Michael Löwy : « Sans révolte, la politique devient vide de sens »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Réconcilier deux frères enne­mis ? Fondre le meilleur de deux tra­di­tions qui, trop sou­vent, se sont déchi­rées ? C’est ce que tente, après d’autres, le livre Affinités révo­lu­tion­naires — Nos étoiles rouges et noires, paru à l’au­tomne 2014 aux édi­tions Mille et une nuits. Deux plumes — Olivier Besancenot, porte-parole du NPA, et Michael Löwy, socio­logue et phi­lo­sophe fran­co-bré­si­lien — y appellent au mar­xisme liber­taire pour contrer la faillite de la gauche gou­ver­ne­men­tale et la pous­sée du natio­na­lisme. Nous en dis­cu­tons avec le second.


Vous avez évo­qué une « guerre » entre deux concep­tions de la poli­tique. C’est-à-dire ?

Il y a deux sortes de « poli­tique » en Europe. Non seule­ment dif­fé­rentes, mais anta­go­niques, contra­dic­toires, irré­con­ci­liables. La pre­mière est la poli­tique offi­cielle, ins­ti­tu­tion­nelle, repré­sen­tée par les gou­ver­ne­ments, qu’ils soient de centre-droit ou de centre-gauche, ou encore, de plus en plus, d’extrême centre : les par­tis majo­ri­taires au Parlement, et leurs diverses com­bines et mani­gances ; les dif­fé­rentes bureau­cra­ties admi­nis­tra­tives, judi­ciaires, reli­gieuses ou spor­tives. Que ces gou­ver­ne­ments et par­tis soient « hon­nêtes » (?) ou cor­rom­pus, « pro­gres­sistes » ou conser­va­teurs, intel­li­gents ou stu­pides, par­ti­sans de la « crois­sance » ou de l’« aus­té­ri­té », social-libé­raux ou néo­li­bé­raux, « nor­maux » ou agi­tés, pré­ten­du­ment « socia­listes » ou soi-disant « popu­laires », moder­ni­sa­teurs ou tra­di­tio­na­listes, ils ne repré­sentent que des variantes de la même poli­tique, celle du sys­tème, celle du capi­tal finan­cier, celle du capi­ta­lisme glo­ba­li­sé, celle qui per­pé­tue et aggrave les inéga­li­tés, celle qui per­pé­tue et accé­lère la des­truc­tion de l’environnement, celle qui a conduit à la pré­sente crise éco­no­mique et qui condui­ra, dans quelques décen­nies, à une catas­trophe éco­lo­gique. C’est la poli­tique du sta­tu quo, du busi­ness as usual, de la « gou­ver­nance » du sys­tème, du main­tien de l’ordre, de la police (au sens don­né à ce terme par Jacques Rancière), de la ges­tion des affaires du capi­tal, de la neu­tra­li­sa­tion et/ou répres­sion des conflits, de la « com­pé­ti­ti­vi­té » à mort, des coupes sombres dans les salaires et les retraites, des pri­va­ti­sa­tions à tour de bras, des cadeaux fis­caux aux riches, du déman­tè­le­ment des ser­vices publics, de la course aux armements.

« Sans indi­gna­tion et sans uto­pies, sans révolte, sans images d’un monde autre, d’une nou­velle socié­té, plus juste et plus soli­daire, la poli­tique devient mes­quine, vide de sens, creuse. »

Cette poli­tique-là règne, elle gou­verne par­tout, elle est aux com­mandes, elle exerce le pou­voir d’État à l’échelle natio­nale et conti­nen­tale. Elle conti­nue­ra donc encore long­temps à exer­cer sa domi­na­tion sur les peuples de l’Europe, à moins que… À moins qu’une autre concep­tion de la poli­tique s’impose — dont le point de départ est l’indignation ! Célébrant la digni­té de l’indignation et de l’inconditionnel refus de l’injustice, Daniel Bensaïd écri­vait : « Le cou­rant brû­lant de l’indignation n’est pas soluble dans les eaux tièdes de la rési­gna­tion consen­suelle. […] L’indignation est un com­men­ce­ment. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s’indigne, on s’insurge, et puis on voit. » Sans indi­gna­tion, rien de grand ni de pro­fond ne s’est fait dans l’histoire humaine. Si le petit pam­phlet de Stéphane Hessel, Indignez-vous !, a eu autant de suc­cès, c’est parce qu’il cor­res­pon­dait au sen­ti­ment pro­fond, immé­diat, de mil­lions de jeunes, d’exclus et d’opprimés de par le monde. L’autre ingré­dient de la poli­tique au sens noble — c’est-à-dire, plé­béien — du terme, c’est l’utopie. Sans indi­gna­tion et sans uto­pies, sans révolte et sans ce qu’Ernst Bloch appe­lait « pay­sages de désir », sans images d’un monde autre, d’une nou­velle socié­té, plus juste et plus soli­daire, la poli­tique devient mes­quine, vide de sens, creuse. La guerre entre ces deux formes du poli­tique ne fait que commencer.

Vous expli­quez que la gauche est « désar­mée » face à la mon­tée du natio­na­lisme, par­tout en Europe et spé­ci­fi­que­ment en France. Comment cela a‑t-il pu se produire ?

La pre­mière rai­son est celle dont il est ques­tion ci-des­sus : dans plu­sieurs pays, notam­ment en France, la gauche s’est iden­ti­fiée avec le « sys­tème », avec les bru­tales poli­tiques néo­li­bé­rales dites d’« aus­te­ri­té » (ini­qui­té serait un terme plus appro­prié), avec la sou­mis­sion aux inté­rêts du capi­tal finan­cier. C’est le cas en France avec le gou­ver­ne­ment « de gauche » de François Hollande, sou­te­nu, dans un pre­mier moment, par le PCF. Pour une par­tie de la popu­la­tion, « la gauche », dans toutes ses formes, est res­pon­sable du chô­mage, des fer­me­tures d’usines, de la dégra­da­tion des ser­vices publics. Cela a fait le lit de l’extrême droite natio­na­liste, de matrice fas­ciste, raciste et xéno­phobe, dont le Front natio­nal est la prin­ci­pale force. En outre, la gauche, même radi­cale — c’est-à-dire anti-néo­li­bé­rale —, a long­temps sous-esti­mé le dan­ger du natio­na­lisme réac­tion­naire et raciste. Le détour­ne­ment des voix du FN par le can­di­dat de droite Sarkozy, il y a six années, à créé l’illusion que l’extrême droite était en déclin. D’où le retard, qui dure encore, à orga­ni­ser une riposte anti­fas­ciste uni­taire et mas­sive. Cela dit, le seul espoir d’opposer à cette vague brune qui menace de sub­mer­ger la France et l’Europe une alter­na­tive cré­dible, c’est le déve­lop­pe­ment, dans l’unité, des forces de la gauche radi­cale et anti­ca­pi­ta­liste, libre de toute com­pro­mis­sion avec les gou­ver­ne­ments de type social-libéral.

Extrait d'une toile d'André Lanskoy

Si vos pre­mières publi­ca­tions attestent de votre ancrage com­mu­niste (un pre­mier livre sur Guevara en 1970, un second sur Marx la même année), votre der­nier ouvrage, Affinités révo­lu­tion­naires, met en avant la dimen­sion liber­taire de votre pen­sée. Comment en êtes-vous venu à vous inté­res­ser à la tra­di­tion anarchiste ?

J’ai tou­jours eu de la sym­pa­thie pour les mou­ve­ments anar­chistes, notam­ment la CNT-FAI espa­gnole de 1936. Pendant ma jeu­nesse au Brésil, je suis deve­nu ami d’Edgard Leuenroth, un vieil mili­tant anar­cho-syn­di­ca­liste, dont l’archive était une source extra­or­di­naire de connais­sance du mou­ve­ment ouvrier bré­si­lien. Leuenroth aimait me racon­ter des his­toires sur la grève géné­rale de 1917 à São Paulo, diri­gée par les anar­cho-syn­di­ca­listes, qui avait para­ly­sé la ville pen­dant plu­sieurs semaines. Vers 1967, bien avant mon livre sur Che Guevara, j’avais écrit un article sur « Kafka et l’anarchisme ». Mais c’est sur­tout au cours des années 1980 que j’ai com­men­cé à tra­vailler de façon inten­sive sur la culture anar­chiste, au cours de ma recherche sur le « judaïsme liber­taire » en Europe cen­trale, où des pen­seurs comme Gustav Landauer et Walter Benjamin occupent une place essen­tielle. Je suis reve­nu plus récem­ment sur la dimen­sion liber­taire de Kafka dans mon livre Franz Kafka, rêveur insou­mis. Enfin, grâce à la ren­contre avec Olivier Besancenot, qui a tou­jours eu un grand inté­rêt pour la tra­di­tion anar­cho-syn­di­ca­liste, est appa­rue l’opportunité d’une réflexion plus géné­rale sur les conver­gences pos­sibles entre mar­xisme et anar­chisme, d’un point de vue « mar­xiste libertaire ».

Dans cet essai, vous insis­tez sur le carac­tère des­po­tique du régime sovié­tique et recon­nais­sez même la res­pon­sa­bi­li­té de Trotsky dans le mas­sacre des marins de Kronstadt. Cet auto­ri­ta­risme, anté­rieur à Staline, n’é­tait-il pas inhé­rent aux concep­tions poli­tiques et phi­lo­so­phiques de Lénine et des bolcheviks ?

« Pour une par­tie de la popu­la­tion, la gauche est res­pon­sable du chô­mage, des fer­me­tures d’usines, de la dégra­da­tion des ser­vices publics. »

C’est une ques­tion com­plexe, qui ne peut pas être répon­due en quelques lignes… Des ten­dances auto­ri­taires — nous ne par­lons pas de « des­po­tisme » avant la vic­toire de Staline — sont appa­rues très tôt dans le régime issu de la Révolution d’Octobre. Dès 1918, Rosa Luxemburg avait mis en ques­tion les dérives anti-démo­cra­tiques des bol­che­viks, tout en leur appor­tant un sou­tien cri­tique — comme l’ont fait d’ailleurs, jusqu’en 1921, beau­coup d’anarchistes. Ces dérives s’expliquent, dans une cer­taine mesure, par leur avant-gar­disme, mais beau­coup plus par les cir­cons­tances ter­ribles de la guerre civile. Ces ten­dances auto­ri­taires ont abou­ti au tra­gique conflit de Kronstadt, dont la prin­ci­pale res­pon­sa­bi­li­té, à notre avis, incombe aux bol­che­viks, par leur refus de la pro­po­si­tion de média­tion avan­cée par Emma Goldman et Alexander Berkman. Si les erreurs de Lénine, Trotsky et leurs cama­rades ont faci­li­té le Thermidor bureau­cra­tique de Staline, il n’existe pas moins, à notre avis, une dif­fé­rence pro­fonde entre bol­che­visme et sta­li­nisme, entre l’au­to­ri­ta­risme révo­lu­tion­naire et le des­po­tisme de la contre-révo­lu­tion bureaucratique.

Dans les pas de Daniel Guérin, vous appe­lez à régé­né­rer le mar­xisme par un bain liber­taire. En quoi le terme « mar­xisme » est-il tou­jours opé­rant à vos yeux ?

Nous nous récla­mons du com­mu­nisme, comme concept révo­lu­tion­naire qui inclut dif­fé­rentes tra­di­tions : mar­xisme, anar­chisme, blan­quisme, etc. Le mar­xisme, plus qu’une « per­sonne », ren­voie à un cor­pus théo­rique et pra­tique — plu­riel et divers — qui com­mence avec Marx et Engels, mais se pour­suit avec Lénine, Rosa Luxemburg, Trotsky, Gramsci, Lukács, Walter Benjamin, l’École de Francfort, Herbert Marcuse, André Breton, Guy Debord, Jean-Paul Sartre, José Carlos Mariategui, CLR James, EP Thompson, Amílcar Cabral, Ernesto Che Guevara et bien d’autres. Beaucoup de pen­seurs anar­chistes, de Bakounine à Daniel Guérin, ont recon­nu la puis­sance théo­rique de l’œuvre de Marx et des mar­xistes. Cette puis­sance est tou­jours opé­ra­tive, à condi­tion que le mar­xisme ne soit pas figé en un sys­tème de dogmes, qui trans­forme les écrits de Marx, ou de Lénine, ou de Trotsky en Écritures saintes ayant réponse à tout. Le mar­xisme ne peut exis­ter que comme une pen­sée dia­lec­tique, en mou­ve­ment, en trans­for­ma­tion per­ma­nente, capable d’intégrer les apports de mou­ve­ments sociaux comme l’écologie, le fémi­nisme, l’indigénisme. Nous pen­sons, Olivier Besancenot et moi, qu’une des façons de renou­ve­ler la théo­rie et la pra­tique mar­xistes est d’apprendre avec les réflexions et les expé­riences libertaires.

Extrait d'une toile d'André Lanskoy

Vous repro­chez aux com­mu­nistes le peu de cas qu’ils font de l’in­di­vi­dua­li­té et aux anar­chistes leur mépris impro­duc­tif pour le col­lec­tif : des mou­ve­ments sont-ils par­ve­nus à arti­cu­ler ces deux pôles ?

Je ne vais pas faire une liste, mais nom­breux sont les mou­ve­ments sociaux et poli­tiques actuels, depuis les zapa­tistes du Chiapas jusqu’aux Indignés euro­péens, ain­si que des orga­ni­sa­tions se récla­mant du mar­xisme ou de l’anarchisme, qui tentent, avec plus ou moins de suc­cès, d’associer com­bat col­lec­tif et sin­gu­la­ri­té individuelle…

La ques­tion du pou­voir — ne jamais y tou­cher ou s’en empa­rer — est au cœur des dis­sen­sions entre dra­peaux rouges et noirs : com­ment résol­vez-vous cette tension ?

« La gauche sans le peuple n’est rien, mais le peuple a besoin des orga­ni­sa­tions poli­tiques et des mou­ve­ments sociaux de la gauche anti-systémique. »

L’argument anar­chiste contre le pou­voir éta­tique est tout à fait légi­time. Mais cela ne veut pas dire qu’on peut se pas­ser de toute forme de pou­voir. La Commune de Paris de 1871 — réfé­rence par­ta­gée par mar­xistes et anar­chistes — était une nou­velle forme de pou­voir révo­lu­tion­naire, non-éta­tique. Les milices anar­chistes de la CNT exer­çaient une forme de pou­voir, en Catalogne et Aragon. Et les com­mu­nau­tés zapa­tistes, dans les régions « libé­rées » du Chiapas, exercent une forme de pou­voir auto­gé­rée. Il ne s’agit donc pas de s’« empa­rer » du pou­voir éta­tique, ni de nier la néces­si­té d’une forme de pou­voir, mais de pen­ser à des alter­na­tives démo­cra­tiques, fédé­ra­tives, auto­gé­rées et post-éta­tiques de pouvoir.

Commentant votre ouvrage Che Guevara, une braise qui brûle encore, le phi­lo­sophe décrois­sant Jean-Claude Michéa esti­mait que sa trans­for­ma­tion « en icône défi­ni­tive de la Révolution », mise en place à des­sein, cachait le socia­lisme réel­le­ment démo­cra­tique et popu­laire — il son­geait à celui d’un Voline ou d’un Durruti. Quel serait l’ap­port spé­ci­fique de Guevara au socia­lisme du XXIe siècle ?

Nous refu­sons de choi­sir entre Guevara et Durruti : cha­cun d’entre eux repré­sente une expé­rience révo­lu­tion­naire pro­fon­dé­ment authen­tique, avec ses pro­blèmes, ses limites et ses contra­dic­tions. Il n’y a pas d’« icônes défi­ni­tives » de la Révolution, mais des pen­seurs et des com­bat­tants qui nous semblent impor­tants pour leurs idées et leurs pra­tiques. L’apport spé­ci­fique de Guevara à un com­mu­nisme du XXe siècle c’est : a) son inter­na­tio­na­lisme consé­quent, qui a fait d’un méde­cin argen­tin un diri­geant de la Révolution Cubaine, ensuite un com­bat­tant pour la libé­ra­tion du Congo et fina­le­ment un révo­lu­tion­naire fusillé en Bolivie ; b) son oppo­si­tion intran­si­geante et irré­duc­tible à l’impérialisme, au colo­nia­lisme et au sys­tème capi­ta­liste lui-même, en refu­sant les com­pro­mis et les alliances de classes avec des sec­teurs de la bour­geoi­sie ; c) sa recherche d’une voie socia­liste alter­na­tive au modèle sovié­tique et ses impasses. Si dans un pre­mier moment de son évo­lu­tion poli­tique, Guevara nour­rit des illu­sions sur l’Union sovié­tique, il va assez vite déve­lop­per des concep­tions cri­tiques. Celles-ci concernent la répres­sion de toute dis­si­dence ou cri­tique dans les pays de l’Est, ain­si que l’utilisation, sur le ter­rain éco­no­mique, de cri­tères mer­can­tiles. Dans ses der­niers écrits, comme la cri­tique du Manuel d’économie poli­tique sovié­tique — gar­dées pen­dant 45 années dans un tiroir par les res­pon­sables cubains —, il affirme clai­re­ment que ce n’est pas à un Bureau de tech­no­crates, mais au peuple lui-même de déci­der les prio­ri­tés éco­no­miques de la planification.

Vous êtes proche d’Olivier Besancenot et, sans doute, du NPA : que pen­sez-vous de l’ap­pel de Jean-Luc Mélenchon à fédé­rer le peuple sur une base plus large en met­tant de côté le terme « gauche », puisque, dit-il, « le sys­tème n’a pas peur de la gauche, car il la digère tou­jours ; le sys­tème a peur du peuple » ?

Avec tout le res­pect que j’ai pour Jean-Luc Mélenchon, qui joue un rôle impor­tant par sa dénon­cia­tion impi­toyable des capi­tu­la­tions du gou­ver­ne­ment pré­ten­du­ment de « gauche » de Hollande et son com­parse Valls, je pense qu’il s’agit d’une fausse alter­na­tive. Le sys­tème n’a pas peur d’une pseu­do-gauche social-libé­rale, qui sert avec zèle les inté­rêts du capi­tal finan­cier, mais il a peur d’une gauche radi­cale oppo­sée au néo­li­bé­ra­lisme et au capi­ta­lisme. Le rôle d’une telle gauche — qui inclut, en France, le Front de Gauche, le NPA, Lutte ouvrière, Alternative liber­taire, la Fédération anar­chiste, la CNT, et plu­sieurs autres — serait de contri­buer au pro­ces­sus de prise de conscience et d’auto-organisation du peuple — et notam­ment des tra­vailleurs (hommes et femmes), des chô­meurs, des jeunes — dans la lutte pour ren­ver­ser le sys­tème. La gauche sans le peuple n’est rien, mais le peuple a besoin des orga­ni­sa­tions poli­tiques et des mou­ve­ments sociaux de la gauche anti-systémique.

Extrait d'une toile d'André Lanskoy

Dans un livre plus ancien, Révolte et Mélancolie, vous avez réha­bi­li­té le roman­tisme — voire, même, une cer­taine forme de nos­tal­gie — dans une pers­pec­tive anti­ca­pi­ta­liste. En quoi le pas­sé peut-il être une force d’ap­pui éman­ci­pa­trice et non un frein, une éner­gie « réactionnaire » ?

Pour com­prendre qu’est que le roman­tisme, il me semble utile de reve­nir à un pas­sage peu connu de Marx dans les Grundrisse : « À des stades anté­rieurs de déve­lop­pe­ment, l’individu sin­gu­lier appa­raît plus com­plet […]. Il est aus­si ridi­cule d’avoir la nos­tal­gie de cette plé­ni­tude ori­gi­nelle que de croire qu’il faille en res­ter à cette totale vacui­té. Le point de vue bour­geois n’a jamais dépas­sé l’opposition à cette vue roman­tique, et c’est pour­quoi c’est cette der­nière qui consti­tue légi­ti­me­ment le contraire des vues bour­geoises et les accom­pa­gne­ra jusqu’à leur der­nier souffle1 ». Le pas­sage de Marx sug­gère trois idées qui nous semblent essen­tielles pour com­prendre le roman­tisme : 1) Le roman­tisme n’est pas une école lit­té­raire mais un point de vue (Ansicht), une vision des choses — une vision du monde, dirions-nous. En tant que Weltanschauung, le roman­tisme tra­verse tous les domaines de la culture : la phi­lo­so­phie, la reli­gion, le droit, l’his­to­rio­gra­phie et, bien enten­du, la poli­tique. 2) Cette Ansicht, cette vision du monde s’opposent au point de vue bour­geois, au nom du pas­sé, au nom d’une « plé­ni­tude ori­gi­naire », anté­rieure à la civi­li­sa­tion bour­geoise. 3) Cette cri­tique des vues bour­geoises et de la « totale vacui­té » de la socié­té bour­geoise a une cer­taine légi­ti­mi­té, même si l’aspiration d’un retour au pas­sé est « ridi­cule ». 4) Le roman­tisme n’est pas fini en 1830, ni en 1848 : il accom­pa­gne­ra, comme une ombre por­tée, la civi­li­sa­tion bour­geoise, tant qu’elle exis­te­ra (« jusqu’à son der­nier souffle »).

« Le roman­tisme pro­teste aus­si contre la méca­ni­sa­tion, la ratio­na­li­sa­tion abs­traite, la réi­fi­ca­tion, la dis­so­lu­tion des liens com­mu­nau­taires et la quan­ti­fi­ca­tion des rap­ports sociaux. »

Dans Révolte et Mélancolie, Le roman­tisme à contre-cou­rant de la moder­ni­té, écrit ensemble avec Robert Sayre, nous consi­dé­rons que la carac­té­ris­tique cen­trale du roman­tisme comme Weltanschauung est, comme Marx l’avait com­pris, la révolte, la pro­tes­ta­tion cultu­relle contre la civi­li­sa­tion capi­ta­liste moderne au nom de cer­taines valeurs du pas­sé. Ce que le roman­tisme refuse dans la socié­té industrielle/bourgeoise moderne, c’est avant tout le désen­chan­te­ment du monde — une expres­sion du socio­logue Max Weber — c’est le déclin ou la dis­pa­ri­tion de la reli­gion, de la magie, de la poé­sie, du mythe, c’est l’avènement d’un monde entiè­re­ment pro­saïque, uti­li­ta­riste, mar­chand. Le roman­tisme pro­teste aus­si contre la méca­ni­sa­tion, la ratio­na­li­sa­tion abs­traite, la réi­fi­ca­tion, la dis­so­lu­tion des liens com­mu­nau­taires et la quan­ti­fi­ca­tion des rap­ports sociaux. Cette révolte se fait au nom de valeurs sociales, morales ou cultu­relles pré-modernes et consti­tue, à mul­tiples égards, une ten­ta­tive déses­pé­rée de ré-enchan­te­ment du monde. On pour­rait consi­dé­rer le célèbre vers de Ludwig Tieck, « Die mond­be­glanzte Zaubernacht », « La nuit aux enchan­te­ments éclai­rée par la lune », comme une sorte de résu­mé du pro­gramme romantique…

Si le roman­tisme s’affirme comme une forme de sen­si­bi­li­té pro­fon­dé­ment empreinte de nos­tal­gie, il n’échappe pas à la moder­ni­té : d’une cer­taine façon on peut même le consi­dé­rer comme une forme d’ auto-cri­tique cultu­relle de la moder­ni­té. En tant que vision du monde, le roman­tisme est né au cours de la deuxième moi­tié du XVIIIe siècle — on peut consi­dé­rer Jean-Jacques Rousseau comme son pre­mier grand pen­seur. Contrairement aux idées reçues, l’histoire du roman­tisme n’est pas ter­mi­née au début du XIXe siècle, mais conti­nue tout au long des XIXe et XXe siècles. En fait, il conti­nue, jus­qu’à nos jours, à être une des prin­ci­pales struc­tures-de-sen­si­bi­li­té de la culture moderne. Bien évi­dem­ment, la nébu­leuse cultu­relle roman­tique est loin d’être homo­gène : à par­tir de cette racine com­mune anti-bour­geoise on trouve une plu­ra­li­té de cou­rants, depuis le roman­tisme conser­va­teur ou réac­tion­naire qui aspire à la res­tau­ra­tion des pri­vi­lèges et hié­rar­chies de l’Ancien Régime, jus­qu’au roman­tisme révo­lu­tion­naire, qui intègre les conquêtes de 1789 (liber­té, démo­cra­tie, éga­li­té). Tandis que le pre­mier rêve d’un retour au pas­sé, le deuxième pro­pose un détour par le pas­sé com­mu­nau­taire vers l’a­ve­nir uto­pique : la nos­tal­gie des époques pré-capi­ta­listes est inves­tie dans l’espérance révo­lu­tion­naire d’une socié­té libre et éga­li­taire. Si Rousseau est un des pre­miers repré­sen­tants de cette sen­si­bi­li­té roman­tique révo­lu­tion­naire, on la trou­ve­ra dans les pre­miers écrits répu­bli­cains des roman­tiques alle­mands (Schlegel), dans les poèmes de Hölderlin, Shelley et William Blake, dans les œuvres de jeu­nesse de Coleridge, dans les romans de Victor Hugo, dans l’historiographie de Michelet, dans le socia­lisme uto­pique de Pierre Leroux. Le roman­tisme révo­lu­tion­naire n’est pas absent— comme dimen­sion par­tielle — des écrits de Marx et Engels, et on le retrouve dans les écrits d’autres mar­xistes ou anar­chistes comme William Morris, Gustav Landauer, Ernst Bloch, Henri Lefebvre, Walter Benjamin. Enfin, il marque de son empreinte quelques-uns des prin­ci­paux mou­ve­ments de révolte cultu­relle du XXe siècle, comme l’expressionnisme, le sur­réa­lisme et le situationnisme.

Extrait d'une toile d'André Lanskoy

Pourquoi tenez-vous tant au mot, par­fois risible, d’« utopie » ?

Qu’est-ce qu’une uto­pie ? C’est le socio­logue Karl Mannheim qui a don­né sa défi­ni­tion « clas­sique » — et encore aujourd’­hui la plus per­ti­nente : sont uto­piques toutes les repré­sen­ta­tions, aspi­ra­tions ou images de désir, qui s’o­rientent vers la rup­ture de l’ordre éta­bli et exercent une « fonc­tion sub­ver­sive ». La démarche de Mannheim s’oppose aux concep­tions bien-pen­santes et confor­mistes, qui font de l’u­to­pie un rêve irréa­liste ou irréa­li­sable : com­ment savoir d’a­vance quelles aspi­ra­tions seront ou non « réa­li­sables » à l’a­ve­nir ? La démo­cra­tie n’ap­pa­rais­sait-elle pas comme une uto­pie « irréa­liste » au milieu du XVIIIe siècle ? Tout chan­ge­ment social éga­li­taire ou liber­taire, de l’abolition de l’esclavage à la sup­pres­sion de la monar­chie, a com­men­cé comme une uto­pie. Le phi­lo­sophe anar­chiste Gustav Landauer a été le pre­mier, dans son livre La Révolution a réha­bi­li­ter, au XXe siècle, l’utopie comme vision révo­lu­tion­naire. Mais c’est Ernst Bloch, le phi­lo­sophe mar­xiste du Principe Espérance, qui a mis l’uto­pie concrète au centre de sa concep­tion de l’histoire. Pour Bloch, l’utopie est un non-encore-être : elle est « pay­sage de désir », l’anticipation d’une monde non-encore-deve­nu mais ardem­ment dési­ré. Nos adver­saires ont l’habitude de rire de concepts comme « roman­tisme », « révo­lu­tion », « uto­pie ». Quand ils nous pren­drons au sérieux, je crains que ce sera, pour eux, trop tard…


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  1. Karl Marx, Manuscrits de 1857–1858, dits « Grundrisse », Éditions Sociales, 2011, p. 121.[]
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