Dans un entretien paru le 19 septembre 2015, sur le présent site, l’économiste et sociologue Bernard Friot a reproché au sociologue communiste libertaire Alain Bihr de succomber à une forme de « domino-centrisme » — l’Histoire s’écrivant toujours du côté des stratégies gagnantes des classes dominantes — de la sociologie critique. Ce dernier nous a demandé un droit de réponse.
Selon Bernard Friot, je ferais partie de « ces marxistes (et ils sont hélas nombreux) qui pensent qu’il n’y a pas de sujet révolutionnaire effectivement en train de se construire à l’échelle macrosociale, que la seule classe qui existe est la classe capitaliste ». Bien pire, je serais un digne représentant « d’un bas-clergé [de la religion capitaliste] d’autant plus efficace qu’il critique une domination capitaliste dont il nie qu’elle ait commencé à être radicalement mise en cause ». Bigre ! Sur quoi fonde-t-il donc de pareilles accusations dont il reconnaît lui-même qu’elles sont graves ? Sur le seul fait que je refuse d’accorder une portée révolutionnaire à ce qu’il nomme « les institutions anticapitalistes du salaire » telles que le salaire à la qualification ou la cotisation sociale. En somme, qui n’est pas d’accord avec Bernard Friot sur l’interprétation qu’il donne de ces derniers serait ipso facto un traître à la cause émancipatrice des travailleurs. Hors de lui, point de salut ! Ce mode de polémique pourrait faire sourire s’il n’évoquait le sinistre souvenir d’une période de l’histoire du mouvement ouvrier, dont on aimerait penser qu’elle appartient définitivement au passé, où l’exclusivisme dogmatique se prolongeait volontiers par des moyens de police pour faire taire ceux et celles que l’argument d’autorité n’impressionnait pas.
Mais sortons du registre de la polémique qui n’a guère d’intérêt. Puisque Bernard Friot m’accorde que « les classes ne préexistent pas à leur conflit et que ce sont les luttes de classes qui produisent les classes », je ne vois pas quelle incohérence il y a à reconnaître qu’une classe puisse être dominée sans pour autant cesser d’être une classe, ainsi qu’il me le reproche. Car qui dit domination dit nécessairement lutte : lutte pour imposer, parfaire, ré-imposer la domination, en transformer les modalités, répliquer aux coups de l’adversaire, etc., d’un côté ; lutte pour résister à la domination, la limiter et l’affaiblir, la subvertir et la défaire, etc., de l’autre ; et, de part et d’autre, c’est à travers cette lutte que se constitue la classe sociale. Par conséquent, dire du prolétariat (ou de l’encadrement ou de la petite-bourgeoisie) qu’elle est ou reste une classe dominée, ce n’est nullement lui ôter son caractère de classe. Pas plus que la bourgeoisie n’a attendu de devenir classe dominante pour se constituer en tant que classe dans et par sa lutte contre l’aristocratie féodale (pour reprendre sa propre terminologie), pas plus il n’est nécessaire d’attendre que le prolétariat accomplisse sa révolution (qu’il abolisse le capitalisme) ou de supposer qu’il est en train de l’abolir par la subversion du rapport salarial pour lui reconnaître son caractère de classe sociale.
Autrement dit, une classe n’a nullement besoin d’être une classe révolutionnaire pour être une classe, comme semble le penser Bernard Friot. Sans quoi, seule la bourgeoisie serait une classe puisque, jusqu’à preuve du contraire, elle seule a réussi à réaliser une révolution jusqu’à présent : à renverser un ordre social dans lequel elle était classe dominée en engendrant un autre ordre social dans lequel elle se trouve classe dominante. Et c’est du coup Bernard Friot qui se retrouverait sur la position qu’il me reproche (à tort) d’adopter : celui de faire de la bourgeoisie la seule véritable classe. À partir de là, on peut aussi développer une autre compréhension du salaire à la qualification et de la cotisation sociale que celle proposée par Bernard Friot, comme je l’ai fait dans la critique de L’enjeu du salaire. Ne pas y voir des institutions anticapitalistes comme lui, ce n’est pas pour autant « faire du mouvement ouvrier concret un idiot utile du capital » : c’est tout simplement, là encore, en faire une cristallisation d’un certain rapport de forces entre capital et travailleurs salariés dans un espace géopolitique (celui des formations centrales du système capitaliste mondial) et une phase historique (la phase fordiste) bien déterminés de la lutte des classes. Que ces institutions aient contribué à la reproduction du rapport capitaliste de production dans cet espace-temps n’implique pas qu’elles n’aient pas simultanément et contradictoirement permis de satisfaire des revendications fondamentales du salariat et même disposer des points d’appui pour d’ultérieures entreprises de subversion de ce rapport. C’est inscrire la contradiction des intérêts de classe, donc la lutte des classes, au cœur de ces institutions mais refuser d’en faire l’œuvre unilatérale d’une classe qui agirait en toute autonomie de son adversaire : ce qu’il m’accuse à tort de faire pour la bourgeoisie mais qu’il n’hésite pas à faire, de son côté, pour ce qu’il nomme « la classe salariale ». Bis repetita…
[Mise à jour] Bernard Friot a tenu à répondre au droit de réponse ci-dessus.
Pour disqualifier ma réponse à la critique qu’il fait de mon travail dans l’entretien qu’il avait donné à Ballast, Alain Bihr la ravale au rang de « polémique » (avec une insinuation particulièrement injurieuse), tout en faisant la leçon, comme il en a l’habitude avec moi, à quelqu’un qui n’a rien compris à Marx : j’ignorerais qu’une classe peut exister « en soi » même si elle ne l’est pas « pour soi ». C’est lassant ; c’est surtout trop facile.
Interrogé sur ce que je dis de la religion capitaliste, j’ai montré que, comme toute religion, elle naturalise la violence de la classe dirigeante. Dans le passage qu’incrimine Alain Bihr, je précise en ajoutant que, comme toute religion, elle tire son efficacité de sa capacité non seulement à faire accepter leur situation par les dominés mais encore à canaliser leur révolte. Une religion traditionnelle (comme dans nos pays les religions chrétiennes) réussissait à consoler le peuple en disant — et c’était là le rôle du bas-clergé en contact avec le peuple — que certes en cette vie il y a des riches et des pauvres, et que c’est normal, mais qu’après la mort les riches iront peut-être en enfer et les pauvres au paradis. De même la religion capitaliste, de loin la plus active dans nos sociétés, dispose d’un bas-clergé qui console le peuple en disant que, certes, hier il n’a pas réussi à subvertir de façon décisive la domination du capital, mais que, demain, ça sera peut-être possible. C’est la position de trop de chercheurs en sciences sociales, qui pensent qu’un avenir émancipateur est possible mais qu’il n’y a pas, aujourd’hui, d’institutions, conquises par le mouvement ouvrier, d’une émancipation déjà-là.
Je propose là un cadre analytique que j’estime urgent de soumettre au débat dans une période de désespérance populaire où la laïcité, faute de s’intéresser à la religion capitaliste, est récupérée par la droite et l’extrême droite. J’invite Alain Bihr à le prendre plus au sérieux pour l’interprétation de la situation actuelle tant des sciences sociales que de la classe ouvrière, d’autant qu’il confirme sa pertinence dans son droit de réponse en évoquant, comme toujours, « d’ultérieures entreprises de subversion » (c’est moi qui souligne) du rapport capitaliste de production.
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Bernard Friot : « Nous n’avons besoin ni d’employeurs, ni d’actionnaires pour produire », septembre 2015
☰ Lire notre entretien avec Alain Bihr : « Étatistes et libertaires doivent créer un espace de coopération », mai 2015