La Commune et ses usages libertaires

19 mars 2021


Texte inédit | Ballast | Série « La Commune a 150 ans »

À la ques­tion de savoir ce qu’est « la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat » telle que théo­ri­sée par Marx, son fidèle com­pa­gnon Engels répond en 1891 : « Regardez la Commune de Paris. » Marx avait d’ailleurs tenu cette der­nière pour « la forme poli­tique enfin trou­vée qui per­met­tait de réa­li­ser l’é­man­ci­pa­tion éco­no­mique du Travail ». Près de trois décen­nies plus tard, on raconte que Lénine esquisse quelques pas de danse sur la neige au 73e jour de la Révolution russe — c’est-à-dire un de plus que la durée de la Commune, mas­sa­crée par la troupe ver­saillaise : envi­ron 20 000 morts en l’es­pace d’une semaine. Que cette his­toire relève ou non de la légende ne change rien à l’af­faire : la Commune imprègne les tra­di­tions com­mu­niste et mar­xiste. Mais elle irrigue avec sem­blable force le cou­rant liber­taire. Édouard Jourdain, auteur de Théologie du capi­tal, revient sur la struc­ture même de cette expé­rience révo­lu­tion­naire avor­tée : la com­mune, sans majus­cule. Un long sillon s’a­vance alors, des écrits anar­chistes de Proudhon aux cantons auto­nomes du Rojava.


[lire le pre­mier volet de notre série « La Commune a 150 ans »]


Dans son mani­feste du 23 mars 1871, la Commune de Paris déclare : « L’indépendance de la com­mune est le gage d’un contrat dont les clauses libre­ment débat­tues feront ces­ser l’antagonisme des classes et assu­re­ront l’égalité sociale. » L’ambition révo­lu­tion­naire de la Commune va ain­si conti­nuer à mar­quer les ima­gi­naires jusqu’à nos jours, tra­ver­sant les cou­rants socia­listes et réson­nant à tra­vers le monde, pour par­fois don­ner nais­sance à des expé­riences simi­laires dont l’issue sera plus ou moins tra­gique1. Les réa­li­sa­tions de la Commune de Paris révèlent par­fois de l’avant-garde : elles pré­fi­gurent des réformes qui auront lieu dans les années suivantes.

« Ce qui va mar­quer l’imaginaire est un mou­ve­ment, un esprit inédit : celui du peuple qui pro­clame son droit à la ville. »

Au nombre des plus signi­fi­ca­tives d’entre ces réa­li­sa­tions, nous pou­vons sou­li­gner l’abolition de l’armée per­ma­nente, la libé­ra­tion des pri­son­niers poli­tiques, la sus­pen­sion des mesures répres­sives concer­nant les loyers, la liber­té d’association (qui ne sera ins­ti­tu­tion­na­li­sée que par la loi de 1901), le droit par les tra­vailleurs de s’unir dans des syn­di­cats (loi de 1884), l’enseignement gra­tuit et laïque (ren­du pos­sible entre 1881 et 1885) ou encore la sépa­ra­tion de l’Église et de l’État (1905). Néanmoins, plus que ces mesures, ce qui va mar­quer l’imaginaire est un mou­ve­ment, un esprit inédit : celui du peuple qui pro­clame son « droit à la ville » — pour reprendre une expres­sion du phi­lo­sophe et socio­logue mar­xiste Henri Lefebvre — et appelle à la fédé­ra­tion des com­munes en vue d’une révo­lu­tion à la fois poli­tique et sociale. Et ce, afin de se réap­pro­prier la chose publique et la chose éco­no­mique. Cet esprit, les anar­chistes n’ont eu de cesse de le per­pé­tuer, à la fois dans la pen­sée et dans les actes. La Commune de Paris est un évé­ne­ment dans la mesure où elle cris­tal­lise des théo­ries et des pra­tiques qui la pré­cèdent, pour ensuite nour­rir celles qui vont suivre. La notion de com­mune fait ain­si l’objet d’un usage anar­chiste ou anar­chi­sant qui demeure d’actualité.

Les anarchistes et la Commune de Paris

Avant la Commune de Paris, l’a­nar­chiste russe Mikhaïl Bakounine avait déjà ima­gi­né com­ment les com­munes devaient s’insurger pour orga­ni­ser leur auto­no­mie au sein d’un fédé­ra­lisme s’élargissant pro­gres­si­ve­ment : « Pour l’or­ga­ni­sa­tion de la Commune, la fédé­ra­tion des bar­ri­cades en per­ma­nence et la fonc­tion d’un Conseil de la Commune révo­lu­tion­naire par la délé­ga­tion d’un ou deux dépu­tés par chaque bar­ri­cade, un par rue, ou par quar­tier, dépu­tés inves­tis de man­dats impé­ra­tifs, tou­jours res­pon­sables et tou­jours révo­cables. Le Conseil com­mu­nal ain­si orga­ni­sé pour­ra choi­sir dans son sein des comi­tés exé­cu­tifs, sépa­rés pour chaque branche de l’ad­mi­nis­tra­tion révo­lu­tion­naire de la Commune2. »

[Lorser Feitelson]

L’homme a par­ti­ci­pé à la ten­ta­tive infruc­tueuse de l’insurrection de la Commune de Lyon, et a salué, dans celle de Paris, le pre­mier sou­lè­ve­ment du pro­lé­ta­riat contre l’État. Si les Jacobins étaient tou­jours pré­sents et mena­çaient la révo­lu­tion, si le pro­gramme social était encore bien timide au vu de ses visées anar­chistes, il n’en res­tait pas moins que la Commune de Paris avait posé une idée éman­ci­pa­trice qu’il était pos­sible de pro­lon­ger à l’avenir. Dans le même état d’esprit, on retrouve Gustave Lefrançais, élu par le 4e arron­dis­se­ment de Paris à l’assemblée com­mu­nale. Fouriériste et prou­dho­nien durant la Commune, il com­bat sur les bar­ri­cades lors de la Semaine san­glante : il rejoin­dra les anar­chistes de la Fédération juras­sienne. Lefrançais offre dans son Étude sur le mou­ve­ment com­mu­na­liste un point de vue cri­tique sur cet évé­ne­ment, tout en pré­sen­tant ce que devrait être la révo­lu­tion com­mu­na­liste à venir. Bien que fervent par­ti­san de la Commune, il met en garde contre une cer­taine pro­pen­sion auto­ri­taire qu’il a pu consta­ter : elle conduit à sabo­ter toute pers­pec­tive réel­le­ment révo­lu­tion­naire — sup­pres­sion de titres de presse, non publi­ci­té des séances publiques, enré­gi­men­te­ment mili­taire, excès poli­ciers et vio­lences contre le cler­gé. Il approuve tou­te­fois l’abolition de la conscrip­tion, le salaire réduit au mini­mum pour les membres de la Commune ou encore la réor­ga­ni­sa­tion des ser­vices muni­ci­paux par la dési­gna­tion de commissions.

« Bien que fervent par­ti­san de la Commune, il met en garde contre une cer­taine pro­pen­sion auto­ri­taire qu’il a pu constater. »

D’une manière géné­rale, la Commune de Paris ini­tiait un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire cri­tique vis-à-vis de l’ensemble des par­tis pré­ten­dant incar­ner la révo­lu­tion. « La révo­lu­tion du 18 mars, en effet, n’apportait pas avec elle de simples modi­fi­ca­tions dans le rouage admi­nis­tra­tif et poli­tique du pays. Elle n’avait pas seule­ment pour but de décen­tra­li­ser le pou­voir. Sous peine de men­tir à ses pre­mières affir­ma­tions, elle avait pour mis­sion de faire dis­pa­raître le Pouvoir lui-même ; de res­ti­tuer à chaque membre du corps social sa sou­ve­rai­ne­té effec­tive, en sub­sti­tuant le droit d’initiative directe des inté­res­sés, ou gou­ver­nés, à l’action délé­tère, cor­rup­trice et désor­mais impuis­sante du gou­ver­ne­ment, qu’elle devait réduire au rôle de simple agence admi­nis­tra­tive3. »

Si l’enthousiasme anar­chiste pour la Commune de Paris est cer­tain au moment de l’événement, nous retrou­vons néan­moins la for­mu­la­tion de cer­taines cri­tiques une dizaine d’années après. C’est le cas, par exemple, du géo­graphe anar­chiste Élisée Reclus. Il a lui-même par­ti­ci­pé à l’insurrection et affirme que « jus­qu’à main­te­nant, les com­munes n’ont été que de petits États, et même la Commune de Paris, insur­rec­tion­nelle par en bas, était gou­ver­ne­men­tale par en haut, main­te­nait toute la hié­rar­chie des fonc­tion­naires et des employés. Nous ne sommes pas plus com­mu­na­listes qu’é­ta­tistes, nous sommes anar­chistes4… » L’historien anar­chiste Max Nettlau rap­pelle pour sa part que c’est après avoir pris acte des incli­na­tions auto­ri­taires de cer­tains diri­geants de la Commune que Louise Michel devint anar­chiste5.

[Lorser Feitelson]

Le congrès anar­chiste annuel de la Fédération juras­sienne pré­cise les choses en octobre 1880 : « Les idées émises sur la com­mune peuvent lais­ser sup­po­ser qu’il s’a­git de sub­sti­tuer à la forme actuelle de l’État une forme plus res­treinte, qui serait la com­mune. Nous vou­lons la dis­pa­ri­tion de toute forme éta­tiste, géné­rale ou res­treinte, et la com­mune n’est pour nous que l’ex­pres­sion syn­thé­tique de la forme orga­nique des libres grou­pe­ments humains6. » Si les appré­cia­tions anar­chistes de la Commune peuvent dif­fé­rer, elles se retrouvent sur deux cri­tiques conjointes : d’une part, elle n’est pas allée assez loin dans la cri­tique du pou­voir ; d’autre part, elle n’est pas allée assez loin dans sa cri­tique de la pro­prié­té. Il n’en demeure pas moins qu’elle appa­raît comme un exemple qu’il est néces­saire de radicaliser.

« Bien avant la Commune de Paris, nous retrou­vons dans les écrits anar­chistes un éloge de l’autonomie des com­munes enten­dues comme uni­tés de base politiques. »

Le théo­ri­cien anar­chiste russe Kropotkine syn­thé­tise de la sorte les points de vue anar­chistes : « Sous le nom de Commune de Paris, naquit une idée nou­velle, appe­lée à deve­nir le point de départ des révo­lu­tions futures7. » Certes, la Commune n’est pas allée jus­qu’au bout dans sa cri­tique du capi­ta­lisme ni dans son rejet de l’État, mais elle est le fruit d’un mou­ve­ment popu­laire et demeure pleine de pro­messes. Dans cette pers­pec­tive, elle a conti­nué à ins­pi­rer les grandes expé­riences révo­lu­tion­naires anar­chistes du XXe siècle : que ce soit lors de la Révolution russe, de 1917 à 1921, avec les pre­miers soviets et les com­munes libres de l’Ukraine de Makhno, comme celles de Catalogne lors de la Révolution espa­gnole de 1936. Les aspi­ra­tions qu’ont sus­ci­tées la Commune ne s’arrêtent tou­te­fois pas là : elles conti­nuent à creu­ser un sillon, sou­vent de manière sou­ter­raine, tant au niveau de la théo­rie que de la pra­tique anar­chiste ou anarchisante.

La commune avant et après la Commune de Paris

Bien avant la Commune de Paris, nous retrou­vons dans les écrits anar­chistes un éloge de l’autonomie des com­munes enten­dues comme uni­tés de base poli­tiques, à par­tir des­quelles pour­ra se conce­voir un fédé­ra­lisme inté­gral — poli­tique et éco­no­mique. Elle consti­tue cette uni­té poli­tique à hau­teur humaine, laquelle a mon­tré, his­to­ri­que­ment, qu’elle rem­plis­sait les meilleures condi­tions pour une démo­cra­tie réelle. Pierre-Joseph Proudhon, dans son ouvrage post­hume De la capa­ci­té des classes ouvrières, la défi­nit comme suit : « La com­mune est par essence, comme l’homme, comme la famille, comme toute indi­vi­dua­li­té ou col­lec­ti­vi­té intel­li­gente et morale, un être sou­ve­rain. En cette qua­li­té, la com­mune a le droit de se gou­ver­ner elle-même, de s’administrer, de s’imposer des taxes, de dis­po­ser de ses pro­prié­tés et de ses reve­nus, de créer pour sa jeu­nesse des écoles, d’y nom­mer des pro­fes­seurs, de faire sa police, d’avoir sa gen­dar­me­rie et sa garde civique ; de nom­mer ses juges ; d’avoir ses jour­naux, ses réunions, ses socié­tés par­ti­cu­lières, ses entre­pôts, sa mer­cu­riale, sa banque, etc. La com­mune prend des arrê­tés, rend des ordon­nances : qui empêche qu’elle n’aille jusqu’à se don­ner des lois ? […] Voilà ce qu’est une com­mune ; car voi­là ce qu’est la vie col­lec­tive, la vie poli­tique8. »

[Lorser Feitelson]

Il s’a­git moins de reve­nir à un âge d’or antique où les cités étaient à l’honneur que de pui­ser dans le pas­sé ce qui est sus­cep­tible d’inspirer les moda­li­tés de l’émancipation, tou­jours à la condi­tion de s’attaquer aux pro­blèmes contem­po­rains : en pre­mier lieu, le pro­blème social et éco­no­mique. Du temps de Kropotkine, déjà, on lui assène l’argument sui­vant : « La com­mune, mais c’est le retour au Moyen Âge ! C’est faire fi de toute l’histoire qui a per­mis l’avènement de l’État et de l’unité natio­nale9 ! » Or il se trouve que la situa­tion n’est évi­dem­ment plus la même : au Moyen Âge, la com­mune per­met à ses habi­tants de s’émanciper du ser­vage et en par­tie de l’arbitraire fis­cal du sei­gneur. « C’est donc bien réel­le­ment contre le sei­gneur que se sou­lève la com­mune du Moyen Âge. C’est de l’État que la com­mune d’aujourd’hui cher­che­ra à s’affranchir10. »

« La com­mune s’enferme alors dans ses rem­parts et reste sourde aux appels de détresse des popu­la­tions extérieures. »

Autre élé­ment qui dif­fé­ren­cie la com­mune du Moyen Âge d’une com­mune éman­ci­pée, liber­taire et éga­li­taire : la divi­sion en classes sociales. Au Moyen Âge, la bour­geoi­sie nais­sante s’empare peu à peu du pou­voir, et son déve­lop­pe­ment conduit à creu­ser les inéga­li­tés au sein de la popu­la­tion, condui­sant à des guerres civiles ou à l’exode des plus dému­nis. La com­mune s’enferme alors dans ses rem­parts et reste sourde aux appels de détresse des popu­la­tions exté­rieures. Au contraire, la com­mune anar­chiste cherche à se dupli­quer pour for­mer une chaîne uni­ver­selle de soli­da­ri­té. L’isolement est d’autant plus dif­fi­cile à conce­voir aujourd’hui qu’une com­mune pour­rait dif­fi­ci­le­ment sur­vivre en autar­cie sans le secours d’apports exté­rieurs. C’est ici, sou­ligne Kropotkine, la face posi­tive du déve­lop­pe­ment des échanges.

Il peut bien sub­sis­ter des que­relles de clo­cher mais, en réa­li­té, les com­munes auront tou­jours inté­rêt à réa­li­ser des alliances — y com­pris de manière indi­recte, par l’intermédiaire de grands centres indis­pen­sables à la satis­fac­tion de leurs besoins com­muns : « Les fédé­ra­tions de com­munes, si elles sui­vaient leur libre déve­lop­pe­ment, vien­draient bien­tôt s’enchevêtrer, se croi­ser, se super­po­ser et for­mer ain­si un réseau bien autre­ment com­pact, un et indi­vi­sible, que ces grou­pe­ments éta­tistes qui ne sont que jux­ta­po­sés, comme les verges en fais­ceau autour de la hache du lic­teur6. » La ter­ri­to­ria­li­té ne se réduit alors plus à quelques fron­tières qui seraient autant de murailles sépa­rant les com­munes les unes des autres ; elle se fond dans une vaste fédé­ra­tion et un réseau éten­du où « tel indi­vi­du ne trou­ve­ra la satis­fac­tion de ses besoins qu’en se grou­pant avec d’autres indi­vi­dus ayant les mêmes goûts et habi­tant cent autres com­munes6 ».

[Lorser Feitelson]

La commune aujourd’hui : perspectives libertaires

Cette aspi­ra­tion liber­taire conti­nue de vivre, de nos jours, sous le nom de « muni­ci­pa­lisme » : celui-ci regroupe un ensemble d’expériences récentes (consti­tuées de mou­ve­ments sociaux, de par­tis ou de simples citoyens) qui envi­sagent de trans­for­mer les poli­tiques publiques à une échelle locale dans la pers­pec­tive d’un appro­fon­dis­se­ment de la démo­cra­tie. Tout en pre­nant en compte la néces­saire tran­si­tion éco­lo­gique, il se sai­sit, au sens large, de la pos­si­bi­li­té de mettre en avant les com­muns et le com­mun.

« Les empires et les États se sont vite trou­vés confron­tés à la pré­ten­tion des Cités à demeu­rer autonomes. »

À Madrid, la coa­li­tion muni­ci­pale, appuyée par l’é­lue com­mu­niste Manuela Carmena, pro­longe le mou­ve­ment d’occupation des espaces publics par les Indignés. En Catalogne, la pla­te­forme Barcelona en Comun (Barcelone en com­mun) ras­semble, depuis 2014, des mili­tants du droit au loge­ment et du droit à la ville, à l’instar de la maire Ada Colau. Au Kurdistan syrien (Rojava), se met en place, depuis la pro­cla­ma­tion offi­cielle de son auto­no­mie en 2013, un confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique où les prin­cipes du muni­ci­pa­lisme — pour par­tie ins­pi­rés du théo­ri­cien com­mu­na­liste Murray Bookchin — sont pro­mus. En 2017, le réseau Fearless cities s’est consti­tué, ini­tié par Barcelone et inau­gu­rant des som­mets annuels pour un mou­ve­ment muni­ci­pa­liste glo­bal. Ce vaste mou­ve­ment s’inscrit dans une his­toire aus­si vieille que la fon­da­tion des pre­mières cités, lieux par excel­lence d’une démo­cra­tie enten­due comme pro­ces­sus poli­tique de déli­bé­ra­tions et de déci­sions prises par les citoyens. C’est que la com­mune consti­tue le lieu d’élection de la liber­té poli­tique, et ce au moins depuis la cité grecque. Nous obser­vons en effet, tout au long de l’Histoire, des cités qui ont consti­tué de nom­breuses formes poli­tiques conju­rant l’idée d’impe­rium, c’est-à-dire l’idée d’une forme poli­tique (empire, État…) qui vien­drait mono­po­li­ser le pou­voir aux mains de quelques-uns et non de tous.

Que ce soit durant l’Antiquité ou au Moyen Âge, les cités se sont consi­dé­ra­ble­ment déve­lop­pées comme autant de formes pré­ser­vant des modes de vie et un esprit démo­cra­tique qui se tra­dui­sait par le vote, le tirage au sort et la tenue fré­quente d’assemblées. Les empires et les États se sont vite trou­vés confron­tés à la pré­ten­tion des cités à demeu­rer auto­nomes. D’où une his­toire par­fois vio­lente, désir d’unification du ter­ri­toire oblige — laquelle pas­sait notam­ment par l’imposition du pré­lè­ve­ment fis­cal. Cette dyna­mique de l’État ou de l’empire contre les villes a eu des effets ambi­va­lents : certes, le pro­ces­sus his­to­rique révèle un recul de la démo­cra­tie et de l’autonomie qui va de pair avec la perte du pou­voir des com­munes ; néan­moins, le pro­ces­sus d’intégration ter­ri­to­rial des com­munes par les États et les empires est soli­daire d’un pro­ces­sus d’introduction des notions d’universalisme (concer­nant par exemple la citoyen­ne­té, ou tout sim­ple­ment le sys­tème des poids et mesures) et d’égalité (par exemple l’égalité des droits et la péréqua­tion des sub­ven­tions aux com­munes par l’impôt centralisé).

[Lorser Feitelson]

Aussi est-ce en pre­nant compte et en inté­grant les pro­grès his­to­riques réa­li­sés en ce sens qu’il devient pos­sible de réen­vi­sa­ger les poten­tia­li­tés du muni­ci­pa­lisme — et non en trans­po­sant cer­tains modèles du pas­sé, désor­mais obso­lètes. Le grand mérite du muni­ci­pa­lisme est de remettre à jour des pos­sibles que l’Histoire peut nous ins­pi­rer, et qui ont été sou­vent oubliés ou occul­tés (comme les formes de démo­cra­tie déli­bé­ra­tives dans les com­munes au Moyen Âge, alliant tirage au sort et vote). Dans cette pers­pec­tive, le muni­ci­pa­lisme peut nous per­mettre de repen­ser la notion de démo­cra­tie (qui ne se limite pas à la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive) et celle de com­mun (qui induit la réap­pro­pria­tion par les citoyens de la chose publique enten­due au sens large). Cela sup­pose par exemple la pré­ser­va­tion de l’environnement, qui passe notam­ment par une démo­cra­ti­sa­tion de l’économie et une éla­bo­ra­tion com­mune des règles. Cela sup­pose de réelles capa­ci­tés poli­tiques — et ce, contrai­re­ment aux simu­lacres de cer­tains pro­ces­sus de démo­cra­ties dites « par­ti­ci­pa­tives » qui se réduisent à des consultations.

« La com­mune est pro­pice à la for­ma­tion de soi — ce que les Grecs appe­laient la pai­deia : celle-ci consti­tue l’une des fonc­tions les plus péda­go­giques de la politique. »

Ainsi, pour Murray Bookchin, « le seul moyen de recons­truire la poli­tique est de com­men­cer par ses formes les plus élé­men­taires : les vil­lages, les villes, les quar­tiers et les cités où les gens vivent au niveau le plus intime de l’in­ter­dé­pen­dance poli­tique au-delà de la vie pri­vée. C’est à ce niveau qu’ils peuvent com­men­cer à se fami­lia­ri­ser avec le pro­ces­sus poli­tique, un pro­ces­sus qui va bien au-delà du vote et de l’in­for­ma­tion11 ». Les grandes métro­poles comme New York, Londres ou Paris n’ont évi­dem­ment plus grand-chose à voir avec les cités de l’Antiquité telles Athènes, qui per­met­taient l’exercice de la démo­cra­tie directe. Cependant, quelle que soit la taille des villes, cha­cune est divi­sée en un cer­tain nombre de quar­tiers qui per­mettent de conce­voir des ter­ri­toires à taille humaine capables d’un tel exer­cice. La gran­deur d’une ville n’est en rien déter­mi­nante de la forme poli­tique qui doit la régir — à moins que l’on concède que, si la démo­cra­tie directe ne peut avoir lieu que dans des cités de 20 000 habi­tants, il ne peut régner qu’une bureau­cra­tie dic­ta­to­riale dans celles de 2 mil­lions. Bookchin prend l’exemple de Paris en 1793, alors peu­plée de 500 à 600 000 habi­tants. Grâce à sa fédé­ra­tion en sec­tions, la ville a très bien pu orga­ni­ser l’approvisionnement et la sécu­ri­té, faire res­pec­ter le maxi­mum des prix ou encore assu­rer des tâches admi­nis­tra­tives complexes.

La com­mune est pro­pice à la for­ma­tion de soi — ce que les Grecs appe­laient la pai­deia : celle-ci consti­tue l’une des fonc­tions les plus péda­go­giques de la poli­tique. Elle per­met l’existence de la phi­lia, c’est-à-dire de la soli­da­ri­té et de la res­pon­sa­bi­li­té. C’est en ce sens que le muni­ci­pa­lisme envi­sage une nou­velle concep­tion de l’usager : il n’est plus client ni sujet, mais citoyen — entendre qu’il qui prend acti­ve­ment part à l’élaboration des poli­tiques publiques. C’est dans cette pers­pec­tive par­ti­ci­pa­tive qu’a pu par exemple être réa­li­sée la muni­ci­pa­li­sa­tion des eaux de Naples. Les villes per­mettent, en ce sens, de jouer un rôle actif dans la démo­cra­ti­sa­tion de l’économie, que ce soit par le finan­ce­ment de pro­jets éco­no­miques alter­na­tifs ou d’utilité publique, le par­tage d’espaces et d’immeubles vacants (l’expérience des Grands Voisins à Paris), la créa­tion d’une réserve fon­cière pour le loge­ment abor­dable et coopé­ra­tif, le finan­ce­ment mas­sif du loge­ment social (l’ex­pé­rience de Vienne la rouge en Autriche, de 1918 à 1934), l’ajout de clauses pour des entre­prises locales et res­pon­sables de l’octroi des contrats publics, la remu­ni­ci­pa­li­sa­tion des ser­vices publics (eau, trans­ports, élec­tri­ci­té), voire la créa­tion d’entreprises muni­ci­pales de déve­lop­pe­ment immo­bi­lier et de télé­com­mu­ni­ca­tions, comme pour cer­taines villes aux États-Unis. Il existe ain­si des syner­gies qui peuvent se déve­lop­per entre les mai­ries et la démo­cra­tie économique.

[Lorser Feitelson]

Le mou­ve­ment muni­ci­pa­liste demeure cepen­dant confron­té à des pro­blèmes de taille, peu trai­tés dans la lit­té­ra­ture sur le sujet : dans un contexte de mon­dia­li­sa­tion, com­ment le local, même ouvert, peut-il contri­buer à envi­sa­ger un chan­ge­ment social glo­bal ? Ne fait-il pas face à des ins­ti­tu­tions, un droit inter­na­tio­nal et des entre­prises qui le dépassent ? Pour répondre à ces apo­ries, il est néces­saire de conce­voir et d’in­té­grer le muni­ci­pa­lisme dans un type de forme poli­tique de type fédé­ral ou confé­dé­ral — que l’on retrouve de Proudhon à Bookchin : elle demeure à inven­ter à l’aune des enjeux glo­baux contem­po­rains. L’autonomie des com­munes reste vaine uto­pie, sauf à atteindre un seuil suf­fi­sam­ment cri­tique en termes quan­ti­ta­tif et qua­li­ta­tif (coopé­ra­tion) afin de régu­ler les pro­blèmes qui les dépassent (cli­mat, droit du tra­vail, normes comp­tables, etc.), selon le prin­cipe de sub­si­dia­ri­té12.

Une des autres ques­tions aux­quelles le muni­ci­pa­lisme est confron­té est celle de l’expertise : com­ment envi­sa­ger une réap­pro­pria­tion citoyenne à l’échelle locale de la chose publique alors que celle-ci se com­plexi­fie et demande un recours accru à des experts ? C’est ici tout l’enjeu — qui a déjà fait l’objet d’études et d’expériences — de l’association de scien­ti­fiques et de citoyens, à même de prendre les déci­sions les plus démo­cra­tiques et les plus éclai­rées qui soient. C’est sans doute à l’aune de ces ques­tions — par­mi d’autres — qu’il devient pos­sible d’envisager l’avenir du muni­ci­pa­lisme ou du com­mu­na­lisme de manière à la fois radi­cale et prag­ma­tique, c’est-à-dire liber­taire. Les pro­messes héri­tées de la Commune de Paris trou­ve­raient alors leur réa­li­sa­tion, à conti­nuel­le­ment parfaire.


[lire le troi­sième volet]


Illustrations de vignette et de ban­nière : Lorser Feitelson


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  1. Voir notam­ment Quentin Deluermoz, Commune(s) — Une tra­ver­sée des mondes au XIXe siècle, Seuil, 2021.[]
  2. « Programme de l’or­ga­ni­sa­tion secrète des Frères inter­na­tio­naux » (1868), in Daniel Guérin, Ni Dieu ni Maître, t.1 , Maspero, 1974, pp. 224–225.[]
  3. Gustave Lefrançais, Étude sur le mou­ve­ment com­mu­na­liste sui­vi de « La Commune et la Révolution », Klincksieck, 2018, p. 266.[]
  4. Le Révolté, 17 octobre 1880, cité par Jean Maitron in Le Mouvement anar­chiste en France des ori­gines à 1914, Gallimard, 1992, t. 1, p. 84.[]
  5. Max Nettlau, Histoire de l’a­nar­chie, Artefact, 1986, p. 127.[]
  6. Ibid.[][][]
  7. Pierre Kropotkine, La Commune sui­vie de La Commune de Paris, L’Altiplano, 2008, p. 34.[]
  8. Pierre-Joseph Proudhon, De la capa­ci­té poli­tique des classes ouvrières, Éditions du monde liber­taire, 1977, t. 2, p. 279.[]
  9. Pierre Kropotkine, op. cit., p. 12.[]
  10. Ibid., p. 13.[]
  11. Murray Bookchin, Une socié­té à refaire, Écosociété, 1995, p. 28.[]
  12. Le prin­cipe de sub­si­dia­ri­té est une maxime poli­tique et sociale selon laquelle la res­pon­sa­bi­li­té d’une action publique, lors­qu’elle est néces­saire, revient à l’en­ti­té com­pé­tente la plus proche de ceux qui sont direc­te­ment concer­nés par cette action.[]

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