Élisée Reclus, vivre entre égaux

22 septembre 2017


Texte inédit pour le site de Ballast

La vie d’Élisée Reclus ne sau­rait s’en­tendre sans le siècle qui fut le sien, celui du grand bas­cu­le­ment, de la pile élec­trique, de la loco­mo­tive, de la dyna­mite et du morse, ce siècle qui vit la France, pays agraire, s’industrialiser et se cou­vrir de machines ; siècle, donc, de la bour­geoi­sie triom­phante et de l’or­ga­ni­sa­tion du mou­ve­ment ouvrier. Né un jour de mars 1830 en Gironde, au sein d’une famille ardem­ment pro­tes­tante et sous l’é­gide d’un père pas­teur, Reclus gran­dit sous la monar­chie de Juillet, s’emballa pour la révo­lu­tion ratée de 1848 puis par­ti­ci­pa à la Commune de Paris. Tour à tour — ou plu­tôt en même temps — voya­geur, géo­graphe, mili­tant anar­chiste et com­mu­niste, par­ti­san végé­ta­rien de la cause ani­male, cri­tique de la domi­na­tion colo­niale1, défen­seur de « la terre nour­ri­cière » et de « la liber­té de [l]a femme » comme cri­tère défi­ni­tif de ce qu’est la tyran­nie, Reclus est l’homme de ce qu’il nom­mait la « lutte métho­dique et sûre contre l’op­pres­sion ». Une bous­sole, en somme. ☰ Par Roméo Bondon


[lire en espa­gnol]


S’il se des­tine d’a­bord à être pas­teur comme son père, Élisée Reclus se pas­sionne vite pour les langues étran­gères (il en par­le­ra six) et les voyages. Après des péré­gri­na­tions à tra­vers la France et une édu­ca­tion en Allemagne, il s’ins­talle un temps à Berlin. Là, il se fami­lia­rise avec la géo­gra­phie dans les cours de l’un des réfor­ma­teurs de la dis­ci­pline, Carl Ritter. De retour en France, à Orthez, où s’est éta­blie sa famille, il est contraint au départ suite au coup d’État du 2 décembre 1851 de Louis Napoléon Bonaparte. Il s’ar­rête d’a­bord à Londres, comme beau­coup de révo­lu­tion­naires qua­rante-hui­tards2. Sa fami­lia­ri­té avec les expa­triés pro­gres­sistes des pays qu’il visite alors pose les jalons de son enga­ge­ment poli­tique. Mais c’est son expé­rience, sur­tout, qui fait de lui un détrac­teur infa­ti­gable de l’op­pres­sion. Ses années en Louisiane le confrontent à la pra­tique de l’es­cla­vage, source pour lui de nom­breuses réflexions : il publie en 1860 dans la Revue des deux mondes « De l’es­cla­vage aux États-Unis », et n’au­ra de cesse d’é­crire sur ce pays3. C’est éga­le­ment pour lui l’oc­ca­sion d’af­fir­mer ses convic­tions. Dans une lettre à sa mère Zéline, il écrit peu après : « par goût, je pré­fère vivre pau­vre­ment » — l’aus­té­ri­té pro­tes­tante dont il a héri­té se meut en enga­ge­ment quo­ti­dien. Ce pre­mier exil, for­cé mais riche en décou­vertes, se solde néan­moins par un échec per­son­nel : le but d’Élisée était alors de se faire pay­san, de trou­ver la meilleure terre afin de s’é­ta­blir et, par­tant, de faire venir son frère aîné Élie, accom­pa­gné de son épouse Noémie. Écologiste avant l’heure, il sou­haite d’a­bord péren­ni­ser son lien avec la Terre à tra­vers la culture de celle-ci. Mais c’est avec ses mots qu’il en sera le meilleur arti­san ; ses échecs en Irlande, puis en Colombie — alors la Nouvelle-Grenade —, qu’il a par­cou­rue sur les pas du géo­graphe alle­mand Alexander von Humboldt, sont pour lui l’oc­ca­sion d’ap­pro­fon­dir sa sen­si­bi­li­té de géo­graphe. Il rentre en 1857 à Paris et s’ins­talle dans le foyer d’Élie, ce « frère fra­tris­sime » selon sa propre expres­sion. Là, débute sa car­rière d’écrivain.

Pour une géographie sociale

« Décrire l’es­pace serait un exer­cice tron­qué si toute dimen­sion humaine en était sup­pri­mé, tout comme l’Homme ne se conçoit pas sans la prise en compte de son envi­ron­ne­ment immédiat. »

S’il est impen­sable, voire impos­sible, pour Élisée Reclus, de dis­so­cier la Terre de ceux qui la peuplent, c’est bien parce que, en anar­chiste, il s’a­donne sans res­tric­tion aucune à la géo­gra­phie — en témoigne son œuvre pro­li­fique. Son retour à Paris est, en effet, autant l’oc­ca­sion d’é­crire et de décrire ce qu’il a vu que de se confron­ter de nou­veau au monde poli­tique alter­na­tif de la capi­tale. Comme le sou­ligne le neu­ro­bio­lo­giste Jean-Didier Vincent dans sa bio­gra­phie, tout en res­tant « poète de la Terre », Élisée devient « poète de l’Homme4 ». Il a tou­te­fois besoin d’ap­puis dans cette socié­té en ébul­li­tion du Second Empire. Avec l’aide de son frère, il veut se créer une « situa­tion » et se marier, ses deux pro­jets les plus urgents. Outre des tâches ponc­tuelles de pro­fes­seur par­ti­cu­lier, il devient rédac­teur de guides tou­ris­tiques pour Hachette et, le 13 décembre 1858, se marie civi­le­ment, lui le chantre de la liber­té, avec Clarisse, jeune fille métisse d’o­ri­gine peule. Solidement éta­bli, il peut se plon­ger dans son tra­vail géo­gra­phique, d’au­tant qu’il est admis, en cette fin d’an­née 1858, dans la Société de Géographie de Paris. Si ce n’est pas l’Université qui le recon­naît, c’est tou­te­fois suf­fi­sant pour le lan­cer vers la renom­mée et lui assu­rer une rela­tive estime de ses pairs. Il réunit alors les notes qu’il a emma­ga­si­nées durant ces dix der­nières années de voyages : il pré­pare un grand livre, l’œuvre de sa vie peut-être (c’est ce qu’il confie à sa mère dans une lettre), dont la publi­ca­tion est pro­mise aux édi­tions Hachette — édi­teur avec lequel il res­te­ra lié une grande par­tie de sa vie5. Après un pre­mier ouvrage retra­çant son voyage dans la Sierra Nevada en 1861, paraît en 1867 La Terre — Description des phé­no­mènes de la vie du globe. C’est un suc­cès. La rai­son en est, pro­ba­ble­ment, sa qua­li­té péda­go­gique. Le pre­mier tome s’in­té­resse aux conti­nents, le second aux océans ; les deux s’a­dressent à tous, et non aux seuls spé­cia­listes. Contrairement à ce qu’in­dique le titre, il n’est pas seule­ment ques­tion de géo­gra­phie phy­sique dans ce pre­mier ouvrage d’am­pleur, mais éga­le­ment des humains. Suivant ain­si les ensei­gne­ments de Ritter et l’hé­ri­tage lais­sé par Von Humboldt, Élisée Reclus fait œuvre de géo­gra­phie phy­sique et sociale avant qu’elle ne devienne libertaire.

Pour lui, l’Homme n’est pas sépa­rable de son milieu. Décrire l’es­pace serait un exer­cice tron­qué si toute dimen­sion humaine en était sup­pri­mée, tout comme l’Homme ne se conçoit pas sans la prise en compte de son envi­ron­ne­ment immé­diat. Son Histoire d’un ruis­seau, paru en 1869, sera lu par de nom­breux éco­liers ; davan­tage ouvrage de « géo­poé­sie » que de science, ce rap­port enche­vê­tré entre l’Homme et son milieu y est par­fai­te­ment décrit : « Il me semble même que je suis deve­nu par­tie du milieu qui m’en­toure ; je me sens un avec les herbes flot­tantes, avec le sable che­mi­nant sur le fond, avec le cou­rant qui fait oscil­ler mon corps6 ». S’il refuse l’é­co­lo­gie scien­ti­fique telle qu’elle se for­ma­lise à cette époque sous l’im­pul­sion de Ernst Haeckel en rai­son du conser­va­tisme de ses fon­da­teurs7, il par­tage le prin­cipe selon lequel l’Homme est lié à son milieu autant que ce der­nier dépend de l’en­semble des inter­ac­tions qui s’y déroulent. Sa courte mais dense cor­res­pon­dance avec le fon­da­teur des parcs natio­naux amé­ri­cains, George Perkins Marsh, dont il rend compte du livre Man and Nature et expose alors des vues simi­laires8, confirme qu’Élisée Reclus se trouve à l’a­vant-garde de l’en­ga­ge­ment dans ce domaine qui reste alors à bâtir.

Number 20, Bradley Walker Tomlin, 1949]

Pas à pas vers l’anarchisme

À Paris, où il revient entre deux voyages, Élisée vit tou­jours avec Clarisse, Élie et Noémie. À eux quatre, ils forment un éton­nant foyer qui, chaque semaine, accueille révo­lu­tion­naires en exil et socia­listes locaux. C’est dans ce lieu et dans ces années 1860 qu’Élisée affine sa conscience poli­tique. Il n’en passe pas moins le plus clair de son temps ailleurs, pour les guides Joanne ou pour son œuvre : l’Allemagne, la Suisse, Londres à nou­veau pour l’Exposition uni­ver­selle de 1862, l’Espagne, l’Italie, enfin, où il s’é­mer­veille pour le géné­ral Garibaldi et s’en­tre­tient lon­gue­ment avec le liber­taire russe Bakounine, à Florence, en 1865. À Londres, trois ans aupa­ra­vant, les deux frères avaient assis­té aux réunions des délé­ga­tions ouvrières, leur per­met­tant de faire le lien entre leur culture socia­liste bour­geoise et les réa­li­tés vécues par les tra­vailleurs — s’en­sui­vit la créa­tion, avec le neveu du socia­liste uto­pique Cabet, de la Société du Crédit du Travail en 1863. Premier essai dans la mutua­li­sa­tion des outils de tra­vail et des capi­taux entre tra­vailleurs et bour­geois, la Société sera dis­soute en 1869. C’est éga­le­ment le moment où les mutuelles et les coopé­ra­tions fleu­rissent autour de Paris. Mais, sur­tout, cette décen­nie est l’oc­ca­sion de grandes ren­contres : alors que Proudhon, vieillis­sant et affa­di, marque peu Élisée Reclus, Bakounine devien­dra son ami, et le res­te­ra jus­qu’à la mort de ce der­nier. Fort de tant de com­bats, l’in­fa­ti­gable révo­lu­tion­naire russe éduque Élisée Reclus à l’en­ga­ge­ment anar­chiste — et le géo­graphe de le suivre dans la scis­sion qui les coupe des mar­xistes de l’AIT, la Première inter­na­tio­nale, née à Londres en sep­tembre 1864.

« La République est per­çue comme un pro­grès pour les géné­ra­tions à venir autant qu’un pas­sage vers l’in­sur­rec­tion sociale qui habite chaque jour davan­tage notre homme. »

Il s’en­gage avec fer­veur dans les luttes sociales et les débats poli­tiques. C’est à l’oc­ca­sion du second congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté à Berne, en 1868, qu’il tient son pre­mier dis­cours ouver­te­ment anar­chiste : « ce que nous vou­lons fon­der, c’est la République fédé­rale de la terre entière ». La géo­gra­phie enté­rine : « Il n’y a pas de fron­tière natu­relle ; l’Océan même ne sépare plus les pays. » Dans le sillage de Bakounine, Élisée s’in­surge contre l’État et la cen­tra­li­sa­tion du pou­voir : « Quelle sera la base de la socié­té nou­velle ? Ce sera l’as­so­cia­tion. » Mais après avoir don­né nais­sance à deux filles et tan­dis qu’elle venait d’en perdre une troi­sième, Clarisse mou­rut la même année : pour un temps, Élisée se rap­proche des siens. Avec ses filles, il s’ar­rête momen­ta­né­ment de fuir et s’ins­talle dans le Sud-ouest. Meurtri par la perte de son épouse, la pas­sion revient après la ren­contre de Fanny L’Herminez, bien­tôt Fanny Reclus ; deuxième de ses quatre com­pagnes, elle par­tage la concep­tion libre qu’Élisée avait de l’a­mour. Mais leur début de vie com­mune est vite inter­rom­pu. Nous sommes en 1870 : suite au camou­flet de la dépêche d’Ems, la France déclare la guerre à la Prusse le 19 juillet.

Communard

Élisée s’en­gage. Pourtant, il haït la guerre — mais il y voit l’oc­ca­sion de défendre la République, troi­sième du nom, qui est décré­tée par Gambetta le 4 sep­tembre. La République est per­çue comme un pro­grès pour les géné­ra­tions à venir autant qu’un pas­sage vers l’in­sur­rec­tion sociale qui habite chaque jour davan­tage notre homme. Pour Jean-Didier Vincent, « ce n’est pas comme patriote, c’est comme révo­lu­tion­naire qu’Élisée prit part à la guerre de 18709 ». Car la révo­lu­tion couve — elle était même plus crainte par l’Empire qui vient de s’é­teindre que la guerre avec la Prusse. Paris, encer­clé par les sol­dats alle­mands, s’é­veille. Le 6 jan­vier 1871, le len­de­main des pre­miers bom­bar­de­ments sur la ville, l’af­fiche rouge est pla­car­dée : « Place au peuple ! Place à la Commune ! » Quelle fut la place d’Élisée dans ce bruis­se­ment révo­lu­tion­naire ? « Mon rôle pen­dant la Commune a été nul offi­ciel­le­ment. » Entendre qu’il par­ti­ci­pa à ses débuts comme simple ano­nyme, sol­dat du peuple révol­té, contre les pro­fes­sion­nels qui depuis l’ar­mis­tice campent à Versailles avec l’Assemblée. C’est en tant que tel qu’il livre son unique com­bat le 4 avril : il y est fait pri­son­nier, et c’est comme pri­son­nier qu’il tra­verse fina­le­ment la Commune. Elle prend fin le 28 mai, dénoue­ment de la Semaine san­glante. Volontiers cri­tique des erre­ments de la Commune, il a aus­si salué l’es­poir qui en a décou­lé. La mise en pra­tique des prin­cipes socia­listes s’est sol­dée par un échec, mais les convic­tions liber­taires d’Élisée en sortent affir­mées et affer­mies. Après avoir enchaî­né les pri­sons, il est jugé à Versailles. D’abord condam­né à la dépor­ta­tion en Nouvelle-Calédonie, comme tant de com­mu­nards, la peine est fina­le­ment allé­gée à dix ans de ban­nis­se­ment. Une péti­tion de savants d’outre-Manche, par­mi les­quels Darwin, a joué en sa faveur — son second exil com­mence en Suisse, à Zurich, où il retrouve les siens.

Number 9 : In Praise of Gertrude Stein, Bradley Walker Tomlin, 1950]

Vers le communisme libertaire

C’est en exil qu’Élisée Reclus trouve le temps d’é­crire sa grande œuvre, la Nouvelle géo­gra­phie uni­ver­selle ; celle qui ren­contre le plus de suc­cès, la plus volu­mi­neuse aus­si. Sorti de pri­son en révol­té, il doit pour­tant com­po­ser avec le retour à l’ordre en France, et plus lar­ge­ment en Europe. Il écrit à Bakounine : « Le fleuve débor­dé de la Révolution est ren­tré dans son lit sans avoir fait grand mal. » L’insurrection s’é­loi­gnant, il s’a­donne avec ardeur à ses écrits. Avec l’aide d’un vaste réseau d’in­for­ma­teurs, la Nouvelle géo­gra­phie uni­ver­selle voit son pre­mier volume paraître en 1875, et les dix-huit autres le suivent jus­qu’en 189410. Reclus est un tra­vailleur achar­né ; ses amis disent de lui qu’il peut écrire douze à qua­torze heures par jour sans rien man­ger d’autre que quelques bis­cuits et légumes crus. Frugal dans sa vie, il ne l’est pas dans ses textes : les 18 000 pages de ces dix-neuf volumes sont aus­si lyriques que les pre­mières œuvres, agré­men­tées de nom­breuses cartes, fruit de sa col­la­bo­ra­tion avec le Suisse Charles Perron. Selon Yves Lacoste, l’un des pre­miers uni­ver­si­taires à avoir mis en lumière le tra­vail de Reclus, l’œuvre de ce der­nier est bien géo­po­li­tique : il y décrit chaque pays du monde en com­men­çant par ses fron­tières, l’his­toire de son explo­ra­tion, sa géo­gra­phie phy­sique et sur­tout sa géo­gra­phie humaine11. La Terre et l’Homme sont plus que jamais indis­so­ciables pour Élisée. La libé­ra­tion de l’Homme, à tra­vers le mili­tan­tisme anar­chiste, occupe le reste de son temps et de son éner­gie. La mort de Bakounine, en 1876, l’es­seule momen­ta­né­ment, mais il fait la connais­sance de Kropotkine, géo­graphe et anar­chiste lui aus­si, russe éga­le­ment, avec qui les rap­ports ne manquent pas de deve­nir fra­ter­nels. Il faut rap­pe­ler ici ce qu’a dit Paul Reclus, fils d’Élie et neveu d’Élisée, à pro­pos de son oncle : « Élisée n’a jamais été le dis­ciple de per­sonne et il n’a jamais admis que per­sonne fût son dis­ciple. » Kropotkine recon­naît pareille­ment l’in­dé­pen­dance d’es­prit de son ami ; il est pour lui « l’a­nar­chiste dont l’a­nar­chisme n’est que l’a­bré­gé de sa vaste et pro­fonde connais­sance des mani­fes­ta­tions de la vie humaine, sous tous les cli­mats et à tous les âges de la civi­li­sa­tion ». La col­la­bo­ra­tion des deux hommes sur les plans scien­ti­fique, géo­gra­phique et poli­tique ne s’arrêtera qu’à la mort d’Élisée — voi­sins au bord du lac Léman, ils y mûrissent leur com­mu­nisme libertaire.

La violence par les mots, la propagande par le fait

« Reclus, paci­fiste, récuse le ter­ro­risme ; il sou­tient pour­tant les jeunes gens don­nant leur vie pour leurs idées. »

Au même moment, un autre mili­tant, Paul Brousse, constate le virage que prend l’a­nar­chisme ; c’est le début de la « pro­pa­gande par le fait » qui effraie toute l’Europe. La doc­trine est adop­tée en 1881, à Londres, par un congrès d’a­nar­chistes, sur­nom­mé le Congrès noir. Reclus, paci­fiste, récuse le ter­ro­risme ; il sou­tient pour­tant les jeunes gens don­nant leur vie pour leurs idées et les nihi­listes russes l’impressionnent. S’il se montre lui aus­si pro­pa­gan­diste, ce n’est que par sa plume. Il mul­ti­plie les articles et pam­phlets liber­taires : « c’est bien la lutte contre tout pou­voir offi­ciel qui nous dis­tingue offi­ciel­le­ment », déclare-t-il lors d’une confé­rence à Bruxelles12. Ses pen­sées poli­tiques s’af­finent dans la confé­rence « Évolution et Révolution », vite reprise dans la presse liber­taire. Et s’il ne l’exerce pas lui-même, l’au­teur n’ex­clue pas l’u­sage de la vio­lence pour la cause : « De deux choses l’une ; ou bien la jus­tice est l’i­déal humain et, dans ce cas, nous la reven­di­quons pour tous ; ou bien la force seule gou­verne les socié­tés et, dans ce cas, nous use­rons de la force contre nos enne­mis13. » Jusqu’à la fin du siècle, les atten­tats à la bombe ou à l’arme blanche se mul­ti­plient. Ils prennent sym­bo­li­que­ment fin en 1894, à Lyon. Le pré­sident de la République fran­çaise, Sadi Carnot, est assas­si­né par Caserio, un anar­chiste ita­lien. Sans cesse accu­sé, Kropotkine visite les pri­sons tan­dis qu’Élisée Reclus souffre de nom­breuses dif­fa­ma­tions. Dans ce contexte, les ventes de sa Nouvelle géo­gra­phie uni­ver­selle baissent. Élisée revient en France, où la lutte a gagné les tra­vailleurs. Le 1er mai 1891, les ouvriers de Clichy ou de Fourmies défilent pour fêter le tra­vail ; les forces de l’ordre les répriment dans le sang. Les lois scé­lé­rates de 1893–1894 finissent d’an­ni­hi­ler, pour un temps, la vague anarchiste.

À l’avant-garde de toute les luttes

À côté de ses com­bats poli­tiques et de son tra­vail géo­gra­phique, Élisée Reclus mène une vie avant-gar­diste. Végétarien alors que la viande s’im­misce de plus en plus dans les repas des riches comme des pauvres, fémi­niste alors que l’i­né­ga­li­té entre les sexes est la règle, apôtre de l’u­nion libre, enfin, tan­dis que le divorce vient d’être léga­li­sé. À la table des Reclus, les ani­maux sont la plu­part du temps exclus : Élisée n’en goû­ta la chair qu’à de rares occa­sions, au début de sa vie, et plus jamais durant ses trente-trois der­nières années, selon son neveu Paul. Le socia­lisme, esti­mait-il, ne sau­rait se bâtir sur le dos et sur le sang des bêtes. À cette table dînent d’ailleurs des femmes telles que Louise Michel, dont l’en­ga­ge­ment fémi­niste et anar­chiste rejoint celui d’Élisée. Ses mariages civils, ses rela­tions mul­tiples autant phy­siques que pla­to­niques mar­quèrent une vie où la liber­té se pra­tique jusque dans l’a­mour. Élie résume les idées des deux frères lors d’une céré­mo­nie de mariage sur les bords du Lac Léman, en 1880 : « Que faites-vous des garan­ties légales ? Nous n’en avons que faire : que le mari qui a trom­pé sa femme s’en aille, que l’é­pouse qui veut quit­ter son époux le quitte. Les enfants ? On les nom­me­ra bâtards ? Quelle impor­tance ? Ils répon­dront : mon père et ma mère me nomment enfant de l’a­mour14»

[Toile sans-nom, Bradley Walker Tomlin, 1960]

Dernières années

Le sou­la­ge­ment est grand pour Élisée lors­qu’en 1894 sort le dix-neu­vième et der­nier volume de sa Nouvelle géo­gra­phie uni­ver­selle. S’il déteste les mon­da­ni­tés, il reçoit tou­te­fois, en 1882, la médaille de la Société de Géographie de Paris, puis la médaille d’or de celle de Londres en 1892. Les der­niers voyages qu’il fit pour ache­ver son œuvre semblent bou­cler sa vie aven­tu­reuse. Les États-Unis d’a­bord, à pro­pos des­quels il pro­duit une véri­table réflexion géo­po­li­tique, déce­lant la puis­sance de ce nou­vel empire à tra­vers son indus­trie ; il nota le dan­ger de l’é­pui­se­ment des res­sources employées, et sou­vent gas­pillées. Sa lec­ture des inéga­li­tés ne serait pas dépas­sée aujourd’­hui. Puis il visi­ta le Canada, qu’il voyait pour la pre­mière fois, et l’Amérique du Sud, abor­dée qua­rante ans plus tôt. Mais le suc­cès lit­té­raire et scien­ti­fique n’ef­face pas les enga­ge­ments poli­tiques. Pour les auto­ri­tés qui livrent tou­jours la chasse aux anar­chistes, Élisée est un agi­ta­teur, voire le cer­veau d’une hypo­thé­tique orga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale. Il vit entre Paris, où il risque à tout moment d’être arrê­té — comme le fut son cama­rade de lutte Jean Grave, rédac­teur en chef du Révolté —, et Bruxelles, où l’Université libre lui a offert une chaire de pro­fes­seur : aucun cours n’y sera déli­vré, les rumeurs concer­nant Élisée ayant effrayé l’ins­ti­tu­tion belge… Il par­ti­cipe alors à la créa­tion de l’Université nou­velle de Bruxelles, d’o­bé­dience socia­liste plu­tôt que liber­taire, ain­si qu’à celle de l’Institut des hautes études. Quoique toute ins­ti­tu­tion soit à ses yeux délé­tère, celle-ci l’est moins que les autres : il peut y mener son com­bat pour une édu­ca­tion plus libre. Bruxelles l’ac­cueille ain­si pour sa der­nière décen­nie. Par l’in­ter­mé­diaire de son der­nier amour, Florence de Brouckère, Élisée accède au monde des artistes bruxel­lois domi­né par les sym­bo­listes. Avec cette nou­velle com­pagne, il retrouve sa vigueur un temps per­due, du fait des pour­suites poli­tiques, et ces dix der­nières années sont pour lui l’oc­ca­sion d’é­crire sa der­nière œuvre, L’Homme et la Terre, publiée de manière post­hume par son neveu. Il y affirme en exergue du pre­mier tome : « La Géographie n’est autre chose que l’Histoire dans l’Espace, de même que l’Histoire est la Géographie dans le temps. » C’est son ouvrage géo­gra­phique le plus tra­vaillé par ses convic­tions poli­tiques — le pre­mier titre pro­po­sé par l’au­teur était Géographie sociale. Il y rap­pelle la néces­si­té de la liber­té et les bien­faits de l’en­traide, notion déve­lop­pée en com­mun avec Léon Metchnikoff et Kropotkine, que ce der­nier déploya au fil de ses écrits15.

C’est quelques semaines après avoir mis fin à sa der­nière œuvre qu’Élisée Reclus s’é­teint, la nuit du 4 au 5 juillet 1905, à Torhout, dans cette Belgique qui avait su l’a­dop­ter. Les mots de ses amis seront forts pour saluer une vie d’en­ga­ge­ment. Certains anar­chistes et géo­graphes s’ac­cordent sin­gu­liè­re­ment sur un fait : en science comme en poli­tique, il n’au­ra pas fait école. Ainsi Lucien Gallois, col­la­bo­ra­teur du géo­graphe Paul Vidal de la Blache aux Annales de Géographie invoque un tour­nant dans sa science qu’au­rait man­qué de peu Reclus16. Albert Libertad, figure mar­quante de l’a­nar­chisme indi­vi­dua­liste qui se déve­lop­pe­ra les années sui­vantes en juge de même pour ce qui est de la théo­rie poli­tique17. Chez ce der­nier, le res­pect est pal­pable, mais les regrets tout autant. Le géo­graphe aurait dû se mêler à ceux qu’il défend si brillam­ment dans ses textes. Mais peut-être l’ab­sence de des­cen­dance géo­gra­phique et mili­tante a‑t-elle été sou­hai­tée par Élisée. Les mots de Kropotkine saluent dans ce sens la mémoire de son ami : Reclus ou « l’un de ceux qui avaient le mieux sen­ti et vécu la liai­son qui rat­tache l’homme à la terre entière, ain­si qu’au coin du globe où il lutte et jouit de la vie18 ».


Illustration de ban­nière : Bradley Walker Tomlin, Number 3, 1948


image_pdf
  1. On lira avec pro­fit, afin de sai­sir les nuances et les contra­dic­tions du pen­seur, l’ar­ticle de Béatrice Giblin, « Élisée Reclus et les colo­ni­sa­tions »Hérodote, vol. n°117, n°2, 2005, pp. 135–152, ain­si que celui, plus récent, de Federico Ferretti et Philippe Pelletier, « Sciences impé­riales et dis­cours hété­ro­doxes : Élisée Reclus et le colo­nia­lisme fran­çais », L’Espace géo­gra­phique, vol. n°42, n°1, pp. 1–14.[]
  2. Voir Maurice Agulhon, Les Quarante-hui­tards, Paris, Gallimard-Julliard, col­lec­tion « Archives », 1976.[]
  3. Ronald Creagh, Les États-Unis d’Élisée Reclus, Ateliers de la créa­tion liber­taire, 2019[]
  4. Jean-Didier Vincent, Élisée Reclus, géo­graphe, anar­chiste, éco­lo­giste, Paris, Flammarion, 2014.[]
  5. Federico Ferretti, « Les Reclus et la mai­son Hachette : la pre­mière agence de la géo­gra­phie fran­çaise ? », L’Espace géo­gra­phique, vol. n°39, n°3, 2010, pp. 239–252.[]
  6. Élisée Reclus, Histoire d’un ruis­seau, Actes Sud, 1995.[]
  7. Philippe Pelletier, Géographie et anar­chie : Reclus, Kropotkine, Metchnikoff et d’autres, édi­tions du Monde liber­taire, 2013.[]
  8. Élisée Reclus, « De l’ac­tion humaine sur la géo­gra­phie phy­sique : l’homme et la nature », Revue des Deux Mondes, 1864.[]
  9. Jean-Didier Vincent, op. cit., p. 296.[]
  10. Sur la genèse de cette somme géo­gra­phique, voir le tra­vail de Federico Ferretti, Élisée Reclus : Pour une géo­gra­phie nou­velle, CTHS, 2014.[]
  11. Yves Lacoste, « Élisée Reclus, une très large concep­tion de la géo­gra­phi­ci­té et une bien­veillante géo­po­li­tique », Hérodote, vol. n°117, n°2, 2005, pp. 29–52.[]
  12. Conférence reprise dans la revue Les Temps nou­veaux sous le titre « L’Anarchie ». Voir Écrits Sociaux, édi­tions Héros-Limite, 2012.[]
  13. Élisée Reclus, « Les pro­duits de la terre », paru dans la revue La Société nou­velle, 1889.[]
  14. Cité par Hélène Sarrazin dans Élisée Reclus ou la Passion du monde, Paris, La Découverte, 1985.[]
  15. Renaud Garcia, Pierre Kropotkine et l’é­co­no­mie par l’en­traide, Le pas­sa­ger clan­des­tin, 2019.[]
  16. Lucien Gallois, « Élisée Reclus », Annales de Géographie, vol.14, n°76, 1905.[]
  17. Albert Libertad, « Autour d’une mort », l’a­nar­chie, 13 juillet 1905.[]
  18. Pierre Kropotkine, « Élisée Reclus », Les Temps Nouveaux, 15 juillet 1905.[]

share Partager