Dans le viseur de l’État : discussion entre Vanessa Codaccioni et Eléonore Weber


Entretien inédit pour le site de Ballast

Nous retrou­vons Vanessa Codaccioni et Eléonore Weber dans un café. La pre­mière est his­to­rienne et poli­to­logue, spé­cia­liste de la jus­tice pénale et de la répres­sion ; la seconde autrice, met­teuse en scène et réa­li­sa­trice. Toutes deux observent les méca­nismes de répres­sion, de sur­veillance et de déla­tion à l’œuvre au plus haut niveau des États : qui nous sur­veille ? selon quels pro­cé­dés ? avec quels objec­tifs ? Le der­nier film d’Eléonore Weber, Il n’y aura plus de nuit, est un mon­tage de vidéos de frappes amé­ri­caine et fran­çaise sur des zones de guerre impé­ria­liste (Afghanistan, Irak, Pakistan), enre­gis­trées par les camé­ras infra­rouges d’hé­li­co­ptères. Le spec­ta­teur voit ain­si ce que voit le sol­dat, avant de mettre à mort un ensemble de pixels. Le der­nier ouvrage de Vanessa Codaccioni, La Société de vigi­lance, est sous-titré Auto-sur­veillance, déla­tion et haines sécu­ri­taires : il éclaire l’a­vè­ne­ment de nos socié­tés de contrôle per­ma­nent. Traçage, fichage, vidéo­sur­veillance, signa­le­ments à grande échelle : la résis­tance est faible. Nous tenions à les faire se rencontrer.


Les images du film Il n’y aura plus de nuit pro­viennent d’Internet et sont en libre accès. Que nous disent-elles de l’ap­pa­reil d’État ?

Vanessa Codaccioni : L’État veut voir des corps mena­çants, des corps dan­ge­reux, et il veut aus­si mon­trer qu’il les voit, qu’il les sur­veille et qu’il peut les éli­mi­ner. Autrement dit, à tra­vers ces images, on voit la puis­sance de l’État et sa capa­ci­té à sur­veiller, à sécu­ri­ser et à tuer. Les agents de l’État construisent des menaces rien qu’en regar­dant, en contrô­lant, en per­qui­si­tion­nant, en arrê­tant dans la rue. C’est une manière d’attirer l’œil et le regard citoyen sur des corps deve­nus dès lors dan­ge­reux. Dans le film, on ne les voit même pas, ces corps : on les devine tali­bans, on les devine dan­ge­reux, on les devine ter­ro­ristes : mais en réa­li­té on n’en sait rien. Que les pilotes regardent ces corps suf­fit à en faire des corps dan­ge­reux — et donc tuables. On sait aus­si très bien que l’État choi­sit de visi­bi­li­ser cer­taines actions de répres­sion plu­tôt que d’autres. Pourquoi cer­taines sont-elles acces­sibles ? Pourquoi d’autres ne le sont pas ? Sans doute parce qu’il s’agit de faire croire que l’État est trans­pa­rent alors que nous sommes dans un moment où les gou­ver­ne­ments veulent de plus en plus invi­si­bi­li­ser la répres­sion et nous empê­cher de regar­der ce qu’ils font, notam­ment en matière de lutte anti­ter­ro­riste. Il est inté­res­sant de rap­pe­ler que le 30 juin 2021, une loi a été votée au Sénat : les archives — notam­ment celles des ser­vices de ren­sei­gne­ment — ne seront plus acces­sibles. Ce qui montre que nous sommes dans un contexte où, pré­ci­sé­ment, on peut de moins en moins voir ce que font les agents de l’État en matière de puni­tion et de répres­sion — que ce soit l’armée, la police ou les ser­vices de ren­sei­gne­ment. Les images, comme celles d’Il n’y aura plus de nuit, nous semblent donc extra­or­di­naires, inter­dites, secrètes — alors qu’il devrait être nor­mal d’y avoir accès.

« Nous sommes dans un moment où les gou­ver­ne­ments veulent de plus en plus invi­si­bi­li­ser la répres­sion et nous empê­cher de regar­der ce qu’ils font. [Vanessa Codaccioni] »

Eléonore Weber : Ces images ont été publiées par des sol­dats et non par les armées. Ils ont l’obligation d’enregistrer sur une clé USB cha­cune de leurs mis­sions : il leur est très facile de les publier ensuite. Ils le font en toute illé­ga­li­té. Je ne suis pas allée fouiller dans des archives inac­ces­sibles pour trou­ver ces images. C’est un spec­tacle qui exis­tait déjà sur Internet : je n’ai fait que le dépla­cer, le mon­trer autre­ment. L’hypothèse du pilote avec lequel j’ai dis­cu­té1, c’est qu’après l’affaire Wikileaks révé­lant la fameuse bavure en Irak2, l’armée amé­ri­caine s’est dit qu’il fal­lait quand même mon­trer qu’elle tuait de « vrais » ter­ro­ristes, et pas seule­ment des civils. L’armée aurait mon­tré une cer­taine tolé­rance concer­nant la publi­ca­tion de ces images clas­sées secret-défense : en quelque sorte, ça l’ar­ran­geait. C’est une forme de pro­pa­gande indi­recte. Je suis d’accord sur le fait que l’enjeu est double : le pou­voir a à la fois besoin de mon­trer et de cacher ces images.

Vanessa Codaccioni : C’est l’inverse des actions menées par le lan­ceur d’alerte, qui ont pour but de faire voir ce qu’on ne veut pas mon­trer. Ici, il s’agit au contraire de mon­trer ce qu’ils jugent être bien.

Eléonore Weber : À vrai dire, je n’ai pas eu de scru­pule moral à mon­trer moi-même ces images du fait qu’elle étaient déjà lar­ge­ment dif­fu­sées sur le Net. J’en aurais eu davan­tage si j’avais direc­te­ment eu accès à des images de l’armée, dont la voca­tion n’est en effet pas d’être regar­dée comme on regarde des images de ciné­ma. Il me semble par ailleurs que leur vio­lence tient pré­ci­sé­ment au fait qu’elles mettent à dis­tance la vio­lence. Ce qui est violent, c’est qu’il soit sup­por­table de les regarder.

Vanessa Codaccioni : C’est tout l’enjeu de ton film, qui peut se regar­der comme un jeu vidéo. Il y a une telle déréa­li­sa­tion des corps, de la mort, de la guerre, comme le dit Grégoire Chamayou dans Théorie du drone… Tu ne sais plus où tu es, si tu es dans un film de science-fic­tion, dans un jeu vidéo… Et puis, petit à petit, tu réalises.

Eléonore Weber : Ça montre aus­si à quel point la guerre est elle-même por­teuse d’un pro­jet esthé­tique. En regar­dant ces images, on voit com­ment le pou­voir se repré­sente lui-même et com­ment il repré­sente le monde.

Vanessa Codaccioni : Ces images peuvent fas­ci­ner pour ce qu’elles ne sont pas. Elles peuvent fas­ci­ner car elles ont une esthé­tique qui ne montre pré­ci­sé­ment pas la mort.

Éléonore Weber : Je pense que le désir de voir la mort est très lar­ge­ment par­ta­gé même s’il est plus ou moins assu­mé. Il y a une séquence dans le film où suite à l’explosion d’une mine, les corps sont lit­té­ra­le­ment vola­ti­li­sés et les pilotes conti­nuent de regar­der alors qu’il n’y a plus rien à voir. Ils tournent lon­gue­ment autour de ce vide, eux-mêmes sidé­rés. C’est l’un des moments où la camé­ra se détache du viseur…

[NnoMan | Ballast]

Dans votre film, Eléonore, le sol­dat scrute les mou­ve­ments des corps. L’observation est un préa­lable à l’exé­cu­tion : un seul regard a donc le pou­voir de tuer ? 

Eléonore Weber : En prin­cipe, tuer par le regard relève de l’impossible. Mais c’est néan­moins un vieux fan­tasme que la sophis­ti­ca­tion de ces tech­no­lo­gies de guerre est qua­si­ment par­ve­nue à réa­li­ser : celui de l’œil qui tue. La camé­ra et le viseur sont en effet une seule et même chose dans le dis­po­si­tif que nos démo­cra­ties ont inven­té pour faire la guerre. Ce qui pose des ques­tions ver­ti­gi­neuses sur la fonc­tion du regard. C’est d’ailleurs ce qui m’a pous­sée à faire ce film.

Vanessa Codaccioni : Elle est com­plexe, cette ques­tion. L’acte de regar­der peut avoir des consé­quences répres­sives qui peuvent aller jusqu’à faire tuer. Je ne dirais pas « tuer » ; j’insiste sur le « faire tuer ». Regarder l’autre, c’est déjà pos­si­ble­ment en faire un sus­pect, le consi­dé­rer comme une menace, comme un corps dan­ge­reux. Regarder peut éga­le­ment ame­ner à dénon­cer, à signa­ler un com­por­te­ment aux auto­ri­tés, et donc, abou­tir à l’intervention des appa­reils répres­sifs : per­qui­si­tion, arres­ta­tion, garde à vue, pro­cès, voire exé­cu­tion extra­ju­di­ciaire ou actes de tor­ture peuvent s’ensuivre. Comme c’est le cas au camp de Guantánamo, dans lequel se trouvent, ou se sont trou­vés, empri­son­nés des gens dénon­cés. L’œil peut ain­si être le préa­lable à des formes de répres­sion extrê­me­ment graves qui peuvent aller jusqu’à la mort.

« C’est Obama qui a impo­sé l’idée selon laquelle, puisqu’il est trop com­pli­qué de faire des pri­son­niers, il vaut mieux les tuer. [Eléonore Weber] »

Eléonore Weber : Sauf que sur le ter­rain de la guerre, ce n’est pré­ci­sé­ment pas un simple préa­lable. Il y a une jonc­tion étroite tête-camé­ra-canon, et donc un lien presque ins­tan­ta­né entre voir et tuer. Mais je te rejoins quand tu dis que fil­mer quelqu’un, le sur­veiller, fait d’emblée de lui une menace poten­tielle. Il y a aus­si cette notion de légi­time défense dif­fé­rée, très uti­li­sée dans ces guerres-là : elle per­met de consi­dé­rer que l’on est auto­ri­sé à tirer sur un indi­vi­du de manière pré­ven­tive, avant même qu’il ne consti­tue une menace réelle. C’est ain­si que les sol­dats israé­liens ont jus­ti­fié le fait de tirer sur de simples mani­fes­tants, en pré­vi­sion d’une hypo­thé­tique attaque terroriste.

Vanessa Codaccioni : Cette notion de légi­time défense, appli­quée à la lutte anti­ter­ro­riste, est très inté­res­sante. Les USA ont fait un coup spec­ta­cu­laire en inven­tant une riposte défen­sive contre des groupes ter­ro­ristes — ce qui n’existait pas aupa­ra­vant en droit inter­na­tio­nal —, qui leur per­met d’intervenir mili­tai­re­ment un peu par­tout au nom de la légi­time défense. On leur a accor­dé un droit de tuer en son nom.

Eléonore Weber : C’est toute la doxa for­gée sous Obama. C’est lui qui a impo­sé l’idée selon laquelle, puisqu’il est trop com­pli­qué de faire des pri­son­niers, il vaut mieux les tuer. Avant ça, rap­pe­lons qu’il y a eu Abou Ghraib3 ! Le scan­dale qu’ont sus­ci­té les exac­tions com­mises dans cette pri­son a par­ti­ci­pé au déve­lop­pe­ment de cette nou­velle idéo­lo­gie des armées occi­den­tales, cette licence to kill.

Vanessa Codaccioni : Ça montre deux choses fon­da­men­tales. Premièrement, qu’on a de nou­velles inter­ac­tions entre des États qui veulent tuer et des ter­ro­ristes dits isla­mistes qui sou­vent ne veulent pas être pris, et qui se font donc mou­rir. Deuxièmement, que les moda­li­tés et les formes de la répres­sion changent : dans ce cadre-là, il n’y a plus de pro­cès. En tout cas, les pro­cès d’ennemis inté­rieurs deviennent de moins en moins impor­tants. Surtout, ce qui prime désor­mais, c’est l’invisibilisation : Abou Ghraib, Guantánamo et les exé­cu­tions extra­lé­gales par­ti­cipent de la dis­pa­ri­tion des corps enne­mis, mais aus­si de la moindre visi­bi­li­té de la vio­lence étatique.

[NnoMan | Ballast]

Faire la guerre « d’en haut » avec des drones, avions ou héli­co­ptères, est-ce consi­dé­ré par l’armée comme plus « éthique » qu’un conflit sur le terrain ? 

Eléonore Weber : Les gens se demandent ce qu’est une « guerre juste », si tant est qu’une guerre puisse l’être. Dans le cas de sol­dats qui visent d’en haut et bom­bardent des cibles désar­mées ou peu armées, nous ne sommes en effet plus dans un contexte de guerre clas­sique où deux armées se font face, ce qui entraîne un grand flou juri­dique. La Convention de Genève n’est la plu­part du temps pas appli­cable, car les tali­bans, les « insur­gés » ou les groupes isla­mistes ne l’ont évi­dem­ment pas signée, n’étant pas habi­li­tés à le faire. Du coup, les démo­cra­ties sont en quelque sorte condam­nées à défi­nir elles-mêmes ce qu’il est ou non pos­sible de faire. La puis­sance se donne ses propres limites : autant dire que dans ces condi­tions, elle ne s’en donne pas… Aucune conven­tion ne l’y oblige. Dans mon film, on voit régu­liè­re­ment des héli­co­ptères s’acharner sur des bles­sés, leur tirer plu­sieurs fois des­sus. Cette grande asy­mé­trie n’est pas sans poser ques­tion aux états-majors occi­den­taux, qui semblent n’avoir aujourd’hui qu’un seul prin­cipe éthique : celui de l’immunité de leurs propres sol­dats. Ceux-ci sont désor­mais hors d’atteinte et l’objectif des armées est le sui­vant : « Zéro mort chez nous. »

Vanessa Codaccioni : Sans qu’ils consi­dèrent ceux qui sont en face comme des humains.

Eléonore Weber : Oui, cette manière de mener la guerre s’accompagne d’une néga­tion radi­cale de l’autre, qui est des­ti­tué de son huma­ni­té. C’est d’ailleurs sen­sible dans les images que je montre : on ne voit pas les visages, on n’entend pas les voix. L’autre n’est plus qu’une figu­rine lumi­nes­cente condam­née au silence.

« Cette manière de mener la guerre s’accompagne d’une néga­tion radi­cale de l’autre, qui est des­ti­tué de son huma­ni­té. [Eléonore Weber] »

Vanessa Codaccioni : « Les ter­ro­ristes ne sont pas des hommes : ce sont des bêtes », voi­là un argu­men­taire qui vise à dénier à ceux soup­çon­nés de l’être la pos­si­bi­li­té de béné­fi­cier de droits et de garan­ties fon­da­men­tales. « Ce sont des bêtes » à qui on peut tout faire : à qui on peut don­ner la mort, bien sûr, mais qu’on peut aus­si tor­tu­rer. Et toutes les jus­ti­fi­ca­tions de la tor­ture aux USA vont pré­ci­sé­ment pas­ser par ce genre de rhétorique.

Eléonore Weber : Grâce à ces jus­ti­fi­ca­tions, l’État et le gou­ver­ne­ment peuvent eux-mêmes com­mettre des actes atroces.

Vanessa Codaccioni : Ils com­mettent des exac­tions. C’est ce que Jacques Derrida appelle l’auto-immunisation : on va s’injecter un peu de la vio­lence des enne­mis à com­battre pour y faire face. On peut évo­quer une sorte de symé­tri­sa­tion des vio­lences : à la vio­lence, à la bar­ba­rie et aux exac­tions, par­fois seule­ment sup­po­sées, vont répondre la bar­ba­rie et la vio­lence éta­tiques, légi­ti­mées et légalisées.

Eléonore Weber : Et ça, c’est bien une trace, le reste d’une logique qui vou­drait que l’on applique une règle com­mune à ce qu’on peut faire ou non à l’autre. Et comme dans ce cas il n’y a pas de règles com­munes et qu’il est com­plè­te­ment impos­sible de pla­cer de limites, alors l’horreur peut commencer.

Le spec­ta­teur, dans Il n’y aura plus de nuit, est confron­té à des images de guerre vues d’en haut ; il regarde ces images du point de vue du sol­dat qui les filme. Que voit le spec­ta­teur que le sol­dat ne voit pas, lors­qu’il regarde le film ? 

Eléonore Weber : Le spec­ta­teur voit com­ment le sol­dat regarde. Et peut-être qu’à force d’être confron­té à ces images, il finit aus­si par se voir les regar­dant. La voix off ouvre un espace de pen­sée : je l’ai écrite afin qu’elle per­mette au spec­ta­teur de ne pas être assi­gné à la place du tueur. Le sol­dat, lui, est englou­ti dans sa propre pul­sion insa­tiable. Il ne se voit pas agir car aucun regard ne se porte sur lui. Je crois que le spec­ta­teur voit, au bout du compte, ce que c’est que voir, il est aux prises avec sa propre pul­sion scopique.

Vanessa Codaccioni : Il y a quand même un piège dans ces images. D’une part la déréa­li­sa­tion, et d’autre part le fait de s’assimiler à celui qui regarde, qui va tirer ou qui cible. C’est un dan­ger dans une socié­té où on nous incite jus­te­ment à déve­lop­per un regard et un œil sécuritaires.

Eléonore Weber : C’est pour ça que j’ai fait ce film, pour ajou­ter un autre terme à ce regard appa­reillé, à cet œil-machine. Cet autre terme, c’est le regard du spec­ta­teur — à com­men­cer par le mien. C’est aus­si pour moi une manière de contre­dire l’ambition de ces tech­no­lo­gies, qui est d’annihiler toute forme de sub­jec­ti­vi­té. Dans le film, à cer­tains moments, le spec­ta­teur peut en effet aller jusqu’à res­sen­tir lui-même l’envie de tirer. Mais je pense qu’il a ensuite l’espace pour se res­sai­sir et avoir un rap­port réflexif vis-à-vis de sa propre position.

[NnoMan | Ballast]

Vanessa Codaccioni : Heureusement qu’il y a tout un tra­vail de détour­ne­ment de ces images — et la voix off qui les accom­pagne par­ti­cipe de ce détour­ne­ment. Mais si tu prends les images brutes de ces mis­sions, il y a un risque d’assimilation : d’où la néces­si­té de recon­tex­tua­li­ser. Après, si on coupe le son, cha­cune et cha­cun peut les regar­der de façon tota­le­ment dif­fé­rente : de manière tota­le­ment outra­gée, alar­miste, inquiète, ou d’autres manières. Quelqu’un qui est fas­ci­né par la mort, ou par le pou­voir d’État pré­ci­sé­ment, peut y trou­ver un objet de satis­fac­tion — et même de plaisir.

Eléonore Weber : Le risque en effet serait de pen­ser en voyant ce film que l’État est déci­dé­ment tout-puis­sant, et d’en être ras­su­ré. Aucun spec­ta­teur ne m’a fait ce retour, à vrai dire, et je ne crois pas que le film sus­cite ce type de réaction…

En octobre 2019, Emmanuel Macron a appe­lé la nation à se mobi­li­ser pour faire face à « l’hydre isla­miste » : « une socié­té de vigi­lance, voi­là ce qu’il nous revient de bâtir4 ». 

Vanessa Codaccioni : La vigi­lance, c’est un joli terme. Le phi­lo­sophe Frédéric Gros parle d’ailleurs de la vigi­lance comme étant une mani­fes­ta­tion de la bien­veillance. Être vigi­lant, c’est deman­der à l’autre com­ment il va, ce qu’il a fait de sa jour­née, s’assurer que tout va bien. Le pro­blème est que sa défi­ni­tion a chan­gé et que nous vivons dans une socié­té d’injonctions à la vigi­lance sécu­ri­taire : se sur­veiller les uns les autres, regar­der l’autre, l’espionner, voire le har­ce­ler, voi­là ce qu’on nous demande de faire. Et quand Emmanuel Macron pro­nonce cette phrase, il par­ti­cipe acti­ve­ment à cet appel à la vigi­lance sécu­ri­taire, à l’autosurveillance, et même à la déla­tion. D’ailleurs, à cette phrase, il ajoute qu’il faut « repé­rer les petits riens » qui signalent un éloi­gne­ment d’a­vec la République.

« Se sur­veiller les uns les autres, regar­der l’autre, l’espionner, voire le har­ce­ler, voi­là ce qu’on nous demande de faire. [Vanessa Codaccioni] »

Eléonore Weber : C’est ter­rible, cet emploi de l’expression « les petits riens »…

Vanessa Codaccioni : Oui. Cette prise de parole, qui s’adressait en par­ti­cu­lier aux fonc­tion­naires, a fait scan­dale. Trois jours après — lien ou pas —, les membres de la com­mu­nau­té uni­ver­si­taire de Cergy-Pontoise ont reçu une grille de signes de radi­ca­li­sa­tion qu’ils devaient dénon­cer : le port de la barbe sans mous­tache, d’une djel­la­ba, l’absentéisme aux heures de prière, etc. Les cri­tiques ont été telles qu’ils ont reti­ré cette grille de com­por­te­ments devant être consi­dé­rés comme suspects.

Dans Il n’y aura plus de nuit, les corps qui appa­raissent à l’é­cran ne peuvent être vus en détail selon une telle grille. Ils repré­sentent sim­ple­ment des corps et, parce que les sol­dats les visent, ils relèvent de la menace…

Eléonore Weber : Plus que « sim­ple­ment des corps », ils repré­sentent un agré­gat de pixels. Les spec­ta­trices et les spec­ta­teurs ont très peu ren­voyé ces sil­houettes fan­to­ma­tiques à leurs iden­ti­tés par­ti­cu­lières. Ce qui n’est pas si sur­pre­nant, car ces images ont pour effet de déréa­li­ser les corps et les pay­sages. Si j’ai moi-même choi­si de mettre hors champ la dimen­sion géo­po­li­tique, de ne don­ner aucun repère concer­nant le pays ou l’année de l’intervention, c’est pour ren­for­cer encore cet effet de lis­sage. Je vou­lais mon­trer à quel point ce sys­tème de sur­veillance homo­gé­néise le pay­sage, le ter­rain de guerre et…

Vanessa Codaccioni : Et les corps !

Eléonore Weber : Et les corps, oui. Il y a presque une contra­dic­tion entre la stra­té­gie de la vigi­lance dont tu parles, consis­tant à déce­ler « les petits riens » qui iden­ti­fie­raient une per­sonne, et un sys­tème de sur­veillance qui dés­in­carne et déshu­ma­nise suf­fi­sam­ment les corps pour qu’aucune par­ti­cu­la­ri­té, ou presque, ne soit repé­rable. Sur le théâtre des opé­ra­tions, le sol­dat doit mal­gré tout opé­rer des dis­tinc­tions, entre le port d’un objet inof­fen­sif et celui d’une kalach­ni­kov, par exemple. Mais on s’aperçoit que plus ils cherchent à savoir et à voir, plus ils com­mettent des erreurs.

[NnoMan | Ballast]

Vanessa Codaccioni : Je ne pense pas qu’il y ait de contra­dic­tion fon­da­men­tale : ces deux volets se com­plètent. D’un côté, il y a la sur­veillance de l’État et de ses ins­ti­tu­tions répres­sives, qui est mas­sive, englo­bante et fonc­tionne sur la pré­somp­tion de culpa­bi­li­té. De l’autre, il y a l’œil du citoyen qui, lui, doit fouiller, cher­cher et trier entre le bon et le mau­vais musul­man : dans la rue, le centre com­mer­cial, le métro, etc. Ce qui est vrai en revanche, c’est qu’il ne s’agit pas des mêmes formes de répres­sion. L’une ren­voie au fait de sur­veiller, de débus­quer, tan­dis que l’autre, à laquelle fait écho ton film, ren­voie aux exé­cu­tions extra­lé­gales et au « faire mou­rir ». Et « faire mou­rir » — selon une expres­sion de Michel Foucault —, ce n’est évi­dem­ment pas la même chose que sur­veiller, débusquer.

Qu’est-ce qui est le plus dan­ge­reux : la tech­no­lo­gie qui tue ou celui qui la manie ? 

Vanessa Codaccioni : J’aurais ten­dance à dire que les deux sont très dan­ge­reux, que ça dépend des formes et des niveaux de répres­sion exer­cés. S’il s’agit de répres­sion éta­tique, les hommes sont inter­chan­geables : l’homme der­rière la machine peut être éjec­té et rem­pla­cé à tout-va. Ainsi, peu importe celui qui est der­rière la camé­ra de recon­nais­sance faciale ou der­rière le drone : les hommes chan­ge­ront, la machine res­te­ra. C’est comme une ins­ti­tu­tion, au sens qu’en donne le socio­logue Émile Durkheim : quelque chose qui sur­vit à l’homme. La machine aus­si sur­vit à l’homme, bien qu’elle soit créée et uti­li­sée par lui. La véri­table ques­tion est celle de l’autonomie et des res­sources dont dis­pose, non pas celui qui construit et pense la machine, mais celui qui la fait fonc­tion­ner contre des cibles qui lui ont été dési­gnées. Et il y a aus­si des formes de répres­sion pri­vées, exer­cées par des citoyens contre d’autres citoyens. Ceux qui patrouillent armés dans les rues aux États-Unis par exemple, mais aus­si ceux qui par­ti­cipent à la sur­veillance laté­rale. Là il n’y a pas de machine, ni de tech­no­lo­gie : l’œil seul suf­fit, et ce sont nos propres organes qui servent de sur­veillance. C’est tout aus­si dan­ge­reux ; mais il me semble qu’ici la variable humaine réin­tro­duit de l’aléatoire.

« En tant que citoyens, en tant que consom­ma­teurs sur­tout, ne sommes-nous pas éga­le­ment toutes et tous inter­chan­geables ? [Éléonore Weber] »

Eléonore Weber : J’ai une posi­tion assez dif­fé­rente. On parle beau­coup d’une auto­no­mi­sa­tion de la machine, et par­ti­cu­liè­re­ment de la machine de guerre, grâce à la tech­no­lo­gie. On fan­tasme sur le fait que des drones tota­le­ment auto­nomes — il est vrai qu’ils existent — fini­ront par rem­pla­cer les héli­co­ptères et les drones pilo­tés par des humains. Or, en réa­li­té, chaque fois qu’on a fan­tas­mé sur tout ça — les sol­dats-robots et autres —, ça ne s’est jamais vrai­ment réa­li­sé. Je pense au contraire qu’à mesure que ces tech­no­lo­gies se déve­loppent, elles ont de plus en plus besoin qu’il y ait quelqu’un der­rière la camé­ra. Les camé­ras dont sont dotés les héli­co­ptères ont aujourd’­hui une « puis­sance de voir » bien plus intense que celles qu’on uti­lise au ciné­ma. Et cette puis­sance de voir sol­li­cite un regard qui cadre et qui scrute, pour deux rai­sons : d’abord parce qu’elle pro­cure une forme de plai­sir ou de jouis­sance, liée pré­ci­sé­ment au désir de voir, à la pul­sion sco­pique. Et il faut bien que quelqu’un puisse jouir de cette posi­tion de toute-puis­sance. Ensuite, parce qu’il n’y a aucune rai­son de se pas­ser d’un sujet humain pour exer­cer ce type de cruau­té. Le désir de voir — pul­sion très humaine — qui est en jeu dans cette manière de faire la guerre est au contraire mis au ser­vice du pro­jet de mort. D’ailleurs, si ces images étaient « pure­ment opé­ra­toires », comme disait Farocki, si elles n’avaient aucun lien avec le ciné­ma, il n’aurait pas été pos­sible d’en faire un film. Les spec­ta­teurs n’auraient pas pu les regar­der durant une heure quinze. Cette pas­sion de voir est, je crois, com­mune au pilote, au cinéaste et au spec­ta­teur. Et puis les pilotes doutent, ils ne sont jamais sûrs de ce qu’ils voient. Ce qui ne les empêche d’ailleurs pas de tirer. Celui avec qui j’ai dis­cu­té parle même d’une « culture du doute ». Le doute est pour moi le signe qu’il y a bien quelqu’un der­rière la camé­ra. Et l’ambition de sup­pri­mer tout aléa humain, ambi­tion qui se trouve au cœur de toute cette entre­prise tech­no­lo­gique, est selon moi vouée à l’échec, pour le moment en tout cas.

Vanessa Codaccioni : Bien sûr, on sait que les sol­dats doutent, hésitent, peuvent résis­ter… mais je crois beau­coup, mal­gré tout, à l’interchangeabilité des hommes qui sont der­rière la machine.

Eléonore Weber : Il ne faut pas oublier que les pilotes subissent aus­si des trau­ma­tismes liés à ce qu’ils ont vu. Il leur arrive de suivre quelqu’un pen­dant des jours et des jours pour ensuite devoir le tuer…

Vanessa Codaccioni : Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’expérience vécue de la sur­veillance, qu’elle soit exer­cée ou qu’elle soit subie. Ce que je veux dire, c’est que même si le pilote d’un drone est en situa­tion de détresse psy­cho­lo­gique, il va être rem­pla­cé et son déses­poir n’au­ra rien chan­gé, ou très peu.

Eléonore Weber : Le sol­dat ne fait qu’exécuter les ordres et à ce titre, il est émi­nem­ment rem­pla­çable. Les citoyens ont au moins la pos­si­bi­li­té de résis­ter à l’arbitraire. Cela dit, les penses-tu tout à fait libres d’inventer et d’exercer cette résis­tance ? En tant que citoyens, en tant que consom­ma­teurs sur­tout, ne sommes-nous pas éga­le­ment toutes et tous inter­chan­geables ? Nos choix sont loin d’être majo­ri­tai­re­ment le fruit du libre arbitre.

Vanessa Codaccioni : Oui et non. Il y a un sys­tème de vio­lence d’État, un sys­tème de répres­sion qui uti­lise à la fois des dis­po­si­tifs, ou des tech­no­lo­gies, de pou­voir et des sujets citoyens. Il y a plu­sieurs rap­ports en jeu à l’in­té­rieur de ce sys­tème de répres­sion : le pen­ser, le faire appli­quer, le subir, l’observer ou le cri­ti­quer. Dans ce der­nier cas, on peut écrire, mani­fes­ter, sai­sir le droit, mais ce n’est sou­vent pas suf­fi­sant. Ce qu’il faut, c’est sup­pri­mer les dis­po­si­tifs et ce qui les rend pos­sibles, c’est-à-dire soit modi­fier la pen­sée répres­sive d’État, soit légi­fé­rer — comme l’a fait Badinter avec la peine de mort. Mais ça, c’est être au pou­voir. Servir le pou­voir limite consi­dé­ra­ble­ment les pos­si­bi­li­tés de résis­tance : c’est le cas du pilote de drone.

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Eléonore Weber : Bien sûr, mais tu es d’ac­cord pour dire qu’i­ci, c’est davan­tage idéo­lo­gique que « machi­nique ». Par ailleurs, dans des endroits comme Abou Ghraib, cer­tains actes n’ont-ils pas été accom­plis par des humains qui y trou­vaient leur compte ? C’est-à-dire qui ne se conten­taient pas d’exé­cu­ter des ordres ?

Vanessa Codaccioni : Il y a une réap­pro­pria­tion per­son­nelle de la pen­sée répres­sive et puni­tive d’État. Selon la tra­jec­toire des indi­vi­dus, leur pas­sé et his­toire, leurs res­sources, leur adé­qua­tion ou non à l’idéologie, il va y avoir des actes plus ou moins vio­lents. Certaines per­sonnes vont se conten­ter d’appliquer les ordres, d’autres le feront avec bien plus de zèle, voire de mons­truo­si­té, puisqu’on parle d’Abou Ghraib. Mais le gar­dien de pri­son sera tou­jours le gar­dien de pri­son. Le pilote du drone res­te­ra tou­jours le pilote du drone. Bien sûr qu’il y a du libre arbitre, bien sûr qu’il peut y avoir des déci­sions per­son­nelles, des résis­tances, des refus — rares et indi­vi­duels : mais si on lui demande de tirer, le pilote, dans la plu­part des cas, tire­ra. C’est qu’il y a des ordres, des indi­vi­dus qui les exé­cutent, et un sys­tème qui per­met les ordres.

Dans le film, le viseur du sol­dat évoque le pan­op­tique de Bentham. Il semble omni­scient : il voit tout mais per­sonne ne le voit. À la fin, l’ob­jet fil­mique se retourne et on voit la famille d’un sol­dat faire des signes à la camé­ra dans le ciel. Le viseur est vu par ce qui pour­rait être sa cible. Le pan­op­tique se brise-t-il à ce moment-là ? 

Eléonore Weber : C’est le seul contre­champ du film. Si je l’ai mis, c’est pré­ci­sé­ment pour qu’on se sai­sisse du fait qu’il n’y en a pas le reste du temps. Ce sont des enfants amé­ri­cains qui filment, du sol, leur père alors que son héli­co­ptère part s’entraîner. On n’est donc pas au Moyen-Orient, et il ne s’agit pas d’une opé­ra­tion de guerre. Le sens poli­tique et esthé­tique de cet ultime retour­ne­ment est en réa­li­té de mon­trer que les images du pou­voir sont, par défi­ni­tion, sans contre­champ, comme le remar­quait déjà Serge Daney5 lors de la pre­mière guerre en Irak.

Vanessa Codaccioni : Est-ce que le pan­op­tique se brise à ce moment-là ? Je n’en suis pas certaine.

« Nous sommes aujourd’hui à la fois les pri­son­niers de la pri­son de Bentham et à la fois ses sur­veillants. [Vanessa Codaccioni] »

Eléonore Weber : Non, parce que c’est une image qui fait excep­tion. On est aux États-Unis, ces enfants filment leur père et ça n’a rien à voir avec la guerre. Le pan­op­tique se brise à un autre moment selon moi, quand des civils jouent avec des lasers. C’est une pra­tique assez répan­due dans d’autres pays que le nôtre : pro­je­ter des fais­ceaux laser sur les héli­co­ptères ou les immeubles pour faire croire à une attaque, et duper les forces de l’ordre. J’ai trou­vé un cer­tain nombre de séquences de ce type. On voit ensuite la police arrê­ter toute une famille alors qu’il s’agissait d’un simple jeu, d’une ano­dine pro­vo­ca­tion. Pour moi, c’est une petite inso­lence, une manière de dire « On voit que tu nous vois ». Ça per­turbe un ins­tant le dis­po­si­tif de sur­veillance, qui repose sur le fait qu’aucun regard ne se porte jamais sur l’œil du pouvoir.

Vanessa Codaccioni : Je ne crois pas que le pan­op­tique se brise, car le pan­op­tique per­met de voir sans être vu, ce qui est le cas de l’État. Mais du côté de la popu­la­tion sur­veillée — selon les théo­ries de Bentham, reprises par Foucault —, ses membres vont modi­fier leur com­por­te­ment, se sachant peut-être sur­veillés. C’est la fonc­tion dis­ci­pli­naire du pan­op­tique : une per­sonne va évi­ter de faire cer­taines choses par peur d’être arrê­tée mais elle va aus­si, peut-être, mon­trer qu’elle se sait sur­veillée. Dans tous les cas, elle accom­plit des gestes en rai­son de la sur­veillance subie. La sur­veillance est gagnante ici, donc le pan­op­tique n’est pas ren­ver­sé. Par ailleurs, je pense qu’on évo­lue dans une socié­té où le pan­op­tique est com­plè­te­ment élar­gi : nous sommes aujourd’hui à la fois les pri­son­niers de la pri­son de Bentham et à la fois ses sur­veillants. C’est plu­tôt dans un pan­op­tique total que nous vivons, et sa fonc­tion dis­ci­pli­naire n’a jamais été aus­si forte : non seule­ment on se sait sur­veillés, mais en plus, désor­mais, on nous demande de sur­veiller les autres ou de nous sur­veiller entre nous. Il y a un ren­for­ce­ment total de la socié­té et de la gou­ver­nance panoptiques.

Eléonore Weber : Mais ne peut-on pas dire que lorsque des citoyennes et citoyens filment les forces de l’ordre en mani­fes­ta­tion, il y a une inver­sion du panoptique ?

Vanessa Codaccioni : Non, ce n’est pas une inver­sion du pan­op­tique. C’est une réac­tion, une résis­tance, mais ça ne le retourne pas. On y reste, car il s’agit d’une autre forme de sur­veillance de l’autre, qui s’exerce paral­lè­le­ment. Un lan­ceur d’alerte comme Snowden sur­veille l’État : même s’il s’agit d’une sur­veillance du bas vers le haut — regar­der ce que font les agents de l’État — et non d’une sur­veillance des­cen­dante, il s’agit tou­jours d’une forme de sur­veillance, en réac­tion à cette der­nière. Nous sommes dans le pan­op­tique mais nous pou­vons uti­li­ser d’autres types de sur­veillance pour y résister.

[NnoMan | Ballast]

Vanessa Codaccioni, vous écri­vez : « Les appels aux injonc­tions sécu­ri­taires s’ancrent dans une poli­tique de détour­ne­ment du regard. » Et vous ajou­tez que, « Néanmoins, s’il faut bien voir, il ne s’agit pas de regar­der ailleurs ». Comment être confron­té aux images dans une poli­tique de détour­ne­ment du regard ?

Vanessa Codaccioni : C’est là que c’est très com­pli­qué. L’État, les gou­ver­ne­ments, les sys­tèmes de répres­sion orientent notre regard et en ont une cap­ta­tion sécu­ri­taire. Nous sommes cen­sés regar­der l’autre à tra­vers une lor­gnette extrê­me­ment étroite : cer­taines ins­ti­tu­tions, cer­taines acti­vi­tés sociales, cer­tains corps. Comment détour­ner ce regard-là ? com­ment regar­der ce que l’on n’est pas cen­sé voir ? Ici, c’est toute la ques­tion de l’image qui se pose : pou­voir fil­mer la police, avoir accès aux infor­ma­tions des ser­vices de ren­sei­gne­ment, avoir accès aux archives. Comment faire pour main­te­nir notre droit mini­mum de regard sur l’État dans ces condi­tions ? com­ment regar­der ailleurs ? d’autres cibles que celles que nous montre l’État ? Je pense qu’effectivement, il faut regar­der là où on ne veut pas que l’on regarde. Mais c’est dif­fi­cile, si on t’empêche de le faire. Il existe quand même des formes d’espoir. Je pense aux col­leuses fémi­nistes qui incarnent un exemple inté­res­sant de cap­ta­tion mili­tante du regard, et nous incitent à regar­der des faits que l’État ne veut pas que l’on voie et sur les­quels les pou­voirs publics n’investissent pas, à savoir les vio­lences conju­gales et les fémi­ni­cides. Leur démarche du col­lage dans la rue est inté­res­sante parce que ça attire notre regard, ça capte notre atten­tion et ça nous détourne pré­ci­sé­ment de ce que l’État veut que nous voyions. Ce n’est pas pour rien que j’ai ter­mi­né mon livre là-des­sus, sur cette réap­pro­pria­tion citoyenne du regard. Les col­leuses fémi­nistes sont néces­saires dans une socié­té où notre atten­tion est com­plè­te­ment cap­tée par le démar­chage, les publi­ci­tés, nos smart­phones, les cam­pagnes poli­tiques, etc.

« L’affichage est une pra­tique révo­lu­tion­naire. C’est inté­res­sant parce que ça uti­lise des moyens presque archaïques. [Eléonore Weber] »

Eléonore Weber : L’affichage est une pra­tique révo­lu­tion­naire. C’est inté­res­sant parce que ça uti­lise des moyens presque archaïques, des choses très simples, qui se font dans la rue. Peut-être qu’il faut jus­te­ment dif­fé­ren­cier le fait de regar­der et celui de sur­veiller : sur­veiller son enfant, par exemple, ce n’est pas le regar­der. Ces col­lages ne détournent pas le regard, mais nous font regar­der les choses autrement.

Le titre Il n’y aura plus de nuit évoque quelque chose de très pessimiste…

Vanessa Codaccioni : Je reste per­sua­dée qu’il y a des ten­ta­tives mul­tiples de tuer la nuit. Comme tu le montres bien dans ton film, même la nuit, la sur­veillance ne s’arrête pas. On cherche des corps dans la nuit, qui y deviennent visibles.

Eléonore Weber : Il n’y aura plus de nuit, c’est un clin d’œil, une réfé­rence au pre­mier ver­set de l’Apocalypse, à la folle ambi­tion de ces tech­no­lo­gies qui se mesurent à la puis­sance divine. Mais, en réa­li­té, le film n’est pas si pes­si­miste. Il montre que ce fan­tasme de tout voir et de faire jour sur toutes choses est voué à l’échec. On ne pour­ra pas sup­pri­mer la nuit. Le faux jour que les camé­ras les plus récentes par­viennent à recréer ne sup­prime pas la nuit : les étoiles conti­nuent de briller dans l’image.


Photographies de ban­nière et de vignette : NnoMan | Ballast


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  1. Dans Il n’y aura plus de nuit, une voix off raconte l’his­toire d’un sol­dat, témoi­gnage ano­nyme recueilli par la réa­li­sa­trice.[]
  2. En octobre 2010, Wikileaks publie près de 400 000 docu­ments secrets de l’ar­mée amé­ri­caine sur la guerre en Irak et révèle que la coa­li­tion inter­na­tio­nale a tor­tu­ré des pri­son­niers ira­kiens et fer­mé les yeux sur des exac­tions com­mises par les forces ira­kiennes.[]
  3. Le scan­dale d’Abou Ghraib est une affaire durant laquelle des mili­taires de l’ar­mée amé­ri­caine et des agents de la CIA ont été accu­sés de vio­la­tion des droits de l’Homme à l’en­contre de pri­son­niers, entre 2003 et 2004, lors de la guerre en Irak, dans la pri­son d’Abou Ghraib. Ces pri­son­niers ont été phy­si­que­ment et sexuel­le­ment abu­sés, tor­tu­rés, vio­lés et exé­cu­tés.[]
  4. Attentat à la pré­fec­ture de police : Macron appelle la nation à se mobi­li­ser face à « l’hydre isla­miste », Le Monde, 8 octobre 2019.[]
  5. « La Guerre invi­sible »Serge Daney, Libération, 25 jan­vier 2013.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec David Dufresne : « En cri­ti­quant la police, on s’en prend plein la gueule », 18 sep­tembre 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Renaud Garcia : « La tech­no­lo­gie est deve­nue l’objet d’un culte », juin 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Laure Ortiz : « La sécu­ri­té a absor­bé toutes les liber­tés », 8 jan­vier 2018
☰ Lire notre article « Israël : la mort vue du ciel », Shimrit Lee, 23 juillet 2015

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