe siècle. Vous écri­vez d’ailleurs que la Guerre froide com­mence en Grèce. Pourquoi ?

Effectivement, on ne peut com­prendre l’his­toire de la Guerre froide, qui marque toute la seconde moi­tié du XXe siècle, si l’on ignore – ou si l’on occulte déli­bé­ré­ment – ce qui s’est pas­sé en Grèce en 1944. L’opinion com­mu­né­ment admise, déjà bien expo­sée par Churchill en mars 1946 dans son dis­cours de Fulton, oppose les « démo­cra­ties occi­den­tales », où règne la liber­té, à la « sphère sovié­tique », où les peuples sont oppri­més et où dominent des « gou­ver­ne­ments poli­ciers ». Or c’est ce même homme qui a, quelques mois aupa­ra­vant, en décembre 1944, détour­né des troupes du front occi­den­tal alors en dif­fi­cul­té pour aller bom­bar­der Athènes « de terre, de mer et du ciel », afin d’é­cra­ser la Résistance grecque ! Une Résistance qui, selon lui, mena­çait les inté­rêts bri­tan­niques dans la Méditerranée orien­tale, chasse gar­dée de l’Empire ! L’EAM, le grand Front de libé­ra­tion natio­nale qui avait oppo­sé pen­dant trois ans une résis­tance achar­née et mas­sive aux occu­pants nazis, n’en­ten­dait pas, en effet, voir reve­nir à la tête du pays un roi hon­ni par la popu­la­tion et com­pro­mis par son sou­tien au régime de dic­ta­ture qu’a­vait connu la Grèce avant-guerre.

Profondément implan­té dans la popu­la­tion, l’EAM pro­po­sait, comme le Conseil National de la Résistance en France et la plu­part des autres mou­ve­ments de Résistance euro­péens, de pro­fonds chan­ge­ments démo­cra­tiques et sociaux. Il avait accep­té de par­ti­ci­per à un gou­ver­ne­ment d’u­nion natio­nale et atten­dait d’une évo­lu­tion démo­cra­tique appuyée sur des élec­tions la réa­li­sa­tion de ses objec­tifs. Or c’est à ce pro­ces­sus que Churchill a mis fin bru­ta­le­ment par son inter­ven­tion armée de décembre 1944, en contra­dic­tion com­plète avec les objec­tifs qu’il pro­cla­mait par ailleurs, par exemple dans la Charte de l’Atlantique signée avec Roosevelt en août 1941. Et lors­qu’il pro­nonce son dis­cours de Fulton, il ose mon­trer en exemple de « liber­té » la Grèce, où viennent enfin d’a­voir lieu des élec­tions, mais dans une atmo­sphère de ter­reur et de fraudes sciem­ment entre­te­nue par les auto­ri­tés mises en place après le désar­me­ment de la Résistance, en février 1945, appuyées sur les milices col­la­bo­ra­trices remises à l’hon­neur et sur les troupes bri­tan­niques qui conti­nuent à occu­per le pays…

« Churchill a mis bru­ta­le­ment fin à ce pro­ces­sus par son inter­ven­tion armée de décembre 1944, en contra­dic­tion com­plète avec les objec­tifs qu’il proclamait. »

Cette vio­la­tion bru­tale et meur­trière du droit des peuples à dis­po­ser du gou­ver­ne­ment de leur choix est incon­tes­ta­ble­ment la pre­mière de la longue série de faits du même genre qui ont jalon­né toute l’his­toire de la Guerre froide. Et si la « sphère sovié­tique » n’en a pas été exempte, c’est en l’oc­cur­rence les Britanniques qui ont mon­tré l’exemple — ce qui a per­mis à Staline, par la suite, de se pré­va­loir de cet anté­cé­dent pour jus­ti­fier ses propres inter­ven­tions en Europe orien­tale, notam­ment en Pologne.

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On peut même remon­ter anté­rieu­re­ment à décembre 1944, puisque Churchill avait, au mois d’a­vril de la même année, répri­mé un sou­lè­ve­ment des forces armées grecques recons­ti­tuées en Égypte après la défaite. Ces uni­tés, qui avaient dès 1941 par­ti­ci­pé aux com­bats d’Afrique du Nord sous com­man­de­ment anglais, récla­maient le rem­pla­ce­ment des offi­ciers roya­listes par des élé­ments démo­cra­tiques et la consti­tu­tion d’un gou­ver­ne­ment d’u­nion natio­nale incluant la Résistance : ces reven­di­ca­tions furent immé­dia­te­ment répri­mées — ce qui don­na lieu à des muti­ne­ries et à une impi­toyable inter­ven­tion des troupes bri­tan­niques qui désar­mèrent les rebelles et les inter­nèrent dans divers camps des colo­nies anglaises d’Afrique. C’est d’ailleurs cette date d’a­vril 1944 qu’André Fontaine, dans son Histoire de la Guerre froide, retient comme la pre­mière bataille de la Guerre froide.

On a presque l’im­pres­sion, une fois votre livre refer­mé, que l’en­ne­mi prin­ci­pal des Alliés n’é­tait pas le nazisme mais le communisme !

« Dans les années qui pré­cèdent la guerre les gou­ver­ne­ments bri­tan­nique et fran­çais ont tou­jours appli­qué le prin­cipe bien connu « Plutôt Hitler que Staline ». »

On ne peut expri­mer les choses exac­te­ment de cette façon, mais on peut rap­pe­ler, d’a­bord, que dans les années qui pré­cèdent la guerre les gou­ver­ne­ments bri­tan­nique et fran­çais ont tou­jours appli­qué le prin­cipe bien connu « Plutôt Hitler que Staline », lais­sant les mains libres au Führer — dont les ambi­tions décla­rées se por­taient vers l’est de l’Europe et vers l’URSS. Témoins la capi­tu­la­tion de Munich, les pactes anglo-alle­mand et fran­co-alle­mand qui s’en sont sui­vis, les trac­ta­tions de la Grande-Bretagne avec l’Italie mus­so­li­nienne et le refus d’un véri­table pacte d’as­sis­tance mutuelle avec l’URSS en cas d’at­taque alle­mande – erreur stra­té­gique fatale puisque cela eut pour consé­quence le pacte germano-soviétique.

Par ailleurs – et ceci est plus en rap­port avec les évé­ne­ments que je décris dans mon livre – la « Grande alliance contre le fas­cisme », dont l’i­dée a ani­mé les mou­ve­ments de Résistance euro­péens, ne pou­vait être, comme l’a dit Eric Hobsbawm, qu’une « stu­pé­fiante uni­té de contraires » dans laquelle les contra­dic­tions se sont vite fait sen­tir. Si la par­ti­ci­pa­tion de l’URSS a four­ni à Churchill un allié pré­cieux au moment où il était seul à lut­ter contre l’Axe, il n’a pas pour autant aban­don­né l’an­ti­com­mu­nisme fon­cier qui l’a­vait pous­sé à prendre, en 1919, la tête de la croi­sade anti­bol­che­vique. De façon géné­rale, du côté anglo-saxon on ne croit pas au début à une pos­sible vic­toire sovié­tique et l’i­dée est plu­tôt de lais­ser Allemands et Soviétiques s’é­pui­ser mutuel­le­ment, plu­tôt que d’ou­vrir rapi­de­ment le second front à l’ouest que réclame Staline avec insis­tance. On connait la phrase de Truman : « Si nous voyons l’Allemagne gagner, nous devrions aider la Russie, et si la Russie est en train de gagner, nous devrions aider l’Allemagne, pour que le plus grand nombre pos­sible périsse des deux côtés. » Mais les vic­toires de Stalingrad et sur­tout de Koursk, en juillet 1943, ruinent ce scé­na­rio. À par­tir de là, il appa­raît clai­re­ment que l’URSS est en mesure de pro­gres­ser consi­dé­ra­ble­ment hors de ses fron­tières, ce qui sus­cite chez Churchill la han­tise d’une « sovié­ti­sa­tion » d’une par­tie de l’Europe — et notam­ment des Balkans aux­quels il attache une impor­tance par­ti­cu­lière. Il dit dans ses Mémoires : « Le com­mu­nisme dres­sait la tête der­rière le front sovié­tique, tout gron­dant du ton­nerre des canons : la Russie deve­nait la Rédemptrice, et le com­mu­nisme, l’é­van­gile qu’elle appor­tait. » L’objectif reste en prin­cipe la défaite du nazisme, mais, du côté anglo-saxon, il y a eu plu­sieurs ten­ta­tives de paix sépa­rée avec l’Allemagne dénon­cées par Staline (elles sont bien évo­quées dans le livre de J.Pauwels, Le mythe de la bonne guerre, que les édi­tions Aden ont publié en 2005) et il est évident que l’en­ne­mi, pour Churchill, est main­te­nant au moins autant – si ce n’est plus – le com­mu­nisme que le fascisme.

hitler

L’enjeu semble pour­tant tra­ver­sé de contra­dic­tions entre les Américains, d’une part – cher­chant à étendre leur influence – et les Anglais cher­chant à ne pas la perdre. Comment ces dif­fé­rents inté­rêts ont-ils joué dans le cas de la Grèce ?

Au début des années 1940, la Méditerranée orien­tale reste une zone d’in­fluence bri­tan­nique et la Grèce y a tou­jours occu­pé une posi­tion stra­té­gique de grande impor­tance. Les Américains ne s’y intro­duisent que pro­gres­si­ve­ment, jus­qu’à l’an­née 1947, où ils com­mencent à déployer leur 6e flotte dans cette zone. C’est cette année-là qu’ils inter­viennent d’ailleurs direc­te­ment en Grèce, pre­nant la relève des Britanniques qui ne peuvent plus assu­rer le sou­tien de la droite grecque face aux résis­tants qui ont repris le maquis l’an­née pré­cé­dente, pour échap­per à la ter­reur qui s’est abat­tue sur eux. Mais pen­dant la guerre, ils ont pour l’es­sen­tiel lais­sé l’i­ni­tia­tive aux Britanniques dans les affaires grecques, Roosevelt alter­nant, de manière pas tou­jours cohé­rente, sou­tien à Churchill (et même au roi de Grèce) et réserve lorsque son par­te­naire bri­tan­nique affirme par trop crû­ment ses pré­ten­tions à gar­der sa zone d’influence.

« L’EAM n’a jamais son­gé à prendre le pou­voir par la force — alors qu’il aurait pu le faire en octobre 1944 ! »

L’idée même de sphère d’in­fluence est récu­sée par le secré­taire d’État, Cordell Hull, qui reven­dique la vision wil­so­nienne d’un monde ouvert, sans zones réser­vées à telle ou telle puis­sance colo­niale entra­vant la péné­tra­tion des mar­chan­dises et des capi­taux amé­ri­cains : on sait d’ailleurs que la Grande-Bretagne a dû se plier à cette exi­gence et accor­der des bases aux États-Unis dans ses colo­nies d’Amérique pour obte­nir le prêt-bail en mars 1941. Roosevelt met en avant cette désap­pro­ba­tion des sphères d’in­fluence pour refu­ser de par­ti­ci­per à la confé­rence de Moscou en octobre 1944, où Churchill et Staline conviennent d’un « arran­ge­ment » concer­nant les Balkans, mais prête ses bateaux et ses avions au Premier ministre bri­tan­nique pour ame­ner d’Italie en Grèce les troupes anglaises qui vont mas­sa­crer les résis­tants au mois de décembre suivant…

Loin d’une vision dog­ma­tique et sec­taire, vous dépei­gnez l’ex­trême pru­dence et l’ou­ver­ture dont font alors preuve les communistes…

Contrairement à ce qu’ont affir­mé les adver­saires de l’EAM, celui-ci n’a jamais son­gé à prendre le pou­voir par la force — alors qu’il aurait pu le faire en octobre 1944, dans les jours qui ont sui­vi le retrait alle­mand d’Athènes ! Son bras armé, l’ELAS, contrô­lait pra­ti­que­ment tout le ter­ri­toire de la Grèce et les forces bri­tan­niques dans ce pays étaient encore en petit nombre. En fait, les com­mu­nistes qui par­ti­ci­paient à la direc­tion de l’EAM sont tou­jours res­tés fon­da­men­ta­le­ment fidèles à la stra­té­gie fron­tiste défi­nie dès 1934 par leur par­ti et par le Komintern : alliance entre par­te­naires d’i­déo­lo­gies dif­fé­rentes unis dans la lutte contre le fas­cisme et se pro­po­sant d’ins­tau­rer des chan­ge­ments sociaux et poli­tiques par la voie démo­cra­tique et par­le­men­taire. C’était aus­si bien enten­du le point de vue de leurs par­te­naires socia­listes, qui les ont même pous­sés dans le sens de conces­sions qu’on peut juger exces­sives : par exemple, la par­ti­ci­pa­tion à un gou­ver­ne­ment d’u­nion natio­nale consti­tué en Égypte, sous le patro­nage du roi et des Britanniques, alors que l’EAM avait créé dans la « Grèce libre », en mars 1944, un « gou­ver­ne­ment des mon­tagnes » avec ses propres ins­ti­tu­tions d’au­to-admi­nis­tra­tion, et avait même pro­cé­dé à des élections.

Le pro­blème a été que ni les Britanniques, ni la droite grecque qu’ils avaient réins­tal­lé au pou­voir, n’é­taient prêts à accep­ter une évo­lu­tion démo­cra­tique de la Grèce : elle avait toutes les chances, étant don­né le poids de l’EAM, d’a­bou­tir effec­ti­ve­ment à de consi­dé­rables chan­ge­ments par rap­port à l’ordre ancien des choses. Mis devant cette « impos­sible équa­tion », les com­mu­nistes ont conti­nû­ment hési­té entre l’u­ni­té à tout prix et la ten­ta­tion d’é­ta­blir un rap­port de force pour contrer les ten­ta­tives évi­dentes de réta­blis­se­ment de l’an­cien régime.

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Partisans de l'EAM

Selon vous, quelles sont les causes de la défaite des par­ti­sans grecs ?

À la Libération, l’EAM a accep­té, tou­jours au nom de l’u­ni­té anti­fas­ciste, le débar­que­ment des forces bri­tan­niques et du gou­ver­ne­ment d’u­nion natio­nale consti­tué en Égypte, dans lequel il était peu repré­sen­té et qui était diri­gé par un homme tout dévoué aux Anglais, Georges Papandréou. Non seule­ment les timides ten­ta­tives de réforme des ministres de l’EAM se sont heur­tées à une oppo­si­tion vio­lente de la part des indus­triels et des spé­cu­la­teurs enri­chis pen­dant la guerre, mais, de plus, Papandréou et Scobie, le com­man­dant des forces bri­tan­niques en Grèce, ont immé­dia­te­ment exi­gé le désar­me­ment des résis­tants — alors que les milices col­la­bo­ra­trices créées pen­dant la guerre conti­nuaient à cir­cu­ler impu­né­ment dans Athènes, armées jus­qu’aux dents et pour­chas­sant les par­ti­sans de l’EAM ! Le refus de Papandréou et de Scobie de pro­cé­der à un désar­me­ment de tous les corps armés sans excep­tion a conduit, au bout d’un mois de négo­cia­tions sans résul­tat, à la démis­sion des ministres de l’EAM du gou­ver­ne­ment et à une mani­fes­ta­tion monstre à Athènes, le 3 décembre, où la police n’a pas hési­té à tirer — fai­sant une ving­taine de morts et plus d’une cen­taine de blessés.

« Papandréou et Scobie ont immé­dia­te­ment exi­gé le désar­me­ment des résistants. »

L’exaspération de la popu­la­tion était telle que les évé­ne­ments se sont rapi­de­ment enchaî­nés à par­tir de là : très vite, Athènes et Le Pirée sont pas­sés presque entiè­re­ment aux mains des insur­gés, mais les diri­geants de la Résistance ont hési­té une fois de plus entre négo­cia­tion et offen­sive déter­mi­née. Surtout, Churchill a jeté des troupes consi­dé­rables dans la bataille, jus­qu’à 75 000 hommes (s’a­jou­tant aux milices col­la­bo­ra­trices grecques). Il est même stu­pé­fiant que les par­ti­sans athé­niens aient tenu 33 jours face à cette force et à une puis­sance de feu consi­dé­rable sans aucun rap­port avec la leur.

Ceci dit, lors­qu’ils acceptent fina­le­ment de rendre leurs armes uni­la­té­ra­le­ment, en février 1945, le gou­ver­ne­ment « offi­ciel » ne contrôle vrai­ment que la capi­tale et l’EAM est tou­jours pré­sent sur la presque tota­li­té du ter­ri­toire grec. Les diri­geants de la Résistance n’ont pas vou­lu relan­cer dans la bataille une popu­la­tion épui­sée et rui­née par la guerre ; ils ont vou­lu croire à la pos­si­bi­li­té d’une évo­lu­tion paci­fique. C’était sans comp­ter sur l’a­char­ne­ment de la droite grecque, épau­lée et finan­cée par les Britanniques tou­jours pré­sents sur le ter­rain, qui a immé­dia­te­ment déclen­ché une ter­reur sans pré­cé­dent contre les résis­tants désarmés.

Loin des por­traits élo­gieux de nos manuels d’his­toire, vous sem­blez décrire Churchill comme un per­son­nage com­pro­mis avec le fas­cisme. Quid du héros de guerre qui a, dit-on, tant fait pour la lutte contre celui-ci ?

Le rôle per­son­nel de Churchill, notam­ment son entê­te­ment incroyable concer­nant la ques­tion du roi, est très impor­tant dans l’af­faire grecque. Son entou­rage, y com­pris Anthony Eden, le pous­sait à éta­blir une régence pour cal­mer les inquié­tudes de l’en­semble des démo­crates grecs, et détour­ner ain­si les élé­ments les plus modé­rés de l’EAM de leur alliance avec les com­mu­nistes. Mais Churchill s’y est tou­jours refu­sé, jus­qu’à l’ex­trême fin de 1944, où il a opé­ré un retour­ne­ment spec­ta­cu­laire, mais bien tar­dif, puis­qu’on en était déjà à la qua­trième semaine de com­bats achar­nés dans la capi­tale et qu’il avait tou­jours refu­sé toute négo­cia­tion avec l’EAM sur cette base.

« Churchill a employé tous les moyens pour divi­ser la Résistance grecque et a pro­gram­mé l’in­ter­ven­tion armée qui lui per­met­trait d’en venir à bout, sachant par­fai­te­ment que cela entraî­ne­rait le pays dans la guerre civile… »

Churchill est l’un de ces per­son­nages his­to­riques qui ont don­né lieu aus­si bien à l’ad­mi­ra­tion sans bornes de cer­tains qu’à une « légende noire », tout à fait jus­ti­fiée en ce qui concerne l’af­faire grecque. Il y a fait preuve d’un cynisme inouï, envers ces par­ti­sans alliés de l’Angleterre, qu’il a dû par­fois féli­ci­ter mais qu’il a trai­té le plus sou­vent de ban­dits… met­tant dans ses invec­tives tout le mépris — pour ne pas dire le racisme — des aris­to­crates de l’Empire envers les peuples colo­ni­sés. Il a employé tous les moyens pour divi­ser la Résistance grecque, et a, dès l’é­té 1943, pro­gram­mé l’in­ter­ven­tion armée qui lui per­met­trait d’en venir à bout, après plu­sieurs mois de manœuvres poli­tiques métho­di­que­ment déployées, sachant par­fai­te­ment que cela entraî­ne­rait le pays dans la guerre civile… Il suf­fit d’ailleurs de lire ses Mémoires – dans leur ver­sion inté­grale  pour s’en per­sua­der. Il a sys­té­ma­ti­que­ment men­ti à ses col­la­bo­ra­teurs, à Roosevelt, aux membres de la Chambre des Communes lors des débats hou­leux qui ont eu lieu à pro­pos de la Grèce, se consi­dé­rant comme seul habi­li­té à prendre des déci­sions et fai­sant bien peu de cas de la démo­cra­tie dont il a fait tant d’é­loges. Le sum­mum du cynisme est atteint lors­qu’il publie avec Roosevelt et Staline, à Yalta, le 12 février 1945, la Déclaration sur l’Europe libé­rée garan­tis­sant « le droit de tous les peuples à choi­sir la forme de leur gou­ver­ne­ment », le jour même où est signé à Varkiza l’ac­cord qui enté­rine la défaite de la Résistance !

yalta

Conférence de Yalta

Et si Churchill a cer­tai­ne­ment été un chef de guerre remar­quable – encore que son entê­te­ment dans la « stra­té­gie péri­phé­rique » de débar­que­ments en Méditerranée, au détri­ment d’une attaque de front de l’Allemagne par l’Atlantique, ait créé un cer­tain nombre de pro­blèmes – ses moti­va­tions sont assez loin de l’an­ti­fas­cisme affi­ché par la « Grande Alliance » : il a tou­jours été un grand admi­ra­teur de Mussolini, « le plus grand légis­la­teur vivant », « incar­na­tion du génie romain », pour son effi­ca­ci­té dans la lutte contre le com­mu­nisme ; il a, tout au long de la guerre, les meilleures paroles pour Franco… Ce que lui reprochent très sou­vent, d’ailleurs, les par­le­men­taires britanniques.

Votre ouvrage montre la très rela­tive impor­tance que l’Union Soviétique a don­née à la Grèce. Peut-on dire que l’URSS a « aban­don­né » la Grèce, comme on l’en­tend souvent ?

« Churchill a tou­jours été un grand admi­ra­teur de Mussolini, « le plus grand légis­la­teur vivant », « incar­na­tion du génie romain »… »

On ne peut pas dire que Staline a « aban­don­né » la Grèce, dans la mesure où les évé­ne­ments de décembre 1944 se situent en pleine guerre, à un moment où la prio­ri­té abso­lue pour l’URSS est de mettre fin à celle-ci, et où elle ne peut don­ner pré­texte à rompre cette Grande alliance si fra­gile. De toute façon, le mes­sia­nisme révo­lu­tion­naire du Komintern, d’ailleurs dis­sous en 1943, n’est plus de mise depuis les années 1930 et les consignes don­nées de Moscou aux par­tis com­mu­nistes sont de par­ti­ci­per aux gou­ver­ne­ments d’u­nion natio­nale, réunis­sant les par­tis alliés contre le fas­cisme. Staline se com­porte essen­tiel­le­ment en chef d’État réa­liste, conscient des dis­po­si­tions réelles de ses alliés à son égard et de leur supé­rio­ri­té aérienne et navale, et il tient compte des sphères d’in­fluence déjà éta­blies avant la guerre : il est par­fai­te­ment au cou­rant de l’im­por­tance que Churchill accorde à la Grèce, puisque, d’ailleurs, celui-ci lui pro­pose un arran­ge­ment à ce sujet dès le mois de mai 1944. Il ne peut guère qu’en prendre acte, et cela lui per­met de se pré­va­loir de cet anté­cé­dent pour se réser­ver éga­le­ment des « droits d’in­ter­ven­tion » dans la zone qu’il juge néces­saire à la sécu­ri­té de l’URSS (et qu’il occupe à l’au­tomne 44) : Roumanie, Bulgarie, Pologne. C’est pour­quoi l’Armée rouge, qui atteint la fron­tière de la Grèce à la mi-sep­tembre 1944, s’en détourne immé­dia­te­ment, au grand regret des résis­tants grecs, pour pour­suivre sa route vers la Yougoslavie.

Ce qu’on pour­rait repro­cher aux diri­geants de l’URSS, c’est d’a­voir accor­dé bien peu d’im­por­tance à ce petit pays et de n’a­voir pas assez clai­re­ment fait savoir aux com­mu­nistes grecs qu’ils ne pou­vaient pas comp­ter sur leur aide et qu’ils devaient donc prendre leurs déci­sions en consé­quence. Il n’y a d’ailleurs pas eu de com­mu­ni­ca­tion directe entre les com­mu­nistes des deux pays pen­dant la guerre, il n’y a eu que des « signes » indi­rects que les résis­tants grecs ont hési­té à inter­pré­ter, même quand ils ont appris, par exemple, que Togliatti par­ti­ci­pait depuis avril 1944 à un gou­ver­ne­ment mené par le com­pa­gnon de Mussolini, Badoglio, sous l’é­gide du roi d’Italie… Et cela est l’une des causes des hési­ta­tions qui ont été les leurs tout au long de l’an­née 1944.

Au lendemain de sa victoire, A. Tsipras se recueille à Kaisariani, un site où une centaine de résistants communistes ont été exécutés par les nazis en 1944.

Vous tenez éga­le­ment à don­ner au lec­teur des clés de com­pré­hen­sion de ce qui se passe actuel­le­ment. L’histoire grecque se répéterait-elle ?

La situa­tion actuelle de la Grèce tient natu­rel­le­ment à de nom­breux fac­teurs, dont beau­coup sont inter­ve­nus bien après tous ces évé­ne­ments. Il n’en reste pas moins qu’on ne peut com­prendre ce pays si on ignore que la voie démo­cra­tique et réfor­ma­trice qu’il aurait pu prendre après la Libération, comme d’autres pays euro­péens, lui a été inter­dite par cette inter­ven­tion bri­tan­nique et par tout ce qui s’en est sui­vi pen­dant 30 ans : une guerre civile de trois années, de 1946 à 1949, qui a fini de rui­ner des régions entières ; puis un régime « d’ex­cep­tion » étouf­fant toute expres­sion libre et main­te­nant en pri­son ou en dépor­ta­tion les élé­ments les plus démo­cra­tiques, qui a fina­le­ment abou­ti à la dic­ta­ture des colo­nels en 1967. Ce n’est qu’à par­tir de 1974 qu’a eu lieu un véri­table chan­ge­ment, que les Grecs appellent la méta­po­li­tev­si, avec l’al­ter­nance au pou­voir de la Nouvelle Démocratie et du PASOK.

« La Grèce a tou­jours été un pays domi­né, depuis sa créa­tion jus­qu’à la situa­tion actuelle avec l’Union européenne… »

Mais, entre temps, le pays s’est vidé de ses élé­ments les plus dyna­miques : les diri­geants main­te­nus au pou­voir par les Anglais puis par les Américains consi­dé­rant comme une « béné­dic­tion de Dieu » l’é­mi­gra­tion mas­sive qui les sou­la­geait de la pres­sion sociale et poli­tique tou­jours pré­sente. C’est de cette période aus­si que date l’exis­tence dans ce petit pays d’une armée tota­le­ment sur­di­men­sion­née, à la fois pour faire bar­rage aux contes­ta­tions internes et pour faire jouer à la Grèce son rôle de « bas­tion avan­cé du monde libre » sous l’é­gide de l’OTAN, qu’elle intègre en 1952. Avec l’a­van­tage pour ses « pro­tec­teurs » de lui vendre quan­ti­té d’ar­me­ments, en lui pro­po­sant les cré­dits appro­priés… Certes, il y a eu de grands chan­ge­ments après 1974 et un rela­tif renou­vel­le­ment des élites diri­geantes – mal­gré le main­tien de « dynas­ties » poli­tiques comme celle des Papandréou et des Caramanlis. Mais la néces­saire réforme de l’État n’a pas eu lieu. Les ten­ta­tives de mise en place d’une admi­nis­tra­tion effi­cace se sont heur­tées au main­tien du tra­di­tion­nel clien­té­lisme, les emplois plé­tho­riques dans les ser­vices publics rele­vant plus de la fidé­li­té à tel ou tel res­pon­sable poli­tique que de la com­pé­tence professionnelle.

La Grèce a tou­jours été un pays domi­né, depuis sa créa­tion en 1830 où on lui a impo­sé un roi bava­rois, jus­qu’à ces der­nières années où ses puis­sants « par­te­naires » de l’Union euro­péenne et du FMI lui dictent, sous cou­vert d’« aide » et de « réformes » néces­saires, des pro­grammes de régres­sion sociale sans pré­cé­dent. En 2011 ils ont été jusqu’à inter­dire à son Premier ministre, Georges Papandréou, de consul­ter le peuple avant de déci­der la pro­lon­ga­tion de cette poli­tique désas­treuse ! C’est contre cette humi­lia­tion que s’est éle­vé le peuple grec lors des der­nières élec­tions du 25 jan­vier 2015 — Alexis Tsipras l’a bien expri­mé lors de son dis­cours d’investiture devant le Parlement. La vraie réforme, c’est ce que pro­pose son gou­ver­ne­ment, c’est jus­te­ment la fin de ces maux sécu­laires du pays qui s’appellent clien­té­lisme, cor­rup­tion, éva­sion fis­cale. Ce n’est pas ce que veulent les diri­geants de l’Union euro­péenne, qui s’en sont tou­jours fort bien accom­mo­dés. Et leurs pres­sions, leurs menaces, même, sont telles que ce ne sera cer­tai­ne­ment pas facile pour la Grèce de faire usage de sa sou­ve­rai­ne­té main­te­nant clai­re­ment revendiquée…

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