Nous qui n’étions pas nés en 68


Semaine « Daniel Bensaïd » | Ballast

Sort en salles, dans deux jours, le der­nier film de Carmen Castillo : On est vivants. Un docu­men­taire qui donne à voir les luttes de tous ces ano­nymes qui, de Saint-Nazaire au Mexique, de Marseille à la Bolivie, défient le cours des choses. Daniel Bensaïd — l’homme et son œuvre — y fait office de fil rouge : le long-métrage se déploie dans le sou­ve­nir du pen­seur-mili­tant, dis­pa­ru en 2010. Nous pro­fi­tons de cette sor­tie pour rendre hom­mage, le temps d’une semaine, au phi­lo­sophe qu’il fut. Nous aimions chez lui son exi­gence « du double refus et du double front », une exi­gence « étroite, sou­vent périlleuse » ; nous aimions son « pari incer­tain », celui d’une lutte poli­tique qui, bien qu’of­frant plus de défaites que de vic­toires, mérite qu’on la mène, quitte à tâton­ner ; nous aimions aus­si son écri­ture — le pen­seur écri­vait par­fois en poète. Que Sophie Bensaïd soit ici remer­ciée pour sa confiance : le pré­sent texte, écrit en 1998, pro­vient de ses archives personnelles.


Lutte_prolongeeNous qui n’étions pas nés en 68,
Nous qui ne connais­sons que l’univers impi­toyable de la jungle libérale,
Nous qui n’aurons pas encore trente ans en l’an 2000…
Nous avons aus­si notre petite idée de Mai 68,

Pas celle des célé­bra­tions mor­bides et des céré­mo­nies cadavériques,
Pas celle des funé­railles grises des illu­sions perdues,
Pas celle des vété­rans dûment nos­tal­giques, ral­liés à la froide rai­son « consen­suelle et ges­tion­naire » de l’ordre exis­tant ; de leurs sou­ve­nirs tris­te­ment tison­nés, de leurs nos­tal­gies recuites, de leur satis­fac­tion d’être enfin « arri­vés » — mais dans quel état !

Il y a leur 68, il y aura le nôtre.
S’ils ont rêvé jadis de chan­ger le monde, leur rêve nous inté­resse plus que la rési­gna­tion assa­gie de ceux et celles qui sont reve­nus de tout, sauf d’eux-mêmes.
Car le monde d’aujourd’hui n’est pas meilleur, ni plus accep­table que celui d’hier.
À cer­tains égards (chô­mage, inéga­li­tés, exclu­sions, pau­vre­té), il est pire.

Il est peut-être plus dif­fi­cile de le chan­ger qu’on ne l’imaginait hier. Mais c’est tou­jours aus­si néces­saire, et sans doute plus urgent, avant qu’il ne nous écrase.

Nous n’allons pas subir sans rien faire l’inquiétante dic­ta­ture des mar­chés finan­ciers. Nous avons cru com­prendre que 68 n’est pas né subi­te­ment, un matin de mai, dans une rose ou dans un chou. L’explosion, l’irruption, le sou­lè­ve­ment étaient annon­cés et pré­pa­rés de plus loin, dans les luttes de soli­da­ri­té de la jeu­nesse avec les luttes de libé­ra­tion dans les pays sou­mis à l’oppression colo­niale ; dans les actions de sou­tien aux pre­mières luttes anti­bu­reau­cra­tiques en Europe de l’Est ; dans les grèves et les émeutes de jeunes tra­vailleurs, à Caen, au Mans, à Besançon.

Nous n’allons pas nous conten­ter de vieillir en rumi­nant les cendres d’un pas­sé révo­lu. Nous vou­lons pré­pa­rer nos Mai 68 inédits, ceux de demain et d’après-demain, par notre enga­ge­ment d’aujourd’hui dans les mou­ve­ments sociaux, aux côtés des chô­meurs et des sans-papiers, pour les droits des femmes et le droit au loge­ment, contre le sida et contre le F‑Haine.

Depuis trente ans, la socié­té a évo­lué. Les pro­blèmes ont chan­gé, les luttes et leurs acteurs aus­si. Mais, comme il y a trente ans, les aspi­ra­tions por­tées par des mino­ri­tés qui agissent peuvent réveiller le plus grand nombre de son cau­che­mar quotidien.

Conjuguer 68 au pré­sent, c’est renouer avec cet esprit de résis­tance, d’insoumission, de rébel­lion, d’où sur­gi­ra un monde soli­daire, où le bien public passe avant l’intérêt pri­vé, les besoins humains avant le pro­fit, le droit à l’existence avant le Cac 40.

Sous les pavés, la plage.
Sur les pavés, la grève.

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