Entretien inédit pour le site de Ballast
« Nous ne cèderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme », a lancé Emmanuel Macron en 2017, assimilant la défense d’une opinion politique — historiquement portée par bien des Juifs socialistes et révolutionnaires — à un délit, entendre du racisme. Cette déclaration a fait bondir Dominique Vidal, historien, journaliste et ancien rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique ; il a depuis répondu au président par un ouvrage paru aux éditions Libertalia. Au lendemain de la visite officielle parisienne du leader d’extrême droite Benjamin Netanyahou et quelques semaines après la tout aussi polémique qu’odieuse tribune des 300 dénonçant l’« épuration ethnique à bas bruit » qui frapperait les Français juifs, revenons avec lui sur une tradition aujourd’hui méconnue, celle du Bund et du Matzpen, portant haut la voix de l’émancipation juive, de la lutte sociale et de l’antiracisme.
Vous écriviez dans Le Mal-être juif que de nombreux Français d’origine ou de confession juive éprouvaient « un réel malaise », voire un « désarroi profond ». C’était il y a 15 ans. Comment la situation a-t-elle évolué ?
Le malaise est toujours là. Il a même conduit un nombre plus élevé de Juifs à quitter la France pour Israël depuis le début du siècle. Certes, objectivement, l’antisémitisme est sur le recul en France. En tant qu’idéologie, il a régressé au point de devenir marginal : 89 % considèrent les Juifs comme « des Français comme les autres », contre moins d’un tiers il y a 70 ans. En revanche, les préjugés, bien qu’en diminution, se maintiennent à un niveau élevé : 35 % des Français, par exemple, pensent que « les Juifs ont un rapport particulier à l’argent ». Enfin, les actes de violence contre les Juifs, après un pic au début du siècle, ont reculé progressivement — de même, d’ailleurs, que ceux visant les musulmans, après le pic de 2015. L’année 2017 marque une nouvelle décrue : 121 faits antimusulmans (- 34,5 %), 311 antijuifs (- 7,2 %) et 518 autres faits racistes (- 14,8 %). Mais ces faits indiscutables, que la Commission nationale consultative des droits de l’homme rapporte et analyse chaque année, contredisent la subjectivité de nombre de Juifs. Et pour cause : moins nombreuses, les violences qui les frappent sont souvent beaucoup plus brutales. Pour la première fois depuis 1945 — attentats terroristes étrangers mis à part (comme rue Copernic, en 1980, ou rue des Rosiers, en 1982) —, 11 Juifs ont été assassinés en tant que Juifs : les huit victimes de Merah, en 2012, et de Coulibaly trois ans plus tard, tueurs à l’antisémitisme affiché, mais aussi Ilan Halimi, Sarah Halimi et Mireille Knoll, par des assassins chez qui la haine des Juifs se mêle aux motivations crapuleuses et sans doute à la folie.
Vous avez un jour dressé le portrait d’un Français communiste juif, depuis décédé : Henri Malberg. Ce dernier constatait la montée des racismes et la liait au recul des « idées collectives de progrès ». Quelle corrélation peut-on effectuer entre l’effondrement socialiste mondial et la résurgence identitaire ?
« Aucun des partis ou des mouvements d’extrême gauche ne flirte aujourd’hui avec la haine des Juifs. Au contraire. »
Henri Malberg, qui nous a quittés l’an dernier, incarnait bien à la fois le désir de modernisation du communisme français et la difficulté structurelle à la mettre en œuvre. Sur le point que vous citez, je partageais sa conviction : la caractéristique commune à la montée des populismes, typique de notre époque, c’est la disparition de toute alternative — je veux dire dans les pays concernés par ce phénomène, mais aussi à l’échelle mondiale. La chute du Mur et la fin de l’Union soviétique ont permis au capitalisme mondialisé d’étendre son emprise sur l’essentiel de la planète. Sans doute le « socialisme réel » ne constituait-il pas une alternative réelle, mais il semblait en offrir une à nombre d’hommes et de femmes, et il représentait à la fois une concurrence pour l’Occident et une aide pour les mouvements s’opposant à celui-ci. Sur fond de crise économique, sociale, morale et politique, cette absence d’alternative pousse aujourd’hui les victimes de la mondialisation libérale dans les bras de l’extrême droite et plus généralement des populistes. Si vous ajoutez la vague fascisante qui déferle en Pologne, en Hongrie et maintenant en Tchéquie, la poussée des extrêmes droites ouest-européennes et la percée des forces eurosceptiques, Brexit en tête, le paysage européen qui se modèle sous nos yeux a de quoi inquiéter. L’orientation pro-israélienne de la plupart de ces partis n’empêche pas l’expression d’un antisémitisme plus ou moins assumé. Des amis de Benyamin Netanyahou comme Jaroslaw Kaczynski ou Viktor Orban n’en font pas mystère : le premier a fait adopter par la Diète une loi interdisant1 d’évoquer la collaboration polonaise, pourtant massive, avec l’Allemagne nazie ; le second qualifie de héros le régent Horthy (le Pétain hongrois), dont les successeurs ont « laissé » déporter et exterminer 430 000 Juifs hongrois… La reconstitution d’alternatives systémiques — économiques, sociales et politiques — est à mon sens la clé de l’avenir, et celle du combat contre tous les populismes.
Philippe Poutou a déclaré en avril 2018 : « S’il y a un courant qui combat l’antisémitisme depuis toujours, c’est bien la gauche radicale. » Comment, alors, entendre le retour en force, dans les grands médias, de l’expression « antisémitisme de gauche » ou bien les propos de l’historien Moishe Postone : « Nous avons maintenant une forme d’antisémitisme qui semble être progressiste et anti-impérialiste
; là est le vrai danger pour la gauche. » ?
La formulation de votre question m’étonne. Pour Ballast, le fait que les médias rabâchent une erreur transforme-t-il celle-ci en vérité ? Certes, si vous pensez à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, vous avez raison : l’historien Michel Dreyfus a amplement démontré, dans son livre L’Antisémitisme à gauche, qu’à l’époque une partie du mouvement ouvrier et démocratique restait influencé par les préjugés anti-juifs. Il en est allé de même à l’Est, notamment dans la période stalinienne. Tant il est vrai, comme le disait le social-démocrate allemand August Bebel, que « l’antisémitisme est le socialisme des imbéciles ». Mais la gauche a tiré les leçons de la montée du fascisme et du nazisme dans les années 1920 et 1930, puis de la Seconde Guerre mondiale et du génocide nazi. Ce qui me frappe dans les accusations de certains sur ce point, c’est qu’elles restent toujours floues. Qui sont ces personnalités représentatives de l’extrême gauche qui seraient antisémites ? Des communistes ? Des trotskystes ? Des altermondialistes ? Des écologistes ? Aucun de ces partis ou de ces mouvements ne flirte aujourd’hui avec la haine des Juifs. Au contraire, c’est de ce côté-là que les Juifs ont trouvé, à l’heure du plus grand péril, leurs défenseurs les plus héroïques. Je rappelle qu’il y avait en France, en 1939, 330 000 Juifs, français et étrangers. Environ 75 000 d’entre eux ont été déportés et presque aucun n’est revenu des camps de la mort. Autrement dit, plus des trois quarts des Juifs vivant en France ont échappé au génocide, et chacun sait que ce miracle — unique en Europe — ne doit presque rien au hasard mais presque tout à la solidarité populaire avec les Juifs…
Le même mois, Le Parisien a publié un manifeste dénonçant « le nouvel antisémitisme ». Vous avez critiqué ce texte tout en rappelant que « la lutte contre l’antisémitisme constitue un impératif moral et politique majeur ». En 2004, vous aviez parlé de la « véritable régression » antisémite touchant « le monde arabe » : comment tenir les deux bouts de la corde ?
Je ne vois pas de contradiction dans ma conception de la lutte contre l’antisémitisme : j’estime qu’elle doit se mener en Occident comme dans le monde arabo-musulman. Et comme j’essaie d’être cohérent, je ne me contente pas de dénoncer depuis mon bureau la résurgence de ce phénomène dans certains pays arabes : je vais sur place en discuter avec mes collègues. C’est ainsi que j’ai participé en décembre 2003 à une conférence à Amman, où j’ai mis tout cela sur la table. J’y citais précisément des dérapages antisémites dans des médias arabes de l’époque, en particulier la réédition ou la manipulation du faux tsariste intitulé Protocoles des Sages de Sion, mais aussi le développement de thèses négationnistes. Et je rappelais ce qu’écrivait Edward Saïd dans un article du Monde diplomatique d’août 1998 : « La thèse selon laquelle l’Holocauste ne serait qu’une fabrication des sionistes circule ici et là de manière inacceptable. Pourquoi attendons-nous du monde entier qu’il prenne conscience de nos souffrances en tant qu’Arabes si nous ne sommes pas en mesure de prendre conscience de celles des autres, quand bien même il s’agit de nos oppresseurs, et si nous nous avérons incapables de traiter avec les faits dès lors qu’ils dérangent la vision simpliste d’intellectuels bien-pensants
qui refusent de voir le lien qui existe entre l’Holocauste et Israël. […] Reconnaître l’histoire de l’Holocauste et la folie du génocide contre le peuple juif nous rend crédibles pour ce qui est de notre propre histoire ; cela nous permet de demander aux Israéliens et aux juifs d’établir un lien entre l’Holocauste et les injustices imposées aux Palestiniens. »
Dans Les Banlieues, le Proche-Orient et nous, paru en 2006, vous parliez de l’« urgente nécessité » des alliances à créer entre la gauche historique et les quartiers populaires. Une voix a émergé 10 ans plus tard en la personne d’Houria Bouteldja : « Vous êtes, écrivait-elle en s’adressant aux Juifs français, toujours dans le ghetto. Et si nous en sortions ensemble ? » Comment avez-vous perçu cette proposition ?
« La révolte des banlieues en 2005 a confirmé le caractère crucial — et qui le reste plus que jamais — de l’alliance entre les différentes composantes de la jeunesse de notre pays. »
L’ouvrage que vous évoquez tirait les leçons d’une expérience exceptionnelle que nous avions menée, Leila Shahid, alors déléguée générale de Palestine en France, le militant israélien pacifiste Michel Warschawski et moi-même : en trois ans, à l’initiative des Amis du Monde diplomatique, nous avions participé à une quarantaine de meetings « dans les villes et les banlieues » françaises et dialogué ainsi avec plus de 20 000 personnes. Au cœur de notre démarche se trouvait l’idée du taayush, du « vivre ensemble », au Proche-Orient comme en France et, plus généralement, en Europe. La révolte des banlieues en 2005 a confirmé le caractère crucial — et qui le reste plus que jamais — de l’alliance entre les différentes composantes de la jeunesse de notre pays. Je serais très heureux si Houria Bouteldja et ses amis allaient dans ce sens. Hélas, je ne le crois pas, car ils ne réfléchissent justement pas en termes d’alliance. Au contraire, ils poussent les jeunes issus de l’immigration à un repli, à mon avis suicidaire, sur eux-mêmes. Des millions de jeunes d’origine arabe ou africaine subissent ghettoïsation, discriminations et humiliations. Ils n’imposeront pas seuls leur droit à l’égalité. Seul le combat commun avec leurs frères d’âge le leur permettra. Et, dans ce combat commun, chacun doit trouver sa place spécifique, les Juifs comme les autres.
Vous expliquez dans votre dernier ouvrage, Antisémitisme = antisionisme ?, que « le chantage à l’antisémitisme » fonctionne encore à plein régime. « Le tabou de respect pour le martyre juif passé devient un tabou de mutisme pour la tragédie palestinienne », disait déjà Edgar Morin dans un article paru en 1997. Pourquoi reste-t-il à ce point difficile, sept décennies après l’Holocauste, d’embrasser d’un même mouvement la mémoire de Ravensbrück et de Deir Yassin, de faire entendre que la critique du sionisme est consubstantielle à l’histoire juive ?
C’est banaliser un des pires génocides de l’histoire de l’Humanité que de l’instrumentaliser pour faire taire toute critique de la politique israélienne et, plus généralement, du sionisme. La Seconde Intifada et sa répression ont provoqué, en France, au début du siècle, une explosion de violences antisémites et racistes. On se souvient qu’Alain Finkielkraut délira même en parlant d’« année de Cristal2 »… Dans ce climat, les inconditionnels d’Israël se lancèrent dans un véritable « chantage à l’antisémitisme » : des intellectuels, des enseignants et des journalistes furent insultés, diffamés et même, pour certains, traînés devant les tribunaux — en vain : aucun ne fut finalement condamné. Deuxième étape : la tentative de criminaliser la campagne Boycott-Désinvestissement-sanction (BDS), sur la base de la directive de la ministre de la Justice Michèle Alliot-Marie, en 2010, que Christiane Taubira n’a malheureusement pas annulée. Sur des centaines d’actions de boycott, les parquets n’en ont poursuivi qu’une douzaine, dont deux seulement ont débouché sur une condamnation. L’une d’elle, à Colmar, est désormais soumise à la Cour européenne des droits de l’homme, qui pourrait retoquer la Cour de cassation française. Selon Federica Mogherini, la ministre européenne des Affaires étrangères, l’Union « se positionne fermement pour la protection de la liberté d’expression et de la liberté d’association, en cohérence avec la Charte des droits fondamentaux, qui est applicable au territoire des États membres, y compris en ce qui concerne les actions BDS ».
En difficulté, les organisateurs de ces tentatives liberticides exigent maintenant qu’une loi sanctionne… l’antisionisme, profitant pour ce faire de la petite phrase du président de la République lors de la commémoration du 75e anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv : « Nous ne cèderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme », avait déclaré Emmanuel Macron le 16 juillet 2017 — un amalgame qu’il n’a pas repris, notons-le, dans son discours au dîner du CRIF le 7 mars dernier. Au-delà des manœuvres politiciennes, une question fondamentale se pose : serons-nous capables de nous confronter à nos histoires, à nos mémoires ? Le génocide nazi n’a pas de précédent, parce que — comme l’écrivait l’historien allemand Eberhard Jäckel — « jamais encore auparavant un État n’avait décidé et annoncé, sous l’autorité de son responsable suprême, qu’un certain groupe humain devrait être exterminé, si possible dans sa totalité […], décision que cet État a, ensuite, appliquée avec tous les moyens à sa disposition ». Il ne s’inscrit pas moins dans la chaîne des génocides qui jalonnent l’histoire, et dont il constitue le paradigme. Et les horreurs des guerres coloniales ont également leur place dans cette histoire. Bien que ces deux termes signifient « catastrophe », respectivement en arabe et en hébreu, la Nakba n’est pas la Shoah : une expulsion massive ne constitue pas un génocide. Reste que la possibilité pour les survivants juifs du génocide nazi de reconstruire leur vie en Israël a eu pour prix, en 1947-1949, des dizaines de massacres de Palestiniens qui ont débouché sur l’exode forcé de quelque 800 000 hommes, femmes et enfants. Bref, les Palestiniens, qui n’avaient aucune responsabilité dans l’extermination des Juifs en Europe, l’ont payée au Proche-Orient. C’est dire que le négationnisme de la Nakba est historiquement et politiquement indéfendable. D’autant que les « nouveaux historiens israéliens », bien que presque tous sionistes, n’en ont pas moins confirmé pour l’essentiel la vision palestinienne et arabe de cette tragédie3. Avez-vous visité le mémorial de la Shoah de Yad Vashem ?
Oui.
Lorsque vous sortez du long et sombre tunnel qui raconte le génocide nazi, vous débouchez sur une terrasse ensoleillée donnant sur le paysage de l’ouest de Jérusalem. Regardez bien à droite : ce sont les restes du village de Deir Yassine, massacré le 9 avril 1948 par l’Irgoun et le Lehi, avec l’aide de la Hagana…
Vous appréciez Marek Edelman, figure de l’insurrection du ghetto de Varsovie, de l’antisionisme et du Bund. Ce dernier a quasiment disparu. Que reste-t-il aujourd’hui du mouvement socialiste juif et de cette mémoire méconnue ?
« Le Bund proposait une troisième voie entre deux illusions : celle des communistes juifs, pour qui la révolution socialiste résoudrait à elle seule le
problème juif, et celle des sionistes, pour qui la création d’un État juifnormaliseraitlepeuple juif. »
Dans les années 1960, quand on savait encore fort peu de choses sur le génocide nazi, certains disaient que les Juifs étaient « allés à l’abattoir comme des moutons ». Avec les recherches des historiens, notamment allemands4, sur la Shoah, il est clair que ce propos n’est pas seulement blasphématoire : il ne correspond absolument pas à la réalité. La proportion de résistants parmi les Juifs est au moins aussi importante que dans le reste des populations occupées par les nazis. En France, par exemple, Juifs, Arméniens, Espagnols et Italiens ont souvent été à l’origine des premiers groupes qui mobilisèrent contre l’Occupant. À l’est aussi, les Juifs ayant réussi à échapper aux nazis rejoignirent massivement les maquis. Marek Edelman symbolise à mes yeux cette résistance juive. Aux côtés du sioniste de gauche Mordechaj Anielewicz puis, après la mort de ce dernier, à sa place, il dirigea le soulèvement du ghetto de Varsovie, qui tint tête trois semaines durant à la Wehrmacht. Après la guerre, devenu cardiologue, il restera en Pologne mais critiquera le régime communiste et notamment ses tendances antisémites. Il se prononcera aussi avec constance pour les droits du peuple palestinien jusqu’à sa mort en 2009, à 88 ans. Edelman était membre du Bund, l’Union générale des travailleurs juifs de Pologne, de Russie et de Lituanie. Ce mouvement social-démocrate rejetait le projet sioniste d’État juif en Palestine, auquel il opposait l’« autonomie » culturelle des Juifs dans les pays où ils résident. Comme vous le dites, cette formation a quasiment disparu. Et pour cause : ceux auxquels elle s’adressait ont eux-mêmes disparu dans les ghettos, les camps de concentration et les centres d’extermination. De là à dire qu’il ne reste rien de cette pensée, il y a un pas que je ne franchirai pas. Le Bund proposait une troisième voie entre deux illusions : celle des communistes juifs, pour qui la révolution socialiste résoudrait à elle seule le « problème juif », et celle des sionistes, pour qui la création d’un État juif « normaliserait » le « peuple juif ». Cette troisième voie me semble en fait très moderne.
« Le sionisme de gauche, qui débat en permanence entre ses contradictions internes (entre État juif et démocratie, entre droit et justification de la politique israélienne), est entré dans une crise majeure », nous disait le journaliste israélien Michel Warschawski. Si on accepte l’hypothèse d’un « sionisme de gauche », c’est-à-dire d’un sionisme qui ne serait pas consubstantiellement dominateur et épurateur, que reste-t-il, de nos jours, de l’idée d’émancipation dans ce discours sioniste ?
Comment ne pas être d’accord avec mon ami Michel Warschawski ? Je suis frappé par l’autocritique, à des degrés divers, de nombreuses personnalités sionistes de gauche. Relisez la tribune historique publiée il y a 15 ans, sous le titre « La révolution sioniste est morte », par Avraham Burg, ancien président de l’Agence juive et ex-président de la Knesset. Lisez les textes récents de l’historien Zeev Sternhell sur la ressemblance entre l’Israël de Netanyahou et « le nazisme à ses débuts »5. Même des piliers comme les écrivains A. B. Yehoshua, Amos Oz et David Grossman remettent en cause certains de leurs dogmes. Il est vrai que Netanyahou et ses alliés-rivaux enterrent désormais ouvertement la perspective des deux États. Mais la droite et l’extrême droite ne sont pas seules en cause. Qui a mené les guerres d’Israël — en 1948, 1956, 1967, etc. — sinon la « gauche » travailliste ? Qui a modelé la société israélienne dans le moule capitaliste, puis ultracapitaliste ? Qui a « recruté » puis maltraité les Juifs orientaux ? Qui a saboté systématiquement le « processus de paix » ? Qui a permis à Netanyahou et Sharon de revenir au pouvoir ? Qui a renoncé à toute alternative, intérieure comme extérieure ? Les responsabilités des travaillistes — et singulièrement de dirigeants comme David Ben Gourion, Golda Meir, Shimon Peres ou Ehoud Barak — dans la dégénérescence d’Israël est écrasante. Pour autant, face à la radicalisation en cours, quand le pouvoir entend annexer le reste de la Palestine, quand il fait voter par la Knesset un stupéfiant arsenal liberticide, quand il légalise l’apartheid par une loi constitutionnelle, peut-on se contenter de répéter « blanc bonnet et bonnet blanc » ? Si j’étais israélien, je crois que je travaillerais au rassemblement de toutes les forces prêtes à se mobiliser pour les droits nationaux du peuple palestinien et pour la défense de ce qui reste de libertés d’opinion et d’expression. Le rejet de tout dialogue et a fortiori de toute alliance avec la gauche sioniste me paraît d’autant plus étrange quand il vient de partisans d’un État binational démocratique : avec qui vont-ils le bâtir ? Avec la seule Liste arabe unie ? Il faudra bien rassembler suffisamment d’Israéliens pour donner sa chance à cette nouvelle forme de coexistence entre les deux peuples — dont certains qui se reconnaissent aujourd’hui plus ou moins dans le concept de sionisme.
Vous avez dit à Daniel Mermet que « plus on est antisioniste, plus on doit être vigilant à l’égard [des dérapages antisémites], car cela nuit à la cause que l’on entend défendre » : que recouvre ce « plus » ?
Cela souligne seulement que tout dérapage verbal, venant de militants de la solidarité avec la Palestine, n’est pas seulement moralement condamnable : il coûte politiquement très cher à celui qui s’y livre et, au-delà, à la cause palestinienne elle-même. D’où mon appel — répété dans les dizaines de conférences que j’ai tenues à propos de mon livre — à la plus grande vigilance. D’autant qu’il y a dans ce pays deux poids deux mesures : quand Francis Kalifat traite scandaleusement Jean-Luc Mélenchon d’antisémite, que se passe-t-il ? Rien.
En 1967, le Matzpen lançait : « Il faut comprendre que les masses israéliennes ne seront délivrées de l’influence du sionisme et ne lutteront contre lui qu’à la condition que les forces progressistes du monde arabe leur présentent une perspective de coexistence sans oppression nationale. […] Nous en appelons aux forces socialistes révolutionnaires des pays arabes et des autres pays, afin qu’elles prennent en considération le programme présent qui est le nôtre, et entament une large discussion en vue de mettre au point une position commune sur les problèmes du Moyen-Orient. » Ce rêve internationaliste est-il définitivement mort ?
« L’apartheid sud-africain est mort voici près de 30 ans. On imagine mal que Netanyahou, Bennett, Liberman et Shaked puissent le ressusciter ailleurs pour longtemps. »
J’espère qu’il n’est pas mort. Et je ne crois pas qu’il le soit. Ce n’est ni ma faute ni la vôtre, mais celle de Theodor Herzl : le fondateur du sionisme a choisi d’implanter son « État des Juifs » au beau milieu du monde arabe. Sauf à imaginer que les rapports de forces militaires lui soient éternellement favorables et qu’un Trump occupe pour l’éternité la Maison-Blanche, il n’aura pas d’autre garantie de survie à long terme qu’un accord de paix durable avec ses voisins. D’autant que, depuis la parution du Manifeste du Matzpen, quelques jours avant la guerre de 1967, la situation a radicalement changé au Proche-Orient : Israël a quadruplé son territoire, occupant puis colonisant Jérusalem-Est, la Cisjordanie, la bande de Gaza, le Sinaï et le Golan. Quant au monde arabe, après avoir longtemps refusé de négocier avec lui, il s’est progressivement engagé dans cette direction, du plan Fahd de 1981 jusqu’à l’« offre de paix » de 2002, réaffirmée depuis régulièrement. Mais, chacun le sait, la clé est et reste palestinienne. Or après 25 ans d’un « processus de paix » saboté par Israël, la perspective des deux États s’efface au rythme où se précise celle de l’annexion par Israël du reste de la Palestine. Quel paradoxe ! Voilà que les dirigeants sionistes, censés constituer un État à majorité juive, jettent les bases d’un État à majorité arabe ! C’est bien pourquoi ils excluent — à l’exception notable du président Reuven Rivlin — d’accorder le droit de vote aux Palestiniens annexés avec leur terre. Pis : le projet de nouvelle loi fondamentale stipule que « seul le peuple juif a droit à l’autodétermination en Israël ». Et, pour mettre les points sur les i, il retire à l’arabe son statut de langue officielle !
L’apartheid sud-africain est mort voici près de 30 ans. On imagine mal que Netanyahou, Bennett, Liberman et Shaked puissent le ressusciter ailleurs pour longtemps. Le seul fait de créer un État binational de fait pose la question de sa démocratisation — donc de l’égalité des droits entre Juifs et Arabes. Bref, la vision qui guidait le Manifeste du Matzpen retrouve toute sa pertinence lorsqu’il appelait à la « désionisation » d’Israël, qui doit, précisait-il, « subir une profonde transformation révolutionnaire, de sorte que cet État sioniste (c’est-à-dire État des Juifs du monde entier) devienne un État socialiste représentant les intérêts des masses qui s’y trouvent ». Une telle dynamique pourrait aller à la rencontre des aspirations révélées par les mouvements révolutionnaires arabes apparus en 2011. Si la plupart d’entre eux ont été pour l’instant contenus par la contre-révolution, qu’elle soit saoudienne, syrienne ou égyptienne, nul doute que cette vague ne déferle à nouveau dans un futur sans doute proche. L’avenir du Moyen-Orient n’appartient pas qu’à la droite israélienne et aux dictatures arabes.
Illustration de bannière : visuel du Bund
- Voir « Génocide juif : la Pologne face à ses démons », L’Obs, mars 2018.[↩]
- Le 9 novembre 1938, lors de la « nuit de Cristal », les nazis avaient détruit 191 synagogues et 7 500 magasins, assassiné 91 juifs et en avaient déporté 30 000 autres en camps de concentration.[↩]
- Mon livre, Le Péché originel d’Israël (éditions de l’Atelier, 1998), republié sous le titre Comment Israël expulsa les Palestiniens 1947-1949, résume ces ouvrages, dont certains ont ensuite été traduits en français.[↩]
- J’ai publié en 2002 une synthèse des travaux de ces historiens, Les Historiens allemands relisent la Shoah (éditions Complexe), qui a attiré l’attention des éditeurs français sur ces travaux.[↩]
- Zeev Sternhell : « En Israël pousse un racisme proche du nazisme à ses débuts », Le Monde, 18 février 2018.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Cisjordanie : la résistance, une affaire de femmes », Paul Lorgerie, novembre 2017
☰ Lire notre entretien avec Mohammad Bakri : « Le droit en lui-même est un cri », juin 2017
☰ Lire « Pourquoi nous sommes en grève de la faim dans les prisons d’Israël », Marwan Barghouti (traduction), avril 2017
☰ Lire notre entretien avec Michel Warschawski : « Il y a une civilisation judéo-musulmane », mars 2017
☰ Lire notre entretien avec Ivan Segré : « Être à l’affut de toutes les convergences progressistes », septembre 2016
☰ Lire notre article « Marek Edelman : résister », Émile Carme, novembre 2015
☰ Lire nos articles « Palestine : Naplouse, l’indomptable », JB, octobre 2015
☰ Lire notre série « Palestine-Israël, voix de femmes », Shimrit Lee, janvier 2015
☰ Lire l’entretien avec Georges Habache, leader du FPLP (Memento)