Grande-Bretagne : le Labour party pourrait revenir au socialisme


Texte inédit pour le site de Ballast

Et si, à gauche, l’événement de l’été s’é­tait pro­duit outre-Manche ? La cam­pagne pour la dési­gna­tion du pro­chain lea­der du Parti tra­vailliste, le Labour lea­der­ship, a été mar­qué par le suc­cès sur­pre­nant de la can­di­da­ture du socia­liste (au sens pre­mier du terme) Jeremy Corbyn. Ce vété­ran des back­benches, les bancs arrière de la chambre des Communes où siègent les membres du par­le­ment de moindre impor­tance, a réus­si à sou­le­ver l’enthousiasme avec un pro­gramme anti-aus­té­ri­té. Le vote des adhé­rents du Labour par­ty a débu­té le 14 août et se clôt ce jeu­di 10 sep­tembre. Sondages et book­ma­kers convergent pour annon­cer que la confé­rence spé­ciale du Parti tra­vailliste pour­rait intro­ni­ser Jeremy Corbyn comme son lea­der same­di 12 sep­tembre. Que sym­bo­lise cette percée ?


corbyn Membre du par­le­ment pour Islington-North, une cir­cons­crip­tion du grand Londres, Jeremy Corbyn n’avait pra­ti­que­ment rien pour déchaî­ner la vague mili­tante qui a vu plus de 12 000 volon­taires rejoindre son équipe de cam­pagne. Il faut dire que cet habi­tué des com­bats de gauche est presque par­ti à recu­lons dans la cam­pagne pour le lea­der­ship du Labour. Après l’échec de ses col­lègues de la gauche tra­vailliste lors des pré­cé­dents exer­cices, notam­ment celui de 2010 qui s’est sol­dé par la vic­toire d’Ed Miliband face à son blai­riste de frère David, Corbyn a rele­vé le gant par devoir. À 66 ans, l’essentiel de sa car­rière est der­rière lui, mar­quée par les com­bats contre la guerre du Viêtnam, pour la paix en Irlande du Nord, contre l’Apartheid, pour l’organisation des tra­vailleurs en Jamaïque où il sert pen­dant deux ans… « Il n’y a pas un pays où je sois allé dans lequel je n’ai pas été arrê­té au moins une fois », plai­sante cet intime de Tony Benn, figure tuté­laire de la gauche tra­vailliste aujourd’hui décé­dée. Mais le prin­ci­pal fait d’armes de cet homme dis­cret jusqu’à l’effacement reste d’avoir, par le biais de la Stop the War Coalition dont il est pré­sident depuis sa fon­da­tion, ras­sem­blé deux mil­lions de per­sonnes à Londres en 2003 contre la guerre en Irak, dans laquelle son cama­rade de par­ti et Premier ministre, Tony Blair, a cru devoir impli­quer la Grande-Bretagne. Bien qu’élu à la Chambre des Communes depuis 1983, Corbyn pré­sente donc un pro­fil nou­veau, pour le grand public et les mili­tants tra­vaillistes. Il n’est pas pas­sé par Oxbridge (contrac­tion d’Oxford et Cambridge, le nec plus ultra de l’enseignement supé­rieur bri­tan­nique). Il ne porte pas de cra­vate. Il est plus proche des syn­di­ca­listes et des acti­vistes de ter­rain que de l’esta­blish­ment du Labour, un par­ti dont il a enfreint les consignes de vote à plus de 500 reprises depuis 1997…

« « Il n’y a pas un pays où je sois allé dans lequel je n’ai pas été arrê­té au moins une fois », plai­sante Corbyn. »

Sa der­nière prise de dis­tance avec la posi­tion offi­ciel du Parliamentary Labour Party (le Parti tra­vailliste par­le­men­taire – une des trois com­po­santes du Labour avec les syn­di­cats affi­liés et les adhé­rents directs) remonte au mois de juillet. Lors de la pré­sen­ta­tion du pre­mier bud­get conser­va­teur de la nou­velle man­da­ture, Corbyn refuse de s’abstenir sur les coupes dans l’action sociale pré­sen­tées par le ministre des Finances – et véri­table idéo­logue du par­ti Tory – George Osborne. C’est pour­tant ce que prône Harriet Harman, chef du groupe par­le­men­taire et chef du par­ti par inté­rim depuis la démis­sion d’Ed Miliband, au len­de­main de la défaite élec­to­rale enre­gis­trée par les tra­vaillistes le 7 mai 2015. En déci­dant de voter contre les mesures du gou­ver­ne­ment Cameron, Corbyn tire ses propres leçons du résul­tat des élec­tions géné­rales. Contrairement aux blai­ristes, mino­ri­taires en termes de voix mais très pré­sents au sein du sha­dow cabi­net (le cabi­net fan­tôme qui réunit les poten­tiels ministres si le par­ti d’opposition arri­vait au pou­voir), il estime qu’Ed Miliband n’a pas per­du parce que « son pro­gramme était trop à gauche » et « pas assez cré­dible sur les ques­tions éco­no­miques ». A contra­rio, il prend acte du hold-up élec­to­ral opé­ré par le Scottish National Party, qui s’adjuge 56 des 59 cir­cons­crip­tions en Écosse, ancien bas­tion tra­vailliste, avec une cam­pagne anti-aus­té­ri­té. Corbyn com­prend aus­si ce qu’il se passe quand, à peine un mois et demi après la vic­toire de David Cameron, plus de 250 000 per­sonnes mani­festent contre l’austérité à Londres. Pour la gauche du Labour, c’est l’absence de clar­té du Parti tra­vailliste sur la ques­tion de l’austérité qui est, entre autres, à l’origine de la défaite élec­to­rale. L’autre élé­ment majeur étant l’éloignement des tra­vaillistes vis-à-vis de la classe ouvrière.

C’est sur ces deux points que Corbyn va mener sa cam­pagne, pour ouvrir le débat qui, selon lui, n’a pas lieu dans le par­ti, tant les blai­ristes donnent encore le ton. Bien que leur poids par­mi les adhé­rents dimi­nue au fil des ans, la droite tra­vailliste a encore du poids dans l’appareil. Et dis­pose des moyens finan­ciers que lui alloue le think tank Progress, véri­table par­ti dans le par­ti. C’est peu de dire que, dans ce cadre, Jeremy Corbyn par­tait avec des han­di­caps lourds face à ses trois concur­rents : Andy Burnham, can­di­dat de centre-gauche héri­tier d’Ed Miliband ; Yvette Cooper, can­di­date de centre-droite pour le clan Gordon Brown, du nom de l’ex-rival de Tony Blair ; Liz Kendall, favo­rite du clan blai­riste. Mais ces désa­van­tages sont deve­nus, au fil d’une cam­pagne de ter­rain, nour­rie de dizaines de mee­tings et savam­ment relayée sur les réseaux sociaux, autant d’atouts pour celui qui est pas­sé du stade de can­di­dat par devoir à favo­ri des book­ma­kers en un mois à peine. Aux anti­podes du tri­bun cha­ris­ma­tique, le MP [mem­ber of par­lia­ment, dépu­té] pour Islington-North a su trou­ver les mots pour réveiller le peuple de gauche bri­tan­nique. Dans cette pri­maire inédite en Grande-Bretagne (c’est la pre­mière fois que le Labour vote sur le prin­cipe un adhé­rent une voix), il s’adjuge d’abord le sou­tien de la moi­tié des syn­di­cats affi­liés au Parti tra­vailliste, dont les deux plus impor­tants du pays : Unité et Unisson. Créé par le Trade Union Congress (la confé­dé­ra­tion syn­di­cale bri­tan­nique) pour se doter d’une repré­sen­ta­tion par­le­men­taire, le Labour est encore sta­tu­tai­re­ment finan­cé par les syn­di­cats. Leurs adhé­rents ont donc la pos­si­bi­li­té de deve­nir membres du Parti tra­vailliste. Entre le début et la fin de la cam­pagne offi­cielle, près de 200 000 syn­di­qués vont rejoindre le Labour. De la même manière, plus de 140 000 per­sonnes vont se faire enre­gis­trer comme sup­por­teurs, ce qui leur per­met, moyen­nant une par­ti­ci­pa­tion de trois livres, de par­ti­ci­per à l’élection du pro­chain lea­der. Enfin, les adhé­rents directs sont pas­sés de 195 000 à 299 000 à la clô­ture des adhé­sions le 12 août der­nier. Tous les obser­va­teurs s’accordent sur un constat : la cam­pagne et le dis­cours de Corbyn ont joué un rôle moteur dans ce mou­ve­ment d’adhésion de masse au Parti tra­vailliste, lequel retrouve son niveau d’adhérents des années 1970…

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Tony Blair (DR).

Ce fai­sant, la cam­pagne Corbyn a plan­té le der­nier clou dans le cer­cueil du blai­risme. « Battling Tony » vou­lait un par­ti de pro­fes­sion­nels, tout entier tour­né vers la conquête du pou­voir. En ouvrant les vannes de l’espoir, le vieux socia­liste a redon­né aux mili­tants, aux béné­voles, aux acti­vistes toute leur place, au détri­ment de l’appareil. Dans toutes les cir­cons­crip­tions, des jeunes gens goûtent la joie du pre­mier enga­ge­ment tan­dis que des vieux de la vieille, qui avaient quit­té le Labour après la guerre en Irak, reviennent prendre du ser­vice. Des mili­tants syn­di­caux de pre­mier ordre, qui avaient choi­si de ral­lier l’une des innom­brables cha­pelles qui mor­cellent la gauche radi­cale bri­tan­nique, renouent avec le Labour. Un Labour qui se sou­vient, enfin, de ses racines ouvrières, de son ancrage socia­liste, qui se décline jusque dans les églises angli­canes… comme ce dimanche 6 sep­tembre où Corbyn ras­semble plus de 1 500 per­sonnes dans et dehors l’édifice reli­gieux de la vieille Cambridge pour une des plus impor­tantes réunions que la gauche ait orga­ni­sée dans la ville uni­ver­si­taire depuis des décen­nies. Un suc­cès qui sanc­tionne à la fois les orien­ta­tions poli­tiques du can­di­dat mais aus­si sa manière de faire. Il a fait très fort en assu­rant que les adhé­rents du Labour auront désor­mais une voie pré­pon­dé­rante dans l’élaboration du pro­gramme poli­tique du par­ti. C’était jusqu’alors la chasse gar­dée du lea­der et du Parliamentary Labour party.

« La cam­pagne Corbyn a plan­té le der­nier clou dans le cer­cueil du blai­risme. Un Labour qui se sou­vient, enfin, de ses racines ouvrières, de son ancrage socia­liste, qui se décline jusque dans les églises anglicanes… »

Au vu de ces élé­ments, même la droite tra­vailliste le recon­naît, le Labour ne sera plus jamais comme avant. Que Corbyn gagne ou non, il a déjà impo­sé son style et son agen­da poli­tique. Ses pro­po­si­tions de rena­tio­na­li­sa­tion du réseau fer­ro­viaire et de l’énergie ont été reprises par Andy Burnham. La can­di­date blai­riste, Liz Kendall, est très lar­ge­ment dis­tan­cée. Et seule Yvette Cooper s’oppose vive­ment à un Corbyn qui pro­pose de faire fonc­tion­ner la planche à billets pour relan­cer l’économie, sur un mode très ins­pi­ré des théo­ries de Keynes. Mais là encore, le can­di­dat de la gauche est deve­nu cen­tral dans le débat poli­tique. La nature de l’attaque menée par Cooper témoigne aus­si de l’échec des pro­cès ins­truits suc­ces­si­ve­ment en inéli­gi­bi­li­té (« on ne peut pas gagner à gauche ») puis en anti­sé­mi­tisme (Corbyn est connu pour ses posi­tions pro-pales­ti­niennes). C’est comme si, à quelques jours de l’annonce des résul­tats, l’esta­blish­ment du Labour par­ty avait finir par se rési­gner à l’inéluctable. Chuka Umunna, MP [dépu­té] blai­riste qui avait décla­ré pen­dant un temps qu’il refu­se­rait de ser­vir dans un sha­dow cabi­net diri­gé par Corbyn, a admis fina­le­ment qu’il tra­vaille­rait avec le lea­der élu, quel qu’il soit. De son côté, « Jez », comme ses sou­tiens l’appellent affec­tueu­se­ment, a mul­ti­plié les gestes d’apaisement envers les ténors tra­vaillistes. Il n’est guère que la presse orien­tée à droite pour conti­nuer à titrer sur une poten­tielle vic­toire au finish d’Yvette Cooper. Un book­ma­ker et non des moindres, Paddy Powers, a déci­dé de payer les paris don­nant Corbyn gagnant à la mi-août, y com­pris pour des sommes à six chiffres.

Si les échos de ter­rain venaient à se confir­mer, la vic­toire de Corbyn serait un « séisme poli­tique », selon les termes du poli­to­logue Philippe Marlière. Et pas qu’en Grande-Bretagne. Deuxième par­ti social-démo­crate en Europe der­rière le SPD Allemand, le Labour dis­pose d’un rayon­ne­ment bien plus impor­tant que son homo­logue ger­ma­nique. Il faut écou­ter Pablo Iglesias, lea­der de Podemos, qui saluait la per­cée de Corbyn pour se rendre compte de l’électrochoc que consti­tue­rait son élec­tion, sur la base d’un pro­gramme réfor­miste et anti-aus­té­ri­té, dans le pay­sage social-démo­crate euro­péen conver­ti aux thèses blai­ristes. En Europe, la gauche qui gagne, ces der­nières années, c’est celle qui s’oppose à l’agenda aus­té­ri­taire de la Commission euro­péenne et de la Banque cen­trale ; c’est celle qui pro­pose des pistes alter­na­tives pour la crois­sance au ser­vice du bien com­mun. C’est ain­si que Syriza a pu gagner en Grèce, c’est ain­si que Podemos a rem­por­té les élec­tions muni­ci­pales en Espagne. Il faut relire le livre de Jean-Numa Ducange, Philippe Marlière et Louis Weber, La Gauche radi­cale en Europe, pour mesu­rer ce qui bouge à l’échelle du conti­nent. La lec­ture de cet ouvrage nous rap­pelle où se situent les dyna­miques poli­tiques et met en lumière com­ment la vic­toire de Corbyn pour­rait contri­buer au renou­vel­le­ment pro­fond de la gauche euro­péenne. Parce que, comme à plu­sieurs reprises déjà, la gauche bri­tan­nique a un rôle majeur à jouer en la matière.


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REBONDS

☰ Lire notre article « Écosse, quelle voix pour l’indépendance ? », A. Moreau, juillet 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Philippe Marlière : « La République est un consen­sus mou », juin 2015
☰ Lire notre tra­duc­tion de l’en­tre­tien de Pablo Iglesias : « Faire pres­sion sur Syriza, c’est faire pres­sion sur Podemos », mai 2015

Nathanaël Uhl

Journaliste politique et militant PCF.

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